La première gorgée de bière en terrasse

C’est la deuxième fois, cinq ans après les attentats meurtriers de 2015, que les terrasses des bistrots sont censées incarner la liberté, un «art de vivre» et – selon le locataire de l’Élysée qui s’est pris d’affection pour les mots du programme du Conseil national de la Résistance (CNR) qu’il s’emploie par ailleurs à démanteler – le retour des «jours heureux».

Entretemps, ce sont les balcons qui – durant le premier confinement – ont représenté pour beaucoup la seule manière de communiquer physiquement avec leurs voisins et via Internet avec le monde: concerts ou récitals improvisés, «applaudissements» consensuels ou banderoles contestataires (bien vite objets de pressions policières).

On peut comprendre que la terrasse de bistrot représente, surtout aux yeux des trentenaires sans enfants (mais non sans moyens), et surtout par opposition au fanatisme religieux et au refoulement misogyne qui le caractérise, un espace et un symbole de liberté.

Comment oublier d’ailleurs que le fait de s’assoir sur un trottoir printanier, devant un verre couvert de buée demeure un risque, et aux yeux de certains : un crime.

C’est aujourd’hui, après deux mois et demi de confinement autoritaire et l’aggravation de l’arsenal de la terrorisation démocratique, une «récompense», offerte sous conditions.

Sous ces menaces persistantes, je trouve à la première gorgée de bière en terrasse un goût bien amer.

 

Éros confiné?

Il semble que la nouvelle selon laquelle le gouvernement s’apprêterait à rendre public une série de mesures pénales afin de limiter, je cite, «drastiquement les occasions de promiscuité sexuelle, y compris dans un cadre privé», ceci dans un but de prévention de l’épidémie de coronavirus est sinon dénuée de tout fondement, au moins prématurée.

Ce qui avait donné une certaine crédibilité à cette information était la précision que des mesures de «prévention comportementale» pourraient s’inspirer de celles qui visent les personnes ayant sciemment transmis une maladie sexuelle à un·e ou des partenaire·s.

La formule justificative qui a circulé sur certains réseaux sociaux – «Le pansexualisme favorise la pandémie» – n’a pas été, jusqu’ici, revendiquée par les autorités. On peut considérer comme rassurant (ou pas) le fait que, telle, cette formule n’a guère de sens puisque le «pansexualisme» désigne davantage une diversité de genre dans les partenaires érotiques qu’une multiplicité de ceux-ci.

Âgée de 11 ans: une parmi des milliers

Pas de photo, pas de prénom, pas de linceul électronique, cette très jeune fille est morte dans la solitude et dans l’horreur. Quels prétextes absurdes ses bourreaux ont-ils inventés pour son martyre?  La dépêche d’agence ci-dessous traduite ne le dit pas.

Ces jours-ci, en France, les dits «réseaux sociaux» s’émeuvent d’un slogan «violent» scandé à Paris par des manifestantes féministes: «Le kérosène c’est pas pour les avions, c’est pour brûler violeurs et assassins». Ce qui m’étonne, moi, c’est que ces militantes conservent le sens de l’humour alors qu’elles sont confrontées en permanence à la tentation gynécidaire du patriarcat.

 

Au Pakistan, une jeune fille de 11 ans a été lapidée dans un village de la province de Sindh.

Les parents de la jeune fille ont été arrêtés par la police samedi, après que la nouvelle eut été diffusée sur les réseaux sociaux. Deux autres personnes ont été arrêtées dans le cadre de l’affaire après l’ouverture d’une enquête.

L’incident s’est produit le 21 novembre dans la chaîne de montagnes Kirthar, dans le district de Dadu, dans le Sindh, à la frontière avec la province du Baloutchistan, ont informé des responsables de la police.

Selon les rapports, la jirgah ou assemblée traditionnelle a ordonné que la gamine soit lapidée à mort.

Le Dr Farrukh Raza, surintendant principal de la police (SSP), Dadu, a ordonné que des mesures soient immédiatement prises dans l’affaire après que les informations soient parvenues à la police.

« Nous sommes en train de vérifier les faits mais nous avons arrêté les parents de la fille décédée et un imam qui avait dirigé la prière des funérailles, ainsi qu’un autre homme qui avait facilité son enterrement », a déclaré SSP Raza, cité par le Gulf News.

Il a également ajouté que les faits seraient vérifiés. « Nous devons vérifier les faits, car différentes allégations ont été avancées quant à la nature de son décès, y compris la lapidation perpétrée par des personnes non identifiées », a déclaré SSP Raza.

Citant les parents de la fillette, le SSP a déclaré que celle-ci était décédée « accidentellement à la suite d’une glissade dans la montagne », a rapporté The News.

Le tribunal de district a autorisé le corps médical à exhumer le corps.

Le meurtre d’honneur ou Karo-Kari est une pratique pratiquée dans les zones rurales et tribales du Sindh, au Pakistan. Les actes d’homicide sont commis à l’encontre de femmes soupçonnées d’avoir déshonoré leur famille en se livrant à des relations illégitimes avant le mariage ou hors mariage. Pour rétablir cet honneur, un membre de la famille de sexe masculin doit tuer la femme en question.

Selon des informations parues dans des journaux pakistanais, plus de 70 cas ont été enregistrés dans la région au cours des six premiers mois de 2019.

N’est pas Dada qui veut! ~ À propos de la censure activiste d’une pièce d’Eschyle à la Sorbonne

Je reproduis ci-dessous une tribune libre publié dans Le Monde par Anne-Sophie Noel, universitaire spécialiste de l’Antiquité grecque, à propos de la censure activiste (je nomme ainsi le fait d’empêcher physiquement les acteurs et les spectateurs d’une pièce d’accéder à la salle) d’une pièce d’Eschyle, Les Suppliantes. Le prétexte de cette action est l’usage de masques et de maquillage noirs par des comédiens blancs. Car le noir appartient aux Noirs, et les enfants qui jouent aux cow-boys et aux Indiens, le crâne orné d’un coiffure de plumes se rendent coupables d’une appropriation culturelle postcoloniale. La connerie, elle, reste la chose du monde la mieux partagée.

Faire d’Eschyle un précurseur et complice des chanteurs américains passé au cirage pour «mieux» chanter du jazz (comme Al Jolson dans The Jazz Singer, en 1927; voir cliché ci-après) est une sottise que le texte de Anne-Sophie Noel réfute utilement.

La manie contemporaine, à partir de ragots, de dénonciations anonymes, d’informations historiques erronées, d’assimilations hâtives, le tout fortement arrosé d’un moralisme niais et à géométrie variable a pour conséquence que l’on risque aujourd’hui davantage de voir taguer ou casser sa vitrine, interdire une pièce ou un débat par des soi-disant «féministes»,  «antiracistes», voire «libertaires», que par des nervis fascistes dont c’était jadis le passe-temps.

La gourde la plus ignorante, le gros dur d’opérette le plus obtus s’imaginent tout de bon héritiers en ligne directe des dadaïstes… Sauf qu’ils et elles ne manient plus la provocation carnavalesque et libertaire. Tout au contraire, ils et elles reproduisent le charivari haineux et moraliste, qui dénonce et intimide, punit et humilie. Le fascisme avant la lettre.

Je ne peux conclure cette courte introduction sans mentionner un point de désaccord avec l’autrice. L’affirmation selon laquelle «l’Université est le lieu de la pensée critique» est un déni de réalité, même si je veux bien croire qu’Anne-Sophie Noel en attend, dans son appel à la confrontation de points de vue argumentés, une sorte d’effet placebo intellectuel (on connaît la ritournelle: «Placebo, c’est beau la vie, pour les grands et les petits!»).

 

 

« D’où viens-tu, troupe dont la parure n’est pas grecque,
fièrement vêtue de robes et de voiles épais et barbares,
toi à qui je m’adresse ? Car il n’est ni d’Argos,
cet habit de femmes, ni d’un autre lieu de la Grèce. »

C’est par ces mots que le roi d’Argos, Pélasgos, accueille les Danaïdes dans les Suppliantes, tragédie créée par Eschyle dans les années 470-460 avant Jésus-Christ. Fuyant l’Égypte et un mariage forcé avec leurs cousins (décrit comme un « esclavage »), les cinquante filles de Danaos accostent en terre d’Argos pour demander l’asile et vivre libres, hors d’atteinte de la violence masculine.

Dans le théâtre grec, l’apparence physique et les vêtements sont souvent les premiers éléments auxquels s’accroche le regard des personnages comme des spectateurs. Les Danaïdes elles-mêmes se sont présentées plus tôt aux spectateurs comme des femmes à la joue «brunie par le soleil du Nil». Pélasgos interroge leurs vêtements « barbares », car ceux de femmes qui ne parlent pas grec, et les compare à ceux de Libyennes, de Chypriotes, d’Indiennes, ou même à ceux des Amazones.

Roi qui, au fil de la pièce, se révèle être un vrai démocrate – on trouve d’ailleurs dans cette pièce un jeu de mots (dèmou kratousa) sur le terme «démocratie», le plus ancien qu’on connaisse à ce jour dans la langue grecque –, Pélasgos donne à cette troupe de femmes la possibilité de parler pour dire son origine : tout l’enjeu de la tragédie est alors de montrer que ces femmes d’apparence étrangère sont en réalité des Grecques, descendantes d’une princesse argienne, Io, vierge chassée de son pays sous la forme d’une génisse, victime de la prédation sexuelle de Zeus et de la jalousie d’Héra.

Les Suppliantes une pièce progressiste et ouverte au monde

L’autre est donc en réalité un autre soi-même: les Danaïdes demandent l’exil sur leur propre terre d’origine. La dramaturgie d’Eschyle repose tout entière sur ce décalage entre une altérité physique, qui se donne à voir dans la couleur de la peau et les vêtements de fin lin blanc égyptien, et une identité ethnique semblable.

Ce paradoxe, ainsi que ce contraste des couleurs, sont au cœur de la pièce et donnent même lieu à l’invention d’un néologisme en grec : les Danaïdes sont appelées des astoxenai, c’est-à-dire des «concitoyennes-étrangères» ou «étrangères-concitoyennes». Au cours d’une assemblée démocratique de citoyens, les Argiens et leur roi décident à l’unanimité de faire valoir le droit à l’accueil de l’étranger dans la cité : ils offrent à ces «grecques-étrangères» asile et protection, au risque d’entrer en conflit ouvert avec l’Égypte.

Il y a donc peu de pièces grecques aussi progressistes et ouvertes au monde que les Suppliantes. Eschyle incorpore à la civilisation grecque les apports de l’Égypte et de l’Orient, sans toutefois gommer les différences culturelles. Cela passe par la confrontation à des corps visiblement représentés comme étrangers. Il ne fait pas l’économie du choc de l’apparence mais sa dramaturgie le déconstruit : si la peau noire surprend, il faut aller voir plus loin et surtout, donner la parole à l’autre, pour comprendre que le contraste des apparences masque en réalité une identité et une fraternité profondes.

Contexte culturel entièrement déconnecté

D’ailleurs, la pièce a connu un regain d’intérêt ces dernières années, parce qu’elle véhicule avec force et clarté l’idée du droit à l’accueil de l’étranger: dans des mises en scène récentes, en France, en Sicile et aux États-Unis, les Danaïdes ont porté la voix des réfugiés de tous bords. Bloquer la représentation des Suppliantes d’Eschyle, mise en scène par Philippe Brunet à la Sorbonne dans le cadre du festival de tragédies grecques des Dionysies, est donc sans doute un contresens.

Que cela soit clair et pour éviter toute récupération politique de mauvais aloi: en tant que citoyenne et universitaire, je condamne toute manifestation pouvant se rattacher à ce que l’on nomme, du fait de son origine américaine, le «blackface», qu’il soit commis de façon intentionnelle ou même par ignorance ou négligence. Mais je ne peux pas accepter que l’art millénaire du masque théâtral, que ce soit par ses origines grecques, indiennes, ou japonaises, soit assimilé à cette pratique sordide venue des shows ségrégationnistes américains du XIXe siècle.

Doit-on juger les œuvres du passé, qu’elles soient progressistes ou non d’ailleurs, à l’aune des errances nauséabondes des esclavagistes américains? S’il ne faut pas ignorer cette histoire-là non plus, doit-elle devenir un étalon universel pour toutes les œuvres artistiques, y compris celles qui datent d’une époque antérieure, ou s’inscrivent dans un contexte culturel entièrement déconnecté? Il ne faut pas appliquer sur le masque (ou même sur le maquillage, dont Philippe Brunet a pu faire usage dans des représentations ou répétitions antérieures) une grille de lecture qui n’est pas pertinente.

Le masque du théâtre grec était un outil

Pour indiquer qu’il endossait l’identité d’un personnage, Thespis, l’inventeur légendaire de la tragédie grecque, se barbouillait le visage de fleurs de pourpier et de blanc de céruse avant d’inventer le premier masque fait de fibres de lin (d’Égypte…). Depuis plusieurs décennies, à Paris, Avignon, mais aussi au Niger, les mises en scène de Philippe Brunet visent à faire revivre les pratiques et conventions théâtrales des Grecs et à démontrer le pouvoir et l’efficacité qu’elles possèdent encore pour les publics d’aujourd’hui. Condamner cet héritage millénaire, parce qu’il ne serait donc, par un anachronisme évident, qu’un «blackface» racialiste de plus, est donc une erreur.

On pourrait aussi relire avec profit les écrits sur le masque, toujours actuels, de Jean-Pierre Vernant ou Françoise Frontisi-Ducroux. Le masque du théâtre grec était un outil pour porter sur soi et faire advenir en soi, la différence d’autrui. Le chœur des Danaïdes était non pas joué par des acteurs professionnels, mais par de jeunes citoyens athéniens : des citoyens hommes usant du masque doublement étranger – parce qu’il est femme, et parce qu’il est noir – pour devenir autres, le temps de la représentation théâtrale.

Masques de femmes, d’hommes, de noirs, de blancs, de vieux, de jeunes, de Grecs, d’étrangers et même de monstres ou d’éléments naturels comme des montagnes ou des fleuves : à chaque représentation (et elles étaient régulières et nombreuses dans l’Athènes classique), le corps du citoyen devenait le contenant et le refuge d’une altérité toujours plus radicale, pour qu’il en garde la marque et conserve, même après la fin de la représentation, cette conscience du besoin d’intégrer l’autre en soi, étranger, humain ou non-humain.

L’université lieu de la pensée critique

Qu’on ne cherche pas à faire passer ce retour au texte et au contexte d’origine que j’appelle de mes vœux pour un réflexe réactionnaire. L’engagement universitaire est et doit être nécessairement anti-raciste. Mais il faut jouer les Suppliantes d’Eschyle, y compris avec des masques noirs, parce que l’histoire ancienne du masque grec ne peut être prise en otage et salie par les pratiques ultérieures des ségrégationnistes américains.

Et puisque l’université est le lieu de la pensée critique et de la confrontation de points de vue argumentés, on pourrait appeler à un débat avec les étudiants et étudiantes qui ont été blessés ainsi que les associations mobilisées: que la représentation du théâtre antique, par la distance temporelle et critique qu’elle permet, puisse être une introduction à une discussion ouverte sur les moyens par lesquels nous pouvons lutter contre le racisme structurel.

Comme l’écrivait Roland Barthes dans Comment représenter l’antique? (1955), jouer Eschyle aujourd’hui, c’est à la fois se confronter aux origines de notre civilisation et à une «altérité flagrante». Notre culture est à jamais marquée par l’héritage des Grecs, mais ils ne sont pas nous, car leur société était patriarcale, phallocratique, esclavagiste, et par certains aspects, racistes. Mais non seulement le théâtre grec était, par excellence, le lieu de questionnement de tous les préjugés et de toutes les idéologies, mais ce théâtre nous dit aussi ce que nous avons su dépasser par l’exercice de la réflexion et du débat. Ne censurons pas, dialoguons : c’est replacée dans son contexte historique que la tragédie peut venir éclairer nos propres questionnements, car, selon les mots de Barthes, «c’est en voyant la marche parcourue que l’on prend courage et espoir pour toute celle qui reste encore à parcourir.»

Anne-Sophie Noel est maîtresse de conférences en langue et littérature grecques à l’École normale supérieure de Lyon, laboratoire HiSoMA (Histoire et Sources des Mondes Antiques).

 

La nostalgie «postalinienne» est ce qu’elle a toujours été: une amnésie de complaisance

Ah! «le quotidien fondé par Jaurès»…

Voilà le rappel qu’on entend le plus souvent proféré à l’heure où, une fois de plus, le journal L’Humanité semble en danger de mort.

Mais L’Huma, c’est aussi, des décennies durant, l’organe du parti communiste d’Union soviétique, avant d’être celui du parti communiste français. Le journal qui calomnie les prolétaires révolutionnaires, les libertaires, les trotskistes, les sans-parti, les spontanéistes, les dissidents, les communistes critiques, et j’en passe…

Pour regrouper les articles qui ont insulté la vérité depuis Jaurès, il faudrait l’intégralité des numéros d’une année entière… ou un très long thread sur Twitter, comme Mathilde Larrère les affectionne. Hélas! la «détricoteuse» autoproclamée est précisément allé place du Colonel Fabien, avec ses aiguilles et sa pelote, dire à quel point L’Huma lui manquerait si par malheur…

Le journal L’Humanité subit, comme tous les autres, la crise qui frappe la presse papier. Comme il est l’organe d’un parti politique en dégringolade (depuis celle du mur de Berlin), plus dure est sa chute.

Comment ne pas s’en réjouir?

Les postaliniens (voir ce mot par le moteur de recherche) voient leur capacité de nuisance et de travestissement idéologique diminuer au fil des ans.

Comment ne pas s’en réjouir?

Leur organe est près de sa fin… Qu’il meurt!

La presse contre-révolutionnaire va perdre un de ses titres: tant mieux!

Le soutien qui lui est apporté à sa dernière heure ne procède pas seulement d’une amnésie, il vaut aussi amnistie. Or je suis de ceux qui considèrent que les crimes contre l’humanité révoltée sont imprescriptibles.

Des postaliniens sans voix (ou dont le chargeur est vide) ne deviennent pas pour autant des camarades. Mes cosociétaires des éditions Libertalia seraient bien inspiré·e·s de se ressaisir, eux qui se croient tenu·e·s – dans l’espoir d’un article? – de répercuter la campagne de soutien: «Nous avons besoin plus que jamais de L’Humanité!»… Sans dec’ ?

Camillo Berneri, reviens! ils sont devenus flous…

1953

1968

1937

Les staliniens traitent de nazis les prolétaires insurgés de Barcelone, membres pour l’essentiel du POUM (marxistes critiques) et des «Amis de Durruti». Pour l’occasion, ils encensent les anarchistes de gouvernement de la CNT.

2019

 

ÉDITIONS LIBERTALIA, BAISEMAIN, DIVORCE & PENDAISON

J’ai dû – la mort dans l’âme – renoncer à organiser le concours de baisemains qui devait être le clou de la fête de «pendaison de crémaillère» prévue au nouveau comptoir-librairie des éditions Libertalia[1] le 24 novembre.

Je dois préciser d’abord que j’entends ici le mot «baisemain» non au sens de l’étiquette de cour, où les lèvres de l’homme restent à distance de la main de la dame, mais au sens d’un baiser déposé sur le dos de la main.

Or une jeune femme a manifesté, dans une conversation privée qu’un confrère auteur de la maison s’est empressé de rapporter – et probablement pas sur le ton distancié qui eut convenu à l’insignifiant incident[2] – sa réprobation morale : non seulement je lui avais baisé la main en public (croyant naïvement faire un geste aimable) mais proposé de lui offrir un de mes livres (Je chante le corps critique) qui semblait prendre logiquement place dans la bibliographie d’un travail universitaire à venir…

Il semble que l’on puisse se faire HarveyWeinsteinisé pour ça…

Au lieu d’en rire (même jaune), mon éditeur et alors cher ami Nicolas Norrito m’envoya un mail exprimant toute la «honte» qu’il éprouvait à devoir côtoyer un aussi dégoûtant individu, capable de telles turpitudes pour s’approcher de jeunes femmes que j’aurais l’audace maladive de considérer comme d’éventuelles partenaires érotiques.

Je dois dire que ça n’était pas le cas de la «plaignante», mais tout le monde peut se tromper ! Et bien sûr, il est acquis désormais que le sort normal d’une récrimination n’est pas d’être exprimée au principal intéressé, mais d’être distillée dans les dîners en ville, ou mieux encore sur les dits «réseaux sociaux».

Nicolas m’écrivait donc :

J’ai honte.

Honte qu’un de nos proches courtise des gamines de 20 ans maxi alors qu’il a l’âge d’être leur grand-père.

Honte qu’il ne comprenne pas que ce n’est pas de la galanterie, mais de l’abus d’autorité.

Honte que Libertalia te permette de les hameçonner.

À 20 ans, on est vulnérable. On l’est nettement moins à 30 ou à 40 ans.

On voit que le garçon est sincèrement convaincu d’effectuer par là un rappel à la loi naturelle !

«Faire la cour» à une personne âgée de 20 ans (le concept de «majorité» est bon pour les limaces) est équivalent à une agression sexiste.

Le sexe est par nature (encore!) une obscénité violente que l’on peut à l’extrême rigueur envisager à partir de 30 ans, âge où l’on est «moins vulnérable»…

Le fait de devoir m’éloigner, par charité et par dignité, d’une personne qui me confie éprouver de la honte à mon contact ne m’empêche nullement de nourrir une véritable affection pour Nicolas Norrito et sa compagne Charlotte Dugrand (je ne dis rien de leurs deux garçons; on y verrait la marque d’une autre de mes perversions supposées…).

J’ai eu la naïveté de croire que pouvait se créer une synergie profitable à tous entre leur belle énergie, mon expérience et mes moyens, tant intellectuels (oh! pour bien peu de temps encore, je sais) que financiers.

Nous avons même envisagé, parmi d’autres projets, d’habiter ensemble, et visité de conserve quelques maisons…

Ça n’est donc pas le ressentiment – même si j’avoue être ballotté entre une tristesse glacée et une sombre colère – qui me fait juger la conception des rapports érotiques qui fonde la déclaration de Nicolas, d’autant plus significative qu’elle est faite sous le coup de l’émotion d’une panique moraliste (ne risque-t-on pas de voir Libertalia accusée de protéger un «harceleur», un «maniaque», un «violeur en série» ?)…

Elle est hélas partagée par beaucoup…

Manifestement, proposer ou même envisager de «faire l’amour» ou «d’avoir du sexe» – je ne voudrais pas encourir le reproche de me dissimuler derrière un vocabulaire «sentimental» – avec une femme est déjà une violence !

Cette manière de voir suppose logiquement que les rapports érotiques sont en eux-mêmes une violence.

Et que contre cette «violence», éventuellement concédée comme «inévitable» – comme elle l’est par l’Église catholique dans le mariage –, il importe de garantir au moins 1°– les mineur·e·s, 2°– par extension les «jeunes majeur·e·s» entre 18 et 30 ans.

Et peu importe que cela contredise les textes de loi sur la «majorité sexuelle» ou la majorité tout court. Cela ne saurait, n’est-ce pas, embarrasser un anarchiste ?

Sans doute ce point de vue est-il argumenté par certaines féministes récusant non seulement un système de domination masculine mais hétéronormé. Hélas ! les rapports amoureux et/ou érotiques lesbiens démontrent qu’ils n’échappent ni à la violence ni à la domination – ni aux plaintes…

C’est donc bien l’érotisme en lui-même qui devrait être considéré non comme partie d’une culture des rapports bienveillants entre humain·e·s (tel est mon avis !) mais comme un infracassable noyau d’animalité violente, au sujet duquel l’espèce doit entretenir – depuis certaine anecdote fruitière et reptilienne – un salubre sentiment de honte.

La honte, je la tiens pour une perte de temps dans une vie trop courte.

La honte de l’érotisme – voie privilégiée de la connaissance interdite par tant de religions – m’est tout particulièrement étrangère.

Mon honteux correspondant était, pour sa part, si convaincu de m’avoir livré un diagnostic sévère mais juste, qu’il me souhaitait du «courage», mesurant à quel point le dit diagnostic devait être «dur à entendre»…

Si fait, mon camarade, mais non pour les raisons que tu imagines…

On prête à l’anarchiste Emma Goldman le propos suivant : «Si, au cours de votre révolution, on n’a pas le droit de danser, alors cette révolution n’est pas la mienne !».

Il est heureux que j’ai l’occasion de paraphraser l’idée – piètre danseur que je suis !

J’ajouterai donc : Si votre révolution proscrit le baisemain – et les livres offerts – merci de me prévenir, je prendrai le maquis !

En attendant, voici – on l’aura compris – consommé le divorce entre Libertalia et moi.

Nicolas Norrito et Charlotte Dugrand ont obtenu la garde des trois volets métalliques que nous avons eus ensemble, et qui protègent désormais les vitrines du local de Montreuil. Encore propriétaire pour moitié du lieu, je conserve un droit de visite que je n’ai pas l’intention d’exercer d’ici longtemps.

On ne me verra donc ni pendre la crémaillère (encore une violence évitable !) ni tenir la table de livres à la prochaine fête ou lors de telles manifestations à venir.

 

Paris, le 2 novembre 2018

Claude GUILLON

[1] 12, rue Marcelin-Berthelot, à Montreuil.

[2] Que l’auteur en question débite, dans la vraie vie, et à jet continu, des plaisanteries sexistes et racistes (une personne noire de peau n’est désignée que comme « Bamboula ») n’est pas exactement un détail. J’y reviendrai ultérieurement…

 

Post scriptum animal triste

La «galanterie», à laquelle fait allusion Nicolas dans son courriel, je la conchie. Elle peut servir à couvrir toutes les violences, y compris la fermeture des clubs de femmes manigancée en 1793 par Robespierre, que Florence Gauthier considère comme l’inventeur de la «galanterie démocratique».

 

Je profite de ce billet pour saluer, pour sa bienveillance et son talent, le graphiste de Libertalia Nicolas Bartkowiak, qui réalisa une si belle couverture – parmi tant d’autres – pour Comment peut-on être anarchiste ? recueil aujourd’hui épuisé.

 

L’abonnement à ce blogue est gratuit et libre.

Cependant, je serais soulagé de penser que les crétins de l’un et l’autre sexe susceptibles d’éprouver de la honte à la lecture de ma prose ont été voir ailleurs si j’y suis.

L’illustration du porc qui se balance figure sur la couverture d’un livre pour enfants d’Émile Jadoul intitulé Encore plus fort! (Pastel).

 

 

 

Aujourd’hui, on ne peut plus rien dire!…

…C’est du moins ce qu’on entend répéter – par des gens qui feraient mieux de se taire!

Par contre, il semble établi que l’on peut tout signifier, comme en témoigne cette photographie d’une militante néofasciste italienne prise dans un rassemblement récent.

 

Ça va toujours mieux en le disant

Cette femme est grosse.

L’obscénité qu’elle incarne n’est pas dans ses formes, mais dans son rire gras d’antisémite.