De la discrète disparition du désir

Après avoir subi deux anesthésies générales à douze heures d’intervalle, au début du mois de janvier 2022, j’avais noté un changement de « comportement » de mon pénis. Il était devenu rarissime qu’il entrât en érection spontanément. Quant aux essais de masturbation, ils menaient à des « orgasmes secs » (sans éjaculation), certes intenses, mais insolites.

Le temps ayant passé – chimiothérapie, radiothérapie, scanners en pagaille et médicaments divers – l’érection disparut tout à fait : ni désirante ni matutinale.

Dans le même temps tout espèce de désir avait également disparue : ni fantasmes diurnes ni rêves nocturnes.

Taquine et rassurante, une amie a voulu me convaincre que cela reviendra comme la capacité de lire. Il suffit de se montrer patient et de feuilleter l’ouvrage idoine…

C’est le moment d’évoquer un état d’esprit, sans doute difficilement compréhensible par la plupart des garçons (et pas mal de filles) : je n’éprouve plus aucun désir de désirer !

L’épuisement d’un désir lié à l’âge et les effets de mon cancer et de ses traitements se seraient-ils rencontrés et conjugués ?

Certes, je ne prétends pas être à l’abri d’une émotion esthétique (en croisant une jolie femme dans la rue) ou ne plus pouvoir apprécier la beauté provocante d’un poème érotique. Mais d’émotion physique (hors les larmes), point. Ni devant une photo de nu ni devant telle scène « d’amour physique » d’un film.

Or, je ne ressens aucune frustration. Tout au contraire : j’ai le sentiment d’en être désormais parfaitement protégé (je n’ai d’ailleurs jamais manifesté de grandes dispositions pour cette forme du manque). Pourquoi dès lors s’exposer inutilement à des désillusions ?

J’avertis que je vais envisager maintenant une hypothèse fort improbable. Elle l’est pour de multiples raisons, que je ne tiens pas à énumérer ici, ne serait-ce que pour ne pas heurter davantage la sensibilité de celles et ceux qui me lisent (sans parler de la mienne).

Bref : je serais extrêmement embarrassé par une éventuelle proposition érotique ou amoureuse. Peu importe par qui elle serait formulée. Le refus que je serais contraint d’y opposer risquerait d’être pris pour une rebuffade délibérée : malentendu et souffrance…

Et me voici – paradoxalement – dans le même état d’esprit que beaucoup de garçons lorsqu’ils bandent : Pourvu que ça dure ! me dis-je en mon for intérieur.

Brèves réflexions sur la misandrie, et sur un bout de trottoir…

«La misandrie [exécration des hommes] n’est pas la solution à la misogynie [exécration des femmes]» peut-on lire sur ce trottoir de Montmartre.

Mais la misandrie prétend-elle remédier à la misogynie? Voilà de quoi l’on peut douter. L’exécration des femmes s’explique (confusément) par un mélange d’angoisses archaïques (vagin denté et puissance tellurique du sexe féminin) et d’évolution du système patriarcal·pitaliste.

Que la domination masculine produise de la misandrie n’a pas de quoi étonner. On s’étonnera bien davantage que tant de femmes non seulement n’en viennent pas à détester les hommes, mais ferment les yeux sur leurs excès de pouvoir ou sur le principe même de leur pouvoir.

Certes, la domination masculine est un système, qui doit être combattu en tant que tel, avant tout pour des raisons d’efficacité. Cependant, ledit système s’incarne hélas en des hommes de chair et de sang: des pères, des frères, des maris, et moi, et moi, et moi [1]… Nous n’ignorons pas non plus que la police est un rouage de la domination bourgeoise ; cela ne nous distrait pas toujours de mauvaises pensées à l’égard de tel représentant particulier des dites « forces de l’ordre », qui vient par exemple d’éborgner notre voisin d’émeute.

La haine des flics ne saurait tenir lieu d’analyse de l’oppression capitaliste, mais la haine de l’oppression capitaliste englobe la haine de toutes ses manifestations, y compris les plus caricaturales, y compris les plus immédiatement sensibles.

En dehors des émeutes, que peut-il y avoir de plus immédiatement sensible pour une femme que les manifestations physiques de la domination masculines (harcèlements, violences sexuelles), l’angoisse chronique et la rage impuissante qu’elles engendrent.

De ce point de vue, la misandrie peut être considérée non seulement comme une conséquence logique de la misogynie, mais aussi – dans certains cas, et pour certaines femmes – comme une « combinaison de survie » en milieu machiste. Bel et bien une solution donc, même si imparfaite et provisoire – ces deux qualificatifs pouvant hélas s’appliquer à la totalité des autres propositions de solution, qu’ils contiennent éventuellement de la misandrie ou la récusent (séparatisme lesbien, lutte révolutionnaire mixte, etc.)  


[1] Sur l’air de la chanson de Lanzmann et Dutronc.

Notes sur le bout de ma langue ~ “Entretien”

Entretien

Ce n’est pas s’aventurer de poser en principe que l’entretien est affaire de parole, de discussion. On dira – dans la langue soutenue: «Je me suis entretenu avec untel» (plutôt que «J’ai taillé une bavette avec Marcel»). Chaque année, en attestent des rencontres de formation (Entretiens de Bichat) ou des assemblées de discussion (Entretiens de Royaumont).

On n’en dira pas moins d’un homme seul qu’il s’entretient. Faut-il en conclure que le malheureux se parle à lui-même, ou pour le dire plus crument qu’il «parle tout seul»? Non, sans doute (encore que nous devons reconnaître ignorer sa conduite en notre absence), mais plutôt qu’il s’en tient – dans tous les aspects de son existence – à certains principes diététiques.

Faut-il en penser autant d’une femme entretenue? Est-elle, autrement dit, une femme à qui l’on parle beaucoup? Voilà une question délicate, qui mérite un examen particulier.

Entretenir, c’est – comme d’ailleurs converser – tout bonnement coïter, au moins dans l’argot. Or il arrive que certaines conversations tournent court, comme l’on dit d’un vin décevant qu’il est court en bouche. Girard de Propiac (1759-1823) en donne une aimable illustration dans son Dictionnaire d’amour :

Plus loin, avec la fillette,

Je poussai mon entretien.

Bref, la leçon fut complette :

Je crois qu’il n’y manquait rien.

— « Quoi, c’est tout ! s’écria-t-elle ;

Mais je vous le dis tout net,

Ce n’est qu’une bagatelle :

Continuons, s’il vous plaît [1].

Mais continuer, c’est refuser de s’interrompre et prendre ainsi le risque que l’entretien aura des suites fâcheuses pour la dame (sinon pour l’espèce). Le peu de cas que l’on fait des « produits d’entretien » montre assez la défaveur qui leur est attachée.

L’entretien idéal sait combler sans encombrer et use chaque minute à faire oublier le temps qu’il aura duré.

[1] Dictionnaire d’amour, 1808, «Bagatelle», p. 27. Catherine-Joseph-Ferdinand Girard de Propiac commit – nous dit Pierre Larousse – «des traductions et des compilations dont le succès dépassa le mérite».

«Cupidon et Psyche», J.-L. David.

La santé dans l’expérience anarchiste en Espagne

La brochure éditée par la CNT-AIT tombe à pic. Quelle meilleure période pour se re·pencher sur l’idée que se faisaient les anarcho-syndicalistes et anarchistes espagnol·e·s de la santé. Santé mentale, santé «sexuelle», santé publique…

Télécharger ICI la brochure au format pdf.

Brassards d’infirmières, calots et fusils de miliciennes…

 

Contamination, érotisme et déconfinement

Tandis que certain·e·s soulignent avec un clin d’œil coquin les bienfaits de l’activité érotique sur les défenses immunitaires, je ne vois personne envisager le déconfinement sous son aspect érotique et «sexuel».

En effet, un certain nombre de personnes qui n’ont pu ou voulu, pour des raisons variées, se confiner avec leur partenaire habituel·le vont pouvoir (enfin!) – dans la limite des 100 km autorisés, dans un premier temps – renouer leurs relations. D’autres, qu’ils·elles se soient ou non résigné·e·s à l’abstinence durant le confinement n’auront rien de plus pressé que de trouver un (premier) coup d’un soir.

Tendres retrouvailles ou grand soir du cul, sans parler du recours à des prostitué·s·s que j’écarte pour des raisons politiques, mais qui est également concerné, toutes ces reprises de relations érotiques se heurtent au problème de la contamination par le coronavirus.

La voie de pénétration (eh oui !) de ce dernier est constituée par les muqueuses. On a assez parlé des yeux, des narines et de la bouche, mais il va de soi que les muqueuses génitales et anales sont également concernées (même s’il y aura débat sur la plus grande imperméabilité de la muqueuse vaginale).

En clair, si l’on a pris la précaution – deux mois durant – de sortir le moins possible, de ne pas approcher à moins d’un mètre son voisin de palier, et (peut-être) de porter un masque, embrasser la bouche, le sexe ou l’anus d’une·e partenaire retrouvé·e ou découvert·e équivaut à un suicide du point de vue de la préservation contre le virus.

En théorie, la difficulté n’est pas insurmontable: il suffit que deux partenaires potentiels se fassent tester pour savoir où ils en sont. Leur attitude dépendra des résultats des tests.

Dans la pratique, la difficulté de se faire tester et la fiabilité discutable des tests selon leur principe de fonctionnement rendent l’entreprise quasi-impraticable, au moins en l’état.

Une application stricte du principe de précaution exigerait de considérer le coronavirus à égalité avec le HIV et entrainerait l’abstention de tout rapport érotique avec une personne, familière ou non, tant que l’on est pas renseigné sur son état sérologique et sur le sien propre[1].

Si cette abstention paraît impossible à respecter, il faudrait au moins éviter strictement les contacts de bouche à bouche («Arrêtez les embrassades!» était prémonitoire), les contacts oraux-génitaux, oraux-anaux (sauf avec digues) et ne jamais se dispenser du port du préservatif. Certes, cela réduit presque les possibilités aux pratiques qui sont déjà celles du safe sex – en plus strict toutefois, puisqu’il faudrait idéalement éviter les face-à-face (étant entendu que baiser à plus d’un mètre est impossible, sauf excitation mutuelle à la masturbation).

Quant à la pénétration, les personnes qui n’apprécient pas la levrette se trouveront désavantagées.

Si je me donne la peine de rédiger ce billet, c’est uniquement à l’intention des personnes responsables à qui ces considérations ne seraient pas venues à l’esprit. Je n’imagine pas – mais je serais heureux de m’être trompé – que les recommandations ci-dessus évoquées puissent être prises en compte dans la plus grande partie de la population.

Ceci emporte une première conséquence : la reprise générale de ce que nous appellerons pour simplifier par une expression – que je déteste – les « rapports sexuels » entrainera mécaniquement un redémarrage de la contamination.

Les personnes concernées seraient bien inspirées (derrière leur masque) d’inclure dans leurs raisonnements les dispositifs de détection de la maladie (après apparition des symptômes) qui sont en cours de mise en place, et de dépistage (au sens sioux) des personnes avec lesquelles elles auront été en contact (ici sexuel), le tout dans un anonymat peut-être mal garanti…

Au fond, il n’y a rien là qui diffère fondamentalement – au moins d’un point de vue moral – de la situation antérieure, avec ses maladies sexuellement transmissibles, sa syphilis et son Sida. …N’était que la personne souffrant d’une crise d’herpès n’était pas fermement invitée à s’isoler chez elle ou dans un hôtel réquisitionné.

Tous les problèmes évoqués ici auront la même longévité que l’épidémie de covid-19. Tant que des tests fiables n’auront pas été pratiqués à grande échelle, tant que le recul ou la disparition de l’épidémie n’auront pas rendu inutiles la réitération desdits tests (on peut par hypothèse se contaminer en sortant du laboratoire), et tant que – à plus long terme – un vaccin ne sera pas disponible, les rapports sexuels seront l’occasion de contamination individuelle et vecteurs d’expansion de la maladie.

La jurisprudence concernant les personnes condamnées pour avoir sciemment transmis à des partenaires le virus du Sida est une autre source de méditation possible.

Que cette situation, dont nous ignorons le terme, soit peu propice au romantisme pourrait être considéré comme un avantage paradoxal. Hélas, la pratique érotique ne semble pas y trouve son compte non plus!

Qu’en déduire? Que le spectre – au sens amplitude et non paranormal – du consentement se trouve brusquement élargi, et de la manière la moins confortable qui soit. Étions-nous préparé·e·s à cela? Non point. Sommes-nous équipé·e·s pour faire face à cette nouvelle configuration? Non plus. Cependant, n’ayant pas d’autre choix (sauf suicide ou vœu de chasteté) que d’affronter les contraintes vitales dans cette configuration, dont nous savons qu’elle risque de ne pas se modifier en profondeur avant un laps de temps qui peut aller d’un an à deux ans, nous ne pourrons que sublimer une part de notre inventivité érotique[2] dans l’élaboration commune de protocoles nouveaux.

À défaut que l’érotisme comme culture y trouve une source d’enrichissement, ce peut être l’occasion de réviser des hiérarchies mentales inquestionnées jusqu’ici, de renoncer à des compromissions émotionnelles coûteuses. Thank you Corona ?

[1] Il est sans doute utile de préciser que les conditions désincarnées dans lesquelles le coronavirus peut être transmis rendent particulièrement oiseuse la notion de «confiance» faite à l’autre.

[2] Je pose cette inventivité en hypothèse, sans m’intéresser aux «pulsions» et autres prétendus «besoins».