La « Terrorisation » à l’échelle européenne (2006)

URGENCE – EXCEPTION – TERREUR

Arsenal et stratégie de la contre-révolution

De l’après 11 septembre 2001 aux émeutes de 2005

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ÉCONOMIE, PROPRIÉTÉ, TERREUR

Le capitalisme se flatte d’avoir doté le monde d’une « seconde nature » : l’économie.

L’idée que cette nature économique peut être aussi difficile à maîtriser que la nature naturelle et ses catastrophes a été utilisée par les politiciens français à partir de la fin des années 1970. « Nous allons vers un monde non maîtrisé » déclarait en septembre 1979, V. Giscard d’Estaing, alors président de la République, aujourd’hui rédacteur du projet de constitution européenne.

La mondialisation incarne aujourd’hui la difficulté de gérer le monde économique, difficulté supposée hors de responsabilité des États-nations.

Le système produit mécaniquement l’insécurité dont il a besoin ou qu’il ne sait pas éviter (volant de chômage, précarité…) ; il la produit également comme produit (comme marchandise), donc l’organise et la vend. Il y a chômage et création d’un nouveau secteur privé de gestion/radiation des chômeurs ; il y a répression sociale et création (construction et gestion) de prisons privées…

Dans le même temps, plus le système crée de l’insécurité sociale, plus il multiplie en (fausse) contrepartie l’offre « sécuritaire », elle-même objet d’un fructueux marché.

Le terrorisme pratiqué par des groupes disposés à assassiner des personnes prises au hasard pour faire pression sur un État est – pour l’État en question et ses semblables – un problème immédiatement recyclable en « solutions » de gestion de l’ordre public.

L’attentat meurtrier devient une illustration tragique du discours étatique sur l’immense difficulté à maîtriser le monde moderne et sur la nécessité de se prémunir contre diverses figures dangereuses affectées du facteur T comme « terrorisme » : le pauvre, l’étranger, le jeune…

On peut remettre au goût du jour la première phrase du Manifeste communiste de Marx et Engels (1848) : « Un spectre hante l’Europe : le spectre du communisme ». Quelle est l’opposition, remarquaient les auteurs, qui n’a pas été accusée de communisme. En consultant les médias de ce début du XXI e siècle, on peut dire qu’un spectre hante l’Europe – et le monde entier – : le spectre du terrorisme.

Or la lecture des textes qui se présentent et s’auto-justifient en tant qu’instruments de lutte contre le terrorisme montre que sous l’épouvantail terroriste, c’est toujours le spectre du communisme – de la révolution, de la contestation sociale – qui est le cauchemar des maîtres du monde.

L’ex-ministre de l’intérieur français Charles Pasqua avait utilisé l’expression « terroriser les terroristes », ce qui justifiait de retourner contre l’ennemi terroriste les mêmes armes qu’il employait.

Il manque en français un substantif correspondant au fait de terroriser : on proposera ici le néologisme « terrorisation ».

C’est bien en effet, comme on va le voir, de la terrorisation des mouvements sociaux qu’il s’agit, au double sens d’intimidation et de stigmatisation. Stigmatiser signifiant ici apposer arbitrairement l’étiquette « terroriste » sur tout acte, individu ou groupe jugé dangereux pour l’ordre capitaliste.

Le processus politique et législatif de terrorisation a débuté dans le cadre de l’Union européenne dès le milieu des années 1970 (création du groupe TREVI, « terrorisme, radicalisme, extrémisme et violence internationale » en 1976), mais il a commencé de s’intensifier à la fin des années 1990.

Rien n’interdit de penser que les manifestations hostiles aux grands sommets internationaux ont accru, du point de vue des dirigeants, l’urgence de mettre en place un arsenal international de prévention/répression des mouvements sociaux. Mais les législateurs européens ont un temps d’avance. Le Conseil européen de Tampere (Finlande), en octobre 1999, élabore les rudiments de ce que devra être l’« espace judiciaire européen ». La manifestation de Seattle est de décembre 1999.

La manifestation de Gênes et sa répression sauvage se déroulent l’été 2001. Les attentats du 11 septembre de la même année, à New York, fournissent l’occasion parfaite, pour la Maison blanche et l’Union européenne de justifier les mesures « antiterroristes ».

 LA DÉFINITION EUROPÉENNE DU « TERRORISME » (2001-2002)

19 septembre 2001 : huit jour après les attentats contre le Pentagone et le World Trade Center, la Commission européenne publie une « proposition de décision-cadre relative à la lutte contre le terrorisme », assortie d’une autre concernant un mandat d’arrêt européen.

Ces dispositions permettront de qualifier de « terroriste » tout acte de contestation. Elles éclairent le sens de l’état de guerre d’un nouveau genre décrété par G. W. Bush, relayé par les instances européennes : la paix des marchés, c’est la guerre aux pauvres ! L’épouvantail du terrorisme aux mille visages permet au capitalisme de tomber le masque démocrate.

La commission européenne estime que dans l’esprit des législations précédentes « la plupart des actes terroristes sont fondamentalement des infractions de droit commun qui prennent un caractère terroriste en raison des motivations de leur auteur. » Elle s’appuie notamment sur le Terrorism Act britannique qui définit son objet comme une action « visant à influencer le gouvernement ou à intimider tout ou partie du public ».

À rebours du sens commun qui perçoit immédiatement le caractère politique de telles « motivations », la commission rappelle que la Convention pour la répression du terrorisme de 1977 dénie déjà tout caractère politique aux actes qualifiés de « terroristes » et aux motivations de leurs auteurs.

La décision-cadre sera le premier texte international à définir l’acte terroriste « par référence au but poursuivi ».

Le « terroriste » est qualifié tel en fonction de ses « motivations », mais c’est le pouvoir qui décrète souverainement la nature réelle de celles-ci.

• La proposition donne lieu à une Décision-cadre effectivement adoptée par le Conseil européen, en date du 13 juin 2002.

Émanant d’une instance européenne, la décision-cadre trace – comme son nom l’indique – le cadre à la fois idéologique et pratique dans lequel les législations nationales devront être modifiées.

Il reste à chaque État une marge de manœuvre, faible mais réelle, dans la manière de traduire (plus ou moins rapidement) les décisions dans le droit national, et par la suite dans la manière de les appliquer.

La décision-cadre relative à la lutte contre le terrorisme prévoit que :

Chaque État membre prend les mesures nécessaires pour que soient considérés comme infractions terroristes les actes intentionnels visés aux points a) à i) tels qu’ils sont définis par le droit national, qui, par leur nature ou leur contenu, peuvent porter gravement atteinte à un pays ou à une organisation internationale lorsque l’auteur les commet dans le but de

-   gravement intimider une population ou

-   contraindre indûment des pouvoirs publics ou une organisation internationale à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte quelconque ou

-   gravement déstabiliser ou détruire les structures fondamentales politiques, constitutionnelles, économiques ou sociales d’un pays ou une organisation internationale ;

a) les atteintes contre la vie d’une personne pouvant entraîner la mort ;

b) les atteintes graves à l’intégrité physique d’une personne ;

c) l’enlèvement ou la prise d’otage ;

d) le fait de causer des destructions massives à une installation gouvernementale ou publique, à un système de transport, à une infrastructure, y compris un système informatique, à une plate-forme fixe située sur le plateau continental, à un lieu public ou une propriété privée susceptible de mettre en danger des vies humaines ou de produire des pertes économiques considérables ;

e) la capture d’aéronefs et de navires ou d’autres moyens de transport collectifs ou de marchandises ;

f) la fabrication, la possession, l’acquisition, le transport ou la fourniture ou l’utilisation d’armes à feu, d’explosifs, d’armes nucléaires, biologiques et chimiques ainsi que, pour les armes biologiques et chimiques, la recherche et le développement ;

g) la libération de substances dangereuses, ou la provocation d’incendies, d’inondations ou d’explosions, ayant pour effet de mettre en danger des vies humaines ;

h) la perturbation ou l’interruption de l’approvisionnement en eau, en électricité ou toute autre ressource naturelle fondamentale ayant pour effet de mettre en danger des vies humaines ;

i) la menace de réaliser l’un des comportements énumérés.

Avant cette énumération (art. premier du texte), les législateurs européens se sont mis en règle avec leur bonne conscience démocratique en affirmant que :

Rien dans la présente décision-cadre ne peut être interprété comme visant à réduire ou à entraver des droits ou libertés fondamentales telles que le droit de grève, la liberté de réunion ,d’association ou d’expression, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts, et le droit de manifester qui s’y rattache.

En clair : que les bouseux des pays de l’Est nouveaux arrivants ou candidats à l’entrée dans l’UE n’aillent pas dévoiler le pot aux roses en appliquant nos textes à la lettre… en révélant ainsi le sens et le contenu véritables.

La liste ayant sans doute paru un peu courte, elle est étendue par l’article 3 qui y ajoute : le vol aggravé, le chantage et l’établissement de faux documents administratifs lorsque ces délits visent à réaliser l’une des infractions terroristes préalablement énumérées.

Le texte prévoit également de réprimer la tentative, la complicité et l’incitation à commettre une infraction terroriste. Jamais définie, l’« incitation » est un joker de plus qui vient compléter le jeu de poupées gigognes antiterroristes. Il était déjà, en 1894, le pivot des lois dites « scélérates » réprimant les menées anarchistes. Il est bon de se souvenir que ces textes « de circonstance », votés à la sauvette en pleine période d’attentats, n’ont été abrogés qu’en décembre 1992, soit un siècle après leur adoption !

La proposition de septembre 2001 utilisait la notion d’« encouragement », encore plus vague s’il est possible : elle n’a pas été retenue dans le texte final.

Le texte précise qu’il entend par

”groupe terroriste” l’association structurée, de plus de deux personnes, établies dans le temps, et agissant de façon concertée en vue de commettre des infractions terroristes. Le terme “association structurée” désigne une association qui ne s’est pas constituée au hasard pour commettre immédiatement une infraction […].

Un duo ne constitue donc pas un « groupe terroriste », pas plus que la petite troupe de manifestants se constituant « au hasard » pour attaquer un commissariat. Par contre, chacune des personnes concernées commet éventuellement un acte terroriste, pour peu qu’on lui prête l’intention de conspirer la perte de l’économie marchande.

Ces détails peuvent avoir leur importance puisque le « tarif conseillé » pour sanctionner la direction d’un groupe terroriste est d’au moins 15 ans et d’au moins 8 ans pour la participation à ses activités « y compris en fournissant des informations ou des moyens matériels », pourvu que ce soit en connaissance de cause.

Le texte prévoit également des dispositions particulières pour les « repentis ».

On voit qu’ont été requalifiées « terroristes » la quasi totalité des infractions – du moment que l’autorité décide d’appliquer l’étiquette à ses auteurs – tandis que la quasi totalité des motivations politiques sont, dans un même mouvement, déqualifiées (pas politiques) puis requalifiées « terroristes ».

Une gendarmerie européenne

La France et quatre autre pays européens ont lancé, le 23 janvier 2006, une Force de gendarmerie européenne (FGE), dont le QG se trouve à Vicence (Italie). La FGE pourra assurer des tâches de maintien de l’ordre, de sécurité publique, de police judiciaire, de recherche et d’exploitation du renseignement.

[Source : Le Monde, 27 janvier 2006.]

La Terrorisation démocratique