Je mets en forme ci-après quelques échanges avec un ami chirurgien (qui apparaît sous «X») dans une grande ville du Nord de la France[1]. La discussion est partie du récit de la (énième) fermeture programmée d’un service de chirurgie.
X. — Ça se passe de la façon suivante : l’administration de l’hôpital embauche des gestionnaires ou ils lui sont envoyés par une administration plus élevée dans la hiérarchie. Ces gens font ce qu’on appelle un audit ; ils étudient le fonctionnement de chaque service et des équipements utilisés par les services et il disent : là on peut faire des économies.
Pour faire des économies, il faut « idéalement » faire des soins qui rapportent de l’argent et réduire les soins qui coûtent de l’argent.
Cl. — Le problème commence là, non ? Où ont-ils vu que le système de santé est là pour rapporter de l’argent et non pour soigner et guérir les gens ?
X. — Alors tu as raison, bien sûr, mais en fait, on n’en est plus là du tout !
Cl. — Je ne te suis pas.
X. — Bon, tu as raison sur le fond. Mais ce stade est très largement dépassé. Les gestionnaires ne disent plus : « Il faut que le système de santé publique soit rentable, ou au moins à l’équilibre, pour pouvoir perdurer et se moderniser », ce qui serait après tout rationnel, même si pas simple à mettre en œuvre. Non, ils disent : « Dans votre maternité, dans votre service de chirurgie viscérale, il faut faire des économies ». On pourrait même dire qu’ils sont descendus au niveau de la chambre d’hôpital. Ils font leur calcul et ils disent : « Dans tel service, la chambre 315 est trop peu utilisée. Donc on la ferme. »
Cl. — Tu me fais penser à une amie médecin du travail qui me racontait qu’un patron du BTP prenait sa calculette pour évaluer à combien allait lui revenir le kilo de merde de ses ouvriers, pour lesquels elle exigeait des toilettes.
X. — Ah ! mais on en est déjà là. Tu sais qu’à l’hôpital on ne parle de chambre en fait, mais de lit, d’autant qu’il y en a souvent deux par chambre. Donc on en est déjà à la plus petite unité possible. Et quand les mesures, enfin ce qu’ils appellent la « rationalisation budgétaire », concernent un équipement commun à plusieurs services, c’est pareil. On nous a demandé d’opérer moins parce que les heures de bloc coûtent trop cher.
Cl. — Attends ! On peut imaginer une clinique privée où on pousse le client à la consommation ; on pourrait dire qu’on opère « trop ». Mais comment peut-on opérer « moins » dans un service public ?
X. — Alors, il y a des réunions interservices et on négocie entre nous les heures de bloc, tout simplement. Enfin ! l’expression est mal choisie (rires) parce que c’est tout sauf simple. Ça a deux conséquences, en plus de compliquer le travail de tout le monde : il faut rappeler les patients pour leur « vendre » le fait qu’on pense que, finalement, ça serait pas mal de continuer un traitement – pour un cancer par exemple – avant d’être opéré…
Cl. — Excuse ma naïveté, peut-être, mais donc des médecins ou au moins du personnel médical ment consciemment aux patients pour couvrir des décisions administratives ?
X. — Exactement ! Je peux te dire que personne n’en est fier, mais une fois que le planning des blocs est bouclé, tu ne peux pas t’amener la bouche en cœur quand ça t’arrange. De toute façon, tu n’aurais ni interne, ni infirmières, ni anesthésiste… Donc, quand il y a vraiment une urgence, on deale entre nous. Ça fonctionne mal, bien sûr, du coup, on dépasse les horaires, le personnel est épuisé, il menace de faire grève, et tout se détraque chaque jour davantage.
Cl. — Tu restes assez discret là, mais ça met clairement en danger la santé des malades, non ?
X. — Ah ben oui, évidemment ! Les chances de guérisons sont potentiellement réduites. Ça n’est pas mécanique, parce que de toute façon la médecine n’est pas une science exacte ; autrement dit, il se peut que pour tel patient précis la prolongation du traitement soit finalement une bonne chose, mais globalement nous n’avons plus les moyens d’appliquer les décisions médicales qui nous paraissent appropriées. Et dans certains cas, impossibles à chiffrer, au moins aujourd’hui, ça peut entraîner des décès. Puisque c’était ça que tu sous-entendais par ta question discrète (rires).
Cl. — C’est un peu vertigineux ce que tu dis. Comment interpréter ça ? C’est quand même un énorme gâchis humain, y compris un gâchis financier, tout ce travail des soignants qui est mal rentabilisé, finalement ; c’est donc aussi un gâchis financier. Surtout si tu relèves le nez du niveau « service untel » pour considérer l’ensemble d’une ville, d’une région ou du pays…
X. — Tu es bien mignon ! Si ! Le problème, c’est que, depuis l’endroit où je travaille, moi je ne vois plus personne pour penser les problèmes de cette manière. Chaque cadre a le nez dans le guidon, il fait ce qu’on lui a appris à faire, là où on l’a posé, et puis c’est tout. Je ne sais pas s’il en rêve la nuit, mais au taf, il n’est pas là pour penser ni à la santé publique, si tant est que ça signifie encore quelque chose, ni aux patients. Il est là pour compter, et il compte. En général, ce sont des gens plutôt incompétents et très arrogants, probablement très mal à l’aise dans un monde dont ils ignorent tout et qu’ils redoutent, comme tout le monde d’ailleurs ! Les moins antipathiques sont pris entre le marteau et l’enclume : leur marge de manœuvre est quasi nulle.
Cl. — Tu vois une manière de se sortir de cette espèce de circularité folle ?
X. — Désolé, non ! Bien sûr, on essaye de limiter les dégâts, mais c’est quand on est sur l’obstacle, quand on comprend qu’on va nous entuber à tel endroit, de telle manière. Et les choses ne sont pas simples ; tu te doutes que les praticiens hospitaliers sont assez peu syndiqués, même si par hasard il peut se trouver quelques anciens militants politiques. Ajoute à ça que les rapports entre médecins et personnel soignant ne sont pas toujours fraternels, c’est le moins qu’on puisse dire. Et, s’il te reste encore un peu de place (rires), ajoute encore que ces fermetures sont l’occasion pour certains de magouilles de carrière diverses, et du coup il n’y a pas de front uni. Là, je te parle de mon niveau local ; plus haut, non, je ne vois pas comment on peut s’en sortir, si ce n’est par des explosions de colère et de souffrance. Enfin, ça ne répond pas à ta question, mais c’est déjà ce qu’on voit, dans les services d’urgence et qu’on verra je pense de plus en plus.
[1] La seule raison valable d’utiliser l’expression grotesque « Hauts-de-France » est qu’elle permet de coller l’étiquette « Fragile » quelque part vers le Massif central, tandis qu’on indique « Bas-de-France » sur le littoral méditerranéen.
Ajout 28 juillet 2019: