Je n’ai pas suivi jusqu’ici la carrière de M. Éric Zemmour, sauf quand elle a croisé celle du crétin Michel Onfray – obligé ces dernières semaines de rétropédaler à propos des éloges décernés à Zemmour sur ses qualités d’historien (— Mais là, Éric, décréter le capitaine Dreyfus coupable, c’est quand même pousser le bouchon un peu loin…). Tout cela pour dire que j’ignore si la formule « Ben voyons ! » avait déjà été utilisée par lui, et dans quelles circonstances. Cela importe peu ; je m’attache à l’usage – tout sauf spontané – qui en a été fait lors du meeting de Villepinte.
Ladite formule sert de joker pour écarter les critiques les plus infamantes adressées au désormais candidat nazi à la présidence de la République. Le fonctionnement est très simple : Zemmour prend un air offusqué (modèle « petit juif d’Algérie ») pour dire
— Moi, un fasciste ?
Et la salle de scander : « Ben voyons ! » « Ben voyons ! » « Ben voyons ! »
Et l’orateur de feindre découvrir la formule : — Oui, vous avez raison de dire “Ben voyons” !
Or l’orateur ne découvre rien, pas plus que la salle n’improvise, puisque des affichettes ont été imprimées, qui portent la formule « Ben voyons ! », que les assistants brandissent aux moments opportuns (ou pas, d’ailleurs).

La formule-joker vaudra pour écarter les « étiquettes » «extrême droite» (je dis nazi, et persiste), «misogyne», et «raciste».
Passons sur l’ironie, dont on voit sur son visage qu’il en jouit pleinement, de se défendre d’être d’extrême droite devant une salle qui réunit le ban et l’arrière-ban des néo-nazis français, et des catholiques d’extrême droite (qui lui fournissent leurs réseaux via la « Manif pour tous »).
L’accusation de « misogynie » est écartée par l’invocation de la mère du candidat. Émotionnellement, cela peut fonctionner ; idéologiquement, cela épuise la définition de la misogynie satisfaite : « Toutes des salopes, sauf ma mère et ma sœur [la sœur est en option] ». Notez que Zemmour ne dit pas : — Plusieurs femmes m’ont accusé de harcèlement ! Appeler sa mère fonctionnerait moins bien… Et notez encore ceci : interrogé, depuis Villepinte, sur les plaintes de ces femmes, Zemmour déclare : — Je ne réponds pas sur ma vie privée ! La vie publique, c’est la photo avec maman ; la vie privée, ce sont les salopes. Misogyne ? « Ben voyons ! »
Lorsqu’il en vient à l’accusation de racisme, Zemmour s’évade également de la réalité. Il ne dit pas — On m’accuse d’avoir été condamné à plusieurs reprises pour incitation à la haine raciale ! Il ne peut pas dire cela, parce que c’est un fait. Il dit : — On m’accuse d’être raciste ! « On » passe bien mieux. D’ailleurs, il s’agit souvent de femmes juges, des salopes donc. Doublement : comme juges et comme femmes, auxquelles le qualificatif « rouges » s’applique donc politiquement et biologiquement.
D’une manière générale, la formule « Ben voyons ! » marque le doute ironique par rapport à une information ou une opinion qui vient d’être émise par l’interlocuteur. Ici, elle sert à Zemmour et à ses partisans à brouiller les critiques de fait – et non des reproches « d’opinion » – qui lui sont adressées en les maquillant en manœuvres idéologiques de l’adversaire.
« Ben voyons ! » veut signifier : Puisque Zemmour est le véritable candidat « antisystème » et qu’il dit la vérité (sur le prétendu « grand remplacement », par exemple), alors bien sûr on va user pour le discréditer des accusations « à la mode » : extrême droite, misogyne, raciste.
Ce dispositif est purement théâtral : les partisans de Zemmour n’ignorent pas qu’il est nazi (eux-aussi), qu’il est raciste (eux-aussi) et misogyne (ils et elles approuvent la domination masculine comme colonne de la société).
Un dispositif proche (mais plus drôle) avait été utilisé par la pâte à tartiner Milka, d’abord en 1998, puis décliné en 2019 :
En 1998, un spot de publicité va rapidement faire parler de lui dans les cours de collège. Un randonneur, certainement en Suisse, va par hasard se retrouver collé nez à nez à la vitre d’un chalet. Dans celui-ci, les animaux aident la montagnarde à faire du chocolat. Tandis que la vache pédale pour faire avancer la chaîne de fabrication, la marmotte, quant à elle, met le chocolat dans le papier d’aluminium. Retour dans une grande surface, à la caisse. Le randonneur explique ce qu’il a vu et la cliente en face de lui, le regard incrédule, lance un « mais bien sûr ! » qui restera dans les annales de la publicité, mais également dans le langage de tous les jours.
Nous spectateurs télévisés « savons » que, dans l’une et l’autre version, le promeneur, puis la marmotte ont réellement vu ce qu’il·elle racontent (nous l’avons vu aussi). L’ironie de la réplique qui marque le doute devant une trop belle histoire, « Mais bien sûr ! » est donc risible parce que hors sujet. Le locuteur est ridicule de se méfier d’un récit que nous savons « véridique » (même s’il s’agit d’une fable merveilleuse).
Dans un cas (Milka), nous sommes invités à communier dans la moquerie de celui·celle qui n’y croit pas. Dans l’autre, quand la marmotte Zemmour lance ses cris de haine, le ridicule est censé frapper celles et ceux qui croient aux qualificatifs du vocabulaire historique (nazi), analytique (misogyne), et pénal (raciste). Mais les spectateurs directs – et nous aussi – savent à quoi s’en tenir. Il est nazi, misogyne et raciste. C’est sa fable à lui, celle qu’il partage avec ses sympathisants, et espère vendre aux électeurs.
Dans cette fable, flotte une odeur désagréable de brûlé. Le chaudron serait-il déjà allumé où l’on fera de la pâte à tartiner avec des Musulmans ? Car on expérimenta naguère – « de manière limitée », rassurez-vous ! – le savon à base de Juifs.
« Mais bien sûr ! »