Le premier livre rentre dans la catégorie dite des « beaux livres », publié en général peu de temps avant les fêtes de fin d’année (regardez votre calendrier). Et en effet, il est magnifique ! Il s’agit d’une Histoire mondiale de l’anarchie, par Gaetano Manfredonia (Arte éditions et Éditions Textuel, 287 p., 45 €). « Sur une idée de Tancrède Ramonet » est-il précisé, formule que je croyais réservée aux séries télévisées.
Avant toute chose, un mot sur le prix sur lequel vous n’avez pas manqué de buter avec un hoquet : 45 euros. Pour celles et ceux que le défilement rapide de l’actualité du monde ne laisse pas complètement hébété(e)s, on se souviendra que cela équivaut à 295 francs. Sans même tenir compte du cours actuel de l’euro et en se reportant simplement quelques années en arrière, 295 francs, c’était le prix d’un très beau livre, de très grand format. Cahier des charges que le présent pavé ne remplit pas complètement, mais c’est affaire d’appréciation, bien sûr. La vraie question est de savoir qui a les moyens d’offrir ou de s’offrir un tel bouquin, autrement dit quel est le public visé. Il faudrait pour le savoir poser la question à T. Ramonet inventeur du livre… et du film, intitulé Ni dieu ni maître, dont la réalisation a été confiée à Philippe Saada.
J’ai évoqué récemment le concept d’association livre+DVD remis à l’honneur par l’éditrice de Ma Guerre d’Espagne à moi. On aurait bien vu dans cette histoire mondiale de l’anarchie le DVD du film diffusé sur Arte, ou plutôt à diffuser, ce qui aurait contribué à justifier son prix prohibitif. Ici, ou bien on a pas eu l’idée d’un tel « paquet », ou bien c’est un ratage et on a préféré mettre quand même le livre en librairies pour les fêtes. Il est vrai que la tâche de Tancrède Ramonet n’était pas simple : quand il a une idée de livre, il lui faut trouver un auteur/historien, quand c’est une idée de film, il lui faut un réalisateur… Tout ça prend du temps.
Réglons maintenant son compte à un mensonge des éditeurs dans le « prière d’insérer » que les destinataires des services de presse, ainsi que les libraires et les représentants reçoivent : ce livre n’est pas la « première histoire mondiale de l’anarchie ». Il existe au moins un précédent : l’ouvrage de Domenico Tarizzo, publié dans sa traduction française en 1978 chez Seghers. Le livre, lui aussi très illustré, et aujourd’hui épuisé, s’intitule L’Anarchie. Histoire des mouvements libertaires dans le monde (323 p.).
Venons en au titre du livre, à son sujet et à son auteur. Gaetano Manfredonia, que j’ai le plaisir de connaître (un peu), est un historien de l’anarchisme incontestable. Non pas que nous soyons d’accord sur tout lui et moi, mais il connaît certainement son sujet (beaucoup mieux que moi, mais ça n’est pas la question). À partir du moment où un éditeur lui passe commande d’un livre d’histoire sur le sujet qu’il connaît le mieux, on ne voit pas pourquoi il déclinerait l’invite (sauf indisposition ou manque de temps).
Dans l’introduction du livre, Manfredonia donne une précision à laquelle je souscris entièrement :
« L’anarchisme ne saurait être assimilé à un vague esprit de révolte que l’on retrouverait toujours égal à lui-même à travers les âges, incarnant une sorte de lutte atemporelle de la liberté contre l’autorité. »
L’anarchisme, oui. Mais qu’en est-il de l’anarchie ? Et d’ailleurs, qu’est-ce que l’anarchie ? Voilà qui aurait mérité une explication liminaire. Mon instinct d’auteur me dit que M. Ramonet junior a, lui, pensé (c’est son métier, semble-t-il, d’avoir des idées) à peu près le contraire de ce que Manfredonia écrit de l’anarchisme.
Autrement dit : l’anarchie, vague esprit de révolte intemporel, se vend mieux que l’anarchisme. Va, donc, pour une histoire de l’anarchie, dont personne ne sait ce que c’est.
Bien sûr, dans tout ouvrage qui couvre une période aussi longue et doit présenter en textes courts un sujet aussi vaste, chaque lecteur et lectrice s’étonnera de telle omission et se réjouira au contraire de telle découverte. Je ne dérogerai pas à la règle.
Quant aux précurseurs de l’anarchisme pendant la Révolution française, Manfredonia avait, dans un ouvrage de 2001, évoqué les Enragés Varlet et Roux (L’Anarchisme en Europe, Que sais-je ? p. 14). Il leur a préféré cette fois Babeuf, chez qui je ne vois rien de libertaire, sans expliquer son choix.
Je fais (p. 66) une belle découverte : l’italienne Leda Rafanelli, séjournant en Égypte et y découvrant à la fois l’anarchisme et l’Islam, qu’elle adopte tous les deux, ce qui ne manque pas de susciter l’étonnement mais pourrait aussi susciter l’espoir et la curiosité.
Disons tout de suite que le livre est délibérément mal outillé pour satisfaire la curiosité ou la prolonger. Au lieu de fournir des indications bibliographiques à la suite de chaque texte, il n’y a pas de notes et la seule bibliographie est en fin de volume et fort réduite. Les notes et références sont supposées effaroucher le lecteur, qui ne va se plaindre alors qu’on lui met entre les mains un aussi beau livre !… En pareille circonstance, je le confie à M. Ramonet, j’ai l’impression que l’on me traite comme un demeuré, et ça m’agace prodigieusement.
Godard a dit qu’au cinéma un travelling est une question de morale. Feuilletant l’Histoire mondiale de l’anarchie, on est tenté de se dire qu’une illustration pleine page aussi. Certes, il est plaisant de découvrir des photos peu connues de Gustav Landauer et Erich Mühsam, de l’anarchiste italien Michele Schirru après son arrestation, ainsi que de militants japonais. D’autres fois, on préférerait que telle double page plus banale soit utilisée pour donner des informations plutôt que pour, littéralement, « en mettre plein la vue ».
Je ne doute pas que l’ouvrage rencontrera un public (de fétichistes, notamment) et que mes critiques ne causeront aucun dommage aux droits d’auteurs de l’ami Gaetano, que je lui souhaite, en tant que confrère, aussi substantiels que possible. Je crains seulement que ce beau livre ne soit, quoi qu’il en ait, une espèce de pierre tombale (une de plus !) sur l’anarchisme.
Passons du sapin de noël à la bibliothèque.
Le second livre reçu est signé d’un pseudonyme « Un indigné » et se veut une réplique, sans doute un peu tardive, au tiède brulot de Stéphane Hessel Indignez-vous. L’auteur a choisi de surenchérir sur l’indignation dans son titre : Révoltez-vous !. C’est encore un gros livre (415 p.), imprimé sur un joli papier, mais sans illustration. Il est vendu au prix raisonnable de 18 €.
Le sous-titre est explicatif : « Répertoire non-exhaustif des idées, des pratiques et des revendications anarchistes ». L’explication est d’autant mieux venue que l’on serait en droit de se demander si la « révolte » est vraiment aussi différente qualitativement de l’ « indignation »… Mais l’auteur entend faire toute leur part aux réalisations et donner ainsi un panorama aussi complet que possible des engagements anarchistes.
Dans sa diversité et sa minutie, ledit panorama est convaincant, même si j’aurais préféré que la mise en page indique à chaque fois le nom de l’auteur en dessous du texte et non renvoyé en note. Peut-être s’agit-il de suggérer que les auteur(e)s ont tous et toutes travaillé à une œuvre unique, ce qui demanderait à être confirmé.
La bibliographie est si détaillée qu’elle inclut même Claude Guillon, c’est vous dire !
(Je peux râler un peu quand même ? oui je peux : la prochaine fois, soyez gentils de trouver une autre forme typographique pour indiquer que la bête n’est pas (encore) morte. Les points de suite dans la formule « (1952-…) » m’ont fait froid dans le dos. Pour le coup, c’est la mienne de pierre tombale que j’ai senti peser sur mes épaules.)
Excellent ouvrage de présentation, ou de révision, de ses connaissances sur l’anarchisme, donc ouvrage utile de vulgarisation, Révoltez-vous ! défend par ailleurs une ligne politique que je résumerai, faute de mieux, par la formule « réformisme révolutionnaire ». Je donne la parole à l’auteur dans une citation, que l’on trouve p. 276.
« Avec le recul du temps, devant les désillusions entraînées par les échecs sanglants de tant de pseudo-révolutions menées par les courants marxistes-léninistes d’une part, et le réformisme de pacotille des actuels soi-disant sociaux-démocrates d’autre part, le clivage réformes-révolution peut prêter à sourire. Ce qui est certain, c’est qu’hier comme aujourd’hui, l’enjeu déterminant, c’est la capacité dont pourra faire preuve la masse des laissés pour compte du système libéral-bureaucratique à imposer un rapport de force qui lui soit favorable. Or cela passe, selon nous, par la mise en œuvre par les intéressés eux-mêmes, sans médiation politique ou électorale quelconque, d’un programme de revendications ouvertement et clairement réformatrices qui puisse à nouveau faire coïncider le combat pour le socialisme avec celui de la justice et de la liberté réelles pour tous. N’oublions pas, en tout cas, ainsi que le soulignait Élisée Reclus, que “les révolutions sont les conséquences nécessaires des évolutions” et que, sur ce terrain, presque tout reste encore à faire ou à refaire. »
L’ironie de l’histoire est que l’auteur considère que mon propre travail, sur le droit à la mort, constitue une bonne illustration de cette « ligne ». Je précise que l’éditeur ACL m’avait demandé mon autorisation pour utiliser des extraits du Droit à la mort (Éditions IMHO, disponible) et de À la vie à la mort (épuisé), autorisation que j’ai donnée. Je ne suis pas pris en traître.
Que le combat sur le terrain « culturel » ou sur des questions touchant les dites « mœurs » soit important, j’aurais mauvais grâce à le nier. J’ai même déploré que les libertaires ne se soient pas emparé plus nettement d’un thème comme le droit à la mort (quand, pour certains, ils ne l’ont pas dénoncé !). D’abord parce qu’il est profondément libertaire, ensuite parce que c’était une occasion (manquée) pour eux/elles de toucher un large public. Que ce combat puisse et doive mener un jour ou l’autre à une réforme ne me rapproche en rien du réformisme, aussi « révolutionnaire » se veuille-t-il. C’est ici qu’il y a confusion dans le livre, qui met sur le même plan une proposition de loi de l’Association pour le droit de mourir dans la dignité (dont la stratégie est celle d’un lobby réformateur) et la publication d’un livre comme Suicide, mode d’emploi, que j’ai défini par allusion transparente à certaines « menées anarchistes » comme un exemple de « stratégie par le fait accompli ».
Il me semble que ces problèmes de stratégie anarchiste auraient mérité d’être développés davantage, de manière à la fois plus franche et plus contradictoire, plutôt que d’être introduits quasi subrepticement à l’issue d’une anthologie, par ailleurs bien faite.
Que l’on m’entende : contrairement à certains (beaucoup ?) de mes camarades, je me déferais sans trop de mal de mon attachement sentimental à l’anarchisme, dans lequel je me suis élevé politiquement.
Je suis bien convaincu que les révolutions du XXIe siècle ne peuvent être, ne seront pas des copier/coller des révolutions passées. C’est d’ailleurs pourquoi, comme cela est justement rappelé en bibliographie, je m’intéresse d’aussi près aux Enragés et à la Révolution française, exemple passionnant de révolution aussi bouillonnante d’imagination qu’elle était sans modèle. Pour autant, je ne vois guère de raison de « sourire » du clivage réforme/révolution, retrouvé dans chaque lutte concrète (comme horizon, présent ou non), dans chaque mouvement social… et dans chaque livre sur l’anarchisme.
Dans un esprit de conciliation (tout provisoire !), on intimera cependant à chaque acheteur de la pesante Histoire de l’anarchie (pardon Gaetano : pas de ta faute !), l’achat simultané de Révoltez-vous ! À lire avec esprit critique. Comme tous les livres.
* En recommandant à l’Atelier de création libertaire d’inventer l’enveloppe à bulles ; l’exemplaire reçu a son dos déchiré en deux endroits ; rarement vu un livre pareillement attaqué !