Autres images de la manif du Premier Mai 2022 ~ de l’ami Éric

Déclinaison (pertinente) d’un vieux slogan féministe
Optimisation fiscale
Les deux couleurs de mon drapeau… Thank you Satan !
À coups de marteaux. Probablement des gestionnaires nietzschéens
Tissé sur le motif
Ils veulent tout, quoi !
Une idée venue à de nombreux castors

“Un exercice de démocratie directe. Le programme de politique générale du Rojava pour 2021” ~ par Pierre Bance

Une première version de ce texte, ici publié avec l’aimable autorisation de son auteur, a été publiée par le mensuel Courant alternatif (mars 2021).

Pierre Bance vient de publier aux éditions Noir & Rouge La fascinante démocratie du Rojava.

Vous pouvez télécharger ci-dessous l’article au format pdf:

“N’abandonnons pas la démocratie directe du Rojava” ~ par Pierre Bance

Pierre Bance est l’ancien directeur des éditions Droit et Société, et auteur de La Fascinante Démocratie du Rojava. Le contrat social de la Syrie du Nord, aux éditions Noir et Rouge. Je reprends ici la tribune qu’il a publiée sur le site Reporterre, auquel renvoient la plupart des liens. C. G.

Nous avons nos soucis : le coronavirus, son vaccin, les plans sociaux qui se multiplient, la dette qui grossit, des libertés publiques malmenées, les défaillances de la démocratie représentative… Cela justifie-t-il que l’on oublie la petite république du Rojava?

Là-bas, quelque part en Mésopotamie, se mène une expérience que nous devrions soutenir et protéger. Parce que nous sommes redevables à ceux qui ont vaincu territorialement l’État islamique au prix de plus de 11 000 morts et 24 000 blessés pour un effectif de 70 000 combattants. Parce que le Rojava, ce n’est pas seulement cette épopée militaire des Kurdes et de leurs alliés arabes, c’est aussi une expérience démocratique inédite et fascinante.

Inédite, car la constitution du Rojava, nommé Contrat social de la Fédération démocratique de la Syrie du Nord, lie démocratie directe et démocratie parlementaire. Alliage improbable de communes autonomes, d’assemblées législatives et de conseils exécutifs de cantons et de régions, tous fédérés par l’Administration autonome démocratique.

Celle-ci ne se veut pas gouvernement. Bien au contraire, elle entend donner les plus larges pouvoirs aux citoyens. Derrière cette intention, le but est annoncé: se passer de l’État-nation pour mettre en place une société avec le moins d’État possible, le temps de transférer aux institutions autoadministrées locales toutes les missions de service public, toutes les fonctions régaliennes. Ainsi parviendra-t-on au confédéralisme démocratique prôné par le leader kurde Abdullah Öcalan, qui n’a rien à envier au fédéralisme sans État de Proudhon.

Fascinante, car la démocratie du Rojava s’épanouit au cœur d’un Proche-Orient pétri de dictatures, de démocraties chaotiques, d’États-nations aux visées hégémoniques, au milieu de sociétés aux coutumes patriarcales et aux pratiques religieuses conservatrices. Cette démocratie protège les droits de l’homme et les libertés fondamentales que n’importe quel autre pays démocratique, dans les mêmes conditions géopolitiques, réduirait au nom de l’état d’urgence, des circonstances exceptionnelles ou de l’état de siège.

Elle unit les peuples, kurde, arabe, assyrien, chaldéen, turkmène, arménien, tchétchène, tcherkesse…, de diverses confessions, musulmane, chrétienne et yézidie, au sein de la Fédération, à égalité de droits et de devoirs. Elle encourage la mosaïque culturelle et la protège ; toutes les langues maternelles ont droit de cité, du jardin d’enfants à l’université. Elle institue de manière absolue la parité et une coprésidence homme-femme dans toutes les instances publiques et civiles. Les femmes y tiennent toute leur place, assumant les plus hautes responsabilités administratives, politiques, militaires et civiles. Là où régnait la loi du plus fort, prévalent désormais le principe d’égalité et la justice du consensus.

Remplacer le capitalisme par l’autogestion, via des coopératives

Au même titre que l’État doit être réduit à quelques fonctionnalités, le capitalisme est censé être progressivement remplacé par l’autogestion des activités productives agricoles et industrielles. Les coopératives s’y emploient, dans le respect de l’écologie. Pas une écologie environnementaliste, mais une écologie sociale telle que l’a théorisée le penseur étasunien Murray Bookchin: remplacer le capitalisme naturellement destructeur par une société débarrassée de la domination sous toutes ses formes, où la technologie est au service de l’Homme, où la décentralisation de la production tend à l’autosuffisance locale.

Sans doute tout ne fonctionne pas à merveille au nord de la Syrie. Si les avancées en matière de droits et de libertés sont incontestables et remarquables, sur le terrain économique, l’alternative sociale et écologique reste modeste et, sur le plan politique, les institutions constitutionnelles ont du mal à fonctionner. Quant à l’armée – les Forces démocratiques syriennes –, elle a tendance à se substituer au pouvoir civil, ce qui, diraient les zapatistes, n’est pas de bon augure. «Tout le pouvoir aux communes» reste une ambition, constamment rappelée mais difficile à réaliser. Comment pourrait-il en aller autrement avec la guerre impérialiste ottomane d’Erdoğan, la pression des obscurantistes du djihad, les menaces d’Assad de réinvestir le territoire et les trahisons des alliés russes et occidentaux?

Aujourd’hui, la situation est grave. La Turquie et ses mercenaires islamistes, chaque jour, bombardent les villes et villages dans le nord du Rojava, préparent une quatrième invasion après celles qui ont conduit à l’occupation du triangle Azaz-Bad-Jarablous en 2016, du canton d’Afrin en 2018 et de la bande Girê Spî-Serêkaniyê en 2019. Si rien ne bouge du côté de la société civile, si les instances politiques internationales regardent ailleurs, surtout si les États garants du cessez-le-feu de 2019 – Russie et États-Unis – trahissent une fois encore Kurdes et Arabes, il en sera fini de cette expérience politique, riche d’enseignements tant pour les démocrates que pour les révolutionnaires, de «cette étrange unité qui ne se dit que du multiple», dont Gilles Deleuze et Félix Guattari n’imaginaient pas qu’elle se réaliserait au cœur de ce Proche-Orient si peu libertaire.

RENDEZ-VOUS DE CLAUDE [3] ~ “Démocratie directe & référendum: l’héritage révolutionnaire” avec Serge Aberdam

Pour la troisième édition des «Rendez-vous de Claude», je recevrai le jeudi 24 octobre prochain au Lieu-Dit, à Ménimontant, l’historien Serge Aberdam.

En écho à la revendication par les Gilets jaunes d’un «référendum d’initiative citoyenne», il nous parlera de l’acceptation de la constitution de 1793, à l’été de la même année, qui donna lieu à divers «débordements démocratiques».

Les assemblées primaires de l’été 1793, dans lesquelles des femmes imposent leur présence, élisent au suffrage direct des milliers d’envoyés qui partent pour Paris. Il s’agit d’un référendum sur une nouvelle Constitution. À cette occasion, les assemblées rédigent souvent de nouveaux cahiers de doléances, débordant les instructions officielles.

Une fois rassemblés à Paris, ces envoyés fraternisent avec la sans-culotterie, tout en siégeant à la Convention sur les mêmes bancs que les députés…

On peut lire un texte de Serge Aberdam sur ce sujet sur le blogue La Révolution et nous.

 

“Les Gilets jaunes : un mouvement qui surprend et continue à interroger” ~ par Gato Soriano et Nicole Thé

À la lecture ou à l’écoute des réactions nous venant de connaissances à l’étranger, nous avons eu plus d’une fois l’impression que, dépendant des informations et des analyses diffusées par les médias, ils n’ont pas saisi la dynamique spécifique du mouvement français des gilets jaunes et en sont restés souvent à une image de mouvement simplement réactif et violent dans ses manifestations. Ce petit texte veut tenter d’en transmettre une image plus proche de la réalité.

Précisons d’emblée que même s’ils sont restés minoritaires en nombre, les gilets jaunes ont été soutenus avec constance par une grosse partie de l’opinion publique, y compris quand la violence des forces répressives a dissuadé de plus en plus de monde de prendre part à leurs manifestations.

En France, les médias dominants se sont intéressés au mouvement des gilets jaunes dès le début, mettant en exergue le caractère surprenant de son éclosion et massif de ses manifestations – décidées sans l’aide d’aucune organisation ayant pignon sur rue et sans demander l’autorisation à qui que ce soit. Mais, dès les premières interventions violentes de la police, ils se sont essentiellement attachés au côté spectaculaire des affrontements pour tenter de le discréditer.

Dès le début, pourtant, certaines des caractéristiques du mouvement pouvaient prêter à réflexion.

La majorité de ceux qui participaient aux manifestations du samedi venaient des petites villes de la France profonde et, n’ayant jamais manifesté auparavant, ne connaissaient pas les « règles » de l’action militante qui consistent à signaler son intention de manifester à la préfecture et à en négocier le parcours. Pour eux, descendre dans la rue pour se faire entendre, c’était exercer son droit le plus strict. Certains allaient même jusqu’à crier « La police avec nous ! », convaincus de leur légitimité. Se voir agresser par les flics, matraquer, gazer, cibler par des grenades et des balles de flashball a été la première surprise, avant que certains commencent à réagir et à s’affronter aux forces de l’ordre.

L’usage des réseaux sociaux pour se fixer rendez-vous a donné leur caractère imprévisible aux manifestations du mouvement, certes, mais les médias qui voulaient voir dans cet usage les raisons de ce qu’ils ne parvenaient pas à saisir oubliaient qu’avant leurs actions de blocage ou de manifestation, les gilets jaunes s’étaient rencontrés physiquement sur les ronds-points, y avaient échangé des idées, sortant ainsi de leur isolement et de leur abrutissement devant la télé et se créant des amitiés et des solidarités nouvelles. C’est d’ailleurs bien cette dimension – la libération de la parole, l’envie de discuter, de découvrir d’autres expériences et d’autres points de vue – qui frappait le plus dans les manifestations des premiers mois. Un élément qui rappelait fort le climat de Mai 68 aux copains qui l’avaient vécu.

La dynamique

La goutte qui a fait déborder le vase dans la vie de ceux qui allaient s’appeler les gilets jaunes a été l’annonce en novembre 2018 de l’augmentation des taxes sur les carburants. Leur colère se comprend aisément : la raréfaction des services publics et des petits commerces dans les zones rurales et l’éloignement croissant des centres-villes encouragé par la spéculation foncière ont rendu l’usage de la voiture indispensable aux habitants de « la France périphérique », que ce soit pour faire ses courses, accompagner les enfants à l’école ou se rendre au travail. Du coup, les médias ont mis l’accent sur le caractère antifiscal du mouvement, le présentant comme une jacquerie poujadiste, une extension nationale du mouvement breton des bonnets rouges en quelque sorte[1].

Pourtant, on n’a pu être que frappé par l’évolution rapide du discours et des revendications. Après la pétition contre l’augmentation du prix des carburants du début, intervenant dans un climat où le soutien de la droite et de l’extrême droite encourageaient les expressions nationalistes et anti-immigrés, voire racistes, les gilets jaunes, partant du constat de leurs communes difficultés croissantes à boucler les fins de mois, sont rapidement passés à une dénonciation de plus en plus argumentée des inégalités (« Nous sommes de plus en plus pauvres, ils sont de plus en plus riches »). Du coup, le soutien des droites a fait rapidement défaut : dès la deuxième semaine de décembre, Wauquiez (chef de la droite classique) demandait le rétablissement de l’état d’urgence et Le Pen prenait ses distances. Dans le même élan, les revendications ont pris un contenu de plus en plus social, même si la dimension fiscale est restée centrale (retour de l’impôt sur la fortune, supprimé par Macron, taxation du transport aérien, mais aussi augmentation du SMIC), et si ni le patronat ni le capitalisme n’ont été mis en cause en tant que tels – une absence de référence à la lutte de classes qui a amené Samuel Hayat à parler de défense d’une  « économie morale »[2], ce qui, à ses yeux, rapprocherait les gilets jaunes de mouvements sociaux antérieurs au mouvement ouvrier.

Parallèlement, c’est une critique sans détours de la prétendue « démocratie représentative » qui s’est fait entendre (« Vous ne nous représentez pas, vous n’êtes pas de notre monde »), vite reliée par des revendications de « démocratie directe » : l’introduction du référendum d’initiative citoyenne (RIC) et la convocation d’une assemblée constituante sont devenus et restés des revendications dominantes au sein du mouvement. Ce qui suppose certes une foi un peu naïve dans l’ordre constitutionnel, mais en même temps inscrit la lutte des gilets jaunes dans la continuité des mouvements pour une « démocratie réelle » de la dernière décennie (mouvements des places en Espagne et en Grèce, Nuit debout en France en 2016). Sans doute faut-il y voir l’expression d’une exigence profonde de notre époque.

Enfin il est remarquable que, décrié au départ par les écologistes pour son opposition à une taxe « écologique », le mouvement ait su rapidement prendre en compte la question environnementale dans ses revendications, donnant naissance au slogan qui fera fortune : « Fin du monde, fin du mois, mêmes responsables, même combat ».

L’affrontement

Le terrain de l’affrontement ne peut pas être l’usine, du fait des délocalisations, du démantèlement de ce qu’on appelait les « forteresses ouvrières », des fermetures d’usines qui continuent de plus belle, de la répression interne et de la facilité de licenciement accordée aux patrons, mais aussi de la collaboration syndicale. Le patronat n’est pas perçu comme un ennemi direct, et le Medef ne sera pas directement visé. C’est à l’État que les gilets jaunes s’attaquent, car c’est lui qui distribue les allocations sociales insuffisantes, durcit le traitement des chômeurs, ferme les hôpitaux et réduit les services publics, augmente les taxes sur les produits de première nécessité comme les carburants, tout en se gardant bien de taxer le transport aérien et maritime.

Le terrain de l’affrontement, ce sont donc les routes et la rue. On commence par se rassembler sur les ronds-points, puis on passe aux blocages routiers, qui mettent à mal le chiffre d’affaires de la grande distribution (la journée du Black Friday fait un gros flop), et aux levées de péages autoroutiers, qui contribuent à la popularité du mouvement auprès des automobilistes.

Ensuite on va manifester dans les villes proches, et bientôt – en réaction à la provocation macronienne (« S’ils veulent un responsable, il est devant vous, qu’ils viennent le chercher ! ») –, on va chercher le responsable chez lui, à Paris, et on investit les beaux quartiers où s’accumulent les lieux de pouvoir et où on sera sûr d’être vu par les médias – mais qui n’ont guère l’habitude de voir dans la rue des gens en colère ! De plus dans la rue on peut s’organiser tout seuls, sans avoir à obtenir l’accord et l’appui des syndicats. Et dans la rue chacun peut afficher ce qui lui tient le plus à cœur, sur une pancarte et surtout sur son gilet, apportant sa pierre à un ensemble jaune joyeux et combatif, aussi composite que tolérant.

Viser l’Élysée, dans un climat de fête foraine ou de carnaval – comme pour l’épisode du chariot élévateur utilisé pour enfoncer la porte d’un ministère –, mettre le feu à quelques poubelles et tenter de se protéger des agressions policières, tout cela n’a pas grand-chose à voir avec la violence organisée des « radicaux », comme les appelle le pouvoir. Les « radicaux », oui, seront de la partie dès que les occasions d’affrontement avec la police se feront jour, mais leur violence, elle, est instrumentalisée pour justifier la violence répressive de l’État par médias interposés.

L’intervention militante

La diabolisation médiatique des gilets jaunes a, au départ, eu des effets perceptibles y compris sur les militants d’extrême gauche ou libertaires. Mais l’évolution des revendications, le succès relatif obtenu au terme du premier mois de mobilisation et le caractère communicatif des manifestations du samedi ont assez vite levé les réticences de beaucoup d’entre eux, y compris des plus syndicalistes. Du coup, leur participation directe au mouvement a contribué à en infléchir quelque peu le caractère. Dans les manifestations, des drapeaux rouges se sont mêlés aux drapeaux tricolores, des gilets rouges ou orange aux gilets jaunes, les slogans anticapitalistes aux « Macron démission », et des groupes se réclamant des gilets jaunes se sont peu à peu constitués dans les quartiers et les communes de banlieue des grandes villes, dans une ambiance joyeuse et infiniment moins sectaire que celle des réunions militantes « classiques ». Les actions ont commencé à cibler plus directement des grandes entreprises et à marquer un soutien à des luttes de boîte en cours. La notion de « démocratie directe » a elle-même pris un contenu différent, centré sur la pratique des assemblées locales, notamment à la suite de « l’appel de Commercy ». Lequel a ensuite donné naissance à trois « assemblées des assemblées » (AdA), où malheureusement les méthodes du l’extrême gauche partidaire ont beaucoup contribué à noyer la richesse potentielle des échanges sous un interminable jeu de motions et d’amendements singeant le jeu parlementaire. Ces AdA ont toutefois poussé en avant le thème du municipalisme, avec référence à Bookchin et au Rojava, au point que les tentatives municipalistes (listes citoyennes se constituant en vue des municipales, formes assembléaires consolidées) apparaissent aujourd’hui comme le seul « débouché politique » visible du mouvement[3].

Dans les manifestations du samedi, l’implication progressive, à partir du mois de janvier, de groupes gauchistes, antifascistes et autonomes, qui ont pratiqué leur sport préféré, pas toujours de façon intelligente, a pris parfois la forme d’affrontements avec la police ou d’attaques contre les symboles du « capitalisme » : guichets automatiques des banques, McDonald’s, revendeurs de voitures de luxe, panneaux publicitaires… jusqu’à la journée du 16 mars, où de hauts lieux du luxe des Champs-Élysées ont été dégradés et le Fouquet’s incendié sous les applaudissements de milliers de gilets jaunes. Cela a largement contribué à diffuser l’image d’un mouvement pratiquant ouvertement l’affrontement violent, alors que, si l’on tient compte des centaines de manifestations de gilets jaunes qui ont eu lieu sur tout le territoire français, il y a plutôt de s’étonner du bas niveau de violence des manifestants face à la police la plus violente d’Europe et à un niveau de répression sans égal depuis la guerre d’Algérie.

La (non-)réponse du pouvoir

Outre le souverain mépris de classe de Macron pour l’expression du mécontentement populaire, un facteur a joué un rôle non négligeable dans la radicalisation et la persistance du mouvement : le refus de toute concession de la part des individus placés à la tête de l’Etat (du moins jusqu’à la fin 2018, où Macron est obligé d’anticiper des mesures prévues pour les années à venir en lâchant une dizaine de milliards), accompagné d’une répression féroce, largement relayée par une justice aux ordres[4]. Une attitude jamais démentie qui a jeté régulièrement de l’huile sur le feu, au point que plusieurs observateurs se demandaient si Macron était vraiment stupide ou s’il jouait une stratégie d’affrontement à l’instar de Cavaignac en 1848.

On peut aussi se dire que la pratique macroniste consistant à marginaliser et affaiblir les corps intermédiaires, et notamment les syndicats, n’a pas permis à ceux-ci d’assurer le contrôle de la rue, comme ils l’avaient fait lors des grèves et manifestations contre les réformes des retraites effectuées sous Chirac, Sarkozy et Hollande. La méfiance de la majorité des gilets jaunes envers les syndicats, perçus comme cogestionnaires des politiques gouvernementales, n’a pu qu’être entretenue par leur inaction (CGT) ou leur complicité avec le pouvoir (CFDT).

Toutefois, entre janvier et mars 2019, Macron a tenté de renouer une relation avec certains corps intermédiaires en instituant son « grand débat » : à l’opération de propagande en direction de la population et de division/diversion vis-à-vis du mouvement s’est ajoutée une opération de séduction et de pédagogie en direction des maires, de plus en plus nombreux à exprimer une forme de malaise.

Des éléments déconcertants pour la gauche

Beaucoup d’encre a coulé sur la question de la composition sociale du mouvement, dénoncé comme interclassiste par les puristes de l’action ouvrière. Or, il faut bien constater que dans un contexte de désindustrialisation avancée du pays, les figures sociales présentes sur les ronds-points sont celles atomisées du prolétariat péri-urbain[5] (ménagères, aides-soignantes, infirmières, ouvriers, manutentionnaires, routiers, précaires « ubérisés », chômeurs, retraités)… ainsi que de la part de la classe moyenne mise en difficulté par les crédits immobiliers ou à la consommation. L’importance évidente du rôle des femmes est à la mesure de leur rôle croissant dans un monde du travail où le secteur tertiaire est devenu dominant. Un vrai mouvement, donc, pas une copie des images stéréotypées de la classe ouvrière.

Un autre élément qui déconcerte les gauches est le fait que leurs références historiques (et ses symboles) sont totalement inopérantes. Celles des gilets jaunes sont reprises de la Révolution française de 1789 : les sans-culottes, la Marseillaise, le drapeau bleu-blanc-rouge… Un imaginaire de fierté nationale plus que nationaliste ou d’extrême droite, construit dans les années d’école, commun et accessible à toute la population, à l’exception des gauchistes peut-être…

Nous verrons au moment des élections européennes, que, indépendamment du fait qu’une majorité de Français maintient sa méfiance à l’égard des partis et continue à s’abstenir, le spectre du fascisme agité par Macron, qui se présente encore une fois comme dernier rempart contre Le Pen, ne marche plus. La liste macronienne arrivera d’ailleurs en seconde position derrière celle du Rassemblement national de Le Pen (pour laquelle nombre de gilets jaunes semblent avoir voté dans l’idée de faire perdre Macron), en siphonnant les voix de la droite classique, qui dans ses réflexes d’ordre lui accorde toute sa confiance.

Les éléments de force du mouvement des gilets jaunes sont à la fois simples et complexes.

Il utilise la diversité des idées comme une force et pas comme un facteur de division. Il a su se nourrir des discussions internes, n’a pas eu peur des différences d’opinions ni de formes d’action.

Il s’est affirmé comme un mouvement d’action et pas de représentation. Il fait des choses concrètes, il affirme et ne négocie pas.

Il existe dans la rue : c’est ce qui fait son unité interne. Jusque-là, il ne s’est pas divisé selon les clivages électoraux. Sa devise pourrait être : la lutte nous unit, les élections nous divisent.

Il n’a pas de chefs, pas de représentants qui puissent être utilisés comme otages par les médias et le pouvoir en place. Certes il existe un certain nombre de « figures », en partie fabriquées par les médias mais aussi très suivies dans les réseaux sociaux, aux opinions disparates. Autour de certaines d’entre elles se sont constitués des groupes qui donnent le la pour l’appel à manifester, et dont les divisions ont des conséquences visibles aussi dans la rue. Mais toute volonté trop évidente de s’imposer comme leader du mouvement a toujours suscité le mépris et a été clairement combattue.

La répression policière (toujours niée par le pouvoir) est d’une intensité jamais connue dans le dernier demi-siècle. À court terme elle produit peur et démobilisation, mais pousse aussi le mouvement à se souder au-delà de ses contradictions. Elle devient même un argument avancé par certains collectifs intervenant dans les « quartiers » des banlieues pour pousser les jeunes qui y vivent à s’impliquer dans le mouvement – avec des résultats fort modestes, que ne suffit pas à expliquer le peu de solidarité suscité par les émeutes de 2005. Faute d’ouvertures gouvernementales et de négociations, l’affrontement devient la seule relation possible avec l’État, qui ne cède désormais sur rien. A long terme, en revanche, la répression alimente la perte de confiance en l’État, qui donne à voir ses fonctions réelles. Ce qui pourrait ouvrir la voie à d’autres révoltes imprévisibles.

Gato Soriano et Nicole Thé

Septembre 2019

[1] En réponse à ce genre d’allégations, on peut citer, à titre d’exemple, la réponse faite par le groupe de gilets jaunes de Belleville (Paris) dans son tract « A d’autres », repris sur le site de Mediapart, et la lettre ouverte au journal Il Manifesto envoyée par un groupe de jeunes Italiens vivant à Paris, à lire sur http://www.archiviolfb.eu/gilets-jaunes-la-stampa-italiana-lettera-aperta-manifesto/.

[2] Voir : Samuel Hayatt, « Les Gilets Jaunes, l’économie morale et le pouvoir » : https://samuelhayat.wordpress.com/2018/12/05/les-gilets-jaunes-leconomie-morale-et-le-pouvoir/

[3] À cela il faut aussi ajouter une implication dans la bataille pour le référendum d’initiative partagée (RIP) sur la privatisation des Aéroports de Paris, que le gouvernement s’apprêtait à effectuer et qui a suscité l’opposition conjointe de toutes les forces parlementaires non gouvernementales, de gauche comme de droite.

[4] Au point que l’ONU charge Michelle Bachelet, ancienne présidente du Chili, de présider une commission d’enquête sur l’usage disproportionné de la force contre les manifestants, et que l’ACAT, la LDH, Amnesty International ne cessent de dénoncer les violences policières. Pour des informations détaillées sur les victimes de la répression, voir le site de David Dufresne http://www.davduf.net/alloplacebeauvau?lang=fr

[5] La région parisienne est pour le mouvement un monde à part. D’une part, parce que les problèmes des populations qui y vivent sont très différents de ceux qui ont mené à la naissance du mouvement (les transports en commun y étant très développés, on peut y vivre sans voiture, chose impossible à la campagne ; les offres du travail y sont plus nombreuses ; la question du logement est bien plus dramatique qu’en province). D’autre part, du fait du poids des cités de banlieue soumises quotidiennement à une répression sociale et raciale plus marquée. Le mouvement s’y est donc développé plus tardivement, sous l’impulsion et avec une présence écrasante de l’extrême gauche. Et la ville de Paris a été un terrain d’affrontement avec l’Etat plus que d’enracinement du mouvement.

Lectures utiles

Plusieurs dizaines de textes sont sortis sur le mouvement des gilets jaunes. Nous en citons quelques-uns qui nous ont semblé particulièrement significatifs et utiles pour comprendre le mouvement. A la différence des livres, ils sont tous récupérables sur Internet.

 Sur le site de la revue Temps critiques : « Sur le mouvement des gilets jaunes » et tous les articles suivants parus sur le sujet.

Sur le site de la revue A contretemps : F.G. « Eclats de fugue en jaune majeur » et Camille Freyh, « À visages humains », entre autres.

Jacques Chastaing, « D’où vient et où va l’extraordinaire mouvement des Gilets Jaunes »

Yves Cohen, « Les “gilets jaunes” parmi les mouvements sans leader des années 2010 »

Pierre Dardot et Christian Laval, « Avec les gilets jaunes : contre la représentation, pour la démocratie »

Freddy Gomez, « Jeux et enjeux d’une sécession diffuse »

Samuel Hayat, « Les Gilets Jaunes, l’économie morale et le pouvoir » ; « Les Gilets jaunes et la question démocratique »

Entretien avec le sociologue Michalis Lianos, « Une politique expérientielle, Les gilets jaunes en tant que “peuple” »

Fréderic Lordon, « Fin du monde ? »

Gérard Noiriel, « Les gilets jaunes et les “leçons de l’histoire” »

Jacques Philipponneau, « Quelques éclaircissements sur le mouvement des Gilets jaunes à l’adresse d’amis étrangers »

Max Vincent, « Remarques critiques sur le mouvement des Gilets jaunes »

Voir aussi les nombreux articles parus sur les sites de Lundi matin, mais aussi Mediapart et Reporterre

Gilets jaunes ~ Appel de Saint-Nazaire

Assemblée des Assemblées des Gilets Jaunes

Cet appel sera soumis au vote par les assemblées locales

Nous, Gilets Jaunes, constitué·e·s en assemblées de nos Assemblées locales, réunis à Saint-Nazaire les 5, 6 et 7 avril 2019, nous adressons au peuple dans son ensemble.

À la suite de la première assemblée de Commercy, environ 200 délégations présentes poursuivent leurs combats contre les politiques d’extrémisme libéral pour la Liberté, l’Égalité et la Fraternité !

Malgré l’escalade répressive du gouvernement, l’accumulation de lois qui aggravent pour tous les conditions de vie, qui détruisent les droits et libertés; la mobilisation s’enracine pour changer le système incarné par Macron!

Pour seule réponse aux aspirations convergentes des gilets jaunes et autres mouvements de luttes, le gouvernement panique et oppose une dérive autoritaire.

Depuis 5 mois, partout en France, sur les ronds-points, les parkings, les places, les péages, dans les manifestations, au sein de nos assemblées: nous continuons à débattre, à nous battre contre toutes les formes d’inégalités, d’injustice, de discriminations, et pour la solidarité et la dignité.

 

Dimanche 07/04/2019 Saint-Nazaire

Nous revendiquons

–  l’augmentation générale des salaires, des retraites et des minimas sociaux ;

–  des services publics pour toutes et tous. Notre solidarité et nos luttes vont tout particulièrement aux 9 millions de personnes qui vivent sous le seuil de pauvreté.

Conscients de l’urgence environnementale, nous affirmons «Fin du monde, fin du mois, même logique, même combat !»

Face à la mascarade du grand débat, face à un gouvernement non représentatif et au service d’une minorité privilégiée, nous mettons en place les nouvelles formes d’une démocratie directe.

Concrètement, nous reconnaissons que l’Assemblée des assemblées peut recevoir des propositions issues des assemblées locales et émettre des orientations (comme l’appel de la première Assemblée des Assemblées de Commercy). Ces orientations sont ensuite systématiquement soumises aux groupes locaux.

 

L’Assemblée des assemblées réaffirme son indépendance à l’égard des partis politiques, des organisations syndicales, et ne reconnaît aucun leader auto-proclamé.

 

Pendant 3 jours, en assemblée plénière et par groupes thématiques, nous avons toutes et tous débattu et élaboré des propositions sur nos revendications, actions, moyens de communication et de coordination.

Nous nous inscrivons dans la durée et décidons d’organiser une prochaine assemblée des assemblées en juin.

Afin de renforcer le rapport de force, de mettre l’ensemble des citoyennes et citoyens en ordre de bataille contre ce système, l’Assemblée des assemblées appelle à des actions dont le calendrier sera prochainement diffusé par le biais d’une plate-forme numérique dédiée et sécurisée.

L’Assemblée des assemblées appelle à élargir et renforcer les assemblées locales souveraines et à en créer de nouvelles.

Nous appelons l’ensemble des Gilets Jaunes à diffuser cet appel et les conclusions de notre Assemblée.

Les résultats des travaux réalisés en plénière sont mis à disposition des assemblées locales pour alimenter les actions et les réflexions des assemblées.

Nous lançons plusieurs appels: sur les Européennes, les assemblées citoyennes et populaires locales, contre la répression et pour l’annulation des peines des prisonniers et condamnés du mouvement.

Il nous semble nécessaire de prendre un temps de 3 semaines pour mobiliser l’ensemble des Gilets Jaunes et convaincre celles et ceux qui ne le sont pas encore!

Nous appelons à une semaine Jaune d’actions à partir du 1er Mai.

Nous invitons toutes les personnes voulant mettre fin à l’accaparement du Vivant à assumer une conflictualité avec le système actuel, pour créer ensemble, par tous les moyens nécessaires un nouveau mouvement social écologique populaire.

La multiplication des luttes actuelles nous appelle à rechercher l’unité d’action.

Nous appelons à tous les échelons du territoire à combattre collectivement pour obtenir la satisfaction de nos revendications sociales, fiscales, écologiques et démocratiques.

Conscients que nous avons à combattre un système global, nous considérons qu’il faudra sortir du capitalisme.

Ainsi nous construirons collectivement ce fameux «toutes et tous ensemble» que nous scandons et qui rend tout possible: nous construisons toutes et tous ensemble, à tous les niveaux du territoire.

 

Le pouvoir du Peuple, par le Peuple, pour le Peuple. Ne nous regardez pas, rejoignez-nous!

 

L’assemblée des Assemblées des Gilets Jaunes

“Le Mouvement des gilets jaunes. Surgissement populaire et démocratie directe en germe”, recueil de textes de «Lieux Communs» ET une salubre critique par Yves Coleman

— RECTIFICATIF —

J’ai acheté aujourd’hui même dans une librairie amie la brochure dont le titre est également celui de ce billet.
Le sujet traité et un feuilletage (trop) rapide ont suffit à me la faire acheter – ce qui n’a aucune importance – et à la mettre en ligne avant de la lire intégralement – ce qui en a davantage.
Le problème n’est pas que les analyses de certains membres de «Lieux communs» soient discutables, mais que certains propos (voir ci-dessous) des membres de ce collectif sont nauséabonds et irrecevables – entre révolutionnaires, s’entend!
Je remercie le camarade qui a attiré mon attention sur ces faits et m’a fait parvenir le texte de Yves Coleman, dont je n’avais hélas pas connaissance, et auquel je renvoie.
Par ailleurs, je m’excuse auprès de celles et ceux qui se seraient légitimement étranglé·e·s à la lecture du texte de cette brochure…

La brochure de Lieux Communs reste téléchargeable ici-même. D’abord parce que «supprimer» un texte sur Internet n’a pas grand sens, une fois qu’il a été envoyé à 1 000 abonné·e·s et basculé sur Twitter; ensuite parce qu’il est bon que chacun·e puisse se faire une opinion, cette fois à partir des remarques de Coleman dont l‘intégralité du texte est téléchargeable ICI.

«La révolution algérienne a-t-elle vraiment commencé?» ~ par Nedjib Sidi Moussa

Les manifestations du 22 février ont radicalement changé l’état d’esprit des Algériens qui, la veille encore, apparaissaient abattus par l’inéluctabilité d’un cinquième mandat du président Abdelaziz Bouteflika. Les manifestations du 1er mars, encore plus impressionnantes que celles des jours précédents, ont confirmé la détermination d’un peuple dont les observateurs soulignent le pacifisme et la volonté profonde d’un changement de système.

One, two, three…

Et si en réalité tout avait commencé, en novembre 2009, avec la qualification de l’équipe algérienne de football pour la Coupe du monde de l’année suivante en Afrique du Sud ? Sur l’ensemble du territoire, hommes, femmes et enfants étaient sortis en masse fêter la victoire contre les rivaux égyptiens à Oumdourman. Il fallait remonter à juillet 1962 pour retrouver une telle euphorie.

Dans une chronique pour Le Quotidien d’Oran, l’écrivain et journaliste Kamel Daoud exprimait alors le sentiment de liesse partagé par la population :

« Il suffit de rien pour vivre un autre pays et l’avoir dans les bras et pas sur le dos. Jamais de souvenir des enfants de l’indépendance, on a vu autant de joie sur les visages de nos femmes, enfin libres. »

Ce pas de côté sportif contreviendra sans doute à une lecture strictement politique des événements en cours et qui tendrait à inscrire les manifestations du 22 février 2019 dans le sillage de celles du 11 décembre 1960 contre le colonialisme français ou du 5 octobre 1988 contre la dictature militaro-policière.

Pourtant, les débordements ludiques de novembre 2009 marqués par le slogan désormais célèbre «One, two, three, viva l’Algérie!» avaient une signification bien plus profonde qu’un simple résultat footballistique. En réalité, par leur caractère national, joyeux et mixte, ils célébraient la fin de la guerre civile et la réappropriation temporaire de l’espace public.

De fait, ils mettaient un terme à la parenthèse sanglante ouverte par l’interruption du processus électoral en janvier 1992 ainsi que par l’état d’urgence promulgué dans la foulée et levé officiellement en février 2011, sans que ne soient respectées pour autant les libertés démocratiques les plus élémentaires, comme celle de manifester dans la capitale.

« L’Algérie n’est pas la Syrie »

Pour expliquer la stabilité du régime malgré les « printemps arabes » de 2011, il était tentant de se référer à cette séquence volontiers mobilisée par la propagande du régime dans l’intention de paralyser les velléités contestataires. Il s’agissait surtout d’effrayer la population en brandissant la menace d’un retour à la «tragédie nationale» des années 1990.

C’est, d’ailleurs, à cet exercice que se sont livrés les porte-voix du Président sortant après les manifestations inédites du 22 février dernier. Ainsi, l’ancien ministre Amara Benyounes a déclaré dans un meeting tenu à Chlef le 27 février :

Vous savez ce que nous avons vécu dans les années 1990. Qui veut revenir à cette période ?

Le lendemain, le premier ministre Ahmed Ouyahia a lancé aux députés :

Les citoyens ont offert des roses aux policiers, c’est beau, mais je rappelle qu’en Syrie, ça a commencé aussi avec les roses.

Pourtant, la peur n’avait-elle pas déjà changé de camp depuis le 22 février ? La population a d’ailleurs répondu à ce parallèle par le slogan «l’Algérie n’est pas la Syrie».

Néanmoins, durant cette période sans cesse convoquée par les tenants du statu quo – qui a causé des dizaines de milliers de morts, disparus ou déplacés -, les Algériens étaient-ils cantonnés au rôle de victimes passives, prises en étau entre la répression étatique et les atrocités islamistes ?

Deux œuvres récentes invitaient justement à nous replonger dans cette «décennie noire», en rompant avec les récits idéologiques pour mieux approcher la sensibilité des individus, celle des vivants et des survivants. Il s’agit du film Atlal de Djamel Kerkar et du roman 1994 de Adlène Meddi.

Abdou et Amin, leurs protagonistes masculins, incarnent les aspirations de deux générations prises dans un conflit absurde et cruel, sans jamais se départir d’un humour ravageur, de passions amoureuses ou d’une certaine quête de normalité dans un pays où le mot «normal» renvoie à la même sensation d’irréalité que l’expression «Bled Mickey» ainsi que le notait l’auteur post-situationniste Mezioud Ouldamer.

Une révolution, mais quelle révolution ?

Incontestablement, il y a un avant et un après 22 février. Pour Louisa Hanoune, secrétaire générale du Parti des travailleurs, l’Algérie se trouverait même dans une «phase prérévolutionnaire». Pourtant, ses appels à rejoindre le mouvement ne l’ont pas empêché de se faire chahuter à Alger en raison de son attitude jugée trop complaisante avec les autorités durant ces dernières années.

Les manifestations du 1er mars, encore plus massives que les précédentes et dont nous disposons de compte-rendu pour de nombreuses localités El TarfAnnabaGuelmaConstantineMilaJijelSétifOuarglaBéjaïa, Tizi-OuzouBouiraAlgerBlidaChlef, TénèsMostaganemMascaraOranSidi-Bel-Abbès, etc. témoignent non seulement du refus d’un cinquième mandat mais aussi du rejet du système politique, de son personnel (comme le très impopulaire Ahmed Ouyahia) et de ses organisations (à commencer par le Front de libération nationale, l’ancien parti unique).

Le printemps que nous appelions de nos vœux en mai 2012 est-il enfin advenu ? Ou alors, au risque de pécher par excès d’optimisme, ne faudrait-il pas se poser la question suivante : la révolution algérienne a-t-elle commencé ?

En 2014, nous estimions qu’il était « faux de penser que les révolutions des pays voisins n'[avaient] eu aucun impact » en Algérie et que, bien plus que la guerre civile, c’était surtout «l’absence d’une alternative radicale» qui empêchait le changement souhaité par des oppositions affaiblies par la répression étatique, leur collusion avec le régime ou leurs pratiques anti-démocratiques.

Le puissant mouvement initié le 22 février 2019 s’inscrit donc dans des dynamiques régionales et nationales. Mais, à supposer que cette rupture symbolique puisse être qualifiée de «révolution», encore faut-il être en mesure d’en déterminer le caractère car les mots d’ordre démocratiques associés aux chants patriotiques ou au drapeau vert-blanc-rouge peuvent tout à fait s’accorder avec un agenda néolibéral.

La première fortune du pays, Issad Rebrab, s’est joint à la contestation tandis qu’une marche est appelée, le 5 mars à Tizi-Ouzou, pour dénoncer les entraves administratives menées à l’encontre des activités du groupe Cevital. Des tensions se font également jour au sein du Forum des chefs d’entreprises, le syndicat patronal dirigé par Ali Haddad, soutien inconditionnel du Président sortant et dont se démarquent désormais des entrepreneurs attentifs à «l’adhésion du peuple».

La permanence de la question sociale

À l’inverse, la question sociale ne semble guère articulée – du moins explicitement – à la question démocratique par les manifestants. Pourtant, dans son annonce de candidature du 3 mars, Abdelaziz Bouteflika promet «la mise en œuvre rapide de politiques publiques garantissant une redistribution des richesses nationales plus juste et plus équitable».

S’agit-il d’une nouvelle manœuvre visant à désamorcer les appels à la grève générale et à l’auto-organisation tels que formulés par le Parti socialiste des travailleurs dans un communiqué du 26 février? Ce parti d’extrême gauche se prononce aussi pour la convocation d’une Assemblée constituante souveraine «représentative des aspirations démocratiques et sociales des travailleurs et des masses populaires».

Ainsi, derrière l’unanimisme façonné par le refus d’un cinquième mandat, des perspectives contradictoires s’opposent, sans compter sur les islamistes qui n’ont pas renoncé à défendre un projet de société résolument compatible avec le capitalisme néolibéral.

Si la société algérienne a évolué depuis les années 1990, la question sociale demeure toujours aussi brûlante pour un État autoritaire qui a jusqu’alors réussi à contenir des revendications sectorielles grâce aux ressources tirées des hydrocarbures.

Le 22 février a inauguré une nouvelle séquence pour les luttes populaires qui n’ont jamais réellement cessé en dépit des auto-satisfecits gouvernementaux. Reste à savoir quels secteurs de cette population désireuse de changement radical prendront l’initiative, selon quel agenda et sous quelles modalités.

Nedjib Sidi Moussa

 

Vient de paraître aux PUF

Vous pouvez réécouter l’entretien avec Nedjib sur France-Culture, du 11 mars.

RAPPEL: RENCONTRE LE 15 MARS