QUAND FRANCE-CULTURE LANCE UNE FAUSSE NOUVELLE, C’EST DE LA PÉDAGOGIE ! Le reste du temps, les journalistes font juste leur boulot (2010)

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Samedi 9 janvier 2010, 14 h 30. Je viens de finir de manger. La radio est calée, comme souvent, sur France-Culture. Une émission va commencer, « Mégahertz », présentée par un M. Joseph Favreux. Je n’ai pas l’intention d’écouter. Je débarrasse la table. À ce moment, l’animateur annonce que l’émission commencera avec un peu de retard en raison d’un flash spécial d’information. Je tends l’oreille.

Des journalistes de la rédaction de France-Culture, dont les noms me sont familiers, annoncent que Bercy vient d’échouer dans une opération de refinancement des marchés. L’État français ne peut plus honorer ses dettes. La France n’ayant pas trouvé preneur pour ses bons du Trésor, elle est en faillite. La cavalerie financière s’achève en monumental gadin.

Un soi-disant consultant d’un cabinet financier brode un commentaire sur le thème « l’impossible devient possible, comme l’ont montré les récents scandales, faillites et crise économiques ». Il prédit une augmentation probable de la TVA.

Seule fausse note du flash : le journaliste Renaud Candelier est injoignable à Bercy. On nous fait entendre une sonnerie de téléphone dans le vide.

Voilà qui se produit très fréquemment dans les directs, surtout improvisés à la dernière minute.

Le correspondant à Bruxelles explique que l’État français en appelle au FMI et à l’Union européenne.

Le flash a duré un peu plus de 5 minutes, ce qui est exceptionnellement long. L’animateur et les journalistes donnent rendez-vous aux auditeurs dans le bulletin d’information de 18 h. L’indicatif de l’émission est diffusé. Je quitte France-Culture et passe quelques minutes sur France-Info. La chaîne de l’intox officielle est muette sur le communiqué de Bercy. Je coupe la radio. Mon ordinateur m’attend. Avant de me mettre au travail, je fais un tour sur les sites d’informations (grands journaux, etc.) : Rien.

Comme j’ai autre chose à faire, je me dis que je reprendrai des nouvelles de Bercy en fin d’après-midi. À ce stade, l’idée que France-Culture s’est foutu de ma gueule un peu plus cyniquement que d’habitude ne me traverse pas l’esprit. Certes, mes tentatives de vérification et de recoupement ont échoué, mais l’idée la plus plausible est plutôt que les journalistes de France-Culture ont pu être intoxiqués eux-mêmes par un faux scoop. Je le répète, j’ai autre chose à faire et l’idée de revenir à l’émission en cours ne me vient pas.

Note à l’intention des naïfs et naïves qui n’imaginent pas qu’on peut se moquer d’eux sur une chaîne supposée respectable. Il ne s’agit nullement d’un effet polémique, mais d’un constat. Je donne un exemple : un après-midi d’été, j’écoute, parce que ma conscience professionnelle est d’une exigence sans limites, la retransmission d’une conférence de Michel Onfray ; j’ai quelques secondes de confusion mentale en réalisant que la conférence qui débute a déjà été diffusée la veille ! Je téléphone à France-Culture, où j’obtiens une dame qui me dit que oui, oui, ils sont au courant, c’est une erreur technique qui va être réparée. J’attends… La totalité de la conférence est (re)diffusée, sans être interrompue, ni pour lancer le bon enregistrement ni pour s’excuser. Pas davantage d’excuses à la fin de l’émission ou dans les minutes qui suivent… Il faut attendre le lendemain, en prélude à la conférence suivante pour que soit mentionnée l’erreur de la veille. On voit que à ces hérauts de la culture peuvent ignorer la politesse la plus élémentaire.

Ajoutons que le procédé consistant à présenter comme du « direct » un entretien enregistré par téléphone est d’emploi banal, attesté par de malencontreux ratages techniques ; c’est une autre bande qui est diffusée, on a oublié de couper les « repères » et les faux départs (« Je reprends. Un, deux. La conférence internationale, etc. »). On comprend bien que le procédé vise précisément à éviter les aléas du direct ; on ne comprend pas du tout qu’il s’accompagne d’un mensonge systématique.

Revenons au samedi 9 janvier 2010.

Ça n’est qu’après une séance de travail et une promenade en ville que je me remets à l’écoute de France-Culture, à 18 h. Aucune mention — et pour cause — du communiqué de Bercy.

Cette fois, je me reporte au site de l’émission « Mégahertz », que j’enregistre pour l’écouter.

À 6 mn 58 du début (compris le flash d’information spécial), il est fait allusion à la célèbre émission d’Orson Welles, de 1938, sur l’invasion de la Terre par des extra-terrestres. Est-on supposé comprendre que le faux début d’émission était de la même veine ?

Le mot « canular » est prononcé, mais sans que soit dit clairement que le pseudo flash en était un !

Pire ! L’animateur, M. Favreux, consulte en direct le forum Internet du site de l’émission, et fait part de étonnement devant le petit nombre de réactions d’auditeurs… On observe ici une forme intéressante du mépris sidéral dans lequel la plupart des personnels des médias audiovisuels tiennent leur public. Ça alors c’est vraiment dingue ! Je leur pisse à la gueule, je marche sur la fourmilière, et voyez, ça ne s’agite pas plus que ça !…

En réalité, les auditeurs se manifestent peu à peu. À vue de nez, une moitié se sent obligé de se forcer à rire à proportion de son sentiment d’avoir été bernée, l’autre moitié râle ferme et déplore l’alignement de France-Culture sur la (déplorable) « qualité Inter ». Certaines personnes décrivent leur réaction de panique, les coups de fil à des proches, etc. C’est que, aussi souhaitable qu’elle puisse paraître par ailleurs, la faillite du système entraînerait dans l’immédiat des difficultés réelles pour beaucoup de petites gens (retraités, etc.). Personne n’y a songé à la rédaction de France-Culture.

C’est néanmoins assez pour que M. Favreux, notez-le bien uniquement sur le site de l’émission et postérieurement à celle-ci, mais nullement à l’antenne prenne la peine de publier ce petit communiqué :

« Je comprends que le Mégahertz de ce samedi soit sujet à discussion. Il me semble toutefois difficile de juger le faux flash d’information indépendamment des 55 minutes d’émission qui suivent. Le procédé est peut-être discutable, mais il s’inscrivait précisément dans une émission mettant en perspective historique ce “mauvais genre” radiophonique. Cordialement. »

Notez l’hypocrisie qui feint de considérer comme une évidence que, bien entendu, la suite de l’émission allait éclairer le faux flash. Alors qu’en réalité le faux flash n’as pas été présenté comme le début de l’émission mais comme un événement impromptu venant le retarder.

L’invité de l’émission, que je n’ai pas encore mentionné, est M. Pierre Lagrange, auteur d’un livre portant sur les suites supposées de l’émission d’Orson Welles et la légende qui s’est tissée autour : elle aurait entraîné licenciements, suicides, etc. (il n’en est rien).

Stimulant

Le rapprochement effectué par l’animateur, et l’invité (semble-t-il beaucoup moins enthousiaste) entre le faux flash — dont personne n’a encore dit clairement dans le déroulement de l’émission que c’est un faux — et l’émission de Wells est très stimulant.

— Sur le plan politique et économique, il est sous-entendu que la faillite financière de l’État français est aussi invraisemblable que l’invasion de la planète par les extraterrestres. D’où la fausse question : comment se fait-il que les gens — vous ! — soient assez sots et crédules pour gober des trucs pareils ?

Quant au caractère « improbable » d’une faillite capitaliste, il est inutile, je pense d’épiloguer. À l’exception de M. Favreux, chacun, sur Terre et dans les mondes habités, la juge plausible et même probable. On débat simplement de la forme et du calendrier.

Point de vue d’ailleurs confirmé vers la vingt-deuxième minute d’émission par son unique invité, M. Lagrange, qui déclare considérer l’information très crédible. Ce qui est une bonne raison pour qu’elle ait été crue… M. Favreux ne relève pas.

— Placer une telle fausse information sous le patronage, ou dans la « perspective historique » de l’émission de Welles est une seconde escroquerie, puisque M. Lagrange rappelle que l’émission de Welles était clairement présentée, à son début, comme une pièce radiophonique, une adaptation de La Guerre des mondes de Wells (Herbert George). Seules les personnes qui ont pris l’émission de Welles en cours de route ont pu en faire une interprétation au premier degré. M. Favreux a donc fait exactement le contraire de Welles. Il a d’abord menti, avant même le début proprement dit de l’émission, puis traîné les pieds pour reconnaître son mensonge, tout en se moquant des réactions des auditeurs.

— Dans le cours de l’émission Mégahertz, après l’exemple de Welles (le plus connu), d’autres sont cités[1]. D’où la question merveilleuse de M. Favreux : « Annoncer que c’est un canular, c’est une règle obligée du genre ? » Rappelons qu’à ce stade, l’animateur {n’a pas explicitement reconnu le canular [2]. Encore moins s’est-il excusé auprès des auditeurs. Ce qu’il ne fera d’ailleurs pas de toute l’émission.

Peut-être gêné, M. Lagrange laisse entendre clairement, à la cinquantième minute, qu’il y a eu canular. Il ne prend pas la responsabilité, ce qui peut se comprendre, de le faire dans la forme d’une annonce solennelle et explicite, doublée d’excuses.

Ça n’est qu’à la cinquante-sixième minute d’émission que M. Favreux, de manière encore indirecte reconnaît la fausse nouvelle — « Ce qu’on a fait au début de l’émission » — en parlant de l’une des règles du genre : l’interruption des programmes.

Audimat

À la toute fin de l’émission, l’animateur, peut-être légèrement inquiet de certaines réactions sur le forum Internet, prend le ton caractéristique du gamin qui vient de faire une bêtise et feint d’avoir obtenu exactement le résultat qu’il cherchait. Il parle d’« un bon moyen pour tester l’audimat ; il y a beaucoup plus de messages que d’habitude »…

La prochaine fois France-culture diffusera un communiqué du ministère de la Santé annonçant que le vaccin contre la grippe contient une variété de curare à effet très lent mais irréversible. Dans une émission très pédagogique, très cultivée et pleine de bonnes intentions, consacrée, par exemple, aux rumeurs ou aux peurs médicales. Juste pour vérifier que vous êtes bien à l’écoute.

Alors ! tas de crétins ! avouez que vous vous êtes encore fait avoir ! Ça gobe tout et en plus ça n’a pas le sens de l’humour.

Ah! la la ! Faire de la culture, c’est pas une sinécure, croyez-moi!

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[1] Sans que soient mentionnés les faux reportages et communiqués dont était émaillée la fameuse émission télévisée « Vive la crise ! » en 1984. Elle s’ouvrait sur une fausse annonce par Christine Ockrent des mesures adoptées par le gouvernement pour juguler la crise économique: retraites amputées de 70%, etc. Voir Guillon Claude, « Le leurre et l’argent du leurre », in De la Révolution. 1989, l’inventaire des rêves et des armes, chap. III.

[2] Il est possible que ces mots n’évoquent rien pour des journalistes ou des personnes habituées à les subir. Précisons donc. Le moins que pouvait faire M. Favreux était, immédiatement après le faux flash, déjà fort long je le rappelle, de prononcer des paroles de ce genre : « Le communiqué du ministère des Finances auquel nos confrères de la rédaction viennent de faire allusion n’a jamais été publié. L’État français n’est pas, ou pas encore à notre connaissance, en état de faillite. Nous avons voulu, par ce faux flash d’information évoquer la célèbre émission etc. Nous nous excusons auprès des auditeurs qui se seraient légitimement émus de cette nouvelle. »

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Post-scriptum. À la relecture de cette chronique, un doute me saisit. Et si je m’étais trompé ! Car enfin tout y est : mise en scène du réel, confusion entre le vrai et le faux, réticence à reconnaître ses erreurs, prétention, mépris du public… M. Favreux aurait-il cherché à nous livrer une courageuse allégorie du journalisme moderne

Ajout [2014]. Il apparaît que j’avais commis une erreur dans l’orthographe du nom du journaliste ci-dessus évoqué. M. Confavreux, donc, a — depuis — rallié la rédaction de Mediapart.