Camillo Berneri contre le fascisme ~ Entretien avec Miguel Chueca

Interrogé par l’Université populaire de Toulouse sur son édition d’un recueil de textes de Camillo Berneri Contre le fascisme, Miguel Chueca revient à la fois sur le parcours personnel et politique de l’auteur, militant et intellectuel anarchiste, et sur l’histoire de l’Italie des années 1920 et 1930.

Quand on lit le texte « Mussolini, un grand acteur. Psychologie d’un dictateur », on est surpris par la place qu’occupe la psychologie dans la description du dictateur et de son ascension : «Mussolini est-il un grand homme politique… oui… mais pour être un grand homme politique, il n’est nécessaire que d’être un grand acteur[1] .» Même si, tout au long de ce texte, Berneri n’évacue pas les questions politiques, tracer un fil conducteur entre l’homme politique devenu dictateur à un acteur de grande envergure, laisse perplexe. Ce choix d’aborder Mussolini prioritairement sous l’angle de la psychologie (l’acteur) va conduire Berneri, dans bien des articles suivants (nous y reviendrons), à examiner le peuple, la classe ouvrière, ses combats, ses défaites sous ce même angle psychologique. Comment expliquer ce choix?

On ne peut être surpris par «la place qu’occupe la psychologie dans la description du dictateur» dans une étude dont le sous-titre est «psychologie d’un dictateur». On ne peut pas dire que Berneri n’annonce pas la couleur : il annonce une «psychologie du dictateur» et c’est de cela qu’il s’occupe ensuite. Il n’y a pas tromperie sur la marchandise, il me semble.

Cela dit, si je comprends bien le sens de vos réserves, ce qui vous gêne est précisément le fait qu’il s’intéresse à la psychologie du dictateur. La première chose que je peux vous dire, c’est que Berneri s’est très tôt intéressé aux études psychologiques et psychanalytiques et qu’il a choisi d’aborder le «cas» Mussolini d’abord sous cet aspect, parce que ce «cas» est particulièrement intéressant – et déconcertant – du point de vue humain: voir un militant expérimenté, membre actif depuis des années du Parti socialiste italien, qui plus est, chef de l’une de ses factions les plus «révolutionnaires», le voir quitter ce parti auquel il avait tout donné pendant des années pour se mettre à la tête d’un mouvement qui allait être son ennemi acharné, pour le réprimer brutalement ainsi que toutes les autres organisations politiques et syndicales de la « famille » socialiste, cela est terriblement intéressant pour qui veut se pencher sur les mystères de la psyché humaine. S’intéresser au fascisme en tant que création politique et historique n’empêche pas de se poser des questions de cet ordre, surtout quand on se réclame de la pensée anarchiste, aussi sensible à l’individu qu’à la «masse».

Par ailleurs, je comprends mal également votre perplexité devant le fait de «tracer un fil conducteur entre l’homme politique devenu dictateur et un acteur de grande envergure». En insistant, après d’autres analystes, sur la nature de l’activité politique en général et sur l’histrionisme des hommes politiques – de Mussolini en particulier –, Berneri met très bien l’accent, il me semble, sur l’absence totale de véritables convictions chez le Duce, sur le fait qu’il était une sorte de Fregoli, de «personnage en quête d’auteur», capable d’assumer à peu près tous les rôles les uns après les autres, sans aucun souci de cohérence : anti-impérialiste jugé et condamné pour les émeutes de 1911 à Forli contre la guerre de Libye, puis, des années plus tard, favorable à l’Empire fasciste et à la guerre d’Éthiopie ; férocement antisocialiste après avoir adhéré longtemps au PSI ; écrivant en 1919 «personne ne veut être gouverné par un semblable qui s’érige en messie, en tsar et en Père éternel… Nous voulons être gouvernés par la liberté universelle, non par la volonté d’un groupe ou d’un homme[2]», avant d’établir un véritable État totalitaire ; anticlérical et bouffeur de curés à tous crins puis signataire des accords de Latran avec le Vatican ; adversaire de l’Allemagne nazie en 1934 puis allié à elle quelques années plus tard, etc. Il fallait certainement être un très grand acteur pour pouvoir assumer tous ces rôles les uns après les autres en donnant toujours l’impression qu’il croyait à ce qu’il disait, même si ce qu’il disait le samedi était le contraire de ce qu’il avait dit le lundi d’avant.

Pour ce qui est de votre phrase finale, je ne crois pas que Berneri ait examiné la classe ouvrière sous ce seul aspect «psychologique», même s’il s’intéresse à l’état d’esprit des ouvriers à un moment donné (vous vous référez, je suppose, à l’essai «Le fascisme, les masses et les chefs»). Je n’appellerai pas cela une analyse psychologique : il ne se réfère d’ailleurs au sujet qu’en passant, en quelques lignes, alors qu’il consacre toute une longue étude à la « psychologie du dictateur ».

Dans l’article « De la démagogie oratoire », Berneri, conclut son article ainsi : « Il faut abattre le régime fasciste, mais il faut aussi guérir de la mystique fasciste, laquelle n’est qu’une manifestation pathogène de la syphilis politique des italiens : la superficialité rhétorique. » Dans un recueil de textes inédits de Georg Lukács, écrits à la fin de la Seconde Guerre mondiale, dans l’article intitulé : « Tournant du destin (1944) », il rappelle à plusieurs reprises «Que le règne de Hitler, n’est pas pour l’Allemagne un accès de fièvre qui pourrait être surmonté et oublié sans autre forme de procès, Ce n’est qu’en arrachant toutes les racines que l’on peut véritablement passer outre». Il y a dans ces deux textes un point commun, celui de rappeler qu’il ne suffira pas d’abattre ces régimes, mais qu’il faudra nettoyer en profondeur. Cependant Berneri est très sévère à l’encontre des « Italiens ». Le peuple majoritairement peut être, par intérêt, par lâcheté, par conviction… a permis l’avènement du fascisme en Italie et il en en est de même en Allemagne et en France dans des périodes similaires. N’est-ce pas secondaire de mettre en cause « la superficialité rhétorique des Italiens », quand les faits décrits par Berneri mettent en évidence la faiblesse de la gauche ? N’est-ce pas cela qui explique en premier lieu la victoire du fascisme?

Vous faites bien de mettre en parallèle les analyses de l’anarchiste Berneri dans la conclusion de « Mussolini, grand acteur » et celles du marxiste Lukács – je ne connaissais pas cette étude de 1944, mais, grâce à vous, j’ai eu envie de la lire et j’en ai trouvé le texte complet sur internet –, qui sont en effet très proches.

Quant à la cause de la défaite de la gauche en Italie, je ne crois pas que Berneri la mette tout benoîtement sur le compte de la «superficialité oratoire»: cette phrase brillante que vous citez ne résume certainement pas toute la pensée de Berneri sur les causes de la victoire du fascisme. Relisez le passage de « Mussolini, un grand acteur » repris en quatrième de couverture: «Il faut que les Italiens se débarrassent de Mussolini, mais il faut aussi qu’ils se débarrassent des défauts qui ont permis la victoire du fascisme[3].» Dans sa conclusion à cet essai brillantissime, il insiste sur tout ce que le fascisme doit à la culture politique des Italiens, à des défauts ou des insuffisances ou des vices séculaires (il reprend le fameux mot de Piero Gobetti sur le fascisme comme «autobiographie de la nation italienne»), qui vont bien au-delà de la «superficialité oratoire» des démagogues de ce pays. Cette approche culturelle me paraît élargir singulièrement la vue limitée qu’on en a eu trop souvent à l’extrême gauche, laquelle a privilégié l’analyse en termes de classes, à la façon de Daniel Guérin et alia, qui ne voulaient voir dans le fascisme que la dictature du grand capital (ce qu’il est aussi, c’est entendu).

Pour ce qui est de la question de l’avènement du fascisme, Berneri se réfère souvent à l’étude La controrivoluzione preventiva d’un de ses compagnons libertaires parmi les plus connus, Luigi Fabbri, qui l’avait publiée dès 1921, et complétée ensuite. Ce grand petit livre est devenu très vite une référence, et un des meilleurs analystes du fascisme, Angelo Tasca, qui n’était pas anarchiste, a repris à son compte l’analyse du fascisme comme «contre-révolution préventive». Par ailleurs, je ne suis pas sûr que la « faiblesse de la gauche » soit une explication suffisante du triomphe du fascisme : au départ, la gauche avait une force incroyablement supérieure à celle des fascistes, et pourtant, elle a été écrasée. Gaetano Salvemini, qui avait été un maître très écouté et très respecté pour Berneri, a écrit dans Le origini del fascismo in Italia (ses «Leçons de Harvard» sur le fascisme) qu’il y avait eu une guerre civile en Italie entre 1921 et 1922 et que les fascistes l’avaient emporté haut la main sur leurs adversaires parce qu’ils avaient été les plus cruels.

Pour quelqu’un qui connaît mal l’histoire d’Italie, il y a une phrase mystérieuse et qui peut laisser perplexe : « L’orateur de rue a été une des plaies des mouvements subversifs en Italie. » Pouvez-vous nous expliquer ce que veut dire Berneri ?

Berneri met en cause la superficialité et la légèreté de tous ces orateurs qui se faisaient applaudir avec des discours pleins de vent, des discours qui n’ont jamais servi à « illustrer » le prolétariat italien, à lui apprendre à raisonner, à l’éclairer véritablement. Des orateurs qui ont été souvent parmi les premiers à tourner casaque et à se « convertir », le moment venu, au fascisme. Dans un des textes recueillis dans « Contre le fascisme », il donne comme exemple à suivre le cas d’Angelo Tasca qui, lui, s’adressait à l’intelligence de ses auditeurs et pouvait parler à un meeting ouvrier avec un traité de statistiques à la main.

Plus généralement, Berneri insiste souvent sur le rôle des « subversifs » dans l’avènement du fascisme : ainsi, dans un texte sur l’anticléricalisme et l’anarchisme (non reproduit dans ce recueil), il fait remarquer que le même Leandro Arpinati qui, dans sa jeunesse anarchiste en Romagne, aidait à disperser violemment les processions religieuses a fini par disperser les « processions rouges » de la même façon, à Bologne et ailleurs, pour le compte du fascisme.

Le texte «Fiume et le fascisme» est publié et écrit en 1929, soit dix ans après l’invasion de la ville par la troupe hétéroclite dont parle Berneri. Il cerne bien le sens politique de cette aventure et ce qu’elle signifiait: «En réalité Fiume fut l’embryon du fascisme », «Fiume était fasciste ». Pourtant Berneri ne caractérise pas le fascisme au-delà de considérations sociologiques résumées par la formule « tour de Babel». De la même façon il décrit les impasses, les erreurs d’analyse et les illusions des partis de gauche, mais il n’indique pas, ou très brièvement, quelle aurait été une alternative de gauche à Fiume. Il ne dit pas non plus ce qu’était le point de vue de son courant politique. Était-ce le produit de son scepticisme, dont vous parlez dans la note introductive?

On peut avoir l’impression que, dans ce texte, Berneri ne «caractérise» pas le fascisme, en effet. Toutefois, il faut se rappeler que, au moment où il écrit une bonne partie des textes de ce recueil, le mot «fascisme» désigne purement et simplement le régime instauré en Italie, et rien d’autre: le fascisme n’a pas encore essaimé hors des frontières italiennes. En outre, tout le monde voyait bien alors ce qu’était le régime fasciste sans qu’il soit besoin de le «caractériser»: il se caractérisait très bien tout seul par la violence extrême de ses squadristi, par son parti et son syndicat uniques, par l’absence totale de toutes les libertés reconnues dans les régimes démocratiques ou prétendus tels, par les lois «fascistissimes» qui ont instauré l’État totalitaire, par ses ambitions impérialistes à l’extérieur, etc.

Quant à imaginer une alternative de gauche à Fiume, Berneri n’y pense même pas parce que, pour lui, l’expérience fiumaine est viciée à sa racine, malgré les efforts d’un ex-syndicaliste révolutionnaire comme De Ambris pour donner une apparence «sociale» au nouvel État de Fiume (ladite Régence italienne du Carnaro). L’objectif de l’entreprise de D’Annunzio et de ses légionnaires était de corriger la « victoire mutilée » de l’Italie dans la Grande Guerre, dont elle n’avait prétendument pas tiré tout le profit qu’elle escomptait en 1915 : cette entreprise – ou aventure, plutôt – était avant tout nationaliste, comme Berneri le dit à la fin de son essai sur Fiume. Pour lui, il est clair que rien de bon ne pouvait sortir d’une aventure de ce genre, guerrière et impérialiste, aventure qui – soit dit au passage – avait «oublié» que la ville de Fiume était entourée d’un vaste ceinturon ouvrier où la population italophone était ultra-minoritaire.

Le texte de 1923 «Le fascisme, les masses et les chefs» est surprenant. Berneri se livre à une analyse des grèves et des occupations de 1919 et 1920, qui contredit l’essentiel de ce qui a été publié depuis longtemps sur le sujet. D’ailleurs il ne parle pas des grèves de leur organisation… mais plutôt de l’état d’esprit des masses qu’il divise en plusieurs catégories. L’une d’elle, fort nombreuse précise-t-il, criait: «Maintenant, les patrons c’est nous, c’est nous qui commandons.» On a l’impression que Berneri ne comprend pas ou doute des capacités des ouvriers de se passer des patrons. Comment faut-il comprendre ce point de vue ? Plus loin il porte un jugement bien surprenant sur les grèves dans les services publics: «indispensables dans bien des cas, mais disproportionnées» Le texte de l’anarchiste Luigi Fabbri que cite Berneri est tout aussi étonnant : « Les ouvriers eux-mêmes devraient mettre une limite à l’usage de cette arme à double tranchant[4]… », nous supposons qu’il parle de la grève dans les services publics. Que faut-il comprendre de ces prises de position?

Ici encore, je vous donne raison, au moins en partie  : en effet, dans l’essai que vous citez, Berneri s’intéresse surtout à l’état d’esprit des « masses » ouvrières, divisées en plusieurs catégories. En revanche, là où je ne vous suis pas du tout, c’est dans ce que vous dites ensuite.

Il est vrai que, dans ce recueil, je n’ai donné aucun des nombreux textes théoriques où Berneri défend la validité de ce qu’il appelle le «soviétisme», en référence à l’expérience des soviets russes (les conseils ouvriers, paysans, etc.), et qu’on connaît peu, hors du milieu anarchiste, les écrits théoriques de Berneri. Celui-ci était certes très conscient des limites du mouvement ouvrier réellement existant et voyait bien les faiblesses des « vrais ouvriers », fort éloignées de la vue idéalisée et mythifiée qu’en avaient beaucoup de marxistes (et quelques anarchistes aussi). Son texte sur «L’idolâtrie ouvrière» («L’operaiolatria») est très explicite sur ce point (le texte est disponible en français sur Internet). Mais il ne doutait pas de la capacité des meilleurs d’entre eux de se passer d’une classe dirigeante, comme il l’a bien montré dans ses textes «espagnols», écrits dans la Barcelone ouvrière et révolutionnaire d’après le 20 juillet 1936. Berneri ne se serait jamais déclaré anarchiste s’il n’avait eu aucun espoir en la capacité des ouvriers, sous l’impulsion des plus « conscients » d’entre eux, de se passer des patrons.

Cela étant dit, pour bien comprendre le sens du texte que vous citez, il faudrait citer aussi la phrase qui le suit. Je la reproduis en entier pour tous ceux qui n’ont pas le livre sous la main : « Il y avait ceux, fort nombreux, qui criaient : «Maintenant, les patrons c’est nous, c’est nous qui commandons. Cependant, ceux-là ne voyaient pas quoi faire et ne se demandaient pas jusqu’où pourrait aller leur propre volonté

En somme, crier: «Maintenant, les patrons, c’est nous, c’est nous qui commandons» ne veut pas dire pour autant qu’on a déjà fait la révolution, il s’en faut. Ces ouvriers-là ne l’avaient pas faite. Et Berneri se contente de le faire remarquer.

Quant à ses observations, et celles de Luigi Fabbri, sur l’abus des mouvements de grève au cours du Biennio Rosso (les années rouges de 1919-1920), je vous rappelle qu’il s’y place «du point de vue des intérêts de classe et des intérêts révolutionnaires, pour lesquels il convient de recueillir […] les appuis les plus larges et de réduire au minimum l’hostilité à leur égard». Comme toujours, Berneri adopte une vision pragmatique des choses et se limite à relever les effets négatifs des grèves à répétition des «années rouges», des mouvements qui «attisèrent l’indignation momentanée des masses, en intensifiant le mécontentement des classes moyennes et en laissant les ouvriers dans un état marqué par le découragement et la fatigue[5]».

Quelques mots, enfin, pour répondre à une des phrases qui introduisaient à la pièce jointe où figuraient vos cinq questions: «Je pense qu’il aurait fallu une note explicative à ce texte, dire par exemple de quel endroit il observe le mouvement (il parle de la Toscane et d’Emilie), quel rôle y a-t-il joué…» Je suis bien d’accord : j’aurais dû donner quelques précisions de plus sur ce texte, mais il y a déjà tant de notes de bas de page dans ce livre que j’ai eu des scrupules à en ajouter encore. J’aurais certainement dû préciser par exemple, que le texte «Le fascisme, les masses et les chefs» contenait plusieurs allusions aux mouvements de 1919 contre la vie chère, par exemple, ce qui n’apparaît peut-être pas assez clairement à un lecteur français peu familiarisé avec cette période.

Pour répondre très précisément à ces dernières questions: Berneri n’a travaillé de ses mains qu’en exil, sur les chantiers, quand il lui a fallu compléter les maigres revenus de son travail intellectuel (lectures à la BNF pour le compte du professeur Salvemini, articles chichement payés, quand ils l’étaient). Dans les années qui précédèrent son départ pour la France, en 1926, il avait étudié à l’université de Florence puis enseigné trois ans dans des lycées de la région des Marches et d’Italie centrale. En 1919-1920, tout jeune étudiant à l’université de Florence, il pouvait difficilement participer aux grèves ouvrières des régions de Toscane ou d’Émilie. Cependant, vous noterez qu’il dit en avoir été le témoin direct : il en avait profité pour prendre le pouls du mouvement, à la manière d’un journaliste ou d’un sociologue, en s’entretenant avec les ouvriers en grève. Ces observations sur leur état d’esprit auxquelles vous faites allusion sont des témoignages de première main, qu’il a mis à profit dans l’essai «Le fascisme, les masses et les chefs».

Rien n’indique que la situation était très différente dans les autres régions ouvrières du pays. Le journal communiste Ordine Nuovo publia en 1921 le rapport d’un expert militaire adressé au ministère de la Guerre, après une tournée dans le pays en vue d’en mesurer la température révolutionnaire : d’après Salvemini, qui le cite dans ses Lezioni di Harvard (Leçons d’Harvard), l’auteur de cette enquête avait conclu en 1920 à l’impossibilité pour les révolutionnaires italiens de faire quoi que ce soit de sérieux[6] .

Pour en revenir à Berneri, s’il n’était pas issu d’une famille ouvrière, on sait que, au cours des trois ans qu’il passa, de 15 ans à 18 ans, dans le Mouvement des jeunesses socialistes de la région d’Émilie, avant de passer définitivement à l’anarchisme, il fréquenta les jeunes ouvriers qui en étaient membres: il indique quelque part qu’il était le seul parmi les 700 à 800 militants des Jeunesses socialistes de la région à être encore à l’école. Malgré ses origines petites-bourgeoises, Berneri connut très tôt, et de très près, le monde ouvrier et il en adopta les idéaux, socialistes puis anarchistes.

Miguel Chueca

Entretien paru initialement sur le site de l’Université populaire de Toulouse, le 28 octobre 2019.

[1] Camillo Berneri, Contre le fascisme, op. cit., p. 63.

[2] Popolo d’Italia, 14 novembre 1914, cité in G. Salvemini, Le origini del fascismo in Italia, p. 265.

[3] Camillo Berneri, Contre le fascisme, op. cit., p. 124.

[4] Ibid., p. 231.

[5] Contre le fascisme, op. cit., p. 232.

[6] Le origini del fascismo in Italia. Lezioni di Harvard, Feltrinelli, p. 276.

Democratic Terrorization

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Interview conducted and published by Barricata n° 20. Translated from the French by NOT BORED ! 12 October 2009.

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 An interview with Claude Guillon

Q : You will soon publish Democratic Terrorization (Libertalia), which analyzes in detail the French and European legislative arsenals concerning anti-terrorism. Can you develop the thesis of your book and compare the situations in 1986 and today ?

Claude Guillon : The word « thesis » is too solemn ! The purpose of the book is to clarify the nature and history of the so-called « anti-terrorism » laws at the national and European levels. A large part of the public, including the activist milieus, have discovered the existence of and certain details in these texts because of the « Tarnac Affair. » The most common reaction has been to say, « But this isn’t important ! He [Julien Coupat] wasn’t a terrorist, just a guy who was accused — without proof — of having delayed a high-speed train for several hours ! » This is a naive and poorly informed point of view. The texts that were first adopted by the European Union after September 11, 2001, and then, later, by the different States, permit the authorities to describe all crimes as « terrorist », including political or union-based actions that are marginally legal. The so-called « anti-terrorism » laws have broken with common law. In France, during the mid-1980s, they created what is today called common law. The rule is simple: the State decides what merits being described as « terrorist » and repressed as such. It is important to understand the evolution of the last 20 years, because today it isn’t a matter of repealing the anti-terrorist texts, as if they were a kind of excrescence that could simply be cut off. There is a logical ensemble of texts on « terrorism », immigration, and delinquency, especially among youths. I call this logic « terrorization ». In their pretense to control all aspects of life, these texts are often delirious, often piled together without concern for coherence or even « efficiency ». In the case of the « Tarnac Affair », for example, this can give the false impression of being a crude and ridiculous shambles, some kind of « blunder ».

Q : In the last chapter of your book, you mention the many databased files at the disposition of the forces of repression. Besson has abandoned the DNA tests. Will the government retreat, now that is it faced with a post-Tarnac rebellion ? Or will it be a question of a simple economic and strategic retreat ?

Claude Guillon : The appearance of the book comes too soon to confirm this retreat, but I noted that no one wanted to publish the application decrees for the text. … Moreover, at the moment when the tests were [first] introduced in the law, there were a few quite strong critiques in the ranks of the Right. To say this in class terms, a fraction of the bourgeoisie, and not the least Rightist, cried « daredevil », because this proposal unfortunately recalls somber periods, as one says, and no doubt especially because it touches one of the fundamentals of the bourgeois order: the family, parental lines, and thus inheritance.

To respond to your question, I think that this [practice] will be put in play, one day or another, because it is in the logic of the market for « biological security » — one can already buy paternity tests on the Internet — and because there is another logic that ceaselessly produces new regulations. These two logics obviously feed off of each other: when a technical means of control exists, one [must] legalize and commercialize it.

Q : With respect to terrorization, you evoke two « dangerous combined figures » : the youth and the foreigner. What about the worker who makes demands ?

Claude Guillon : The worker in struggle, as well as the political activist, are quite involved, but at the end of the line. Though they are each involved, they do not feel that they are involved, at least not yet. The dangerous figures (the young delinquents and foreigners, who are thought to be delinquents due to the sole fact of their « illegal » presence) have been very closely associated with the figure of the terrorist. This all becomes a caricature in the actions of someone like Sarkozy, back when he was the Minister of the Interior. In 1986, one started to introduce the notion of « subjectivity », that is to say, elasticity, from the point of view of power, into the legal definition. After September 11, 2001, European authorities bluntly drew up a list of acts that could be classified as « terrorist ». One finds in them almost everything, including the activist repertoire: occupations, sabotage, etc. It is « terrorist intentions » that count and, of course, it is the cops and the judges who decide what your intentions are !

Q : Can you tell us how the European Mandate of Arrest, which is still hardly known, functions in this mechanism ?

Claude Guillon : This mandate falls within the logic of repressive harmonization that prevails over a larger and larger geographic space. It presents itself as an exchange of favors between the various « democracies » ; it is a form of legal recognition, in the same way that one speaks of diplomatic recognition. Concretely, the mandate means that any judge in any country in the E.U. can issue an arrest warrant for any national citizen of another country in the E.U. An example : I have participated in a demonstration in Genoa ; I return to Paris, where I live ; an Italian judge, who thinks that I am the one in the hood in a blurry photo, can have me arrested three months later by French cops. French justice, or my lawyer, can only oppose the execution of a warrant in a limited number of cases. The first targets of these European mandates were Basque autonomists. These legal measures, which the French Left encouraged and regularly congratulates itself on, are an important instrument of political repression, but the measure of their importance hasn’t yet been taken.

Q : You have recently published two other books. The first concerns the notion of body critique [corps critique] ; the other is about the Enrages. How do you articulate your reflections ? What is the link between the body, political history and anti-terrorist legislation ?

Claude Guillon : Your question points in the direction of « My life, my work ». I will try to be brief ! First of all, I consider myself to me an anarchist activist. For me, writing is a privileged tool, because it is the one I use the least poorly. In short, this is what they made me believe at school !

From my first publications, I have placed myself within a current of reflection upon the importance of the body in politics, which was an immediate translation of the struggles of the era (the end of the 1960s and the beginning of the 1970s) in favor of freely available abortion and contraceptives, and feminist and homosexual struggles. It was also an immediate antecedent of radical tendencies in psychoanalysis, especially Wilhelm Reich and his German Sexpol, and, further back in time, Fourierist amorous utopias. The efforts of Reich during the 1930s turned upon the articulations between the body, the unconscious and politics, most notably through erotic fleshing out [l’épanouissement érotique]. In the recent book that you mentioned, I tried to give flesh to the notion of « body critique », as one speaks of « mental critique », at the moment when scientists, avant-garde artists and enlightened activists were attempting to put a « supercession » of the body into practice, which is the goal of libertarian utopias.

OK the French Revolution. Along with many others (Kropotkin, Guerin, etc), I hold that it is a matrix that still hasn’t produced all of its effects. Despite a superabundant historical production on the subject, the Revolution is still poorly known and poorly understood. I have chosen to focus on the Enrages, the faction that seems to me to be the most radical and the least studied. One must always remember that many of the most interesting figures among the Enrages were women and that they posed, in actions, a certain number of questions that we are still exploring today. Furthermore, I think that the study of the French Revolution is indispensable for anyone interested in direct democracy.

With respect to these fundamental questions, the analysis of the « anti-terrorist » arsenal can seem anecdotal, although it isn’t without connection to history, because during the period of the Terror, the actions taken against the conspirators were centralized in Paris, just as the anti-terrorist measures of today are. And they are certainly connected to the body, since it is more and more the very locus [le support] of identification and the target of biometric surveillance. We can say that my arrangement with Libertalia has allowed me to re-state the point, but concerning a contemporary question, upon which I started working after the [French] riots of 2005 and the state of emergency, which, as I have said in passing, have not caused many more reactions than the anti-terrorist laws.

Q : To finish: have you any advice to give us ?

Claude Guillon : I can mention the forthcoming republication of E. Armand’s The Sexual Revolution and Amorous Camaraderie by Gaetano Manfredonia (Editions 9782355220104Zones). And, from my own recent reading: the passionate Desorceler, by the anthropologist Jeanne Favret-Saada (L’Olivier), and El Indio, a crude novel, not well written, but praised by Jules Celma, the guy who published the Journal d’un éducastreur through Champ Libre in 1971.

LES FEMMES ET LA SODOMIE — entretien dans “Libération” (2005)

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Je donne ici, chapeau compris, pour celles et ceux qui n’ont pas eu accès au numéro du journal concerné, le texte d’un entretien téléphonique avec Matthieu Écoiffier, publié par Libération, le vendredi 26 août 2005, avant-dernier d’une série estivale intitulée « Cultures du sexe ». Le dossier dans lequel s’insère l’entretien concerne la sodomie hétérosexuelle.

 

Une composante de l’érotisme féminin

 

Claude Guillon, écrivain, a publié Le Siège de l’âme, Éloge de la sodomie (éd. Zulma, réédité en 2005). Il est l’auteur de l’article consacré à ce sujet dans le Dictionnaire de la pornographie à paraître en octobre aux PUF. Se situant toujours entre Eros et Thanatos, il avait coécrit l’ouvrage polémique Suicide, mode d’emploi en 1982.

Libération. Assiste-t-on en 2005 à un regain de la tendance anale chez les hétéros ?

La sodomie est certainement moins honteuse aujourd’hui. Et elle est davantage déclarée dans les enquêtes sur la sexualité. Des sexologues signalent beaucoup de consultations d’hommes qui n’arrivent pas à avoir une érection suffisante pour s’y livrer. Enfin, des enquêtes sociologiques sur la prostitution indiquent une demande masculine de se faire sodomiser par une femme ou un travesti. On en parle aussi beaucoup de façon très banale, dans certaines émissions de radio très écoutées par les ados comme celles du Doc. Et sur les sites Internet, notamment musulmans : il y a actuellement une intense activité de théologie sexuelle chez les musulmans, comparable à celle qui animait autrefois les catholiques.

Libération. Dans le Coran, l’enfer musulman réserve au sodomite la première place…

Toutes les religions condamnent la sodomie. Y compris le bouddhisme malgré sa réputation de grande largesse d’esprit. Toutes les pratiques sexuelles qui ne mènent pas à la conception ont souvent été réunies sous ce terme générique. Aux États-Unis, il a fallu attendre 2003 [et non pas 2001, comme indiqué par erreur] pour que la Cour suprême abolisse les lois qui la pénalisaient encore dans certains États.

Libération. La littérature s’est montrée plus tolérante : « Dis-toi bien mignonne que tu as deux sexes », a écrit Ovide.

Certes. On s’encule énormément dans Sade, mais c’est souvent dans la torture, la douleur, le viol. Chez Pierre Louÿs, on s’y adonne plus gaiement. Plus récemment, c’est le cinéma qui a repris le flambeau : après Le Dernier Tango à Paris dans les années 70, Catherine Breillat en a fait un acte récurrent de ses films. Dans Parfait amour, la sodomie se termine par un meurtre, elle est initiatique dans Ma sœur, onirique dans Anatomie de l’enfer où Rocco Siffredi farde l’anus de sa partenaire avant de la pénétrer ; suggérer la connexion entre différents organes est le propre de l’érotisme.

La couverture d’un roman de science-fiction de Farmer montrait déjà une femme traversée par un tube qui, partant de son anus, ressortait par sa bouche. L’un des paradoxes de la sodomie c’est qu’il n’y a pas de limite anatomique à la pénétration, contrairement au vagin fermé par le col de l’utérus. Être à la fois l’infini et le resserrement est pour beaucoup l’un des charmes de la sodomie…

Libération. Vous-même en avez écrit l’éloge…

Pour moi, le plus intéressant dans la sodomie, au-delà de tel avantage physique ou de la jouissance de la transgression, c’est qu’il s’agit d’une pénétration de la limite entre plaisir et douleur. Pour un duo amoureux, c’est une épreuve érotique : mal menée, elle peut se révéler insupportable. La sodomie peut aussi être l’école de la grâce à condition de faire preuve d’écoute et d’attention. Autre paradoxe, elle demande aux hommes de faire preuve d’une grande « virilité érectile » et de beaucoup de délicatesse.

Libération. Et quid de la sodomie réceptive chez les hommes hétéros ? Aux États-Unis, certains salons proposent même des massages de la prostate.

L’hypothèse nouvelle me paraît être la banalisation de la sodomie, active ou passive, comme composante de l’érotisme féminin. Difficile, dans le ping-pong entre la réalité et ses représentations, d’évaluer son ampleur mais elle est très probable. De plus en plus de femmes s’approprient cette pratique. Cela va avec l’idée d’une inversion des rôles, , que la femme elle aussi peut pénétrer. Et avec la banalisation es vibromasseurs et des gode-ceintures. Bref, cela suit le mouvement d’une autonomie de plus en plus grandes des pratiques sexuelles des femmes, en solo ou avec partenaire. Demandeuses, elles se heurtent parfois à un refus des hommes, lié au tabou de la localisation, à l’excrément, ou à la peur de ne pas savoir faire. Il va falloir qu’ils suivent.

Recueilli par Matthieu Écoiffier

 

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Capture d’écran 2014-11-09 à 10.52.38 Post scriptum.

Je lis dans Libération de ce 22 août 2006 un entretien avec Toni Bentley, auteure américaine d’un livre autobiographique intitulé Ma Reddition (édité par Maren Sell). Cette dame déclare que « l’enculade rétablit l’équilibre entre une femme qui a trop de pouvoir et un homme qui en a trop peu ».

Mémoires d’arrière-train, cette « Reddition » bien nommée est donc surtout un texte d’arrière-garde.