En feuilletant l’album…

…en fait, en rangeant le bureau de mon ordinateur, je tombe sur quelques images d’une belle manif parisienne de soutien aux réfugié·e·s, le 22 novembre 2015.

Était autorisé un simple rassemblement à Bastille. Nous avons réussi à briser l’encerclement gendarmesque et à emmener derrière une banderole une grande partie de la manif (moins les orgas d’extrême-gauche ) jusqu’à République. Escarmouches continuelles, et grande confusion… les gendarmes ont été largement débordés et impuissants.

Le tout sous état d’urgence. Comme quoi, il faut toujours tenter…

Fachos et crétins dans le même bateau…

Les fachos adorent dénoncer le nazisme chez leurs adversaires (la liberté d’avorter comparée à un génocide, par exemple). Le genre d’«équivalence» prétendument mise en tableau ici et qui circule sur les réseaux sociaux, outre son obscénité (où sont les «camps de concentration»?), ne fournit aucun instrument d’analyse et d’appréciation de l’«état d’urgence sanitaire». Ce dernier, par les méthodes de contrôle qu’il permet et perfectionne, s’inscrit dans le développement d’une terrorisation démocratique à l’œuvre depuis quelques décennies. Le virus remplace momentanément le terroriste islamiste pour justifier des mesures autoritaires, dont certaines s’inscriront bientôt dans le droit démocratique. Une réponse de classe peine à se mettre en place, notamment parce qu’elle se heurte aux réactions irresponsables de certains travailleurs de la santé, qui préfèrent abandonner leur poste plutôt que se faire vacciner. A-t-on jamais vu objection de conscience plus radicale exercée pour de plus mauvaises raisons? L’absence de cette réponse de classe laisse le champ libre aux délires complotistes – dont le tableau ci-dessus est un exemple limite – manifestement fascinés par le point de comparaison historique choisi.

PS. Le tableau est signé «Chrétiens anti-vaccins». Les réseaux catholiques d’extrême droite (et anti-avortement) sont très impliqués dans le mouvement antivax.

“Les manifestations contre le passe sanitaire: un non-mouvement ?” ~ par Temps critiques

INTERVENTIONS

 Août 2021 – no 18

Comme pour le mouvement des Gilets jaunes le choix du samedi n’est pas anodin ; il est en rupture avec la tradition syndicale et ouvrière des manifestations sur le temps de travail. Mais ce qui est en jeu cette fois ce n’est pas la « question sociale », mais pas non plus une question sociétale. On est bien obligé de reconnaître dans cette protestation une sorte d’objet non identifié. Partons de cela.

Relevons d’abord la forte diversité géographique et sociologique des manifestants. Des urbains en provenance des grandes villes, des «rurbains» des périphéries et aussi des habitants de petites villes et alentours, comme le montrent les dizaines et dizaines de manifestations dans toute la France. Diversité d’âge, de sexe et de milieu social malgré la tendance des médias à prouver que les manifestations se recrutent plutôt dans les milieux les moins éduqués si ce n’est les plus défavorisés. Cette diversité s’exprime concrètement dans le fait que, parmi les manifestants on ne trouve pas seulement et principalement des non-vaccinés hostiles au vaccin contre le Covid et a fortiori contre les vaccins en général, mais des personnes vaccinées hostiles au passe sanitaire y compris quand, pour des raisons pragmatiques, elles en sont pourvues.

Cette diversité de composantes et de motivations fait que l’opposition frontale au passe sanitaire constitue la seule dimension unitaire de ces manifestants, dont une bonne partie a réagi individuellement vis-à-vis des mesures gouvernementales de gestion de la crise sanitaire et n’a pas de tradition de lutte sociale. À ce propos, on pourrait parler de l’agrégation d’une colère individuelle sans potentialité politique évidente ou immédiate même si l’opposition à Macron la cristallise.

Tandis que la majorité de la population semble avoir renoncé à l’idée de comprendre quelque chose face au cours chaotique de la gestion étatique de la crise sanitaire et ses nombreuses injonctions contradictoires, émergent contre cet abandon des attitudes de refus qui sont passées progressivement d’un mécontentement en privé à l’expression publique d’un refus. Mais les oppositions pas plus que les syndicats ou les associations n’ayant de plan de remplacement, ces manifestations de colère restent très minoritaires. Et ce même à l’aune d’une comparaison avec le nombre de manifestants pendant le mouvement des Gilets jaunes alors que les mesures prises aujourd’hui concernent beaucoup plus de monde et à des niveaux divers. La différence n’est pas ici quantitative. Les Gilets jaunes avaient bien le sentiment de former le « peuple », même si c’était une illusion, quand ils entonnaient le « Tous Gilets jaunes » parce qu’ils se sentaient victimes de la politique des puissants et cette position victimaire originelle, ils l’ont dépassée partiellement dans le mouvement et la communauté de lutte. Nous ne sommes pas dans ce cas de figure avec aujourd’hui des manifestants qui se savent très minoritaires, mais nullement «victimes» si ce n’est d’une politique ressentie comme incohérente et autoritaire. À tort ou à raison, la plupart en déduisent que cette première caractéristique rend illégitime l’application de la seconde.

En effet, le gouvernement s’était fait remarquer par sa première prescription la plus simple en direction des personnes âgées: «N’allez pas chez le médecin, restez chez vous et prenez un Doliprane ; si vos symptômes s’aggravent, consultez votre médecin ou appelez le SAMU». Résultats, peu de monde chez les médecins dans un premier temps et des hospitalisations et soins intensifs à suivre qui auraient, peut être, pu être évités. À ce niveau d’incohérence, on peut comprendre que certains aient pu faire entendre que, peut-être… la chloroquine… Par la suite, ce qui importera pour le pouvoir c’est d’imposer le seul protocole de la vaccination, celui en provenance d’un conseil scientifique et non pas un choix de soins large éventuellement compatibles avec la vaccination qui aurait tenu compte de l’action de soins au quotidien des médecins traitants. L’ARS et la Sécurité sociale les ont en effet rappelés à l’ordre afin qu’ils participent à l’effort d’une vaccination[1] pourtant toujours pas obligatoire.

Jusque-là, il y avait comme un doute d’une partie non négligeable de la population si on en croit les sondages. La défiance vis-à-vis du vaccin ou l’opposition au passe sanitaire ne se manifestait que dans la sphère privée. À l’intérieur des familles d’abord où elle créait des clivages que le premier confinement n’avait pas révélés ; sur les réseaux sociaux ensuite où se développaient les critiques les plus diverses, puisque c’est aussi l’endroit où les gens «se lâchent», jusqu’aux dérives complotistes. Le contrôle de ces réseaux par les États s’avère ici un enjeu d’importance dans la mesure où leurs contenus n’émergent pas véritablement à la sphère publique, mais alimentent une scène underground d’un nouveau type. Ce qui s’y dit échappe souvent à toute procédure de modération et à une censure difficile à mettre en place en dehors des régimes «illibéraux» pour parler dans la novlangue politico-médiatique. Un problème qui couvait depuis bientôt 20 ans, mais laissé dans l’ombre par le caractère apparemment inoffensif, car marginal, des discours qui s’y développaient. Si le mouvement des Gilets jaunes avait déjà montré que les réseaux sociaux pouvaient être à la base d’autre chose que des insultes et des fake news – parce que ce mouvement a peu à peu supplanté le refoulé des discours en se manifestant au grand jour –, la pandémie et son mystère ont gelés, pendant presque deux ans, tout mouvement ou pratique quelle qu’elle soit et ce sont les discours qui se sont donnés libre cours jusqu’à constituer, sur ce sujet, une sorte de contre discours anti-système plus que critique.

Pourtant le pouvoir en place avait enregistré un niveau satisfaisant d’acceptation des mesures de confinement de la part d’une population qui faisait sienne l’idée d’une efficacité des mesures de confinement et les gestes barrières imposés, doublés des mesures sociales de chômage partiel indemnisé à un haut niveau. L’arrivée sur le marché de vaccins censés tout résoudre aurait dû renforcer ce degré de satisfaction. Or, pour ce même pouvoir, la surprise est grande de voir apparaître, certes à la marge mais renforcée par le fait que la pandémie perdure, une opposition, une irritation ou même une révolte contre des mesures contraignantes qui ont perdu de leur pouvoir de convaincre au gré d’une pandémie maintenant jugée interminable.

Ce que le pouvoir a, semble-t-il, mal perçu c’est la différence entre des mesures de confinement inédites et à ce titre exceptionnelles – d’autant plus acceptées qu’elles étaient analogues dans les autres pays européens – et des mesures comme l’obligation du passe sanitaire qui elles, sont référées à des dispositifs qui impactent la vie de tous les jours sans que le rapport à la pandémie soit pour tous évident[2]. De ce constat-là, il est alors facile de passer à l’idée que ces mesures sont liberticides. Comme pour la température, c’est ici le poids du « ressenti » qui importe plus qu’une conscience réflexive de la chose et tout à coup ce poids pèse et il faut que ça sorte. Défiler dans la rue devient alors une façon de rompre avec cette invisibilité cultivée sur les réseaux parce qu’elle est autant désirée que subie. Désirée parce qu’elle donne l’illusion de remédier à l’atomisation/particularisation des individus dans le capital; subie parce que les politiciens et les médias méprisent tout ce qui n’est pas les réseaux de pouvoir en déniant toute qualité d’intervention à des « réseaux sociaux » qui seraient dans l’infra-politique. Mais cette nouvelle visibilité acquise dans la manifestation n’a qu’une force relative, car les nouvelles mesures ne visent plus à ce que les gens se terrent chez eux comme dans le premier confinement ou précédemment quand les violences policières visaient à dissuader les Gilets jaunes de manifester. Le contrôle de l’espace public et professionnel qui se met en place au cours de cette gestion de la crise sanitaire ne vise pas un ennemi concret, incarné et à combattre puisque c’est le virus qui a été déclaré tel, mais l’ensemble d’une population. Il n’empêche qu’il n’y a pas ici de volonté première de la part de l’État d’un traçage des individus comme il peut y avoir en Chine. Ce n’est pas une fin mais un moyen pour obliger à la vaccination dans le cadre de la crise sanitaire.

Le pouvoir essaie de faire sortir de leur retrait passif ou actif les récalcitrants aux mesures actuelles en les « marquant » dès qu’ils se livrent à des activités quotidiennes ou non à l’extérieur de chez eux. Dans le cas de la France – pays dans lequel les manifestations n’ont pas été les plus précoces, mais semblent parmi les plus fournies et les plus fréquentes –, une batterie de mesures à la fois plus contraignantes et plus attentatoires à la législation en vigueur que dans la plupart des autres pays démocratiques «libéraux» est à l’origine de la contestation. Alors que le pouvoir se sent majoritaire, il s’agit que tout le monde marche du même pas, d’où la stigmatisation de ceux qui «ont un niveau d’étude plutôt inférieur à la moyenne» comme le disent par euphémisme sondeurs et sociologues vis-à-vis de ce qui ne serait même plus la plèbe et encore moins une classe ouvrière. Il ne serait pourtant venu à l’idée de personne (politiciens ou journalistes) au moins depuis la Troisième république, de lui reprocher à cette dernière son manque d’instruction quand elle faisait grève ou était prise d’une montée de fièvre ou manifestait son insubordination comme en 1968. On est revenu au temps du mépris de classe… en l’absence de classes au sens historique et marxien du terme.  

Les manifestations actuelles n’ont pas pour base des conditions objectives dégradées engendrant des difficultés à vivre et sur lesquelles une mesure gouvernementale vient se greffer qui fait sauter le bouchon de la cocotte-minute, comme pour les Gilets jaunes. Certes, comme ont essayé de le faire remarquer certains journalistes ou spécialistes de sciences sociales si le virus peut toucher riches et pauvres et maintenant jeunes et vieux, urbains comme ruraux, les conditions de sa réceptivité et de l’accès aux soins ne sont pas les mêmes pour tous[3] ; mais ce n’est pas ce qui ressort de ces manifestations et pour nous ce n’est pas cela qui est remarquable. Ce qui l’est, c’est finalement l’appréciation subjective qui est faite de l’épidémie. Hormis les «extrémistes», d’un côté scientistes[4] à tout crin et certains matérialistes marxistes qui sont tout d’un coup (avec la pandémie) passés de la haine contre les grands laboratoires pharmaceutiques et leurs profits dus à l’exploitation capitaliste de notre « capital-santé », à la révérence devant les progrès de la science (elle serait du même coup devenue neutre) qui ont permis en un temps record une vaccination miracle ; et de l’autre ceux qui ont été dans le déni plus ou moins total, des individus «moyens  qui se sont surtout posé des questions devant les atermoiements et revirements, éventuellement mensonges des politiques et sommités académiques (le masque pas le masque, à l’intérieur pas à l’extérieur puis à l’extérieur, le vaccin c’est la liberté non le vaccin protège mais il faut garder les gestes barrières, le vaccin empêche de… non il n’empêche pas, etc.). Qui n’est pas allé écouter Raoult ou Fouché quand ils ont soutenu, dès l’origine, qu’il fallait avant tout soigner les malades avant de se lasser de leurs affirmations aussi péremptoires que celles des comités scientifiques officiels? Les journalistes faisaient contre-feu en nous parlant d’une « communauté scientifique » qui pourtant n’existe pas. Il n’y avait donc rien à voir, juste à acquiescer. Mais même les soignants – qui ont eu un « comportement approprié » (comme disent ceux qui ont le pouvoir) pendant le premier confinement et la phase la plus intense de lutte contre le virus – se trouvent aujourd’hui montrés du doigt s’ils émettent le moindre doute sur la nécessité de leur propre vaccination et menacés de suspension en cas de refus.

Face à la multiplication des mesures sanitaires et leurs incohérences apparentes[5], il ne faut donc pas s’étonner que les protestations varient parfois au gré des desiderata de chacun selon le contexte (travail, vie quotidienne, loisirs) ou le moment. Elles traduisent surtout une disparité d’appréhension qui va d’une approche complotiste des mesures gouvernementales au rejet de la vaccination jusqu’au refus d’un traçage des personnes par l’État. Toutes ces réactions ne sont pas équivalentes, mais leur point commun, c’est d’être des positions marquées par un isolement par rapport à des Français qui se font vacciner en masse, même si ce n’est pas pour les mêmes raisons[6].

Comme pendant le mouvement des Gilets jaunes, la lutte pour la visibilité semble l’emporter jusqu’à se détacher d’un contenu précis. Ici par exemple même le refus du passe sanitaire (de la part de personnes qui l’ont) manifeste une opposition en soi à Macron et à ce qu’il représente. Le risque c’est que le but ne soit plus que d’élargir cette visibilité et donc de ne pas pouvoir se confronter à la diversité voire à l’incompatibilité des contenus exprimés par les manifestants. En ce sens, ceux-ci s’illusionnent sur leur consensus oppositionnel, en grande partie fictif. Plus fictif, en tout cas pour le moment, que celui des Gilets jaunes dont le mouvement a suivi un processus de transcroissance[7] relative des motivations de départ vers une prise de distance par rapport aux impératifs et normes de la société capitalisée, pour le moment absente ici.

C’est bien cette possibilité que scrute actuellement le gouvernement, même s’il a une bonne marge de manœuvre en s’appuyant sur la réelle division qui oppose les «pro» aux «anti». Mais que cette division existe n’est pas une raison pour prendre pour argent comptant l’argumentaire du pouvoir comme quoi les vaccinés seraient les altruistes et les non-vaccinés les égoïstes. Stigmatiser, culpabiliser, diviser, est une méthode qui a fait ses preuves en politique et même les néophytes macroniens peuvent se l’approprier. Ainsi, les « soignants » (infirmières, ASH et aides-soignantes principalement) qui sont sans aucun doute les plus représentés comme profession dans les manifestations et qui ont fait preuve de leur « altruisme » pendant le premier confinement peuvent-ils contribuer à donner sens commun à ce qui semble partir dans tous les sens. Les syndicats CGT et SUD-Santé quant à eux donnent l’impression de tirer dans la même direction quand ils essaient de faire le lien entre lutte contre vaccination obligatoire et passe sanitaire d’un côté, casse de l’hôpital public de l’autre. Certes quand on connaît la division syndicale et les corporatismes de la profession on n’est pas absolument certain qu’il n’y a pas là-dessous un coup fourré du même type que celui de la prétendue convergence Hospitaliers-Gilets jaunes il y a deux ans. Mais quand même ; alors qu’aucune nouvelle mesure depuis deux ans n’est venue inverser cette tendance à la désagrégation de l’hôpital public en France et de l’hôpital en général dans des pays comme l’Angleterre, l’Espagne et l’Italie, les pouvoirs publics en sont à accuser ceux qui ne répondent pas aux injonctions d’être à l’origine des futurs reports d’opérations graves à l’hôpital. On comprend que des soignants et pas que leurs syndicats, l’aient mauvaises.

Là encore les médias ont tendance à mettre en avant que l’ordre d’acceptation des mesures sanitaires chez le personnel soignant est corrélé au niveau de diplôme. Le pouvoir macronien a quand même une spécificité de ce point de vue là par rapport à ces prédécesseurs gaullistes ou mitterrandiens. Ce n’est pas un gouvernement politique ou même politicien auquel on a affaire ici, mais à une exposition de supposées « têtes » nées quasiment toutes hors sol[8]. Il ne faut donc pas s’étonner que la spontanéité des nouvelles « masses » soit essentiellement dégagiste si ce n’est coupeuse de têtes.

Les médias tirent quand même parfois la sonnette d’alarme. La voix de son maître, le journal Le Monde, s’inquiète dans un récent éditorial de la méthode du gouvernement, car pour les médias mainstream tout est toujours une question de communication. Celle du gouvernement ne serait pas assez pédagogique et il vaudrait mieux faire de la prévention que de la répression, car les décisions autoritaires en matière de santé ne sauraient rencontrer d’obstacles si leur nécessité s’impose à une très grande majorité, parce qu’est reconnue une véritable situation d’urgence. C’est ce qui a fonctionné pendant la gestion pourtant improvisée du premier confinement, mais qui ne peut perdurer car ce qui se prolonge ne peut plus se réfugier derrière l’argumentation autour d’une urgence qui devient toute relative comme nous le montre la une de la presse des 10 et 11 août où il est davantage question d’une « urgence climatique absolue ».

Derrière cette rhétorique qui essaie de trouver la bonne alternance entre pédagogie et autorité, perce la peur d’un nouveau mouvement des Gilets jaunes puisque ceux-ci semblent désormais remplacer Mai-68 comme aune d’évaluation des menaces pour la continuité de l’État. Pourtant, il n’y a pas de nouveau mouvement Gilets jaunes parce que, pour le moment, il ne semble y avoir qu’une protestation immédiate qui peine à faire mouvement. Pour la plupart pas de signe distinctif, quelques pancartes individuelles plus que des banderoles collectives, pas de Gilets jaunes en grand nombre, même si on a parfois l’impression que ces derniers (mais sans leurs gilets) structurent les manifestations contre le pouvoir en général et Macron en particulier. Si ce dernier point était souvent plus implicite qu’explicite, le peuple en fusion qu’ils représentaient est loin de se retrouver dans les manifestations contre le passe sanitaire. En effet, l’idée du «tous Gilets jaunes» est, aujourd’hui en tout cas, encore impensable pour des individus dont la démarche de protestation est fondamentalement individuelle. Elle n’a pas trouvé un relais tel que les ronds-points, à la fois en phase avec le lieu (périphérie) et la revendication d’origine (le prix du carburant, les transports) et la nécessité pour un mouvement de trouver une base de socialisation de la lutte qui soit lieu d’échange, de convivialité et de camaraderie et puisse éventuellement aussi servir de base arrière de résistance et fixation pendant un moment.

Devant ce manque ou ce vide que représente l’absence de collectif (alors qu’il y avait des groupes de Gilets jaunes), les anciens Gilets jaunes deviennent une sorte de socle militant et de mémoire constituant une passerelle pour de nouveaux manifestants qui soutiennent ou disent soutenir à retardement des Gilets jaunes, dont beaucoup étaient eux-mêmes des nouveaux manifestants à l’époque, regrettant parfois de ne pas avoir manifesté contre le projet de loi-travail. L’enchaînement oppositionnel de ces dernières années depuis le mouvements des places et malgré les critiques qui ont pu lui être adressées pour son formalisme, la lutte contre le projet de loi-travail, le mouvement des Gilets jaunes, certaines actions ou initiatives au moment du conflit des retraites, montrent à quel point la manifestation ouvrière et syndicale «de gauche» est devenue un archaïsme ritualisé, à peine secoué par le côté postmoderne d’un cortège de tête lui-même vite ritualisé en deux ou trois ans. Si les manifestations d’aujourd’hui ne font pas mouvement, en elles résonnent un peu de la puissance des luttes de ces dernières années, ne serait-ce que par la reprise de certains slogans ou par le fait d’imposer des manifestations, déclarées ou non dans un contexte d’état d’urgence.

La manière de vivre l’opposition au passe sanitaire est de l’ordre d’un rapport entre soumission et colère, sans continuité autre que celle de la récurrence de la colère, puisque la prédominance actuelle de la forme réseau de l’État tend à supprimer toute médiation et donc toute perspective de négociation qui permettait, dans la phase précédente, de ne pas procéder par à coups, mais par un processus de lutte duquel se dégageait un rapport de forces. Ici, cette colère s’accumule certes, mais elle n’a pas les caractères de « l’expérience prolétarienne » qui objectivait la lutte des classes et l’inscrivait dans des cycles de lutte et donc des continuités et des discontinuités avec des périodes de haute ou basse intensité qui se succédaient dans le temps. Elle n’a pas non plus le caractère de processus du mouvement des Gilets jaunes qui, une fois atteinte puis passée l’incandescence de novembre-décembre 2018, a maintenu un temps les échanges et les liens nés sur les ronds-points et a développé d’autres actions, par exemple de blocage ou de sensibilisation en dehors des samedis de manifestation ; d’autres formes telles les assemblées générales, bref des pratiques qu’on pourrait dire militantes. Tout un ensemble qui dégageait une conscience d’avoir participé plus encore qu’à une lutte collective, à une aventure commune. C’est d’ailleurs, en plus d’un large soutien de la population, ce qui a fait tenir si longtemps les Gilets jaunes contre toutes les attaques (médiatiques et politiques) qu’ils subissaient semaine après semaine.

Là, on a plutôt l’impression d’une disparition de la temporalité dans l’absence d’amorce d’un processus. Les manifestations contre le passe sanitaire, même si elles sont immédiatement contre des mesures prises par l’État et la gestion aléatoire de l’épidémie, ne s’affrontent pas à l’État. Cela explique la différence de traitement des manifestants par les forces de l’ordre. À la tension violente qui régnait dans les manifestations d’hier succède aujourd’hui la confrontation à fleuret moucheté. La situation est paradoxale parce que l’État est encore plus dans l’état d’exception qu’hier, mais ses opposants ne sont pas des ennemis de l’État; ils ne sont simplement pas sur la même longueur d’onde. Dans cette mesure, la répétition des manifestations sans gain notable d’une semaine sur l’autre est pour le moment parfaitement maîtrisée par l’État qui y trouve son compte: les protestataires s’expriment, mais on les donne en contre exemple de «l’attitude appropriée» qui dans la novlangue de la société a déjà replacé l’ancienne « attitude citoyenne». Dans cette mesure et nous l’avons vu précédemment, si nous sommes bien dans une situation d’exception depuis la lutte contre le terrorisme, la mise en place controversée de la loi de « sécurité globale » et enfin l’état d’urgence sanitaire, nous ne sommes pas dans un État d’exception au sens de Carl Schmitt ou de Giorgio Agamben.

Les premières manifestations contre le masque ont été spontanées ou sur la base de contacts sur les réseaux sociaux, mais celles contre le passe sanitaire ont été plus organisées au sens où elles ont été appelées, si ce n’est diligentées, par des fractions politiques comme «Les Patriotes» qui ont compris ne pas avoir affaire à un ou des collectifs coordonnés[9] et il cherche donc à en tirer le bénéfice politique rapidement avant les élections présidentielles en proposant des parcours de manifestation qu’il est à même de déposer officiellement. Par delà la tentative d’infiltration politique d’un groupe politique[10], ce qui a triomphé ici c’est le pragmatisme avec la déclaration des manifestations et l’assurance qu’elles puissent se dérouler sans trop de heurts au nom de la liberté mais dans le respect de l’ordre. La stratégie de manifestation est donc différente de celle des Gilets jaunes qui tenaient à une unité de la lutte autour de l’idée que la manifestation n’est pas un droit acquis comme le pensent les syndicats et les divers tenants de la liberté, mais une sorte de droit naturel à l’insubordination en droite ligne de la constitution de 1793. Il ne se négocie pas. Ce précepte/principe n’empêchait pas qu’au fur et à mesure du déroulé de la lutte des Gilets jaunes, faire preuve de pragmatisme soit exclu, comme dans les manifestations parisiennes où très rapidement dès le printemps 2019 il n’était plus possible de constituer une manifestation «sauvage». C’est ainsi qu’à l’intérieur du mouvement des Gilets jaunes, si l’on met de côté Paris, les discussions sur le fait de déposer ou non faisaient l’objet d’âpres discussions et la tactique sur ce point s’évaluait de semaine en semaine. Là il n’en est rien. Il n’y a pas de lieux occupés, peu de temps de réunion et ce n’est qu’à la marge que des actions ont lieu durant la semaine. Des greffes d’AG sont tentées par des militants de gauche mais déjà au moment des Gilets jaunes on pouvait noter la caducité de la forme-assemblée ; là elles semblent encore plus découplées des manifestations.

Il s’ensuit que plusieurs manifestations peuvent coexister les samedis puisque les Gilets jaunes ayant marqué les esprits, l’habitude de manifester sans déclarer est prise et ouvre une possibilité pour diverses initiatives cherchant à essaimer plutôt qu’à concentrer les forces. C’est la coexistence de tous les mécontentements et révoltes. Ainsi, à Paris, le samedi 21 août on ne dénombrait pas moins de quatre appels à manifestation dans Paris, dont certaines appelées par des Gilets jaunes. Cette combinaison d’individus plus hétéroclites qu’associés s’en trouve incapable de dégager une ligne directrice, le mélange des positions les plus improbables engendrant une unité à minima. C’est cette absence de ligne directrice qui permet aux manifestations de perdurer au-delà des clivages politiques et des positions de chacun.

Cette répétition de la manifestation en soi sur le modèle des samedis des Gilets jaunes semble parachever la fin de toute référence à la lutte des classes que l’on pouvait déjà noter lors du mouvement des Gilets jaunes. Ce fil rouge est bien coupé, même si ce ne sont pas les manifestants qui le coupent. En conséquence, les références aux mouvements prolétariens ne sont pas rejetées, comme cela a pu l’être à l’origine du mouvement des Gilets jaunes, elles sont méconnues pour ne pas dire inconnues, en dehors des quelques militants politiques ou syndicaux qui participent à ces manifestations. L’imaginaire convoqué est moins présent puisque c’est l’immédiatisme du refus qui l’emporte. La référence à la Révolution française affleure encore, mais ce serait plus à celle de 1792 que de 1793 dont il s’agit. Le premier couplet de La Marseillaise est entonné ou le plus souvent un simple drapeau tricolore est agité, mais il ne s’agit plus « d’aller les chercher ».

Si le mouvement des Gilets jaunes, nous l’avons déjà dit, a tenté une transcroissance de ses motivations d’origine, nous sommes aujourd’hui dans une tout autre situation, bien significative de ce qu’est la société capitalisée. Les manifestations ne manifestent aucun après et pire que cela ce sont les pouvoirs en place et surtout les médias qui ont osé poser la question du «monde d’après» parce qu’effectivement l’arrêt du premier confinement strict ouvrait la possibilité de poser autre chose ce qui est même venu à l’esprit de ceux qui gouvernent. Dans les manifestations d’aujourd’hui, qu’on y soit favorable ou pas, il ne s’agit pas de ça, mais seulement, éventuellement, de résister à ce qui pourrait advenir de pire.

Ce que l’on trouve à la place et platement, c’est l’accélération de la virtualisation du monde avec le rôle accru des Gafam via le télétravail, les contrôles par QR code, etc. De la même façon que «le mort saisit le vif» (Marx) dans le monde du travail, avec la prédominance de la technoscience dans le procès du capital, les technologies de l’information ont dans un premier temps suppléé les relations sociales empêchées par les confinements pour ensuite les accompagner comme on peut le constater avec le passe sanitaire actuel.

Temps critiques, le 26 août 2021

[1] – Ils servent encore aujourd’hui à liquider les doses d’AstraZeneca dont, pour de bonnes ou mauvaises raisons personne ne veut.

[2] – Il ne faut pas oublier que tout cela se situe dans un contexte d’état d’urgence initié contre le terrorisme et toujours maintenu ou actualisé et élargi avec le projet de loi sur la «sécurité globale».

[3] – Dans Le Monde du 24-25 juillet, une enquête du géographe de la santé E. Vigneron constate une fracture vaccinale (indépendante du facteur âge) entre d’un côté Ouest et Nord, territoires les moins touchés par la pandémie mais les plus vaccinés, et de l’autre, Sud-Est et Est, plus touchés, mais pourtant les moins vaccinés (constat paradoxal mais sujet à de multiples interprétations) ; mais surtout fracture vaccinale suivant grosso modo la «fracture sociale»: communes les plus aisées et les centres-villes où on trouve le plus de vaccinés et communes les moins aisées des périphéries et banlieues où on en trouve le moins.

[4] – Contrairement à ce que prétend le scientisme qui n’est qu’idéologie, la science ne recherche pas une Vérité absolue, laquelle n’existe pas, tout au plus des vérités partielles et souvent provisoires, qui ne sont qu’autant d’«erreurs rectifiées» (cf. Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, Vrin, 1983, p. 10 et 239). Ce qui est incontestable, ce n’est pas telle ou telle vérité actuelle, fruit d’une démarche scientifique, mais cette démarche elle-même, précisément en mesure de remettre sans cesse en cause ses propres résultats antérieurs. Le moins qu’on puisse dire, c’est que les différents conseils scientifiques ou conseils de défense n’ont pas fait preuve d’une telle démarche en n’exposant finalement que leur propre « expertise » bien limitée d’ailleurs par le cloisonnement des spécialités. Néanmoins, aujourd’hui, dans la société capitalisée, le « scientisme » est loin d’avoir l’influence qu’il avait, bien sûr dans la société bourgeoise, mais aussi pendant les Trente glorieuses. Il est désormais concurrencé par les critiques de la science venant de l’écologisme généralisé, des courants religieux, des courants ésotériques, du naturalisme, etc. D’où la faveur que recueillent des scientifiques dissidents ou des biologistes déviants ou des médecins antivax.

[5] – Pas seulement qu’apparentes puisque le projet de passe sanitaire adopté le 1er juillet par les pays de l’Union européenne, n’est accordé qu’aux citoyens qui ont reçu les quelques vaccins approuvés par l’Agence européenne des médicaments, AstraZeneca, Janssen, Moderna et Pfizer. Et encore, pour le premier, seuls ceux sortis d’usines européennes sont reconnus. Or, huit vaccins sont déjà autorisés par l’OMS et largement diffusés sur la planète. Ces produits demeurent pourtant exclus du passeport. Ainsi, des centaines de millions de personnes qui ont bénéficié d’autres vaccins antiCovid demeurent interdites d’Europe. Alors qu’on oppose aux manifestants anti-passe d’Europe la détresse des Tunisiens sans vaccins et victimes de l’épidémie, aucune mesure sérieuse et d’urgence n’est prise pour une libération des brevets. L’Afrique n’a pour le moment droit qu’au mécanisme Covax qui s’appuie sur la distribution de onze vaccins dont huit ne sont pas reconnus internationalement. Or selon une étude de l’Imperial College London le coût de production d’une dose du vaccin Pfizer serait de 0,60 $ (0,51 €) ; les coûts additionnels de conditionnement, packaging et contrôle qualité en porteraient le prix à 0,88 $ (0,75 €). Cf. https://www.lemonde.fr/les-deco­deurs/article/2021/06/09/covid-19-de-la-recherche-au-flacon-comprendre-le-prix-d-un-vaccin_6083481_4355770.html. Or Pfizer a vendu sa dose de vaccin à l’Union européenne au prix unitaire de 15,5 € avant de décider récemment de son augmentation à 19,5 €. À ce tarif, les Tunisiens ne seraient pas près d’être vaccinés.

[6] – Cet isolement semble d’ailleurs bien partagé puisque souvent ceux qui parlent d’isolement des manifestants, ou des anti-passe en général, du point de vue de leur propre position politique, le font en se drapant dans leur intégrité politique pour masquer le fait qu’ils tiennent le discours du pouvoir en place et de l’État. Pathétique de ce point de vue là apparaît la prise de position de Lorenzo Battisti de la CGT Banque-Assurance dont il vaut la peine de signaler les arguties de fin de texte: «Ces manifestations devraient être axées sur la lutte contre la liberté de licenciement en l’absence d’un passe sanitaire, et non contre le passe sanitaire en soi» avant l’appel habituel à la lutte de classes: «Je demande à chacun de faire attention à sa participation à ces manifestations, car cela pourrait nuire aux futurs mouvements de classe auxquels la CGT doit participer (disponible entre autres sur le site Entre les lignes entre les mots).

[7] – Par transcroissance nous entendons le fait qu’un événement puisse dépasser son caractère spécifique et limité d’origine. Nous pensons l’avoir explicité pour le mouvement des Gilets jaunes. C’est une perspective qui manque aux manifestations d’aujourd’hui. En effet, la lutte contre le passe sanitaire en elle-même ne peut déboucher sur rien (surtout qu’il y a et aura de plus en plus de vaccinés par rapport à la première manifestation du 14 juillet) si elle ne rencontre pas une lutte contre la loi de sécurité globale initiée il y a quelques mois, mais qui elle-même avait eu du mal à faire mouvement en ne regroupant que les organisations militantes et les restes du mouvement des Gilets jaunes.

[8] – Instituts de sondage et médias le reconnaissent à leur façon en signalant comme explication des échecs des représentants LREM dans les élections municipales ou régionales, leur manque d’ancrage.

[9] – Il existe bien quelques collectifs, par exemple en région parisienne: le collectif «Laissons les médecins prescrire» ou «Paris pour la liberté» créé par Sophie Tissier, coordinatrice de Force jaune un groupe parisien se caractérisant, entre autres à l’époque, par sa volonté minoritaire au sein des Gilets jaunes de déclarer les manifestations; «Réaction 19» des avocats Carlo Brusa, Di Vizio ou Virginie Araujo qui ont débouché d’une part sur une action contre les procès verbaux (non-respect des masques et du couvre-feu) et d’autre part une opposition au port du masque dans les écoles, mais ils restent disparates. Notons quand même que Brusa est un ancien de Forza Italia.

[10] – Cet entrisme de Philippot eut d’ailleurs été impossible à l’intérieur du mouvement des Gilets jaunes dans lequel, certes, des éléments d’extrême droite intervinrent, surtout à Paris et à Lyon, mais en tant que fascistes anticapitalistes et non en tant que politicards de droite pratiquant le clientélisme.

Vaccination: notes sur un mouvement [anti]social

Le système capitaliste – prêt à exterminer terre et mer – pour accroître ses profits porte une lourde responsabilité dans l’apparition de nouvelles pandémies (dont l’éventualité ne dépend pourtant d’aucun «complot»). Le gouvernement français – comme tous les autres ! – a rechigné à prendre la mesure de la crise sanitaire ; il a menti (et il ment encore), s’embrouillant à plaisir dans des déclarations et des mesures contradictoires. La récente mise en avant d’un « pass sanitaire » – matériellement inapplicable dans le secteur de la restauration, entre autres – a cristallisé l’exaspération d’un grand nombre de personnes, déjà poussées à bout par une année de confinements/déconfinements, de couvre-feu et autres restrictions de déplacement.

Ajoutons que l’État, engagé depuis longtemps dans la voie d’une «terrorisation démocratique», ne se gênera pas pour conserver tels éléments de «l’état d’urgence sanitaire» à intégrer dans le déjà considérable dispositif de contrôle social (comme il l’a fait après chaque vague d’attentats, par exemple).

C’est peu dire qu’une explosion des colères est légitime, comme elle l’était et s’était incarnée dans le mouvement dit des «Gilets jaunes». Un certain nombre de ces derniers s’est d’ailleurs immédiatement fondu dans l’actuelle protestation, espérant sans doute qu’elle pourrait revivifier, voire amplifier, leur propre mobilisation déclinante.

Ceci n’aura pas lieu, même s’il est possible que dans des localités précises, un bref retour des assemblées de rond-point soit constaté. [Notons au passage que le système des assemblées et des «assemblées d’assemblées» a perduré longtemps après la quasi-disparition des manifs hebdomadaires.]

Si certains «Gilets jaunes» trouvent dans la protestation contre le «pass sanitaire» l’occasion de se retrouver, c’est tant mieux pour eux·elles. Il est extrêmement improbable qu’ils·elles soient rejoint·e·s par davantage qu’une microscopique minorité des manifestant·e·s du samedi «nouvelle manière».

Je doute fort que les dizaines de milliers de personnes qui dénoncent le pass soient disposées à entonner l’hymne des «Gilets jaunes»: «Pour l’honneur des travailleurs, et pour un monde meilleur…». La plus grande partie d’entre elles, même si beaucoup sont des petits-bourgeois en voie de prolétarisation, se moquent pas mal de «l’honneur des travailleurs». Il ne s’agit pas de porter un jugement moral sur leur positionnement social, mais de faire un constat sociologique et politique.

De la même manière, l’analyse des slogans – ceux repris collectivement et ceux affichés individuellement (pancartes, chasubles ou badges) – est éclairante. Le slogan le plus communément scandé tient en un mot «Liberté!» Je crois que certains libertaires s’y sont laissés prendre. Il n’y a pourtant là aucune commune mesure avec l’ancien «Anarchie Liberté!», qui contrariait tant les bureaucrates gauchistes. Scandé seul, le mot «Liberté» est une coquille vide, dans laquelle viennent se lover à l’aise aussi bien des gens de droite, des militants néo-nazis et des électeurs de gauche. Souvenez-vous des manifestations de soutien à l’ école libre» (Tiens!): ses protagonistes prétendaient incarner la liberté face à un gouvernement « socialo-communiste » porteur de valeurs moscoutaires… Aujourd’hui, croyez-vous que les milliers de personnes dont ce sont les premières manifestations de rue s’intéressent vraiment à la  liberté de circuler»? Ils ne pensent qu’à la leur, et se moquent que l’on externalise les frontières – et les camps d’internement – le plus loin possible de l’Europe. Ces gens ne sont pas méchants! Simplement, leur rapport à la collectivité se limite à la déclaration d’impôt et aux élections. Le reste du temps, ils consomment de l’intoxication télévisée, et – pour celles et ceux qui préfèrent les versions customisées – des «réseaux sociaux».

La «liberté» qui sort de leurs bouches n’a rien à voir avec celle qui guide le peuple: c’est la liberté de l’interphone, de la voiture individuelle, et du smartphone.

Ce que demande ce mouvement – à supposer qu’il s’agisse d’un «mouvement» et qu’il «demande» quoi que ce soit – c’est le moins d’État possible dans le maximum de providence possible. Par là il est inspiré, sans le savoir, par les libertariens américains ; néanmoins son libertarianisme est sévèrement reconfiguré par les habitudes prises durant 85 ans de sécurité sociale !

Ce qui demeure du vieux fond anarcho-syndicaliste (dénaturé) dans ces mouvements d’opinion, c’est l’insatisfaction érigé en principe. Ce sont, autrement dit, des mouvements consuméristes. Si les vaccins tardent à être conçus, le gouvernement est un ramas d’incapables et les laboratoires pharmaceutiques des sangsues du peuple. Si les vaccins sont produits dans un temps record, le gouvernement est un ramas d’incapables, et les labos des apprentis sorciers. La même personne qui ignore que les premiers travaux sur l’ARN messager datent du début des années 1960, et refuse d’être le «cobaye» du vaccin contre le Covid, menacera de mort le cancérologue qui prétend lui interdire d’entrer dans le protocole d’un nouveau médicament…

À la décharge (signez ici) du consommateur de santé publique (vieux style), il faut reconnaître que la vaccination pose de manière paradoxale et quasi inextricable le problème de l’intersection/contradiction entre le bénéfice individuel et le bénéfice collectif. En réalité, le vaccin n’est pas fait pour vous (individu), mais pour nous (collectivité). Tel «accident» vaccinal (et la crainte qu’il suscite) n’affecte aucunement l’intérêt, voire la nécessité, d’une vaccination générale.

La question qui se pose aujourd’hui n’est en aucune façon de savoir si je souhaite ou si vous (individus) souhaitez vous faire vacciner; si vous éprouvez des réticences ; si votre système de croyance (religieux ou antiscientifique) vous «interdit» de le faire. La seule question est de savoir si la collectivité peut s’en passer. Ou, pour ne pas reculer devant les nuances: si des motifs sérieux et rationnels permettent d’envisager une autre stratégie de protection de la population mondiale (on ne peut pas à la fois aller passer ses vacances aux Maldives et nier que la situation sanitaire aux Maldives nous concerne).

La réponse à cette question – aujourd’hui – qu’on la formule brutalement ou avec toutes les circonlocutions imaginables est: Non.

À partir de là, on peut râler, signer des pétitions, attendre le dernier moment – comme pour remplir sa déclaration d’impôt – mais il faudra bien se faire vacciner. Et non, votre opinion individuelle ne «compte pas». Non pas parce le gouvernement est autoritaire (il l’est!) et oublie (il s’en moque!) qu’il est censé être à votre service (collectivité), mais parce que la santé publique s’évalue sur les grands nombres, lesquels sont extrêmement peu accueillants pour les particularités individuelles (ils les absorbent).

Que le gouvernement attelé à cette tâche soit du genre de ceux qui, depuis des décennies, ont entrepris d’éradiquer la notion même de «santé publique», ont mis des comptables à la direction des hôpitaux et fermé des centaines de lits jugés peu rentables ne modifie absolument rien, ni à la question ni à la réponse.

J’entends bien celles et ceux qui s’affirment à la fois vaccinné·e·s (ou sur le point de l’être) et hostiles à l’obligation vaccinale. Prenons un autre exemple. Diriez-vous: «Je suis entièrement d’accord pour dire que conduire fin saoul au-dessus de la vitesse maximale autorisée est un comportement criminel, mais je ne suis pas d’accord pour que ce comportement soit interdit?» Non, bien sûr.

L’habitude prise, dans les milieux autonomes, ultragauches et dans une (un peu) moindre mesure libertaires, de parasiter les «mouvements sociaux» pour tenter de les radicaliser ou d’y rencontrer de nouveaux et nouvelles complices est à l’origine d’une illusion d’optique. Ce genre de militant·e (même s’il/elle récuse le terme) a fini par penser que tout mouvement social est bon à prendre, qu’il exprime (au moins) une révolte contre l’ordre social et que l’on se doit d’y être «présent·e» pour y assurer une espèce de «permanence de la radicalité». Cet entrisme parasitaire s’exerce là où il est matériellement possible, c’est-à-dire dans les manifestations de rue. Plus elles rassemblent de monde et plus ce monde est divers, et plus l’entrisme est viable (les manifestations paysannes, par exemple, y demeurent assez peu perméables).

Illusion d’optique, disais-je : n’importe quel «mouvement» ne peut pas se transformer en n’importe quoi. L’actuelle protestation peut certes déboucher sur des manifestations violentes – violemment réprimées, surtout – mais on ne voit pas sur quoi d’autre. Parce qu’elle n’est porteuse de rien de positif. Elle est un refus, de surcroît autolimité. Et paradoxalement d’autant plus vivement exprimé qu’il se sait d’avance vaincu.

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J’ai déjà évoqué la vacuité des slogans scandés. Il est temps d’aborder l’infinie variété des références au nazisme. Certes, je comprends la critique morale qui en a été faite. Cependant, de mon point de vue de militant révolutionnaire, cet aspect est secondaire. Ce qui est important c’est que ces références attestent de l’absence de références positives (l’arbre qui cache le désert). On comprendra mieux en comparant ces niaiseries avec les fréquentes références, positives celles-là, à la Révolution française dans le mouvement des «Gilets jaunes». Les deux catégories de manifestant·e·s sont également dépourvues de culture ouvrière et de références historiques. Mais les uns remettent 1789 à l’ordre du jour, tandis que les autres brandissent en épouvantails Hitler, Auschwitz et l’étoile jaune imposée aux juifs.

Autrement dit, ce qui me frappe ça n’est pas le caractère exagéré (indéniable) ou «trop fort» de ces amalgames, mais leur faiblesse politique et intellectuelle. C’est, en l’état, un mouvement inintelligent, au sens propre. C’est-à-dire porteur d’aucune intelligence collective de la situation.

Ajoutons que cette faiblesse produit des paradoxes cocasses. Représenter Emmanuel Macron en Adolf Hitler, c’est bien se conformer au principe de propagande «Plus c’est gros, mieux ça passe»… appliqué par un certain Goebbels. Ajoutons que les manifestations accueillent (sans même le savoir) comme participants à part entière des groupuscules néonazis.

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Ce dernier point sert d’ailleurs de justificatif à des militant·e·s antifascistes pour participer aux manifestations. «N’abandonnons pas ce mouvement aux fascistes», disent-ils. Cette attitude me paraît relever d’une grande confusion. Qu’il s’agisse d’une occasion de trouver réunis des gens que l’on a envie de taper, c’est dérisoire, mais pourquoi pas ? Je comprendrais aussi que des militant·e·s tentent un effort pédagogique en allant distribuer des tracts (encore faudrait-il formuler une critique à la fois pertinente et audible – je mets à disposition en bas de page un tract de camarades de Caen, pour lesquels j’ai du respect et de l’amitié, et qui me semble exprimer parfaitement les limites et les contradictions de cette démarche). Mais se considérer et se comporter comme protagonistes d’un tel mouvement de protestation me paraît voué à l’échec et producteur de confusion.

Il existe des manifestations, même massives, même « réprimées » par la police, qui peuvent fournir l’occasion de repeindre sa cuisine ou de faire une balade en forêt… comme n’importe quelle élection.

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Je partage d’ailleurs le point de vue exprimé sur Twitter par le militant anarchiste Guillaume Davranche : un révolutionnaire doit considérer un problème de société au moins en partie comme s’il devait, dans un avenir plus ou moins proche, être appelé à contribuer à sa résolution. Un grand nombre de questions sont posées de manière biaisée dans la démocratie représentative, système de gestion modérée du système capitaliste et il ne s’agit pas (même si c’est un piège dans lequel il est facile de tomber) de se prendre pour le ministre de la Santé ou des Affaires étrangères. Mais les pandémies ne prendront pas fin avec le système capitaliste et il importe – à titre de gymnastique intellectuelle, et pour être en mesure de discuter des alternatives à l’état de choses présent – de nous demander ce que nous ferions, non pas « parvenu·e·s aux affaires » (ça n’est pas notre objectif), mais parvenu·e·s à un rapport de force différent, dans le prolongement d’une révolution sociale. On peut évidemment considérer que cette perspective est radicalement utopique et ne mérite donc pas d’être envisagée. Qui adopte ce point de vue se condamne – et contribue à condamner les autres – à demeurer un consommateur aussi insatisfait qu’impuissant. Si, au contraire, on veut bien considérer les occurrences passées et à venir d’une gestion collective de la vie sociale, force est de constater que la question de la vaccination s’est déjà posée, comme en témoigne l’affiche reproduite ci-après. On notera que la Commune a choisi l’incitation et non la contrainte. À celles et ceux qui ricaneront, triomphant·e·s, on fera observer que s’ils·elles s’étaient tous et toutes fait vacciner sans attendre petits cadeaux ou gros yeux, la question ne se poserait pas…

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Enfin, je pense qu’un aspect particulier de la protestation en cours mérite d’être mis en lumière : je veux parler des références au viol relevées (voir photo ci-dessous). Je ne pense pas que l’on puisse se contenter de les joindre, pour les écarter, aux facilités polémiques des références nazies. Le fait que l’injection, et son produit, renvoient dans l’imaginaire (de certaines) à une pénétration forcée tient évidemment à la voie intramusculaire de l’injection vaccinale (la seringue est dans l’argot un des innombrables équivalents modernes du pénis). Elle est sans doute en partie reliée à la peur des piqures (que je serai le dernier à moquer !). Elle manifeste aussi et surtout une angoisse véritable devant l’intrusion – corporelle, en l’espèce – de ce que le Dr Toulouse a nommé – bien avant Michel Foucault – la «biopolitique[1]». C’est une dimension du problème à laquelle personne n’échappera dans les années à venir, même si – ce que je souhaite – nous parvenons à mettre bas le système odieux, incohérent et mortifère dans lequel nous sommes contraint·e·s pour l’heure de sur-vivre.

PS. Je m’aperçois que j’ai omis de mentionner un argument mis en avant par celles et ceux qui encouragent la protestation actuelle: elle est partagée par un certain nombre de soignant·e·s. C’est en effet un trait paradoxal qui mérite quelques mots. Que des gens qui sont en première ligne quant au risque de contagion et dont le métier est de soigner se refusent à endosser une mesure sanitaire dans la situation présente, je ne peux me l’expliquer que par un sentiment violent d’humiliation, justifié par la condition qui leur est faite, le mépris réel dans lequel ils et elles sont tenu·e·s, derrière les déclarations larmoyantes et les démonstrations de balcon. Pour surmonter ce sentiment d’humiliation, seule une pose de défi permettrait d’afficher la fierté dernière de celles et ceux qui ne peuvent se croiser les bras, sous peine d’endosser la responsabilité de centaines de décès. Au moins, cela, on ne nous l’imposera pas! Quelle dérision. Les personnes prostituées, elles, ne renoncent au préservatif que sous la pression contraignante des clients.

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[1] Voir Je chante le corps critique, chap. 6, «Corps utopique – corps obsolète».

«Ça pass’ et ça casse!», tract libertaire de Caen.

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