GEORGE W. BUSH ET LE PARADOXE DU MENTEUR (2003)

Cet article a été publié dans Le Monde libertaire du 9 au 15 octobre 2003

Capture d’écran 2014-11-09 à 10.52.38

 

On connaît le paradoxe du menteur, qui proclame : « Je mens ! » Or, s’il ment en affirmant mentir, c’est donc qu’il dit la vérité… C’est donc bien un menteur ! La Maison Blanche s’est fourvoyée, après le 11 septembre, dans une impasse logique de même nature en croyant pouvoir s’affranchir des convenances démocratiques sur la vérité due aux populations. On se souvient que Bush annonçait « une longue campagne sans précédent. […] Des frappes spectaculaires, diffusées à la télévision, et des opérations secrètes, secrètes jusque dans leur succès. […] Nous consacrerons [à la lutte] toutes les ressources à notre disposition, […] tous les outils du renseignement, […] et toute arme nécessaire de guerre[1]. » Cela signifiait en clair : « Nous vous informons qu’à partir d’aujourd’hui les nécessités de la lutte antiterroriste justifient que c’est nous qui déciderons en secret du contenu de la vérité. » L’état de guerre permanent justifiait l’état d’exception permanent.

J’avais, dans ces colonnes, estimé que le pari de l’administration Bush était risqué, et déjà en partie perdu, du fait de l’opposition se manifestant aux États-Unis[2]. Ces derniers mois, le début d’enlisement des troupes US en Irak, son coût humain et financier ont provoqué un retour critique sur les justifications de la guerre et fragilisé encore la position de la Maison Blanche et du Pentagone. Ils ont été amenés à reconnaître certains mensonges, se sont trouvés incapables d’en expliquer d’autres, voire même acculés à annuler certains projets. Au-delà de l’anecdote, ces maladresses et ces abandons éclairent les liens entre démocratie capitaliste, vérité et économie. Lire la suite

Permanente et tournante, c’est la nouvelle guerre mondiale ! (2003)

Texte publié en deux articles dans Le Monde libertaire (n° 1307, 13 au 19 février 2003 et n° 1308, 20 au 26 février 2003). Le premier reprenait le texte d’un exposé introduisant une réunion publique organisée par le groupe d’Ivry-sur-Seine de la Fédération anarchiste, le 4 février 2003.

Capture d’écran 2014-11-09 à 10.52.38

La guerre menée depuis dix ans en Irak par la coalition anglo-américaine va sans doute prendre dans les semaines qui viennent une ampleur nouvelle. Un cycle nouveau de conflits a commencé avec la première guerre dite « du Golfe », pour se poursuivre au Kosovo et en Afghanistan. Mode de régulation traditionnel des crises, la guerre connaît un emploi différent dans le système capitaliste moderne, non plus moment exceptionnel d’exacerbation de la violence et des replis nationalistes, mais état permanent, mode d’exercice quotidien de la domination.

 

NATURE DES GUERRES MODERNES

De la guerre du Golfe, en 1991, j’avais dit qu’il s’agissait de la première « guerre mondiale dans un seul pays ». La seconde a eu lieu au Kosovo et en Yougoslavie, en 1999 ; la troisième, en Afghanistan, après le 11 septembre 2001. On voit qu’il s’agit désormais d’une guerre mondiale tournante, dont le théâtre d’opérations se déplace de pays en pays, au gré des intérêts américains et des occasions qui leur sont fournies par des conflits locaux ou des actions terroristes.

On peut avancer l’hypothèse que la guerre suivante aura lieu en Iran, pays indiqué comme cible par Georges Bush dans son récent discours sur l’état de l’Union avant même la Corée du Nord.

Le 11 septembre 2001 a été un traumatisme, non seulement pour les victimes et leurs proches, mais pour tous les Américains et pour l’équipe Bush. Cependant, le complexe militaro-industriel, les pétroliers, le Pentagone et l’équipe Bush, ont compris le parti qu’ils pouvaient tirer de ce qui pouvait apparaître comme une défaite militaire et politique.

Jusqu’alors la guerre tournante devait se trouver des prétextes plus ou moins présentables. La guerre du Golfe a été décrétée « guerre juste » par François Mitterrand ; il s’agissait de libérer le Koweït. En 1999, dans les Balkans, c’est le concept de « guerre humanitaire » qui a été utilisé par les militaires et les publicistes démocrates. Il s’agissait cette fois d’abattre le régime de Milosevic et de répondre à l’apartheid et à l’épuration ethnique dont étaient victimes les Kosovares. Le 11 septembre a donné à George W. Bush un prétexte valable indéfiniment, et en tous lieux. C’est le joker du terrorisme. Lire la suite

PROJECTEURS (2003)

 

LE MOUVEMENT DES INTERMITTENTS

ÉCLAIRE LES QUESTIONS DE LA PRÉCARITÉ ET DE LA POÉSIE

 

Capture d’écran 2014-11-09 à 10.52.38

Capture d’écran 2014-11-26 à 14.14.06

 

 

Cet article a été publié dans Le Monde libertaire du 18 au 24 septembre 2003.

 Capture d’écran 2014-11-09 à 10.52.38

 

Au-delà des problèmes particuliers qui se posent à eux, c’est sans doute — pour nous tous — un des acquis majeurs du « mouvement des intermittents » d’avoir résisté au soi-disant bon sens, en fait un plaidoyer pour la résignation, exprimé notamment par des « artistes » de gauche. Les Chéreau et Mnouchkine ont parlé le langage du patron ou du syndicaliste stalinien s’adressant aux ouvriers en grève : « Vous allez tout gâcher, casser l’outil de travail… Et quand la boîte aura fait faillite, vous aurez l’air malin, hein ! Commencez par reprendre le travail, et puis nous expliquerons gentiment nos soucis au public. »

Ce discours, de tonalité « managériale », s’orne de références à la vocation supposée de l’artiste, à son essence, dont la grandeur résiderait dans le sacrifice. « À chaque fois que l’on fait grève, dit Chéreau, on fait grève contre nous-mêmes. On se tire une balle dans le pied. On ne fait pas grève contre un patron, on fait grève contre nous, contre le fait que les spectacles peuvent être montrés[1]. » L’artiste est un monde (le monde ?) à lui seul ; il est censé vivre hors des rapports sociaux. Même subventionné par le Conseil général, il est, comme l’artisan, « son propre patron ». Narcisse autodestructeur, il ne peut, s’il sort de son rôle, que se blesser lui-même…

À l’encontre de cette vision, des milliers de travailleurs du spectacle, parmi lesquels on note (comme chez les enseignants) la place décisive des femmes, ont su prendre le risque d’une précarisation supplémentaire en choisissant de « tout arrêter » plutôt que de subir une fois de plus la fatalité d’une misère humiliante au nom du « mieux que rien ». Ce faisant, ils ont parfois renoncé à réaliser des projets dans lesquels ils avaient mis beaucoup d’eux-mêmes. Des artistes installés, je pense à la chorégraphe Régine Chopinot, ont soutenu cette détermination. La visibilité médiatique particulière du travail de beaucoup d’intermittents et l’heureux enchaînement chronologique de leur mouvement avec celui des enseignants ont donné à cet exemple un retentissement symbolique, dont on peut souhaiter que la leçon soit retenue.

 

Fonctionnaires ou bouffons ?

Il semble que les « artistes » sont confrontés à un ancien dilemme : peuvent-ils mordre la main qui les nourrit ? Sauf à pratiquer leur discipline en « amateurs », peuvent-ils refuser à la fois d’être le panégyriste du Prince, et son bouffon ? Peuvent-ils subvertir de l’intérieur la culture de divertissement dont ils sont les fonctionnaires intermittents ? À formuler ces questions en termes uniquement idéologiques ou éthiques, en tous cas intemporels et individuels, on ne discernerait pas en quoi elles se posent dans des conditions renouvelées par le capitalisme Capture d’écran 2014-11-26 à 14.16.58moderne. Or, le mouvement des intermittents a précisément mis en lumière l’importance du spectacle dans l’économie touristique de régions entières. On découvre ainsi que ce qu’il est encore convenu de qualifier de «superflu», lorsqu’on adopte le point de vue du consommateur de festivals, est devenu vital pour certains secteurs : industrie hôtelière, commerçants, etc.

Le mouvement a également confirmé ce que l’on savait déjà du recours croissant au travail précaire, non seulement dans des secteurs où il est d’usage traditionnel (bâtiment, restauration, spectacle), mais dans l’industrie des loisirs, à la télévision, dans l’édition, sur le Tour de France, dans des institutions comme l’Université, et finalement dans toute la société.

Après le Pare, le RMI devenu RMA, la réforme du statut des intermittents, décidée en commun par le patronat et son bureau d’études CFDT, apparaît comme un outil supplémentaire de gestion rationnelle de la main-d’œuvre. Ses promoteurs se félicitent d’avoir « sauvé l’essentiel », affirmation recevable si l’on sait que l’essentiel c’est, pour le patronat, entretenir la précarité sans en payer le prix.

De ce point de vue encore, la lutte des intermittents est symboliquement exemplaire. En effet, de plus en plus, dans la production industrielle, dans les services, et davantage encore dans la production dite «immatérielle», on exige du travailleur des qualités qui sont supposées caractéristiques de l’artiste passionné par son art : investissement intellectuel et émotionnel, capacités d’initiative, sacrifice et flexibilité. Recruteurs et patrons se sentent assez forts pour exiger, en échange d’un salaire, le «feu sacré», attribut mythique du créateur. «L’ironie veut ainsi, écrit Pierre-Michel Menger, que les arts qui, depuis deux siècles, ont cultivé une opposition farouche à la toute-puissance du marché, apparaissent comme des précurseurs dans l’expérimentation de la flexibilité, voire de l’hyperflexibilité[2]. »

La remarque de Menger mérite d’être élargie : non seulement le salariat moderne intègre les valeurs associées à la création artistique, mais le système fait un usage croissant des dimensions du jeu et de la virtualité, et d’ailleurs des comédiens eux-mêmes. On sait, par exemple, que certains chômeurs sont aujourd’hui priés de mimer le travail dans des « entreprises d’entraînement », où tout est fictif sauf les contraintes (horaires, hiérarchie, compétition). « Acteurs » en otage, ils sont jugés sur leur aptitude à jouer le jeu de l’exploitation[3]. Des entreprises, réelles celles-là, utilisent des comédiens pour animer des jeux de rôle où les employés s’exercent à gruger le client ou à supporter les tensions hiérarchiques.

Les intermittents, en se considérant eux-mêmes et en s’affichant comme des travailleurs, dotés d’un statut particulier mais capables de faire grève et de peser par leur action sur le système économique, ce que d’autres catégories marginalisées comme les chômeurs et les sans-papiers ne peuvent faire, ont donc aussi rompu avec la mythologie romantique de l’artiste. En utilisant et en assumant dans des actions efficaces (sabotage des grosses machines festivalières) les moyens de la fête et de la farce, ils ont retrouvé une dimension ancienne des séditions populaires. Guignol (au singulier) peut à la fois faire rire et faire mal.

 

Le retour des poètes ?

Le statut des intermittents est loin de concerner toutes les catégories de la « création artistique ». C’est ainsi que photographes, peintres et plasticiens n’en bénéficient pas. J’ai analysé ailleurs[4] le cas particulier des écrivains (auteurs de romans, d’essais, de poèmes, de pièces…) de plus en plus souvent rémunérés comme Capture d’écran 2014-11-26 à 14.27.56supplétifs des services sociaux et agents d’animation culturelle dans les banlieues, les prisons et les établissements scolaires. Depuis 1992, la Maison des écrivains organise chaque année un millier de visites (rémunérées) d’écrivains dans des classes. Le système utilise ainsi les compétences en matière de production idéologique de centaines d’auteurs, connus ou obscurs, sans les faire bénéficier d’un statut et des protections qu’il suppose.

Il me paraît salutaire de rappeler cette évolution récente (et quasi-inaperçue) du métier d’auteur au moment d’évoquer les commentaires sur la place de l’artiste dans la société qu’a suscité le mouvement des intermittents. On a pu lire, par exemple, sous la plume d’Olivier Py et Christian Salmon, un appel au « retour des poètes » : « Il y aura un grand siècle de théâtre et il y aura des poètes, annoncent-ils On peut se demander à qui ou à quoi réclamer un nouveau poète. À la mer, à la nuit, au soleil, à l’amour[5] ? » Tirons d’embarras nos deux auteurs : ils peuvent adresser leur réclamation à la Maison des écrivains : elle tient des poètes en fiches et les envoie, contre rémunération, faire des « résidences » en usine.

Mais non ! s’exclamera-t-on, il s’agit bien sûr de véritables poètes, des insoumis, des rebelles ! Nos prophètes n’ajoutent-ils pas : « C’est peut-être la douleur de tout un peuple dont on a défiguré la parole qui fera naître le poète. Le monde est pauvre en pensée, mais il est riche en douleur, les nantis n’auront pas l’avantage, et puisque nous serons bientôt, tous, le bétail d’un pouvoir unique et invisible, nous aurons en commun aussi la parole de nouveaux poètes. Il n’y a pas d’autre définition de l’espoir. »

Pour lyrique qu’il soit, ce messianisme doloriste me paraît régressif et pernicieux. D’abord parce qu’il ne prend pas en compte les conditions matérielles actuelles de la Capture d’écran 2014-11-26 à 14.16.42production intellectuelle, qu’au contraire les intermittents ont mis en lumière. Ensuite, parce que la douleur n’est pas, ne peut pas être la seule source de création et de révolte, la seule accoucheuse de poésie. Cette rhétorique-là s’accroche à une conception romantique de l’artiste souffrant, que le mouvement actuel contribue précisément à rendre anachronique. Elle se complaît dans la célébration du poète « maudit », suicidé de la société, brûlé en place de Grève, porte-parole martyr d’un peuple abêti.

Si « l’espoir » est à ce prix, nous nous en passerons ! Ce que nous avons en commun c’est le présent de la lutte, au cours de laquelle peuvent s’exprimer en pleine lumière la coopération, l’ironie et la poésie ; c’est aussi le projet d’un monde débarrassé du salariat. Chacun(e) pourra s’y adonner à la poésie, à la musique ou à l’amour ; se découvrir guérisseur, ténor ou pâtissier. Tant de goûts révélés, d’aptitudes épanouies, de séparations dépassées rendront la vie plus diverse et plus riche. Impossible de prévoir si l’on écrira davantage de strophes ou de vers libres, mais la poésie étant la matière même de la vie humaine, il est probable que « le poète » se fera moins remarquer.

Il y a, dans le mouvement du capitalisme moderne qui tend à intégrer la création et les créateurs à la production, et simultanément dans les luttes par lesquelles ceux-ci s’affirment comme travailleurs exploités, l’esquisse[6] de cet avenir.

Capture d’écran 2014-11-09 à 10.55.27

[1] Le Monde, 3 juillet 2003.

[2] Portrait de l’artiste en travailleur, La république des idées-Seuil, 2002, p.68.

[3] Sur les « entreprises d’entraînement », cf. « Simulateurs de vol », Oiseau-tempête, n°10, printemps 2003.

[4] « Post scriptum… Littérature, argent et paix sociale », Oiseau-tempête, n° 7, hiver 2000, consultable sur ce blog.

[5] « Un jour, les poètes reviendront », Libération, 22 juillet 2003.

[6] Esquisse : du latin schedium, « poème improvisé » ; Petit Robert.