“Flonflons” ~ de Gérard Lambert-Ullmann

Éditée au Temps qu’il fait, cette histoire, pleine de chansons et de joyeuses agapes, de livres et d’espoirs de justice sociale, débordante d’amour et d’amitié, est comme le rêve d’une vie bonne, vécue entre égaux généreux. Elle est l’utopie douce-amère d’une fraternité libertaire — peut-être pas si irréaliste ou naïve qu’il y paraît.

Il y a dans l’air une lumière de petit baiser. C’est l’époque où le soleil caresse le vert sans le brûler. Guillemette a ouvert grand la fenêtre de la «salle à manger» où elle ne va plus qu’une ou deux fois par an, pour aérer. Malgré le printemps et ses oiseaux bavards dont les laïus se glissent par la fenêtre, cette pièce est bien vide maintenant. Elle semble trop grande, elle qui, autrefois, paraissait toujours trop petite quand la famille et les amis s’y pressaient autour du gigot ou de la dinde. Tout avait changé l’hiver où le grand chêne était tombé, écrasé de neige. Le ciel s’était creusé d’un seul coup pour Guillemette. Quelques jours auparavant, son mari était mort, lui, le costaud inusable, qui à 80 ans passés, après une vie d’usine et de combats syndicaux, faisait encore ses trente kilomètres à vélo tous les jours, sous le cagnard ou sous la pluie, en short, mais pas les trucs fluos de ceux qui jouent au tour de France : le bon vieux short kaki du retraité de l’armée des Indes auvergnates. Papy les belles cuisses, on l’appelait. Il avait des muscles comme le penseur de Rodin, bronzé comme un pain d’épices. Mort connement, écrasé par un camion poubelle. Une fin qui l’aurait bien fait marrer s’il avait su. Guillemette le devinait, l’entendait : «Tu crois qu’il y a des morts intelligentes ?» Mais le rire était cassé.


Guillemette avait eu du mal attendre la fin des frimas. Pourtant, dès les premiers bourgeons, elle avait décidé de se remettre au jardin. Ne pas se laisser abattre. Guillemette reste une battante. Mais, à chaque fois qu’elle pénètre dans cette pièce, elle s’y trouve sonnée par les souvenirs. Les portraits de famille ont été détachés des lambris couvrant les murs, y laissant des rectangles plus clairs qui en soulignent l’absence. Mais cette «frisette», comme on disait hier, semble avoir gardé l’écho des ripailles d’antan, des rires et des chants, comme une conque marine fait entendre les vagues aux oreilles étonnées.


Mais voilà que ce bourdonnement lointain est rattrapé, supplanté, par un chant plus ferme. Par la fenêtre ouverte entre un air que Guillemette connaît bien. Un air qui la ramène loin en arrière, vers sa jeunesse ardente, quand elle avait «des matins pleins les poches», comme le dit si bien la poétesse Annie Le Brun. L’air sur lequel son défunt mari et elle s’étaient rencontrés du temps où les barricades fermaient la rue mais ouvraient la voie. Un air de lutte qu’ils avaient ensuite si souvent goualé ensemble : «La vie s’écoule, la vie s’enfuit.»


L’accordéon tâtonne, s’arrêtant pour reprendre, serrer la mélodie au plus près. Elle va l’aider. Elle soulève le capot du vieux piano, sûrement désaccordé mais tant pis; fait sonner les notes, clairement, fortement, sans aucune hésitation.
Dehors, l’accordéon marque un temps de surprise puis se met au diapason. Ils se trouvent, s’enhardissent, pour finir dans un crescendo radieux. Guillemette entend un grand rire. Par-dessus la haie de son jardin, elle voit une tête aux boucles très brunes et peu domptées. Un regard vif et chaud. Gilles vient de déménager. Il a quitté un appartement assez triste pour cette maisonnette fleurie voisine de celle de Guillemette, baptisée il y a longtemps Ker Matou (elle avait été tentée de la baptiser Ker Ozène après une marée noire, mais avait reculé devant la mauvaise plaisanterie qui risquerait de lui peser assez vite). Ker Matou était un hommage aux greffiers qu’elle cajolait volontiers. Une pancarte à l’entrée du chemin appelait d’ailleurs les maladroits à la vigilance : «Attention, chats gentils.»


L’ouvrage est (très) recommandé à celles et ceux qui aiment les films de Prévert et Carné, l’accordéon bien sûr, et l’amour aussi.

Il est truffé (comme le disent les libraires d’ancien des ouvrages où l’on a rangé photos et lettres) de références musicales, politiques et littéraires, que documente une annexe utile.

Déconseillé aux végans.

Gérard Lambert-Ullmann, né en 1949 au pied des fortifs dans la zone de ce qui deviendra le «neuf-trois». Parigot jusqu’à la quarantaine, devenu Breton par enchantement, «voyageur» à la Stevenson (mais moins loin). Puis Docteur ès truelle et marteau, cuistot gourmand, grand bâfreur d’écrits, commis-voyageur pour éditeurs, avant de devenir plus longtemps libraire (artisan-passeur de littérature à Saint-Nazaire pendant près de vingt ans. Peu après la cessation de sa librairie, il a publié un bref récit des joies et désillusions du métier : Dernier chapitre (Joca seria, 2014).

L’amour cas de n’assez

Naguère, les amant·e·s gravaient leurs prénoms – ou au moins leurs initiales – de préférence sur un arbre, faute de mieux dans le plâtre d’un mur, toujours dans un cœur grossièrement tracé. Cet affichage valait, pour gueux et gueuses, gars et garces, publication des bans.

Pensons au beau texte d’André Hardellet (par ailleurs auteur du torride Lourdes, lentes) mis en musique par Guy Béart : Bal chez Temporel

Si tu reviens jamais danser chez Temporel
Un jour ou l’autre
Pense à ceux qui tous ont laissé leurs noms gravés
Auprès du nôtre

D’une rencontre au bord de l’eau
Ne restent que quatre initiales
Et deux cœurs taillés au couteau
Dans le bois des tables bancales

La manière de serment que les amoureux et les amoureuses prêtaient – n’était-ce pas à l’arbre plutôt qu’à l’autre ? – s’effaçait peu à peu sous les assauts de la pluie et le bourgeonnement de l’écorce.

Je ne sais ni où ni de quelle cervelle a jailli l’idée sotte et grenue de remplacer l’entaille par la serrure… Quel sens peut bien avoir la symbolisation de l’amour en un objet fait pour clore et interdire ? Pour signifier l’appropriation !…

Le mot cadenas vient de l’ancien provençal cadenat (chaîne), lui-même issu du latin catena, de même sens. Il n’a guère donné qu’une locution figurée : « Mettre un cadenas aux lèvres de quelqu’un », l’empêcher de parler (1779). De la même origine, le mot cadène ou cadenne qui désigne aussi bien la chaîne de cou que celle des forçats, et au pluriel des menottes. Sale famille décidément ! Ce serait donc ça. Je suis à toi, tu es moi, nous sommes l’un à l’autre. Et pour plus de sûreté (prudence ta mère !) on exhibe une version miniature de la ceinture de chasteté (les lèvres du bas). Progrès tout de même : on nous la met sous le nez plutôt qu’entre les cuisses des filles.

…Et l’on jette la clef dans le fleuve (ou bien l’un et l’autre en conservent-ils un exemplaire ?). Enfin ça c’était le bon temps (récent), où des milliers de cadenas venaient alourdir de leurs tonnes de ferraille les rambardes de quelques ponts sur la Seine. Trop lourd l’amour ! On a déposé les rambardes et avec elles tant de cadenas du monde entier (pour le maniaque des collections que je suis, un spectacle magnifique : variété des formes, des couleurs, des provenances…). Sans grande conviction, les canedassiers et cadenassières se rabattent sur d’autres lieux, sans fleuve (mais sur le Vieux Port à Marseille ; encore faut-il un mobilier urbain apte à recevoir l’anse ou l’arceau [l’anneau ?] du cadenas). Les abords du Sacré-Cœur notamment. C’est là que j’ai photographié ce (modeste) cadenas, qui présente la particularité rarissime (à ma connaissance) d’être accompagné d’une étiquette, beaucoup plus périssable que le cadenas lui-même. Cette étiquette, du type que l’on accrochait aux colis ou aux objets remisés, porte l’inscription suivante :

J’connais les risques de l’amour…

Un petit malin celui-là, à qui on ne la fait pas… Ou une maline ? Non, cette frime sonne masculine.

Les « risques de l’amour ». La trahison, suppose-t-on, plutôt que les maladies vénériennes. Contre laquelle un objet de serment en laiton (ou d’un métal plus vulgaire) saurait garantir les propriétaires… Admettons qu’il s’agit de conjurer le (mauvais) sort par une espèce de magie blanche. La fermeture du cadenas aurait la même valeur que la formule « cric-crac » par laquelle les enfants signifient qu’ils se sont enfermés dans un abri aussi inexpugnable qu’invisible. C’est donc un jeu, mais dans ce jeu-ci les mots créent du réel : deux syllabes, une maison (ou un château, ou une grotte). Dans le jeu des amoureux cadenassiers, quelques grammes de métal, un objet sans marques distinctives (peut-être certains sont-ils gravés ; je n’en ai pas vus) qui va rouiller lentement. Serait-ce là sa fonction ? Attirer et porter la rouille qui guette le désir, dont les chairs amoureuses seraient en quelque sorte dispensées… Un paratonnerre paradoxal, qui autoriserait le coup de foudre permanent…

De ce mystère – et cela seul le rapproche de l’amour, j’en ai bien peur – je renonce à chercher la clef.

“Fille à pédés” ~ par Lola Miesseroff

J’avais prévenu Lola Miesseroff qu’elle ne s’en tiendrait pas au Voyage en outre-gauche, publié chez le même éditeur. Je suis heureux d’avoir eu raison (comme si souvent, soit dit en passant) puisque nous avons l’occasion de découvrir dans ce nouveau livre sa jeunesse de «fille à pédés». On sent qu’elle a pris plaisir à l’écriture, et ce plaisir est communicatif. Depuis la fin des années 60, Mai 68 et le FHAR, jusqu’aux sombres années du Sida, Lola entraîne ses lectrices et lecteurs dans une joyeuse virée libertaire et pansexuelle. Les stratégies identitaires voient leurs origines dévoilées (hi! hi!) et leur étroitesse (de cul et d’esprit) rudoyée. On s’amuse et c’est pour la bonne cause: celle de la liberté.

Hormis la condamnation de principe de la non-mixité – pas mieux venue dans la bouche d’une femme que d’un homme – je n’ai qu’un regret, tout personnel: l’adoption sans combat du fort laid nouveau mot désignant l’amour libre, le «polyamour». Quelque part entre la polyarthrite rhumatoïde de la hanche et un rénovateur de peinture automobile…

Statut de l’ouvrage: Offert par l’autrice.

Handicap et éros technicien

Peut-être cet «habit de plaisir» (je déforme poétiquement son appellation) pourra-t-il rendre service à certaines personnes handicapées et c’est tant mieux, mais quelle triste adaptation technique des utopies érotiques!

Notons, même si les concepteurs n’y sont pour rien, que cette machinerie sophistiquée n’amoindrit nullement le contrôle des proches ou des soignants, seuls à décider combien de fois (par jour? par semaine? par mois?) il est raisonnable d’en user…

Nul doute que des valides souhaiteront étendre le champ de leurs expériences sensorielles grâce à son usage. On voudra bien prendre au pied de la lettre l’expression suivante: Grand bien leur fasse!

“Il fait chaud, on peut pas s’fâcher”!

 

Chanté par les Frères Jacques, ce texte charmant de Jacques Grello (sur une musique de Guy Béart) …hymne discret à l’amour libre.

Rafraîchissant!

 IL FAIT BEAU

Quand le soleil s’est levé là-bas derrière Pantin
Ça n’a été qu’un cri dans le petit matin
« Il fait beau »
Les oiseaux de Paris filochant ventre à ciel
Aux quatre coins d’la ville ont porté la nouvelle
« Il fait beau »
De la Muette à Pigalle, on se l’est répété
Une bonne nouvelle ça vaut l’coup d’en parler
« Il fait beau, il fait beau »
Et tout Paris bientôt fredonne obstinément
Ce refrain de trois mots monotone et charmant
« Il fait beau », tout l’monde est content

Puis le soleil joyeux montant un peu plus haut
En fin de matinée y a quèqu’ chose de nouveau
Il fait chaud
Ça s’aggrave d’heure en heure, bientôt nous étoufferons
On a un p’tit peu d’air quand y passe un avion
Il fait chaud
Les femmes sont adorables, comment peuvent-elles ranger
Dans si peu de tissu tant de choses à toucher ?
Il fait chaud, il fait chaud
Partout dans les bistrots on prépare les grands verres
On a beau être content, on s’fait monter de la bière
Il fait chaud, faut jamais s’en faire

Délaissant avant l’heure son torride bureau
L’ami Gaston chez lui est rentré bien trop tôt
Il fait chaud
Il a trouvé sa femme seule avec un monsieur
A part le drap du d’ssus, ils n’avaient rien sur eux
Il fait chaud
Gaston restait sans voix, sa femme ne disait rien
Alors l’autre type a dit « Y a qu’ comme ça qu’on est bien »
Il fait chaud, il fait chaud
« Vous croyez ? » dit Gaston, « Je peux vous l’affirmer »
Gaston s’est dévêtu et tout s’est arrangé
Il fait chaud, on peut pas s’fâcher

Puis enfin c’est le soir, assis d’vant leur maison
Les concierges déclarent avec satisfaction
« Il fait bon »
Dans le ciel assombri, les hirondelles font,
En poussant des p’tits cris, une partie d’saute-moucherons
Il fait bon
Puis le soleil pressé disparaît vers Saint-Cloud
‘L a l’tour du monde à faire, faut qu’il en mette un coup
Il fait doux, il fait doux
Il a pas d’ temps à perdre s’il veut être rev’nu d’main
On compte sur lui d’ bonne heure, là-bas derrière Pantin
Il f’ra beau, il f’ra beau

Il f’ra beau
Ca nous plaira bien

 

“Archaos ou le jardin étincelant” de Christiane Rochefort ~ Lecture musicale le 6 avril

On parle trop rarement de Christiane Rochefort (même si ses livres sont pour la plupart disponibles). C’est sans doute que sa liberté de ton, de vie et de plume est encore plus scandaleuse aujourd’hui que de son vivant. 

Archaos est un livre réjouissant et instructif, une espèce de remake féministe et libertaire des Aventures du Roi Pausole de Pierre Louÿs. Marguerite nous réserve une bonne surprise avec cette lecture musicale (réservation obligatoire).

Cet interlude* vous est offert par ……… [Inscrivez votre prénom, puis passez à vos voisin·e·s]

LUXURE, CALME & VOLUPTÉ.

 

LUXURE. Le luxe du corps, et non le «péché de la chair», qui n’existe pas (au contraire de la chair de la pêche).

CALME. Moment suspendu qui précède le jaillissement.

[On remarque que les deux protagonistes se sont installées sur un ponton. Au pire – ou au mieux! – le niveau du lac s’élèvera.]

VOLUPTÉ. Plaisir pris, offert, et rendu avec intérêt.

«V. Délectation», ajoute le Petit Robert, qui cite: «J’écoute avec volupté ces notes perlées» (Lautréamont).


* INTERLUDE.

Jeu qui en suit, et en précède d’autres. Jeu parmi les jeux. [Version paradoxale: «Jeu comme unique».]

Autant le prélude contient et annonce la fin (de l’intromission, par éjaculation), autant l’interlude indique la continuité, la constance, et l’enchaînement des plaisirs (clitoridiens, notamment).