JE CHANTE LE CORPS CRITIQUE. Chap. 3 Le corps des femmes : gestion — élimination

Je chante le corps critique

 

On trouvera ci-dessous le troisième chapitre de mon livre Je chante le Capture d’écran 2014-11-09 à 10.52.22corps critique, édité chez H & O.

J’ai mis en ligne l’intégralité de ce livre avant même d’avoir trouvé un éditeur ; je l’ai laissé en ligne par la suite. Je récidive ici. Cependant, je ne saurais trop conseiller à celles et ceux qui s’intéressent à son contenu de se soucier aussi de son support papier, et d’en acheter un exemplaire. Non pas tant pour soutenir matériellement l’auteur (je n’y gagnerai pas un centime) mais pour convaincre l’éditeur (celui-ci et d’autres) que prendre en charge un ouvrage de cette sorte a encore un sens. Je ne choquerai ici que les ignorants du travail intellectuel : je n’aurais jamais fourni un tel effort pour simplement alimenter la colonne de mon blog. La lecture n’est pas une activité « neutre », et encore moins « privée »… pas de responsabilité politique en tout cas.

 

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Pour chaque être humain, et pour l’humanité elle-même, le corps est le premier ustensile (avant l’outil fabriqué), dont les usages, érotisme compris, sont objets de savoir et de culture. Dans les sociétés patriarcales, le corps des femmes est objet de plaisir et de pouvoir ; objet aussi terrifiant qu’il est fascinant, d’emploi malaisé et aléatoire. Le présent chapitre évoque certaines variations récentes, à l’échelle historique, de l’usage social des femmes, de la contention à la prostitution en passant par la médicalisation de l’orgasme et l’éducation sexuelle, jusqu’à la tentation « gynécidaire ».

 

  1. techniques du corps : sexe, rythmes et cadences

 

Selon l’image du corps qui y prévaut, les rapports de classes et de parenté qui la caractérisent et qu’elle reproduit, chaque société développe une idéologie du corps et des techniques légitimes qui doivent le mobiliser. Autrement dit : tout usage du corps est culturel. Marcel Mauss rapporte ainsi qu’il apprit à une petite fille à cracher. Cette pratique corporelle qui semble aller de soi n’était en usage ni dans sa famille ni dans son village d’origine. La fillette se trouvait ainsi privée du moyen de se débarrasser de mucosités encombrantes. « Je lui ai appris à cracher. Je lui donnai quatre sous par crachat. Comme elle était désireuse d’avoir une bicyclette, elle a appris à cracher. Elle est la première de la famille à savoir cracher[1]. »

Les points aveugles de la transmission sont eux-mêmes culturellement prescrits. Dans son enquête bourguignonne déjà citée, Yvonne Verdier note que l’on n’apprend pas aux filles à cuisiner : « Cuisiner est un art que l’on doit découvrir toute seule en même temps que l’acte sexuel ; les deux choses s’improvisent en même temps[2]. » Ailleurs, au contraire, les parties génitales sont l’objet d’un apprentissage, qui peut d’ailleurs viser le même but d’intégration à l’ordre patriarcal. À Hawaï, rapporte Marshall Sahlins, « la socialisation des enfants, ceux tout au moins de la noblesse, comportait l’apprentissage de l’amour. On enseignait aux filles l’amo’amo, le “clin-clin” ou clignotement de la vulve, et maintes autres techniques qui “réjouissent les cuisses[3]” ». Dans certaines régions d’Ouganda, on enseigne encore aux jeunes filles des massages destinés à accroître leur sensualité et leur désir[4].

Dans les sociétés occidentales modernes, le corps érotique est l’objet de recommandations, de pressions et sommations diverses, souvent antisexuelles ou à tout le moins hygiénistes. Cependant, ces stimuli et signaux peuvent tout aussi bien aller dans le sens d’une érotisation de la vie ou plus précisément, en particulier chez les jeunes, d’une exaspération de désirs sans moyens.

Un enseignant me raconte que la venue d’une animatrice du Mouvement pour le planning familial (MFPF) est suivie, dans le collège où il travaille, d’une semaine de tensions et de violences. Ça n’est pas l’évocation des méthodes contraceptives qui crée le désir ; elle le révèle et l’exacerbe. La bienveillance, réelle et louable, de la militante du MFPF fait exploser le paradoxe d’un corps adolescent bombardé de sollicitations publicitaires et pornographiques, auquel on vient encore expliquer, « au cas où », comment se protéger du Sida et des grossesses intempestives : autant mettre du sel sur une plaie.

La contention du corps par les techniques éducatives, l’obligation scolaire et salariale, trouve de moins en moins à offrir en contrepartie : on peut être scolarisé et analphabète, travailler 45 heures par semaine et n’avoir pas de papiers, être chômeur et contraint à d’épuisantes et absurdes démarches. Le principal système de régulation des corps adultes demeure toutefois le travail, même à l’heure de sa crise en tant que valeur et de la délocalisation mondiale de la production. La parcellisation, principe de la chaîne fordiste, appliquée depuis aux tâches du secteur tertiaire, reste le modèle de la prescription salariale.

Nous avons déjà évoqué, à propos de la santé des femmes (cf. chap. I), la manière dont les conditions de l’exploitation du travail et la division du temps entre « loisir » et salariat affectent l’être entier, son métabolisme et ses désirs, tout au long de son existence. La question qui se pose ici est de savoir s’il existe un temps ou plus précisément un tempo érotique qui résiste à celui du capital. Dans la plus grande « intimité » supposée, à l’instant de l’orgasme (s’il advient), lorsque s’emballent le cœur et le souffle, sur quel rythme le corps bat-il ? Retrouve-t-il celui d’une nature animale ? Sait-il improviser son rythme propre ou suit-il celui que lui dicte le monde ?

Dans ses entretiens avec Michel Pialoux, Michel Corrouge, OS à l’usine Peugeot de Sochaux établit une relation de causalité entre le travail à la chaîne et un rapport mécanique au corps de la femme.

« Le travail à la chaîne t’entraîne une sexualité vachement maladive. Dans la mesure où t’as plus rien à toi, où tu ne peux agir sur rien dans le système de production, où t’es simplement un outil, eh bien, le seul contact humain et social que tu peux avoir c’est dans… la relation sexuelle avec ta femme ou ta copine… […]. Et ça devient la femme-objet […]. Là au moins y’a quelqu’un à soumettre, y’a quelqu’un à… à diriger, on peut influer sur quelque chose[5]. »

 

La question n’est pas de savoir si l’exploitation vaut absolution (ici du machisme), mais plutôt selon quelles modalités la chaîne détermine non seulement les attitudes psychologiques mais les gestes eux-mêmes. De ce point de vue, il est tentant de rapprocher les gestes masculins du coït hétérosexuel — et sa brièveté —, au moins tels qu’ils apparaissent dans l’idéo-sexologie, de la double exigence de stéréotypie et de réduction des temps du travail industriel.

Cette vision est évoquée par Charlie Chaplin dans Les Temps modernes (1936), lorsque Charlot, rendu fou par le travail à la chaîne, tente compulsivement de resserrer à l’aide de sa clé anglaise tout ce qui évoque la forme d’un boulon, et d’abord les boutons de la jupe que porte la secrétaire du patron. Les autorités soviétiques ne s’y trompent pas, qui suscitent au début des années 1920 des dénonciations prolétariennes et « spontanées » contre les Danses mécaniques où le constructiviste Nikolaï Foregger met en scène les corps (habillés) de danseuses et de danseurs pour représenter des dispositifs mécaniques, un système de transmission par exemple. Pornographie ! Américanisme[6] ! disent les délateurs[7].

Dans Sauve qui peut la vie (1980), Jean-Luc Godard a représenté, plus crûment que Chaplin ne l’avait fait, la mécanisation du sexe. Dans un dispositif de type sadien révisé par Taylor, il arrange en une machine humaine les corps de deux femmes et un homme, deux prostituées et le subordonné du patron, commanditaire de la scène. C’est sa satisfaction que vise cette chaîne de production grotesque et hoquetante, dans laquelle chacune des trois parties émet un son différent pour signaler le geste obscène qu’elle subi. En bout de chaîne, Isabelle Huppert lui étale du rouge sur les lèvres. Ayant contraint les corps pour sa jouissance, il plaît au pouvoir d’être fardé.

Les représentations animées du coït demeureront longtemps assez pauvres, au moins jusqu’à l’invention des montres à système. À partir des années 1920, le cinématographe, issu de l’étude du mouvement (laquelle va irriguer l’organisation scientifique du travail), mettra en scène une pornographie progressivement calquée sur le modèle tayloriste : séparation des organes (gros plans), stéréotypie des séquences (pipe, « éjac faciale », « sodo », etc.), prime aux performances et aux acteurs capables de les accomplir (gang bang [cf. infra note 7], érection sur commande et durable). D’abord projetés dans les bordels (qui les louaient[8]), en guise d’apéritifs érotiques ou de matériel éducatif à l’usage de jeunes puceaux amenés par un parent, les films pornographiques sont devenus un produit commercial à part entière. Le modèle hétérosexuel, mêlé sans trop de rigorisme d’épisodes homosexuels, était illustré, au moins jusque vers le début des années 1920 dans la production française, de manière assez bon enfant, avec même une dimension poétique dans les dessins animés. Le matériel pornographique s’est répandu depuis dans toute la société et constitue le premier prescripteur de scénarios en matière d’érotisme[9]. Or, sans faire de la maison close d’antan un modèle de convivialité, on doit remarquer que l’« ordonnance » que constituait le court métrage pornographique pouvait être exécutée sur place, par des prostituées qui en étaient souvent les « actrices ». Consommé hors du couple, le porno contemporain remet la satisfaction des désirs qu’il excite à des lendemains qui n’existent pas.

Regardons ce film de propagande, pornographique à sa façon, du Bureau des droit des femmes dépendant du ministère américain du Travail. Réalisé en 1931, il s’intitule Dans les coulisses de l’ère des machines. « Notre pays, peut-on lire sur l’écran, en dépit de ses progrès, est assombri par un gaspillage humain dans l’industrie[10]. » Et pourtant ! Là où il fallait douze ouvrières pour emballer quotidiennement 17 000 boites de céréales, cinq suffisent à approvisionner la chaîne. Les boites qui défilent sur le tapis roulant contiennent des Kellog’s Corn Flakes. Logique ironique de l’histoire, l’inventeur du produit et fondateur de la firme est le Dr. John Harvey Kellogg, persuadé que l’alimentation saine est un des éléments déterminants d’une prévention efficace de la sexualité, et d’abord chez les jeunes. Mais le maïs soufflé ne suffit pas à éradiquer le désir…

Homme curieux des connaissances de son temps — il est venu à Paris suivre les cours de Charcot à la Salpêtrière[11]—, Kellogg prône à la fois des traitements traditionnels et contemporains contre la masturbation qui l’obsède. « Couvrir les organes [génitaux] d’une cage a été essayé avec un plein succès. Un remède qui est toujours efficace chez les jeunes garçons est la circoncision, notamment en cas de phimosis. L’opération peut être pratiquée sans anesthésie par un chirurgien, du fait que la douleur de courte durée liée à l’opération aura un effet salutaire sur l’esprit, surtout si elle est reliée à l’idée de punition, comme cela est bienvenu dans certains cas. […] [Autre méthode :] une ou plusieurs sutures d’argent qui rendent l’érection impossible. […] Pour le sexe féminin, l’auteur a trouvé que l’application de phénol pur sur le clitoris est une excellente manière d’apaiser une excitation anormale et de prévenir la récidive[12] […]. »

Ce sadisme médical antisexuel débouche presque mécaniquement sur l’exaltation du geste pur de l’ouvrière d’usine, débarrassée d’encombrantes excitations clitoridiennes et rendue moralement adaptée à sa tâche, dans une innocence enfantine retrouvée : « C’est la meilleure employée que nous ayons eue à ce poste, dit le contremaître des Coulisses à propos d’une jeune femme tayloristement sélectionnée. C’est un jeu d’enfant pour elle. » Mais le plus surprenant est bien que le même Kellogg a cru aux bienfaits de la contraction induite des muscles pelviens pour le traitement des femmes neurasthéniques et qu’il en a présenté une application de sa façon lors du Congrès électrique international de 1904. En plaçant une électrode dans le rectum ou dans le vagin et l’autre sur l’abdomen, on obtient de très fortes contractions des muscles abdominaux et du haut des cuisses. Il ne s’agit plus cette fois de faire souffrir ou de punir, et Kellogg se croit même tenu de préciser que le courant ne provoque pas « la plus petite sensation cutanée » et rien d’autre en somme que celle correspondant au mouvement musculaire[13]. La méthode Kellogg s’inscrit, même si c’est probablement parmi les plus frustes, et malgré l’usage « moderne » de l’électricité, dans l’ancien et vaste mouvement médical de traitement des maladies supposées affecter les femmes, par des procédés masturbatoires plus ou moins mécanisés, et qui n’avouent (ni ne s’avouent) que rarement leur nature. Nous évoquerons ces procédés plus longuement dans la partie suivante, mais retenons dès maintenant ce paradoxe : l’attitude antisexuelle, qui n’envisage ni éducation ni à plus forte raison initiation sexuelle et ne raisonne qu’en terme de prévention et d’éradication, peut parfaitement réutiliser, sans le savoir, des pratiques en vigueur chez les sauvages, à la condition qu’elles soient médicalisées et/ou mécanisées.

 

Chasteté, mode d’emploi

Aux États-Unis, la masturbation est l’objet de tentatives de ce que nous appellerons « désinhibition commerciale », par exemple le « mois de la masturbation », en mai de chaque année, occasion de conférences et spectacles divers sponsorisés par une entreprise de vente de matériel érotique. Elle reste cependant stigmatisée par la morale religieuse et étatique. Comme on lui demande, lors de la journée des Nations Unies contre le Sida, en 1994, si cette question peut faire l’objet de discussions dans les écoles, la ministre de la Santé Joycelin Elders, première femme noire à accéder à ce poste, répond : « La masturbation est quelque chose qui fait partie de la sexualité humaine, et ça fait partie des choses qui pourraient peut-être être discutées. » Déclaration plus que prudente, qui vaut néanmoins au Dr Elders d’être immédiatement limogée par le président Clinton[14].

Comme tout idéalisme, le moralisme fondé sur la vieille morale chrétienne s’écoute parler plutôt qu’il ne s’intéresse aux résultats concret de son enseignement. Ils peuvent être inattendus, voire inverses de ceux qu’il prétend viser. La propagande fédérale en faveur de la chasteté, programme doté de 170 millions de dollars par an, enseigne par exemple que toucher les parties génitales peut entraîner une grossesse (mensonge si maladroit qu’il sera dénoncé dans un rapport publié par le Congrès[15]). « Il est explicitement interdit aux intervenants [en milieu scolaire] de parler de la prévention des maladies sexuellement transmissibles et de la contraception — sauf pour indiquer les taux d’échec des différentes méthodes, si la question leur est posée. » Les promoteurs de la loi de 1996, qui organise cette propagande antisexuelle, ne prétendent pas que leurs positions sont majoritaires dans le pays, ils disent au contraire que c’est parce qu’elles ne le sont sans doute pas qu’il faut en faire la promotion forcenée[16]. Loin d’encourager la procréation à condition qu’elle ait lieu dans le mariage, cette propagande cherche à dégoûter les adolescent(e)s de tout ce qui pourrait entraîner une grossesse — comprenez : de toute activité érotique. On leur confie donc des poupées bourrées d’informatique, à la ressemblance d’un nourrisson et de même poids, qui sont programmées pour pleurer de manière impromptue et doivent être « soignées ». Après une semaine, on décompte le nombre de négligences commises à l’encontre de ces tamagochis monstrueux : biberons oubliés, pleurs ignorés, tête laissée en arrière sans soutien, etc[17]. La conclusion est vieille comme l’Église catholique romaine : le sexe mène à l’enfer. Or une proportion non négligeable de jeunes gens des deux sexes s’arrangent assez adroitement de cette idéologie. Ils/elles acceptent le signe égal mis entre sexe, coït et procréation, mais — je demande une particulière attention à mon lecteur — si mérite d’être qualifié de sexe ce qui mène à la procréation, alors n’entre pas dans cette catégorie les gestes que nous qualifierons d’érotiques et qui n’y mènent nullement. Caresses, attouchements, cunnilingus et fellations ne sont donc pas des pratiques sexuelles. Cette manière de voir, qui prend à contrepied l’interdit chrétien de la « sodomie » (i. e. tout ce qui n’est pas procréateur[18]) est si communément admise que Bill Clinton, licencieur du Dr Elders, crut pouvoir l’invoquer en justice pour sa propre défense dans l’affaire Lewinski : « [Elle m’a sucé, donc] je n’ai pas eu de rapport sexuel avec Monika Lewinski ». Et c’est ainsi que 20 % des adolescent(e)s mineur(e)s interrogé(e)s en Californie déclarent à la fois avoir expérimenté ce que nous appellerons une pratique sexuelle buccale et n’avoir jamais, de leur point de vue, eu de relation sexuelle[19]. Bien plus, la masturbation mutuelle, et singulièrement la masturbation des garçons par les filles, est considéré comme un préservatif de la virginité féminine et un moyen de calmer les « ardeurs » masculines. On sait que, dans de nombreux pays, la pénétration anale, loin d’être vécue comme un péché superlatif, est considérée comme un moyen « désexualisé » (et souvent, hélas ! désérotisé) de pallier l’impossibilité sociale du coït vaginal.

La masturbation féminine était, encore au milieu des années 1970, objet de scandale. La chanteuse Nina Hagen en fit la double démonstration à la télévision autrichienne en se caressant en direct, sans quitter toutefois un pantalon moulant[20]. On peut lire aujourd’hui des dossiers sur le cunnilingus dans le magazine homosexuel Têtu (février 2005) et dans un autre « pour hommes » (i. e. hétérosexuels), Max (septembre 2000). Vendus par correspondance et dans les boutiques de mode, les sex toys (jouets sexuels) sont l’objet d’un « banc d’essai » dans Elle (7 août 2006). Pour traiter le même sujet, Têtu (décembre 2006) n’écarte pas le « gode ceinture », dont les lectrices de Elle et leurs amant(e)s ne sont pas censé(e)s connaître l’existence ou avoir l’emploi.

De la difficulté pour les fabricantes d’opinion à paraître dessalées, sans dépasser leur clientèle (qui serait peut-être choquée ou vexée) ni paraître incapables de saisir les tendances de la mode (pourquoi, sinon, acheter le magazine chaque semaine ?). Du coup, les quatre journalistes de Elle, anonymes pour l’occasion (à moins qu’une rédactrice unique se soit livrée à l’exercice de style), se contraignent à des acrobaties stylistiques pour présenter une palette complète de réactions. Elle, en tant que représentation générique de la femme moderne, est à la fois intéressée, émoustillée, déçue et finalement romantique : « Mon mec vient d’arriver. Et, de vous à moi, dans le genre sex-toy, on n’a pas trouvé mieux. » Nous verrons bientôt que si (infra « De quoi peut se montrer capable un poisson sans bicyclette ? »).

 

Un petit quart d’heure

Revenons à la légèreté avec laquelle les sociétés occidentales traitent ou ignorent ce qui constitue pourtant le pivot — au sens idéologique comme au sens mécanique — du coït hétérosexuel : la pénétration. On voudra bien considérer que je n’entend nullement défendre ici le coït hétérosexuel en tant que modèle (ni en tant que coït ni en tant que rapport hétérosexuel), déclaration liminaire qui n’est pas aussi évidente qu’il paraît dans une époque où un magazine à succès comme Psychologies se permet de publier un numéro hors série intitulé « Les clés d’une sexualité épanouie » sans y consacrer une ligne aux homosexualités[21]. Quant au ton léger qu’il m’arrive d’adopter, je m’en voudrais si les lecteurs et les lectrices hétérosexuelles y voyaient le signe d’une ironie méchante. Que toutes et tous soient assuré(e)s que je me satisfais moi-même de la certitude consolante que tout ce qui est culturel peut être cultivé, et que la connaissance, dans son plein sens érotique, nous enrichit jusqu’à la mort.

Nous considérerons donc, dans les lignes qui suivent, la manière dont le système hétéro-normatif se penche sur lui-même et s’autojustifie. Ne revenons pas aux Kellogg et consorts ; ceux-là combattent le sexe lui-même ; pour eux comme pour les pères de l’Église chrétienne, la sexualité dans le mariage n’est qu’un moindre mal : elle reste un mal. Mais pour les autres, hygiénistes, rationalistes et sexologues… La pénétration du pénis dans le vagin est à la fois supposée offrir le véritable orgasme à la femme et permettre la conception. Grande affaire, donc, mais vite expédiée, si l’on en croit les enquêtes qui prennent la peine de documenter cette question : combien de temps dure cette phase essentielle de la geste androsexuelle ?

Point de repère de la sexologie moderne, passé les balbutiements du XIXe siècle, le rapport Kinsey éclaire les comportements sexuels aux États Unis dans les années 1940. Son maître d’œuvre est loin d’incarner lui-même une orthodoxie hétérosexuelle, ce qui rend d’autant plus intéressante sa mansuétude naturalisante à l’égard des mâles :

« Les trois quart peut-être de tous les mâles connaissent l’orgasme au cours des deux minutes qui suivent le début des rapports sexuels et un grand nombre de mâles peuvent y parvenir en moins d’une minute ou même en moins de dix ou vingt secondes. […]

Cet acte rapide du mâle typique peut être des plus décevants pour une épouse inhibée ou qui, par nature, a une réaction sexuelle lente ; [ces] écart […] sont des sources fréquentes de mésentente conjugale […]. Néanmoins, penser que le mâle qui, dans des rapports sexuels, réagit rapidement, est névrosé, ou connaît quelque autre état pathologique, ne se justifie pas scientifiquement dans la plupart des cas. Certains cliniciens insistent pour que l’on considère l’éjaculation comme prématurée si un homme ne peut attendre que la femme soit prête à atteindre l’orgasme. Si l’on considère les nombreuses femmes du niveau supérieur dont l’état est si défavorable aux situations sexuelles qu’il leur faut de dix à quinze minutes de la stimulation la plus attentive pour les amener à l’orgasme et si l’on considère le nombre assez important de femmes qui ne connaissent jamais l’orgasme au cours de leur vie, il faut, naturellement, que le mâle ait une compétence tout à fait exceptionnelle à prolonger l’activité sexuelle sans éjaculer pour pouvoir créer une harmonie avec sa partenaire. […]

On doit souligner que, dans de nombreuse espèces de mammifères, le mâle éjacule presque instantanément au moment de l’intromission et que ceci est vrai des plus proches parents de l’homme appartenant aux primates. […] Loin d’être exceptionnel, le mâle humain dont la réaction sexuelle est rapide représente un cas tout à fait normal dans la classe des mammifères et offre un exemple fréquent dans l’ordre des hominiens.

Une fraction des mâles du niveau supérieur apprend délibérément à retarder l’éjaculation, et il est probable que la plupart des mâles pourraient apprendre à commander aux convulsions urétrales […]. Mais, seule une fraction de la population mâle considérerait l’acquisition d’une telle compétence comme un substitut désirable aux rapports sexuels directs et rapidement effectués[22]. »

Ces « dix à quinze minutes de la stimulation la plus attentive » sont, on le sent bien, un argument en soi, dont l’évidence est supposée nous frapper. Un quart d’heure ! Cette durée si manifestement déraisonnable est bien le signe de « l’état […] défavorable aux situations sexuelles » dans lequel se trouvent la plupart des femmes. Tout de même, s’il commence par légitimer l’éjaculation instantanée commune aux mammifères, Kinsey n’écarte pas le principe d’une éducation — des seuls mâles — mais suppute que bien peu jugeront « rentable » d’acquérir cette compétence. Qu’elle soit ou non justifiée, cette considération dispense de réfléchir aux moyens d’éducation susceptibles d’encourager les mâles à contrôler leur éjaculation. Quant aux femmes, puisque leur « état » paraît bien être socialement induit, pourquoi ne pas envisager — nous demeurons dans le cadre hétérosexuel — qu’elles peuvent soit acquérir les compétences que dédaignent leurs partenaires (contrôle de l’éjaculation masculine), soit développer une sensualité personnelle qui les mettrait à même de mieux profiter de techniques masculines défaillantes, soit encore obtenir de leurs partenaires des caresses préalables et/ou compensatoires. Ces hypothèses, point exclusives les unes des autres, formeront l’ordinaire de la sexologie hétéronormative à partir des années 1960 jusqu’à nos jours. La critique féministe tentera d’en saper les bases en opposant l’orgasme d’origine clitoridienne au modèle vaginal et « pénétrationniste[23] ».

 

EsperluetteLes travaux médicaux, sexologiques et féministes, portant sur le point G et la capacité des femmes à éjaculer — fait d’évidence dans la littérature érotique et dans la sexologie d’un Havelock Ellis (1859-1939) — sont venus, depuis le début des années 1980, et de manière assez inattendue, redorer le blason de la pénétration vaginale, qu’elle soit pratiquée par des hétérosexuelles ou des lesbiennes[24]. On peut citer, comme points de repère, les publications suivantes : A new View of a Woman’s Body (Une nouvelle Vision du corps d’une femme) en 1981 (Fédération des centres féministes de promotion de la santé des femmes [USA]) ; The G-Spot (Le point G) en 1982 (Alice Ladas, Beverly Whipple et John Perry) ; How to Female Ejaculate : Find your G-Spot (Comment éjaculer pour une femme : trouvez votre point G), film vidéo didactique de 1992 réalisé par Deborah Sundahl, dans lequel quatre femmes font devant la caméra une démonstration d’éjaculation. De D. Sundahl, on peut lire Le Point G et l’éjaculation féminine (e. o. 2003, trad. fr. 2005, Tabou éditions).Esperluette

 

Rappelons pour mémoire que la psychanalyse freudienne a dévolu au clitoris le rôle de briquet dans l’embrasement orgasmique. La princesse Marie Bonaparte fera, sur elle-même et sur quelques malheureuses, une application mécaniste de ce schéma en faisant chirurgicalement rapprocher le clitoris de l’entrée du vagin, déplacement supposée permettre l’orgasme hétérosexuel dans la seule position acceptable (dite du missionnaire) et supprimer la masturbation[25]. Dans ce cas d’espèce, c’est la femme, ou au moins telle femme précise, qui est par sa constitution biologique inapte au déroulement « normal » du coït.

Revenons-en aux prescriptions communes concernant le comportement masculin. En 1928, un docteur Smolenski signe un ouvrage de vulgarisation sexologique comme il s’en publie un grand nombre depuis le début du XXe siècle. C’est son titre qui retient l’attention : Le Plaisir qui dure. Mais, précisément, doit-il durer, et combien de temps ?

« D’abord quelle est la durée normale de l’acte ? On entend bien qu’aucun chronométreur officiel ne peut fixer la durée du round amoureux. Disons seulement que selon les hommes et selon les circonstances, il varie ordinairement de deux à dix minutes. Deux minutes c’est évidemment beaucoup trop bref. Dix minutes paraissent un temps trop long et fatiguant. […] Il apparaît que l’acte […] comporte une moyenne normale de quatre à cinq minutes. Cela représente, au rythme d’un frottement par seconde, 240 mouvements. C’est même beaucoup[26]. »

Les deux minutes que Kinsey, vingt ans plus tard, jugera naturellement prescrites sont ici jugées un temps « beaucoup trop bref ». Mais les dix minutes, déjà exigées, semble-t-il, par « l’état  » des femmes, en sont un « trop long et fatiguant ». Doubler le temps beaucoup trop bref de deux minutes, et vous obtenez une moyenne « normale » de quatre à cinq minutes, concédées à regret : « C’est même beaucoup » ! Smolenski ne conteste pas que « la femme est douée d’une possibilité spasmodique beaucoup plus considérable » que celle de l’homme. Elle a donc le droit à la satisfaction érotique, « non seulement pour ses droits naturels mais pour ses devoirs de maternité future ». Que cet objectif tout républicain puisse être atteint en quatre minutes, voilà qui laisse dubitatif.

Le chronométreur est congédié d’emblée ; nous ne sommes ni aux pièces (mais l’expression vaut pour résister à qui vous presse) ni sur la cendrée. Stakhanoviste ou marathonien, l’amateur de performances est expressément dissuadé d’excéder le temps imparti. Un cas lui est présenté, qui rappelle ceux convoqués, un siècle plus tôt, pour illustrer les méfaits mortels de la masturbation. Une dame consulte pour des rapports insatisfaisants. Or, « sur l’insistance du docteur, elle finit par avouer que [ses] séances amoureuses étaient toujours très longues. Pendant plus d’une demi-heure quelquefois, le mari besognait ainsi sa femme. Elle sortait de ces entretiens conjugaux agitée d’un tremblement qui persistait toujours pendant quelques heures, et même, quand les rapports avaient lieu le soir, qui durait toute la nuit[27]. » On retiendra la durée indiquée comme pathologique : elle peut dépasser « quelquefois » une demi-heure. Quant à l’état dans lequel se trouve la partenaire, ne nous évoque-t-il pas celui dans lequel le travail à la chaîne avait plongé Charlot ? Il boulonnait convulsivement ; elle continue de trembler spasmodiquement. Que l’on n’aille pas croire que le mâle, également privé d’orgasme, se soit mieux trouvé de ce régime. Tenez-vous bien : « Le membre de ce malheureux époux était en quelque sorte limé, usé[28] ». C’est déjà la même conception naturaliste — et pessimiste — de Kinsey : la femme pourrait jouir beaucoup, elle est faite pour ça et elle y a droit, mais l’homme n’a rien à y gagner et il risque même d’y perdre une virilité par trop imprudente (limer c’est coïter, en argot). Ce naturalisme hétérocentré est donc boiteux : la durée du coït qui pourrait paraître nécessaire, notamment au plaisir féminin, est en réalité dangereuse, et d’ailleurs hors de portée des mâles.

Il semble que les données recueillies au début des années 1970, vingt ans après Kinsey, indiquent un allongement de la durée du coït. Plus précises, les enquêtes, ici le rapport Simon (1972), indiquent les biais possibles. Si, en moyenne, « la durée du coït est de l’ordre de 12 minutes (préludes non compris [13 mn selon les hommes, 11 mn selon les femmes]) […] les différences observées d’un individu à l’autre sont grandes sur ce point, la distribution des réponses allant de 1 minute ou moins à 45 minutes ou plus[29]. » De surcroît, « il est probable que des interviewés [ont] donné une réponse incluant la durée des préludes ». Ce sont néanmoins près de la moitié des hommes (49 %) qui estiment la durée du coït entre 10 minutes et 45 minutes, même si les femmes ne sont que 39 % à corroborer cette évaluation.

Les hommes sont plus nombreux que les femmes à souhaiter prolonger la durée du coït. Il existe, toujours sensible dans les enquêtes menées aujourd’hui, des effets « générationnels ». Autrement dit, le mélange de la culture particulière à une génération et l’altération probable des comportements au fur et à mesure de la vie se traduit par des opinions différentes. Exemple : 12 % des femmes de plus de 50 ans auraient préféré, en 1970, des rapports plus brefs. Or, ils le sont déjà passablement, puisque la durée moyenne du coït est selon les femmes de cet âge de 3, 7 minutes (tandis que les hommes l’estiment à 9, 9 minutes). Ces quinquagénaires, minoritaires cependant, ont eu 20 ans en 1940 ; leur initiation hétérosexuelle s’est faite dans une époque où 4 ou 5 minutes de coït pouvaient paraître un maximum. Elles n’en ont probablement retiré que peu de plaisir : autant écourter la corvée, quitte à assumer un coït de primate… Enfin, l’orgasme simultané, est attesté par 56 % des déclarants hommes… mais il ne se trouve que 40% des femmes pour s’en être aperçu. Ce petit miracle est présenté comme le nec plus ultra de l’entente hétérosexuelle dans la presse sexologique des années 1970, mais son histoire est plus ancienne. Hippocrate lui-même en faisait déjà un idéal[30]. Plus récemment, dans l’un des ouvrages de vulgarisation les plus lus dans le monde, Le Mariage parfait, le gynécologue hollandais Van de Velde rédige, en 1930, un scénario hétéro-mythique qui, bien qu’il insiste sur l’importance des préludes, met la pénétration et l’éjaculation au centre du romantisme pénétrationniste : « Dans un coït normal et sain, il est absolument indispensable que l’orgasme des deux partenaires soit presque simultané : habituellement, l’homme commence par l’éjaculation, qui est suivie immédiatement de l’orgasme de la femme : il faut à celle-ci juste le temps nécessaire pour transmettre au sensorium l’impression produite par l’éjaculation, et la transformer en décharge, ce qui dure moins d’une seconde[31]. » S’agissant du clitoris, Freud pensait « briquet » ; Van de Velde, lui, repère un « interrupteur » sur le col de l’utérus.

Les recommandations courantes faites aux mâles ont-elles substantiellement changé depuis le début du XXe siècle jusqu’à aujourd’hui ? Il faudrait, pour répondre, analyser un corpus représentatif de manuels sexologiques, travail qui dépasse le cadre de ce chapitre et qui, à ma connaissance, reste à faire. Ce qui frappe, en tous cas, c’est la persistance de considérations lénifiantes, peut-être dictées par le souci de ne pas dramatiser ce que les mâles concernés vivent eux-mêmes comme une forme d’impuissance. Une thérapeute québécoise, Jacqueline Comte, répond sur son site Internet (2005) à un correspondant qui déclare éjaculer le plus souvent au bout de 3 à 4 minutes et connaître un record de 10-15 minutes : « La pénétration […] dure généralement de quelques minutes à 20 minutes, parfois plus (quoique ça arrive moins souvent). […] Étirer cette durée jusqu’à 45 minutes n’est pas réaliste ». Cet « étirement » n’est peut-être pas nocif (version Smolenski), il est irréalisable

Les études récentes sont plus fines et compliquent, à plaisir dirait-on, l’imbrication des notions de durée et de plaisir. Elles semblent indiquer notamment que les hommes souhaiteraient, dans une proportion légèrement supérieure aux femmes, un allongement de la durée du coït (hors préliminaires), tandis que femmes et hommes se retrouvent sur la durée idéale des préliminaires. Les hommes paraissent ne pas avoir une idée précise du scénario idéal tel que leurs partenaires féminines l’imaginent, tandis que ces dernières sous-estiment les espoirs masculins d’allongement des préliminaires et du coït. Comme les uns et les autres ne se parlent guère, les malentendus persistent.

Les hommes surestiment de deux minutes — par rapport à l’évaluation féminine — la durée du coït (la durée « réelle » nous est inconnue ; il s’agit des estimations des déclarants). L’étude publiée par S. Andrea Miller (2004) établit une durée moyenne de préliminaires de 12 minutes, et de 7 minutes pour le coït, avec une légère surestimation masculine dans les deux cas[32]. Les deux genres préféreraient idéalement des préliminaires de 19 minutes ; les femmes préféreraient un coït d’un quart d’heure environ, soit le double de la réalité estimée, et les hommes de 19 minutes soit un peu plus du double. Une autre étude (2005) donne des résultats plus chiches : la durée moyenne du coït, poétiquement baptisée Intravaginal ejaculation latency time (IELT ; Durée de latence pré-éjaculatoire intravaginale) serait, après enquête auprès de cinq cent couples vivant dans cinq pays différents, de 5, 4 minutes. L’IELT décroîtrait de manière significative avec l’âge : de 6, 5 minutes dans le groupe des 18-30 ans, elle passe à 4, 3 minutes chez les plus de 51 ans[33]. En revanche, les résultats ne font pas apparaître de différence significative selon que les hommes sont circoncis (6, 7 mn en moyenne) ou non (6 mn). On peut observer que ces différences, effectivement faibles, sur des durées déjà faibles en elles-mêmes, seraient jugées discriminantes dans une autre espèce d’exercice physique, comme la course à pieds, par exemple.

On objectera peut-être que tout dépend de l’idée qu’on s’en fait. Au risque de paraître harceler le lecteur, je suis obligé de lui révéler que ce point a également fait l’objet d’une enquête (2001). Il en ressort que la quasi totalité des hommes qui éjaculent au bout d’une minute considèrent qu’il ont un problème d’« éjaculation rapide » (adjectif préféré à « précoce »). Le pourcentage d’hommes faisant ce même autodiagnostic diminue au fur et à mesure qu’augmente la durée de pénétration sans éjaculation (42 % pour 2 mn ; 32 % pour 3 mn et 15 % pour 4 minutes). L’enquête estime que près de 24 % des hommes considèrent qu’ils éjaculent trop vite, tandis que la durée moyenne du coït s’élèverait en moyenne à presque 8 minutes. Plus intéressant, les auteurs notent que des hommes qui n’éjaculent qu’au bout de 10 minutes, ou plus, se considèrent néanmoins comme souffrant d’éjaculation rapide. « Ces hommes, ajoutent-ils, ont des croyances irréalistes, peut-être induites par les médias, à propos du temps moyen pendant lequel la plupart des hommes peuvent retenir leur éjaculation. » Cependant, une très petite minorité des enquêtés (6 %) ont choisi l’abstinence du fait de leur problème, tandis qu’il n’est arrivé aux autres que très rarement de « refuser une occasion de coït », selon l’élégante formulation des auteurs. Leur conclusion est que la majorité des hommes qui se considèrent eux-mêmes éjaculateurs rapides estiment que cela n’a qu’un « impact légèrement négatif sur leur estime d’eux-mêmes, leur jouissance, leurs relations sexuelles ou romantiques[34] ». Si pression médiatique, il y a, on retiendra qu’elle rencontre une forte résistance de la part d’hommes enclins à faire contre mauvaise fortune bon cœur, peut-être inaccessibles aux critiques, ou encore bénéficiant du soutien moral actif, ou par absence de reproches, de partenaires féminines fatalistes, mal informées et/ou « romantiques ».

La chose peut être « théorisée » par un magazine féminin, Glamour en l’occurrence, qui promet sur la couverture de sa livraison de juillet 2006 : « Un orgasme en 5 min chrono ». L’article, intitulé « T’as pas 5 minutes ? » vante, en s’appuyant sur les propos d’une sexologue, les quickies. Lesquels seraient en érotisme l’équivalent des contraintes oulipiennes en littérature. « Soyons honnête, écrit la journaliste, l’idée de devoir se concentrer pour faire plaisir à l’autre pendant trois-quarts d’heure décourage d’avance [sic]. À l’inverse, un cunni ou une fellation canon, mais de 60 secondes seulement montre en main, là, on veut bien. » On remarque que la pénétration n’est pas citée à ce stade du raisonnement ; elle apparaît cependant et sous la forme d’informations chiffrées tirées des études médicales que j’ai citées plus haut. L’encadré qui les présente s’intitule : « Vite fait bien fait ». Il indique une durée du coït de 8 minutes (Grenier et Byers) ou de 5, 4 minutes d’après une autre étude. « Du quick sex sans le savoir, en quelque sorte… », commente le magazine dans un magnifique rétablissement (au sens gymnique). Où l’éjaculation rapide devient, une fois anglicisée, une tendance !

Une quinzaine de témoignages, en majorité favorables au sexe rapide, dessinent une ligne de repli à la fois naturaliste et romantique. Cette contradiction n’embarrasse nullement les témoins (que leurs propos soient inventés, retouchés, ou originaux est sans incidence sur le message idéologique) qui rapportent avoir eu, un beau jour ou peut-être une nuit, le « déclic ». Il est précisé que ledit déclic n’a en commun avec le « coup de foudre » que son instantanéité. On peut « avoir le déclic » avec un inconnu peu séduisant, à condition (le plus souvent), qu’il devienne l’amant de cœur une fois la révélation éprouvée. On lit plusieurs déclarations apparemment « anticulturelles ». « Avec lui, dès la première fois, dit l’une, […] j’ai oublié tout ce que je croyais savoir sur le sexe » ; « J’ai compris, dit l’autre, que j’avais tout à découvrir. Bien sûr je connaissais les techniques. Mais j’avais encore à découvrir le désir, le mien » ; telle parlera de gestes qui « s’enchaînent instinctivement » et s’est vue en nouvelle Ève : « On était un peu comme le premier homme et la première femme du monde » ; « Entre nous, dit telle autre, tout s’est fait naturellement. […] Je fais instinctivement des trucs qui à priori me dégoûteraient avec d’autres[35] ». Une jeune femme explique que les exercices d’ouverture du diaphragme enseignés au cours de chant l’ont aidée à découvrir l’orgasme. Il apparaît que seules les femmes parlent de techniques ou font allusion à un savoir érotique acquis par l’expérience ; les hommes interrogés n’en soufflent mot. Probablement les filles se sont-elles senties sommées de combler un handicap d’initiative, d’acquérir des techniques jugées intrinsèquement peu « féminines » (ou pire : réservées aux « professionnelles »), les garçons étant réputés « naturellement » actifs et bricoleurs, et ici d’autant plus à l’aise qu’il ne s’agit pas de pénétration mais de caresses furtives, échappant par nature à l’évaluation de durée. Dans cette configuration, les femmes manifestent leur soulagement d’être revenues, par la grâce d’une rencontre masculine fortuite et/ou peu prometteuse, dans un « état de nature » — donc d’innocence. La culture érotique, c’est banalement « ce qui reste lorsque l’on a tout oublié », ou pour mieux dire : ce que — l’ayant appris — on peut se persuader d’inventer pour la première fois. Grand prodige ! Ce retour du curseur sur la case « innocence féminine » est récompensé par un orgasme, souvent pour la première fois démultiplié.

On retrouve là un contresens fréquent dans la doxa diffusée par les magazines féminins, à grand renfort de « témoignages » et de « micro trottoir » : la technique s’opposerait aux sentiments. Il semble que ce cliché trouve un nouvel aliment dans l’imprégnation pornographique de la société, même s’il doit s’accommoder des pratiques sado-masochistes et du Viagra. Le voici, exposé avec talent et nostalgie, dans L’Amour liquide, de Zygmunt Bauman. S’appuyant sur les constatations navrées d’un sexothérapeuthe, Bauman commente : « Les problèmes techniques cadrent mal avec les émotions. Se concentrer sur la performance ne laisse aucune place — temporelle ou physique — à l’extase. C’est de l’émotion, de l’extase et de la métaphysique que le pouvoir de séduction du sexe découlait —  et il en découlerait encore aujourd’hui, si le mystère n’avait disparu empêchant les aspirations d’être assouvies[36]… »

Le sensible et cultivé Bauman ne s’est certainement pas rendu compte qu’il venait de renvoyer, en trois phrases, toute la musique aux poubelles de l’histoire. Eh oui ! La musique ! Combien de millions d’heures de patientes études, de scrupuleux exercices, de découragement, de souffrance, de ratures, de répétitions, de vocalises, de gammes, de doigts calleux, déformés, plus haut ! plus bas ! de gestes mille milliards de fois répétés, matin et soir, dans le secret de la chambre ou sous le regard d’un public, lentement ! plus vite ! Adagio ! Crescendo ! Allegro ! Mais pas trop ! Et tout cela pour quoi faire Zygmunt — dis-moi un peu ! — sinon pour exprimer, susciter et assouvir notre soif d’émotion

Es muss sein[37] !

 

La persistance d’une sexologie néocoloniale

Certainement dans le souci tout scientifique de ne laisser aucune question, même stupide ou odieuse, sans réponse, des chercheurs se sont efforcés de trouver des fondements rationnels à certains ragots qui leur étaient venus aux oreilles. « Éjaculation précoce : Le pays d’origine nous apprend-il quelque chose sur l’étiologie ? », tel est le titre de leur article (2005), dont je précise que je ne dispose que du résumé. L’« intuition » de départ est abrupte : « Il a été suggéré [sic] que certains groupes raciaux (racial groups) pourraient [y] être plus sujets que d’autres. » La conclusion, on le sent bien, déçoit les chercheurs eux-mêmes, mais pas au point de les rendre prudents : ils constatent « la prépondérance d’hommes de milieux socioculturels islamiques [sic] et asiatiques consultant pour éjaculation précoce. Les raisons n’en sont pas claires. Les mécanismes envisageables (possible mechanisms) incluent des influences psychosociales, familiales et génétiques[38]. » Où l’on découvre que « tout et n’importe quoi » peut tenir lieu de conclusion synthétique… Les auteurs de l’article auraient pu envisager d’accorder une attention particulière au fait que les patients considérés sont des immigrés consultant dans un hôpital londonien. Mais, d’une part, cela peut entrer sans effort dans la catégorie des « influences psychosociales », et d’autre part, la prise en compte supposée scientifique de groupes « raciaux » ne prédispose guère — pour une infinité de raisons psychosociales — à la réflexion sur les pathologies liées à l’exil.

 

Du presque zéro à l’infini…

Il eut été plaisant de pouvoir demander à nos sexologues londoniens, en short et casque colonial, comment ils expliquent le développement en Asie, région aussi fâcheusement dotée génétiquement et culturellement, d’une doctrine comme le Tao tantrique. En effet celle-ci réunit une vision du sexe et du monde et un ensemble de techniques — respiratoires, musculaires et de concentration — dans le cadre desquels l’érection peut se prolonger indéfiniment. Les orgasmes féminin et masculin sont multipliés, ce dernier en dehors de l’éjaculation, dont le contrôle autorise des coïts de plusieurs heures. Des adeptes signalent également des coïts extrêmement brefs donnant lieu à des orgasmes de plusieurs heures[39].

Les praticiens tantriques n’ont pas manqué de relever les progrès de la durée moyenne du coït occidental rapporté par les études sexologiques. Auteurs d’un manuel sur L’Énergie sexuelle masculine, Mantak Chia et Douglas A. Arava reconnaissent, avec une politesse sans ironie, que passer de deux minutes à dix minutes en un quart de siècle représente « une amélioration de 400 % », résultat qui peut être considéré comme encourageant.

Selon la doctrine taoïste, des exercices de contrôles de l’érection et de l’éjaculation permettent de faire remonter l’énergie sexuelle depuis les organes génitaux jusqu’au cerveau, via le sacrum et la colonne vertébrale, puis de la faire redescendre vers le nombril. Ils permettent aussi de dissocier l’orgasme d’une éjaculation masculine considérée comme un gaspillage d’énergie. Il est intéressant de noter que si cette manière de faire est d’une efficacité attestée pour différer l’éjaculation et développer des sensations de plaisir intense malgré son absence, la doctrine réinvestit de vieilles angoisses sur les méfaits de la masturbation. Mantak Chia rapporte que l’un de ses camarades de classe se masturbait quatre à cinq fois par jour : « Il se vidait littéralement lui-même et plus particulièrement son cerveau[40]. » L’anecdote laisse à penser que les auteurs ne se soucient pas seulement de faire circuler l’énergie « contenue » dans le sperme, mais peut-être le sperme lui-même. Qu’importe, il est loisible au lecteur agnostique de dissocier les techniques proposées de certains éléments de croyances anciennes qui les sous-tendent.

Afin de mieux faire ressortir le contraste entre les recommandations tantriques et celles que nous avons glanées dans la littérature médicale et sexologique occidentale, rappelons les considérations d’un Smolenski : « 240 mouvements, c’est beaucoup ». Les textes taoïstes anciens estiment, eux, à un millier, soit quatre fois plus, le nombre de mouvements pénétrants nécessaires pour qu’un amant comble sa partenaire. Jolan Chang, que citent Chia et Arava, fait remarquer que si un jogging d’une demi-heure représente plus de deux mille foulées, on ne voit pas pourquoi un millier de pénétrations seraient hors de portée. C’est le type de considérations qu’il paraissait anticonformiste de brocarder à la fin des années 1970 :

« Dans les lycées, on chuchote que l’éjaculation équivaut en dépense énergétique à 5 kilomètres de marche à pied. Eh bien, il y a des gens à notre époque, pour préférer soixante minutes de promenade à trente secondes de plaisir. L’orthodoxie amoureuse actuelle (le coït conjugal, le couple, l’orgasme) n’est qu’une hérésie provisoirement dominante[41]. »

Précisons que les doctrines tantriques insistent non seulement sur les effets bénéfiques sur la santé de la circulation de l’énergie sexuelle, mais aussi sur les sentiments, l’attention au partenaire et les progrès liés à sa connaissance approfondie. Loin de prôner une « performance virile » qui évoquerait le travail du piston, elles recommandent des mouvements lents et contrôlés. C’est bien, me semble-t-il, l’intérêt, point uniquement « mécanique », de ces techniques : elles sont l’un des moyens possibles de la construction d’une situation érotique qui passe par la construction du corps entier — tous organes compris — comme un corps de plaisir. Il ne s’agit pas de « s’oublier » dans le plaisir mais au contraire de s’y penser, de s’y représenter, de s’y vivre en communication et en commune production avec l’autre. Au-delà du caractère astreignant ou choquants pour certain(e)s des exercices nécessaires, le défi que représente cette conception pour la « sexualité occidentale » pourrait tenir dans la difficulté à trouver du sens dans un plaisir érotique qui n’est plus vécu sur le mode de l’épilepsie et de sa répétition, mais peut — par hypothèse — se dilater jusqu’à occuper l’espace temps tout entier. Vivre sans temps mort, peut-être… Jouir sans entraves, certes ! Mais jouir sans temps mort ? Sans la dite « petite mort » de l’éjaculation… N’y a-t-il pas, paradoxalement, dans cette idée un goût d’éternité, donc un goût de mort ? À moins que l’éternité du plaisir dans laquelle nous baigner à volonté soit le meilleur exercice à notre portée pour retarder et préparer notre mort.

Incohérence de l’histoire marchande, c’est en Inde que sont fabriqués le Venegra, le Megalis et le Penegra, les imitations des trois principaux vasodilatateurs prescrits dans le traitement de l’impuissance. Ils permettent de maintenir ou de re-susciter une érection pendant un délai allant de quelques heures à deux jours. Non remboursés par la sécurité sociale, ces spécialités onéreuses sont concurrencées par leurs imitations, vendues sur plusieurs centaines de milliers de sites Internet, et dont l’usage dit « récréatif » s’est répandu. On ne peut qu’être frappé par l’extraordinaire compression du temps et de la pensée que permettent ces « dilatateurs ». J’en trouve deux exemples dans un article d’Yves Eudes[42]. Une quadragénaire raconte l’oukase dont elle use avec son compagnon à l’érection défaillante : « Un soir, je lui ai montré le comprimé et je lui ai dit : “Tu avales ça ou je te quitte”. Il a cédé, il l’a gobé […]. » Rien n’indique dans le récit que la dame exige pareillement de son amant le port du préservatif ou qu’elle l’a incité à la satisfaire en dehors du coït. Ce qui est parvenu de la vulgate sexologique-féministe à son cerveau de ménagère de moins de cinquante ans, c’est un droit féminin à l’érection masculine, dérisoire renversement des prérogatives érotiques. Comment lui jeter la pierre lorsque l’on peut lire, dans le même article, la déclaration d’une médecin, sexologue dans un hôpital parisien : « Des patients viennent me voir parce qu’ils veulent comprendre pourquoi ils n’ont pas de bonnes érections. Je leur réponds que s’ils prennent du Viagra, le problème cessera d’exister, et donc on n’aura plus besoin de le comprendre. » Une dose adéquate de cyanure ferait cesser d’exister plus radicalement encore le problème et son patient, puisque c’est dans cet ordre que la sexologie les traite désormais. Il y a de surcroît une espèce de cynisme à expliquer à des hommes qui viennent exposer une difficulté et une souffrance, que l’existence du « médicament » annule celle de la « maladie ». En effet, seul le lobbying tenace des grandes firmes pharmaceutiques à obtenu l’homologation des « dysfonctionnements érectiles » comme une maladie et, du même coup, celle des produits destinés à la traiter. Une manœuvre identique concernant la notion de « dysfonction sexuelle féminine » a provisoirement échoué aux États Unis (2004) et en Europe (2005), gelant le lancement d’un « Viagra féminin ».

 

De quoi peut se montrer capable un poisson sans bicyclette ?

Peut-être dois-je expliquer le titre de ce paragraphe aux plus jeunes. Il procède d’un slogan féministe des années 1970, dont le ressort comique est le non-sens : « Une femme sans homme, c’est comme un poisson sans bicyclette ! ». Considérons précisément une femme sans homme ; peut nous importe que ses goûts la conduisent vers les femmes plutôt que vers les mâles : nous la voulons seule. Après lui avoir, dans un premier temps, autorisé l’emploi d’une moderne et vibrante version de l’antique olisbos, nous la préférerons privée de jouets érotiques. Nous irons, pour les besoins de la science, jusqu’à lui intimer de s’abstenir de se masturber. Or, qu’observerons-nous ? Placée par notre fantaisie, et par l’entremise de doctes études, dans une situation de complet dénuement, sans homme, sans vibromasseur, sans caresses, et sans bicyclette (dont on sait les émois involontaires qu’elle a procurés à tant de jeunes filles[43]), la femme éprouve encore des orgasmes. Et même, elle jouit comme elle respire !

Découvrons tout d’abord une étude (2002) portant sur la durée nécessaire à l’excitation clitoridienne à l’aide de vibromasseurs, menée chez dix femmes de 20 à 31 ans (dont six n’en avaient jamais utilisé[44]). Chacune des dix femmes a atteint l’orgasme lors de chacune des trois séances en laboratoire : « Lors de l’entretien final toutes les femmes déclarèrent qu’obtenir un orgasme dans un tel contexte n’était pas plus difficile que dans d’autres circonstances ». La durée moyenne d’excitation nécessaire pour parvenir à l’orgasme est de 9, 98 minutes lors de la première séance et 12, 12 minutes lors de la dernière. La durée moyenne de l’orgasme (mesuré, par les femmes elles-mêmes, appuyant sur un bouton « départ » et un bouton « fin ») est de 25, 4 secondes lors de la première séance et de 21, 6 lors de la dernière. Bien qu’apparemment brève (surtout à l’aune taoïste), cette durée est à la fois plus précise et plus longue que les « quelques secondes » qu’avaient bien voulu enregistrer Masters et Johnson en 1966. Les auteurs de l’enquête soulignent également une corrélation entre l’amplitude des palpitations du vagin (vaginal pulse amplitude ; VPA) d’une part, l’excitation sexuelle et l’effet « émotionnel » rapporté d’autre part.

Une autre étude de laboratoire (1992) a confirmé les déclarations de femmes s’affirmant capables d’obtenir un orgasme par le simple effet de leur imagination, sans recours à quelque stimulation physique ou tactile que ce soit. Les mesures ont mis en évidence chez ces volontaires les mêmes signes objectifs de modifications physiologiques liés à l’orgasme que chez les femmes utilisant, par exemple, un vibromasseur : accélération du rythme cardiaque, augmentation de la pression sanguine, congestion et lubrification vaginale, etc[45]. Le point est acquis : des femmes peuvent jouir sans faire l’amour ni se masturber. L’étude ne précise pas la nature de la fantasmagorie par elles convoquée. Je suis tenté de mettre en relation ces indications avec celles fournies par plusieurs de mes amies à propos cette fois des fantasmes qui accompagnent chez elles la masturbation clitoridienne ; il s’agit de visions colorées abstraites et non de scénarios les mettant en scène avec un(e) amant(e). Ces assertions resteront, au moins souhaitons-le, impossibles à confirmer objectivement, ce dont nous n’avons nul besoin pour les prendre en compte.

Remarquons que les pratiques du Tao tantrique viennent confirmer et illustrer la possibilité d’un orgasme féminin obtenu en dehors de pratiques érotiques duelles, par déplacement d’énergie depuis les ovaires et le périnée jusqu’au cerveau puis au nombril (selon un trajet déjà évoqué à propos de l’orgasme masculin), et ce grâce à des techniques de respiration et de concentration. Seul un massage de la poitrine est recommandé en appoint de ces techniques. Ce n’est qu’après l’entraînement à l’orgasme qu’un massage du pubis et du clitoris peut aider à disperser un trop plein d’énergie qui n’aurait pas été poussé de la zone sacro-génitale vers le haut et à dissiper une éventuelle sensation de congestion[46]. Ces techniques sont en principe à la portée de toutes les femmes, même si toutes ne parviennent pas à une égale maîtrise.

En l’état, le recoupement de ces données dessine une carte du plaisir féminin, comme en reflet inversé de celui auquel ont voulu croire les hommes (et un grand nombre de femmes) : il est lié à l’imagination propre, au monde intérieur de chaque femme ; il peut être indépendant des normes dominantes et des partenaires (quel que soit leur genre) ; il peut être sollicité à l’état de veille, au gré de chacune. Par cette dernière caractéristique, il se distingue des éjaculations nocturnes « involontaires » banales chez certains hommes, adolescents ou adultes. On peut se demander si cette disposition est liée aux particularités physiologiques du plaisir féminin (la domination hétérosexuelle ne l’aurait laissé subsister qu’à l’état de possibilité, éprouvée par un petit [?] nombre de femmes) ou si elle a été développée par certaines individues comme stratégie de résistance et d’autosuffisance dans une société hostile.

 

  1. Idéologie de la jouissance et technologie de l’orgasme

 

L’orgasme est, dans son acception moderne — le sommet du plaisir sexuel, ressenti et mesurable physiquement —, une notion récente. Dérivé du grec organ, qui signifie « être plein de sève », il conserve longtemps l’idée de congestion, et désigne jusqu’au XVIIe siècle un accès de colère. Le dictionnaire de Littré donne, en 1879, une définition d’abord médicale, empruntée à Cabanis (1757-1888) : « Augmentation de l’action vitale d’une partie, souvent avec turgescence. L’orgasme nerveux dont la première éruption des règles est accompagnée. » Le deuxième sens, figuré, est « effervescence, transport de l’âme ». Littré cite un texte littéraire du XVIe (Maladie d’amour, de Lacurne) qui donne aux pères une bonne raison de préserver leurs filles nubiles de la conversation des courtisans : « Un merveilleux orgasme par tout le corps en cet âge ». On comprend qu’il s’agit d’un bouleversement, qui n’est point tout à fait sans rapport avec l’acmé moderne du plaisir, même s’il l’annonce de très loin[47]. Le Dictionnaire historique de la langue française date la première occurrence du mot dans son sens actuel de 1777. On le trouve chez Havelock Ellis, qui publie ses Études de psychologie sexuelle entre 1900 et 1928, mais non dans la Psychopathia Sexualis de Krafft-Ebing revue pas Moll (1923) qui parle de « paroxysme de la volupté ». Wilhelm Reich publie en 1927 La Fonction de l’orgasme. Sur la psychopathologie et la sociologie de la vie sexuelle[48].

Ces quelques points de repère étymologiques et bibliographiques permettent de distinguer le fil rouge probable de l’élaboration métaphorique du terme : de la congestion sanguine et nerveuse au moyen de la dissiper. Aux mots liés à l’érotisme, « plaisir », « volupté », « jouissance », on substitue progressivement un terme à connotation scientifique et médicale, qui en résume d’autres de la même famille — « spasme », « convulsion » — qui transiteront de la littérature érotique à la littérature médicale sur l’hystérie.

Dès longtemps avant qu’« orgasme » il y ait, depuis l’Antiquité à vrai dire, les médecins se préoccupent de traiter les maladies féminines. C’est donc en s’inscrivant dans une longue tradition qu’au XVIe siècle, Ambroise Paré traite la « suffocation de la matrice », rare chez les femmes « ayant la compagnie de leurs maris », mais fréquente chez les jeunes veuves. Lorsque le coït est impossible, la suffocation est soignée par des fumigations odoriférantes entretenues sous une chaise percée ; la patiente s’y assoit après avoir inséré dans son vagin un instrument de forme pénienne, creux et percé de trous à son extrémité. Si les vapeurs de thym et de cinnamome n’y suffisent pas, « la sage-femme doit oindre ses doigts avec huile nardin, ou muguette, ou de clou de girofle […] et les appliquer au profond du col de la matrice : et en frottant qu’elle titille ledit col de l’orifice d’iceluy[49] ».

Mais les techniques manuelles, mécaniques, puis électriques de stimulation des organes génitaux féminins, externes et internes, à des fins thérapeutiques, connaissent une véritable explosion au XIXe siècle. Elles profitent des innovations techniques (électricité) et participent d’une hystérisation médicale du corps des femmes.

François Charles Quesnel soutient sa thèse de médecine à Paris, le 29 août 1817 ; elle s’intitule « Recherches relatives à l’influence de la continence sur l’économie animale ». Suggérer, sous la deuxième Restauration, la Terreur blanche à peine apaisée (et un siècle avant W. Reich), qu’il existe quelque chose comme une « économie sexuelle » est suffisamment audacieux pour que l’auteur précise qu’il se livre à l’exercice « sans prétendre attaquer les institutions sublimes du christianisme ». À la lecture du texte, on peut conclure que la formule est ironique. En effet, que produit la continence ? Une « accumulation de la sensibilité, portée sur les organes de la génération, [qui] réagit sympathiquement sur le cerveau, et donne aux passions un empire que l’on parvient assez difficilement à vaincre. » L’argument est économique, d’un mécanicisme fort peu chrétien, et reichien avant la lettre : faute d’un exercice raisonnable, le coït devient une obsession qui ne persiste pas longtemps sans produire un « état morbifique ».

Supposons maintenant que le mariage soit impossible, par exemple du fait d’une malformation des organes génitaux (féminins, cela s’entend), « ne serait-il pas alors permis d’imiter l’heureuse témérité de Rolsink, qui, ne voyant d’autre ressource pour guérir une fille dangereusement malade que de procurer une espèce de pollution, au défaut d’un mari, se servit, dans ce dessein, d’un moyen artificiel et la guérit. […] Je laisse aux hommes sensés à décider si, dans un pareil cas, un attouchement qui ne serait nullement déterminé par le libertinage, mais par le besoin pressant, est un crime ; ou s’il n’est pas des circonstances où des deux maux il faut éviter le pire[50]. » Quelle que soit la témérité du jeune Dr Quesnel, de Lisieux, et la nouveauté de son approche (sur laquelle il insiste dans son avant-propos), il ne manque pas de prédécesseurs dont il cite d’ailleurs les travaux : Hippocrate, Forestus, Hoffman, Esquirol, etc.

C’est chez un médecin reconnu, enseignant à Paris, le Dr Auguste Tripier, que nous trouvons une nouvelle trace (près de soixante-dix ans plus tard) des débats qui n’ont pas cessé d’entourer les pratiques de masturbation médicales des femmes :

« Quelques-uns d’entre vous ont dû garder le souvenir d’une médication de l’hystérie dont on s’égaya un peu bruyamment il y a vingt-cinq ou trente ans [vers 1850, donc]: je veux parler de la confrication vulvaire, préconisée dans l’Antiquité, et remise en pratique par Briquet, qui paraît y avoir renoncé après une courte expérience, car il n’en parle dans son livre que d’après ses prédécesseurs et comme à titre de renseignement historique. Laissant de côté les périphrases, je vous rappellerai que Briquet traita pendant quelque temps l’hystérie par la masturbation, pratiquée plus ou moins méthodiquement par ses élèves. Or Briquet était un homme grave, un esprit bien équilibré, et il n’avait pas dû prendre à la légère une détermination qui ne pouvait manquer de lui faire un jour ou l’autre une situation difficile ou ridicule[51]. »

L’excellent Tripier dénonce tout bonnement son confrère, en se donnant l’air de lui tendre une main confraternelle. « Je suis, ajoute-t-il, comme Briquet, partisan de provoquer la crise, mais la crise convulsive et non une crise voisine[52]. » Comprenez que Briquet et ses élèves sont demeurés à la surface des choses, c’est à dire au clitoris. Ce que vise Tripier, c’est la convulsion complète vulvo-utérine, laquelle est souveraine contre les paralysies hystériques :

« Pour pratiquer cette faradisation révulsive, j’ai fait faire un excitateur double, vulvo-utérin, ayant la forme générale d’un spéculum plein. L’extrémité balanique de l’instrument est métallique, et constitue l’excitateur utérin ; elle est en communication, par l’axe de l’appareil, avec un des réophores. Le pavillon, également métallique, est l’excitateur vulvaire ; il est évasé, pour s’appliquer par une certaine largeur sur le pourtour de la vulve. La partie intermédiaire est isolante, en bois ou en caoutchouc durci[53]. »

Tripier a mis au point divers appareils « volta-faradiques » : excitateur rectal, vésical, utérin, simple ou double. Il recommande également les « douches périnéales, douches utérines, quelquefois douches rectales, combinées avec la douche en pluie[54] » Humidité et électricité peuvent être conjuguées : c’est la galvanisation, au moyen d’un cône de zinc recouvert « de peau de daim », engagé dans la vulve et relié par un fil conducteur à une plaque d’étain recouverte « de tissus mouillés inertes qu’on applique sur l’abdomen[55] ».

À la fin du XIXe siècle, l’utilisation des massages dans la pratique gynécologique est plus répandue que ne le laisserait croire la lecture de Tripier ; elle ne se résume d’ailleurs pas à la masturbation des patientes. On devine à la virulence des dénonciations de faux confrères et de supposés charlatans que la médecine allopathique se constitue en monopole et tente de discréditer des pratiques thérapeutiques non médicales, très populaires. Vuillet et Boyadjian, auteurs genevois, décrivent ainsi les résultats positifs des massages — ils permettent d’éviter l’opération — « dans certaines affections inflammatoires et virulentes des annexes [de l’utérus][56] ». Ils sont plus réservés dans les cas de prolapsus. Or, c’est la spécialité d’un nommé Thure Brandt (1819-1895), masseur à la réputation européenne flatteuse[57]. Nos auteurs soulignent qu’il n’est nullement médecin, ayant fait ses études à l’Institut central suédois pour le massage et la gymnastique médicale. Autant dire un maître nageur[58] !

Les auteurs anglais sont également connus et traduits en France. Le Dr Playfair préconise des massages de tout le corps, de préférence effectués par des masseuses, pour combattre l’« épuisement nerveux et hystérique » des femmes. « J’ai observé dans deux cas, écrit-il, que l’abdomen, surtout aux régions ovariques, était si sensible que les malades s’évanouissaient presque au moindre toucher ; mais après peu de temps, elles supportaient fort bien le massage[59]. » Les séances de traitement des hystériques sont, comme on l’imagine, fertiles en menues surprises de cet ordre. Celles dirigées par Charcot et ses élèves, à la Salpêtrière, sont fréquemment l’occasion d’abondantes éjaculations féminines, qu’enregistrent froidement les procès-verbaux[60].

Le livre du Dr Playfair (1883) nous fournit une indication précieuse sur l’utilisation banale, dans le public féminin relativement cultivé et argenté, de procédés mécaniques et/ou électriques de stimulation génitale et utérine, y compris en dehors de toute prescription et surveillance médicale. Il fait allusion à une patiente qui « a déjà essayé les centaines de nouveaux modèles [de pessaires] préconisées à la quatrième page de beaucoup de journaux scientifiques ou non d’Amérique ou d’Europe[61]. »

Cette véritable mode des appareils électriques de massage (« pessaires », désigne tous les dispositifs destinés à être introduits dans le vagin), objet d’une fabrication industrielle, d’une vaste publicité et d’un commerce florissant, a été étudiée par l’universitaire féministe américaine Rachel P. Maines, spécialiste de l’histoire des techniques, dans The Technology of Orgasm — La technologie de l’orgasme, sous-titré « L’”Hystérie ”, les vibromasseurs et la satisfaction sexuelle des femmes ». C’est à elle que j’emprunte, sauf mention contraire, les informations qui suivent.

Le vibrateur électrique ou vibromasseur apparaît à la fin du XIXe siècle ; Maines date l’une de ses premières utilisations médicales de 1878, précisément à la Salpêtrière. Le vibrateur produit, grâce à l’action d’un système de pédales ou d’une batterie, ou par branchement sur le secteur, une pression rapide et rythmée. Un médecin note que l’appareil est capable de trois mille vibrations à la minute quand le praticien le mieux exercé n’en produit que trois-cent cinquante.

Beaucoup d’appareils sont vendus avec un choix d’embouts différents. Il servent à traiter la plupart des douleurs musculaires, chez les hommes et chez les femmes. Ils seront utilisés durant la Première guerre mondiale, dans les hôpitaux de campagne français et anglais en Serbie, pour atténuer les douleurs des soldats blessés. Une minorité sont destinés spécifiquement au sexe masculin. John et Robin Haller en citent un qui consiste en un « cylindre de zinc rempli de vin du Rhin ou d’une solution alcoolisée, conçu pour contenir le pénis ». Relié par une électrode à la colonne vertébrale, cet appareil de galvanisation doit être utilisé cinq ou six minutes, trois fois par jour[62]. Maines fait remarquer justement que l’existence d’appareils à l’usage des hommes ne suffit pas à mettre le signe égal entre les traitements destinés aux deux genres : aucune autorité médicale n’a jamais recommandé la masturbation du pénis par le praticien (ou l’un de ses aides) comme remède aux pathologies masculines.

Au début du XXe siècle, il n’existe pas moins de soixante-six fabricants de vibrateurs aux États Unis. Ils font connaître leurs produits par des publicités dans les journaux féminins. La concurrence entre les firmes et la mise au point de batteries moins encombrantes en ont fait un appareil ménager répandu dans les foyers, dont Rachel Maines estime qu’il a précédé l’aspirateur d’environ neuf ans et le fer à repasser électrique de dix ans. Il disparaît à la fin des années 1920, peut-être après que son utilisation dans des films pornographiques a dévoilé la supercherie bienséante d’un objet sans connotation érotique. Il sera toujours fabriqué, et vendu, mais de manière plus discrète, jusqu’à sa réapparition au grand jour dans les années 1960. Maines déduit de l’étude de nombreux textes médicaux et publicités commerciales que le vibrateur, au sens moderne de vibromasseur, a fait l’objet d’un véritable camouflage social. Il s’agit d’abord d’une adaptation moderne d’un très ancien moyen de contrôle corporel des femmes par les médecins, auxquels la mécanisation et l’électricité donnent une nouvelle jeunesse. Il semble bien qu’ensuite le plaisir féminin a pu, pendant une période très courte, les deux premières décennies du XXe siècle, entrer en contrebande dans les foyers bourgeois occidentaux et apparaître sous un camouflage hygiéniste dans la presse destinée aux femmes.

Soumise à un modèle que Maines qualifie d’androcentré (et que j’appelle hétéronormatif) où elle ne peut être satisfaite — la pénétration ne pourrait procurer de jouissance à la plupart des femmes et les hommes n’auraient ni le goût ni la technique de la titillation du clitoris —, et confrontée à l’interdiction morale de la masturbation, la sexualité féminine ne peut s’affirmer, selon Maines, que par les exutoires socialement admis que sont les troubles de la neurasthénie hystérique[63]. Le modèle androcentré étant jugé indispensable à l’institution du mariage patriarcal, et défendu comme tel par le corps médical, « les médecins héritèrent de la tâche consistant à produire les orgasmes féminins parce que c’était un boulot dont personne d’autre ne voulait (a job nobody else wanted[64]). » Il ne pouvait être question de recommander la masturbation par les patientes elles-mêmes, chlorotiques, hystériques, neurasthéniques et migraineuses, parce que cette prescription aurait été un aveu d’échec du « pénétrationnisme[65] ».

La démonstration de Maines a pour elle une force satirique incontestable. Elle est cependant moins convaincante lorsqu’elle veut réduire les thérapies par vibrateurs à la seule masturbation clitoridienne, qui viendrait nécessairement pallier les carences d’un coït pénétrationniste et assez fruste. En effet, les techniques tant manuelles que mécaniques, puis électromécaniques, recourent fréquemment à la pénétration vaginale, éventuellement en la combinant à la stimulation du clitoris, comme l’attestent plusieurs reproductions d’appareils figurant dans l’ouvrage, dont la forme phallique ne laisse pas de doute sur leur destination.

Nous intéresse davantage la manière dont s’est trouvée mécanisée l’hystérisation du corps des femmes, c’est-à-dire la prise en charge sociale et thérapeutique par les médecins de la sexualité féminine et des troubles que sa déréalisation moralisante et/ou romantique causait ou était censée causer. Connues depuis l’Antiquité, les techniques permettant de prévenir ou de traiter ce que Fourier appelle « l’engorgement des passions », s’adaptent aux possibilités nouvelles (électricité) et à une clientèle plus vaste. On sait produire, au début du XXe siècle, des orgasmes féminins comme on produit des objets manufacturés : en série, à moindre coût, de manière plus aseptique (et moralement plus « froide ») qu’aux temps héroïques de la confrication vulvaire. C’est l’emballement du marché qui conduit à la démédicalisation de ces techniques et à leur banalisation. On vérifie par là que des techniques du corps, apparemment les plus « instinctives » qui soient, ne sont accessibles, à telle époque et dans certaines couches sociales, que via une prescription médicale, puis le mode d’emploi technique qui en tient lieu. Encore la médiation mécanique vient-elle ôter, y compris entre les mains du médecin, son caractère strictement corporel à la technique. L’orgasme provoqué par l’intermédiaire d’un vibrateur est le produit d’un savoir-faire industriel.

Le livre du Dr David Reuben, publié en 1969 aux États Unis, traduit en 1971 en français sous le titre Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le sexe est représentatif de la période charnière entre le camouflage qui ne trompe plus personne et la libre diffusion marchande. Il présente le « vibro-masseur » comme un instrument détourné de son usage (kinésithérapie) pour la masturbation des deux sexes et insiste sur le caractère transparent de certaines publicités : « Vibro-masseur résistant. Le moteur fait passer des pulsations dans vos mains pour soulager les parties du corps raidies ou congestionnées. Caresse, masse, frotte, stimule. Vous émoustille[66]. » Quant au vibromasseur, au sens actuel, on l’appelle, selon Ruben, le « vibrateur personnel » : « En matière plastique blanche il a la forme d’un pénis […]. Il contient un petit moteur à piles. La publicité indique aussi que l’appareil n’est pas détérioré par les sécrétions corporelles, qu’il est lavable, incassable et donne, grâce à sa pénétration profonde et à ses fortes vibrations, des sensations inégalées[67]. » Pour Ruben, dont le discours vise à « dédramatiser » les questions sexuelles, la masturbation ne présente pas d’inconvénient, mais elle est un ersatz du coït. La masturbation à l’aide d’appareils divers convient aux femmes « qui ont des complexes de culpabilité et n’envisageraient jamais de “se toucher[68]”. »

Il serait intéressant de vérifier auprès des utilisatrices de vibromasseurs, en notre début de XXIe siècle, si leur usage est un sauf-conduit pour une masturbation mal assumée autrement, ou s’ils apportent à des femmes maîtrisant les techniques de masturbation digitale une sensation inédite impossible à reproduire manuellement.

L’absence de jouissance rendait les bourgeoises hystériques « malades », et en faisait donc des clientes pour les médecins et les établissements de balnéothérapie. La plupart des hommes se masturbent ; ça n’est donc pas, en soi, le défaut de jouissance qui risque de les rendre malades. D’ailleurs, 71 % des clients de prostituées interrogées par le sociologue Saïd Bouamama déclarent n’éprouver aucun plaisir et, pour 59 %, l’éjaculation est généralement impossible[69]. Ces hommes se plaignent que les prostituées « bâclent » leur travail, restent passives et refusent d’embrasser. C’est donc plutôt le défaut d’accès au corps féminin en tant qu’objet de soumission consentie — dans la relation libre ou la prostitution — qui dégrade l’image archaïque du mâle.

Dans la vision occidentale, le mâle n’a pas besoin de la femme pour « avoir » un orgasme, et il le sait ; il en a besoin pour jouir de lui-même (de son image). Il peut, dans le « meilleur » des cas, jouir de son image de mâle faisant jouir une femme. Dans la vision asiatique (Chine ancienne, par exemple), il a mécaniquement besoin de la jouissance féminine (de l’énergie contenue dans les sécrétions qu’elle produit) pour assurer la sienne propre et sa santé. Le coït n’est pas pour le mâle une occasion de dépenser, mais au contraire d’accumuler de l’énergie. C’est le maximum d’« égalitarisme » à l’intérieur d’un système machiste. La femme, elle, n’a pas besoin du mâle pour jouir ; on le lui a longtemps caché, quitte à confier le « job » à des médecins et/ou à des machines.

Les mouvements de la jeunesse (beatniks, hippies) et le mouvement des femmes ont contribué à une libéralisation des mœurs qui a elle-même permis la réappropriation par les femmes des jouets érotiques. Il s’agit cependant d’un changement assez lent et, sous réserve de recherches plus approfondies sur la période (R. Maines la survole à peine), plutôt marginal. Dans les milieux féministes des années 1960-1970, la (re)découverte du plaisir féminin est certes fondée sur une réhabilitation du clitoris, mais elle accompagne un mouvement écologiste, héritier du naturisme, peu porté à l’utilisation des objets manufacturés. Dans la version française du livre édité en 1971 par le Collectif de Boston pour la santé des femmes, Our Bodies, ouerselves (Nos corps, nous-mêmes), le vibromasseur est mentionné dans un texte sur la masturbation, sans détails sur l’existence de différents modèles ni surtout sur les moyens de s’en procurer — à l’époque, uniquement dans les sex-shops, où beaucoup de femmes ne souhaitaient pas entrer, ou par correspondance auprès d’officines spécialisées[70]. Au début des années 1970, en France, la jurisprudence est hésitante quant à l’application de l’article 283 du code pénal (ancien) relatif à l’« outrage aux bonne mœurs », lequel vise principalement la presse mais peut concerner tout « objet ». Baptiste Coulmont cite une décision de la cour d’appel de Paris qui relaxe, en novembre 1973, les importateurs et vendeurs d’un « préservatif vibrateur », au motif que « son aspect ne permet pas de déceler l’usage auquel il est destiné, [et que] les explications fournies par la notice bilingue […] ne contiennent aucune description de l’accouplement pratiqué dans ces conditions ni aucune recommandation spéciale relative à l’accomplissement de l’acte sexuel lui-même[71]. » Ou comment dédouaner, c’est le cas de le dire, une hypocrisie par une autre.

La situation présente diffère au moins sous deux aspects de celle qui prévalait au début du siècle précédent. Les vibromasseurs sont socialement assumés comme des jouets érotiques ; leur diffusion massive est concomitante d’une banalisation des « thérapies sexuelles ». Même si ces dernières procèdent de l’idée que les difficultés à jouir sont une maladie, et non un défaut de savoir-faire, elles ne sont pas toujours, loin s’en faut, prescrites ou mises en œuvre par des médecins. Qu’ils soient ou non docteurs en médecine, les sexologues hommes courent quelque risque à faire jouir leurs patientes. Sauf protocole particulier en laboratoire, la finalité n’est pas d’obtenir l’orgasme lors d’une séance de thérapie. Quant aux masturbations, manuelles ou mécanisées, ou aux pénétrations, elles peuvent donner lieu à des plaintes pour viol.

Le docteur William H. Masters, gynécologue, et Virginia E. Johnson, sa collaboratrice, rendus célèbres par la publication, en 1966, du livre Human Sexual Response[72], avaient contourné la difficulté en rémunérant des « partenaires de remplacement » pour le traitement sexuel des personnes seules. Masters avait commencé ses recherches, au début des années 1950, en étudiant des prostituées[73] ; elles sont ainsi passé du statut de cobayes à celui d’auxiliaires.

Les médecins masturbateurs de femmes « hystériques » étaient payés pour les faire jouir ; personne n’aurait songé pour autant à assimiler leur travail à la prostitution. À l’époque, ce sont essentiellement des femmes qui se prostituent à des hommes ; c’est encore vrai, malgré l’augmentation d’une prostitution d’hommes travestis. C’est-à-dire que les corps de certaines femmes sont utilisés socialement, même si c’est à la marge de la société et sans reconnaissance de statut, comme un moyen de mise en scène et de régulation de la sexualité masculine. Mise en scène parce que le recours aux prostituées repose sur l’idée d’une sexualité masculine au caractère essentiellement impérieux, dont la satisfaction parfois impossible en conformité avec les normes bourgeoises (couple, mariage), doit être obtenue autrement. Le comble de cette idéologie, réellement mise en œuvre, est le bordel militaire de campagne[74].

L’accès payant au corps de certaines femmes est supposé, dans la partie immergée (tacite) de la morale courante, prévenir l’accès gratuit, violent et indistinct au corps de n’importe quelle femme : le viol. Il est dans la logique même de la sexualité masculine comme idéologie que l’impulsion virile irrésistible ne puisse être canalisée dans le seul accès marchand aux prostituées. De ce point de vue, le viol réalise mieux l’accès libre aux corps des femmes (illustré de manière fantasmatique par la publicité) et la satisfaction immédiate d’un besoin qui ne saurait être différée (d’où l’inutilité certaine d’une campagne menée en 1997 par le ministre de la Police de la province de Gauteng, en Afrique du Sud, auprès de ses propres fonctionnaires : « Masturbez-vous, ne violez pas[75] !). La répression judiciaire du viol, inefficace à l’échelle collective, mais qui frappe lourdement les individus qui transgressent l’interdit, peut être considérée comme une contradiction de l’idéologie dominante.

La vulgarisation de la psychanalyse et, dans un registre militant, les mouvements féministes, ont concouru dans les pays occidentaux à la réévaluation positive du plaisir érotique, considéré comme un nouveau « droit » des femmes et — politiquement — comme un élément important de la santé individuelle et publique. Sous ce dernier aspect, la vulgate scientifique et les politiques de santé ne font que réinvestir et confirmer les intuitions du bon sens populaire sur le lien de causalité entre satisfaction érotique, santé et belle humeur (voir L’Amour médecin, de Molière). Cette prise en considération peut se traduire, outre par l’intarissable production de discours et d’« informations », par une prise en charge par la sécurité sociale de médicaments ou de démarches liés au sexe (contraceptifs, consultations de sexologie, etc.).

Le souci de la santé publique sexuelle peut donner lieu à des manifestations qui prêtent à sourire, alors qu’elles ne diffèrent des prises en charge évoquées que par leurs formes. Ainsi la « Journée de l’orgasme », le 9 mai, occasion pour la population d’Esperantina, commune du Nordeste brésilien (État du Piaui), d’assister à des conférences et de discuter avec des « spécialistes ». L’avocat, conseiller municipal du parti des travailleurs (PT), à l’initiative de cette journée annuelle, la justifiait par les résultats d’une enquête indiquant que seules 28 % des femmes étaient satisfaites de leur vie sexuelle. « Beaucoup d’hommes, déclarait-il, souffrent d’éjaculation précoce. D’autres sont impuissants. Il faut une prise de conscience générale[76]. » Le maire de droite, dont on nous dit qu’il s’était abstenu au moment de la décision (en 2001), approuve l’initiative en 2005 : « Beaucoup de problèmes humains comme la nervosité, des maladies et le stress sont causées par l’insatisfaction liée à la sexualité. » Le journaliste du Monde qui commente cette déclaration établit une relation intéressante entre le souci public de la jouissance et « l’effort douloureux », mais « payant », consenti par les « petites gens » du fait de la politique d’austérité menée par le gouvernement : « Au fond, cette journée convient parfaitement à un pays qui, sous le règne [sic] de son président Lula, tente à marche forcée de se faire plaisir[77]. » La « potion amère épicée de rigueur », que l’ancien syndicaliste « a dû [sic] imposer à son peuple », justifie bien une petite compensation… Organiser l’accroissement des satisfactions sexuelles pour compenser l’exploitation économique, c’était le programme imaginé par Aldous Huxley dans Le meilleur des mondes [78]. En français, le langage du peuple désignait le coït par l’expression « café du pauvre » ; l’additionner d’opium peut être un moyen de gouvernement.

 

  1. Louées soient les femmes !

 

Déjà évoquée dans la partie précédente, la prostitution présente l’intérêt de concentrer un certain nombre de tensions et de contradictions dans l’usage social des femmes. Le langage courant disait très bien qu’« aller chez les femmes », c’est-à-dire avoir commerce sexuel avec des prostituées, implique un rapport particulier à toutes les femmes, à l’idée même du genre féminin dans sa relation avec le masculin. J’ai choisi d’approfondir cette question au travers des débats suscités par les luttes menées par les prostituées elles-mêmes.

En effet, la mobilisation d’un certain nombre de personnes prostituées, qui s’est traduite, en France, par des occupations (en 1975, à Lyon) et des manifestations de rue (en 2002 et 2006, à Paris), et dans d’autres pays par la constitution de comités ou de syndicats[79], a posé sur le terrain politique et social la question de la reconnaissance de la prostitution comme un métier, et qui plus est « un métier comme un autre ». On sait qu’il n’en est que de sots, mais on ne manque jamais d’ajouter que celui-ci serait le plus vieux, ce qui souligne le paradoxe de sa non-reconnaissance.

L’activité même des prostitué(e)s, et plus encore leurs mouvements revendicatifs épisodiques — qui rompent avec l’image de personnes uniquement victimes d’un sort injuste — portent ainsi le questionnement à l’articulation sensible du corps intime et du lien social : qu’est-ce que le « travail » ? qu’est-ce que la « sexualité » ? Comment ces deux notions peuvent-elles fonctionner dans le même système idéologique ?

On observe à ce propos, dans une confusion théorique profuse[80], des renversements d’alliances et des rapprochements paradoxaux, par exemple entre des analyses féministes et des vulgarisations psycho-philosophiques à la mode. On lira donc également sous la plume de la féministe Stéphanie Cordelier[81] et celle d’André Comte-Sponville, dans la revue Psychologies[82], l’affirmation que la prostitution n’est ni de la sexualité ni du travail.

Quant à la première dénégation, non seulement l’activité de la personne qui se prostitue est bien « de la sexualité », mais elle est l’incarnation parfaite de la « sexualité », activité humaine spécifique, séparée des autres depuis le XIXe siècle occidental. On peut dire que l’acte prostitutionnel épuise la définition de l’« acte sexuel ». Cette définition n’exclut pas le viol : c’est lui qui, pendant des siècles, a alimenté les bordels (c’est la que finissait une fille déshonorée par un viol public) ; il est encore d’usage courant pour briser la résistance de jeunes femmes que l’on contraint à la prostitution. Sans même parler des moments historiques (guerres civiles notamment) où il est utilisé systématiquement comme arme de guerre.

La double morale bourgeoise (il y a les femmes que l’on aime et/ou que l’on épouse, et celles que l’on désire et/ou que l’on baise), dans le cadre de laquelle s’est construite la notion de sexualité, entretient un clivage caractériel que l’on retrouve dans certains argumentaires « modernistes » en faveur de la « liberté » de se prostituer. Ou plus exactement contre celles et ceux qui résistent à ces argumentaires. Or, ce ne sont certainement pas les partisans de l’abolition de la prostitution qui ont inventé l’idée du sexe comme « une activité humaine à part[83] ». Il est exact de dire qu’un préjugé romantique associe sexe et sentiment ou, peut-être de manière plus précise, exige pour tolérer la sexualité/animalité qu’elle soit civilisée par les sentiments (amour, pudeur, etc.) : on commet toutefois un contresens si l’on omet de préciser que ce préjugé appartient à la face assumée de la morale dominante et qu’il est indissociable de son revers, i. e. de l’idée apparemment contraire qu’avec certaines femmes (les pauvres, les prostituées) les actes sexuels n’ont pas à s’embarrasser de sentiments. Alors que les recherches actuelles en psychopathologie du travail montrent de manière convaincante que les contraintes, les exigences psychologiques et les humiliations détruisent la santé et la personnalité des travailleurs aussi sûrement que les mauvaises conditions matérielles de travail, il est paradoxal et pour tout dire régressif de prétendre que la fourniture de services sexuels pourrait être pratiquée — qui plus est sans dommage psychologique particulier — de manière parfaitement détachée. Grisélidis Réal, elle-même prostituée, et qui se battait pour la reconnaissance d’un métier qu’elle définissait comme « un Art, un Humanisme et une Science », déclarait :

« On admire les infirmières, et on a bien raison. Pourquoi pas le même respect pour les prostituées ? La sexualité n’est pas merveilleuse pour tout le monde. Il y a des hommes dont aucune femme ne tombera jamais amoureuse. Des femmes qui peinent à être heureuse. Certaines prostituées ont une vocation : s’occuper des hommes malheureux. En retour, elles reçoivent de l’argent, mais aussi de l’affection, du respect, de l’admiration, de la reconnaissance. […] Vous êtes là comme un médecin, ou un psychologue[84]. »

Cette vision de la prostitution, très proche de l’« Angélicat » prévue dans l’utopie de Fourier pour le secours amoureux et érotique aux personnes seules et disgraciées, correspond certainement à l’expérience (ou une part de l’expérience) de quelques-unes. Pour le plus grand nombre, elle pêche par angélisme.

Un manifeste diffusé par des organisations de prostituées et des associations militant à leur côté dénonçait un colloque organisé sous le patronage du Parlement européen en mai 2000 et intitulé « Peuple de l’abîme, la prostitution aujourd’hui ». « Nous considérons, écrivaient les signataires, que la vente de services sexuels en soi n’est pas plus une forme d’esclavage que la vente de services domestiques, nourriciers ou éducationnels[85]… » On pourrait objecter que, dans la réalité, on ne se livre jamais à aucune activité « en soi », et que chacune doit, au contraire, être considérée dans son contexte idéologique, historique et social. On constate indubitablement une tendance institutionnelle à associer, y compris juridiquement, prostitution et « prestation de service », qu’il s’agisse d’ailleurs de « reconnaître » le travail des prostituées ou de les en faire changer. Six prostituées, polonaises et tchèques, installées à Amsterdam pour y travailler « en vitrine » ont obtenu de la Cour de justice des Communautés européennes, via une juridiction locale, que leur activité soit reconnue comme une prestation de service entrant dans le cadre économique défini par les accords signés entre la Communauté européenne, d’une part, la Pologne et la République tchèque, d’autre part[86]. En Rhénanie-du-Nord-Westphalie, c’est un programme de réinsertion professionnelle, financé par le Land et le Fond social européen, qui permet aux prostituées qui le souhaitent de se reconvertir… dans les soins aux personnes âgées. « Les prostituées “savent en général s’y prendre avec les gens”, déclare la coordonnatrice du projet, n’éprouvent pratiquement jamais de dégoût et “n’ont pas peur du contact physique” — des caractéristiques qui les distinguent de nombre d’élèves infirmières et aides-soignantes[87]. » Où l’on voit, dans un paradoxe d’ailleurs banalisé dans la conscience populaire, la putain rejoindre la sainte ou la religieuse dans le statut de « super-femme », subsumant les qualités supposées naturelles aux femmes (tendresse, dévouement, sacrifice) dont certaines sont hélas dépourvues ! Cette évolution du marché du travail n’est pas « en elle-même » problématique, n’était que dans la réalité, comprise dans toutes ses dimensions, elle correspond bel et bien à un retour massif de la domesticité, marquée du genre féminin, s’accompagnant des exigences particulières ci-dessus évoquées, ce qui est tout sauf insignifiant. Il n’est pas certain que la stratégie, d’ailleurs « de bonne guerre », consistant pour les prostituées mobilisées, à s’inscrire dans ce courant capitaliste soit idéologiquement payante.

Revenons à la seconde dénégation évoquée à propos de la nature de l’activité prostitutionnelle. Se prostituer, « c’est un métier parce que ça s’apprend, dit une militante associative, mais ce n’est pas un métier parce qu’on n’aimerait pas que sa fille le fasse[88]. » « La prostitution n’est pas un métier. C’est une violence », réplique un tract[89] qui rejette à la fois le système prostitutionnel et la loi sur la « Sécurité intérieure » qui pénalise la racolage, y compris « passif [90]». Les signataires revendiquent pour les personnes prostituées l’accès « à tous les droits universels [soins, RMI, emploi, etc.] ». Or, c’est précisément en tant que « travailleurs(euses) du sexe » que les prostituées mobilisées réclamaient déjà au milieu des années 1970 les mêmes garanties offertes — à toutes et tous en principe —, par le salariat. Ce que les personnes prostituées n’ont cessé de dire, comme le disent aujourd’hui un certain nombre de « sans-papiers » durement exploités dans des secteurs comme le bâtiment et la confection, c’est : « Nous travaillons — beaucoup le plus souvent — et (pour ce qui concerne la prostitution) nous payons directement ou non des contributions importantes ; nous devrions donc avoir — en raison du travail que nous effectuons réellement et qui contribue à la richesse sociale — les mêmes droits que d’autres travailleurs. »

 

Esperluette« Travailleuse du sexe » ! Étrange expression si l’on y songe. Comment travaille-t-on du sexe ? Comme on travaille du chapeau ? Ou plus probablement comme on tortille du cul. D’autant plus étrange que travailleuse signifiait précisément « prostituée » dans l’argot du XIXe siècle. Il est vrai que l’histoire de la langue est riche en euphémismes idéologiques : « Travailleurs de la terre » remplaçait avantageusement « paysans » dans les tracts du parti communiste.Esperluette

 

L’affirmation que tout travail est une prostitution a servi la critique du salariat dans les années 1970, comme l’assimilation mariage/prostitution avait servi aux anarchistes à critiquer le mariage. Elle pouvait s’autoriser d‘une lecture (rapide) de Marx, affirmant dans les manuscrits de 1844 que « la prostitution n’est qu’une expression particulière de la prostitution générale du travailleur[91]. » Cette instrumentalisation théorique et métaphorique de la prostitution a l’inconvénient de passer par un rabotage sémantique qui fait bon marché des nuances historiques. Ajoutons que les protestations modernes, réellement ou faussement naïves, sur le mode « Le corps humain n’est pas une marchandise » ne font qu’ajouter à la confusion. Or, dans le système capitaliste reposant sur l’exploitation salariale et la domination masculine, le corps est bel et bien une marchandise. « [Les] travailleurs sont obligés de se vendre morceau par morceau tels une marchandise ; et, comme tout autre article de commerce, ils sont livrés à toutes les vicissitudes de la concurrence, à toutes les fluctuations du marché[92]. » Reconnaître cette caractéristique du capitalisme ne signifie ni en accepter la légitimité ni gommer les acquis, même relatifs, des luttes ouvrières. Au nom de quoi, sinon, s’offusquer du harcèlement sexuel au travail ? Variantes ou extensions génitales de la « prostitution salariale », les faveurs sexuelles accordées au chef d’atelier ou de bureau (ou au client important) pourraient faire l’objet de primes, et le temps nécessaire à leur exécution être déduit du temps de travail… Qui envisagerait de se plier à un tel surcroît d’exploitation et d’humiliation, autrement que contraint(e) et forcé(e) ?

 

Esperluette Officiellement interdit dans la plupart des pays, le commerce d’organes, de femmes et de nourrissons est florissant dans le monde ; cheveux donnés en offrande aux temples par les femmes indiennes, et revendus aux fabricants de postiches qui les commercialisent à prix d’or en Europe ou aux États-Unis[93] ; ovules vendues 5 000 dollars par des étudiantes américaines, éjaculations à 600 dollars pour leurs condisciples masculins[94] (en 2002) ; « Creating Families, la plus grande banque mondiale d’ovocytes, propose 1 500 donneuses, méticuleusement classées par poids, taille, texture des cheveux, orientation sexuelle et même capacité à bronzer[95] » ; reins achetés 1 400 euros (en 2005) à des villageois pakistanais, ou volés à des patients d’hôpitaux brésiliens[96], mais qui peuvent se négocier 10 000 dollars en Turquie[97]  (en 2004) ; en Chine, 62 000 dollars le rein, 100 000 le foie, 30 000 la cornée (en 2006), prélevés sur des condamnés à mort exécutés[98] ; bébés de mères bulgares, volés et vendus en France[99], ou achetés à des mères tziganes (entre 400 et 2000 euros versés à la mère ; les « parents acheteurs » paient 5 000 euros une fille et 6 000 un garçon[100] (en 2005) ; filles à prostituer aux fonctionnaires de l’ONU, achetés 1 500 à 3 000 marks en Bosnie (en 2000) — « Les petites grosses sont moins chères », fait-on observer[101] ; filles achetés en Macédoine, entre 2 millions et 10 millions de lires (en 1999), pour être prostituées aux soldats de l’OTAN[102] ; filles achetées, dans le même but, à Timisoara (Roumanie), entre 50 et 200 euros[103] (en 2002).Esperluette

 

Il n’est sans doute pas inutile de rappeler que les prostituées se sont souvent battues contre les tentatives de réglementation et de limitation de leur activité. Au début du XXe siècle encore, on inscrit sur les registres officiels de la prostitution française des filles de quatorze ou même de douze ans (c’est encore vrai en 1961, en Algérie sous domination française[104]). Une loi d’avril 1906 porte la majorité pénale de 16 à 18 ans ; deux ans plus tard, une autre ordonne le placement des prostituées mineures dans des maisons de correction. L’application de ces textes donne lieu à des révoltes violentes. Considérant que c’est leur métier d’être « filles de noce », les intéressées refusent d’en apprendre un autre dans des casernes éducatives. Celles qu’on a pu arrêter sont sans cesse changées de prison par l’administration ; les transferts sont encore l’occasion de manifestations. « Le 7 octobre [1908], après s’être mutinées et avoir tenté de s’évader sur les quais de la gare du Nord, les filles descendent du train, le corsage ouvert ; […] elles relèvent leurs jupes en montrant leur ventre et attirent les badauds par leurs hurlements. Le 14 janvier 1909, à la suite d’une nouvelle mutinerie, il faut transférer un groupe de détenues à la prison Bonne-nouvelle ; tout le long du chemin, elles ne cessent de chanter l’Internationale[105]. » On voit que la moralité publique a eu quelque mal à se fixer — « 14 ans, c’est 10 ans de prison », disent aujourd’hui les publicités contre le tourisme sexuel — et à s’imposer manu militari aux filles qu’elle prétendait « sauver ». On voit aussi qu’il était plus aisé, même pour de très jeunes filles, d’emprunter au moins ses signes de reconnaissance au mouvement ouvrier, expression d’une classe dont elles étaient issues (leurs parents ayant vécu leur propre adolescence durant la Commune de Paris).

Comme d’autres groupes stigmatisés, dépourvus de ressources culturelles et d’histoire militante, qui sont mis à l’écart de la production (chômeurs), ou dont le travail productif n’est pas pris en compte (sans-papiers), les prostituées doivent, pour se mobiliser — y compris pour des intérêts immédiats, comme la fin des vexations policières[106] —, assumer leur état, revendiquer un rôle social, dire à la fois qu’elles ne sont pas que des prostituées et qu’elles sont fières d’être cela aussi. Or, leur activité est tantôt réprimée, tantôt simplement ignorée, toujours méprisée et non reconnue comme travail. Au mieux, on l’admet comme une soupape de sécurité, un « moindre mal ».

Inverser le stigmate moraliste qui pèse sur les prostituées cause nécessairement quelques dommages à ses fondements idéologiques, parmi lesquels ont peut distinguer : la dissociation de l’intime et du public ; le caractère par essence « gratuit » et sentimental des gestes érotiques ; la sacralisation des parties génitales (et donc de la dite sexualité). En octobre 1975, des prostituées lyonnaises, qui mènent une lutte depuis plusieurs mois, se rendent à Châtellerault (Vienne) où se déroule une élection partielle. Elles menacent, si le ministre de l’Intérieur ne met pas un terme à la répression policière, d’accorder une passe gratuite à tous les électeurs de la ville[107]. En donnant corps à une fanfaronnade masculine classique à propos d’une prostituée censée avoir renoncé à l’argent — « Elle ne m’a pas fait payer ! » — en reconnaissance d’une prouesse érotique, et en brouillant les cartes entre l’« amour tarifé » et le sexe consensuel, elles attirent l’attention de la presse et mettent les rieurs de leur côté.

Une double difficulté, pour les personnes prostituées, vient de ce que beaucoup de militant(e)s qui souhaiteraient sincèrement les aider à se mobiliser[108] partagent les croyances idéologiques que leur action met à mal, et que c’est le système capitaliste en transformation qui a porté les plus rudes coups à ces croyances. On peut penser que le fait que plusieurs pays européens soient entrés (ou revenus) dans la voie de la régulation étatique tient davantage à l’explosion de l’industrie pornographique et à son poids économique sans précédent (tourisme sexuel, Internet, etc.) qu’aux mobilisations des prostituées. De sorte que les actions de celles-ci semblent aller dans le sens d’une « modernisation cynique » du capitalisme, dont le « nouvel esprit » viendrait aux filles (de joie) par la grâce du marché.

Cette tendance capitaliste, dans laquelle le réalisme économique supplante le vieux moralisme, s’exprime clairement dans un rapport de l’Organisation internationale du travail (OIT, agence de l’ONU) de 1998. Les rapporteurs s’appuient sur la situation dans quatre pays du sud-est asiatique, où l’« industrie du sexe » représente entre 2 % et 14 % du produit national brut (PNB), pour réclamer, non explicitement la « légalisation » de la prostitution, mais sa « reconnaissance économique ». « Une position centrée sur les prostituées de manière individuelle, estime l’OIT, a tendance à souligner un souci moraliste ou pour les droits humains, ce […] qui n’influera en rien sur la transformation du secteur. » Le rapport préconise donc d’appliquer à l’industrie du sexe, et aux individus adultes qui auraient choisi d’y exercer une activité, le même ensemble de protections, de contrôles et de taxations qu’au reste du système salarial.

La tendance libérale peut étendre sa bienveillance aux proxénètes. Un député du parti des Verts brésiliens estime que « la prostitution doit être entendue comme une industrie et le proxénète comme un chef d’entreprise qui fournit des services à ses clients. » Dans le même pays, Davida, une ONG qui lutte pour la reconnaissance des « travailleuses du sexe » et contre le Sida, a créé une marque de prêt-à-porter : « Daspu » (du portugais das putas, des putes). La frontière entre caritatif, militantisme associatif soi-disant plus radical, et libre entreprise n’est pas toujours évidente. Dans le manifeste des « travailleuses du sexe » de Calcutta (1997), édité par l’association lyonnaise Cabiria (les deux groupements ont été créés par des travailleurs sociaux, ou des sociologues, et non par des prostituées[109]), les rédactrices partent du souci, très louable, d’aider les prostituées à sauvegarder leur vie et leur santé en utilisant des préservatifs. Comment convaincre les intéressées si elles ont d’elles-mêmes une image trop dévalorisée ? Les promotrices brésiliennes de Daspu répondent : « en les faisant monter sur les podiums[110]. »

Où l’on rêve que la politique sanitaire et les droits des plus exploitées pourraient trouver une harmonieuse et commune solution dans la régulation capitaliste et la généralisation des garanties du salariat classique. En dehors de la (re)création de maisons de prostitution, que les prostituées refusent fermement (au moins en France), on voit mal comment cette utopie capitaliste — déjà fort mal en point dans la production classique — pourrait prendre en charge ses marges.

 

À quoi sert la prostitution ?

Durant la révolution espagnole, le groupe Femmes libres constatera la présence de nombreux miliciens anarchistes dans les bordels : « On ne peut expliquer que les mêmes esprits qui dans les tranchées sont disposés à tous les sacrifices pour vaincre, dans une lutte à mort, négocient dans les villes l’achat de la chair de leurs sœurs de classe et de condition. Combattants […] n’outragez plus celles qui, pour survivre, supportent votre tyrannie d’acheteurs pendant que nous nous escrimons à trouver le meilleur moyen d’émanciper ces vies[111]. » Or c’était bien sûr parce qu’ils risquaient leur vie au front que ces miliciens jugeaient plus justifié que jamais leur accès au corps des femmes.

J’ai déjà évoqué la théorie de la « soupape ». On la retrouve dans l’argumentaire du manifeste de Calcutta. Nier comme pervers tous les désirs masculins et les détresses qu’ils expriment, avancent les prostituées indiennes, « créerait une demande inassouvie de plaisir sexuel dont le poids, même partagé par les hommes et les femmes, pèserait plus lourdement sur les femmes. » Cette fiction connaît une version empreinte de mâle délicatesse, que rapporte un client : «Quand je rentre, je ne vais pas demander à ma femme de faire l’amour. Elle dort, il est tard, ce n’est pas correct[112].» Qu’importe que l’épouse concernée ait épuisé les charmes de la pipe conjugale ou que monsieur préfère se faire sucer par un travesti ; de toute façon il est plus commode, et tout à fait « correct » semble-t-il, de se vider les couilles dans un lieu de prostitution, comme on se gare en double file pour acheter un paquet de cigarettes. La version « féministe-fataliste » estime que la disparition de la prostitution entraînerait une augmentation des viols. Ce serait pire. C’est donc un moindre mal que le pire soit supporté par une minorité, certes composée essentiellement de femmes, mais dont on défend l’idée — deuxième fiction qui s’articule à la première — qu’elles ont choisi de se faire enfiler pour gagner leur vie, ou au moins, nuance assez jésuitique sur laquelle nous allons revenir, de continuer à le faire.

La force de cette seconde fiction, outre des fantasmes de nature plus économiques qu’érotiques, que beaucoup de femmes entretiennent à un moment ou l’autre de leur vie, c’est que le principal argument qui lui est opposé est souvent d’ordre moral. En effet, comment une personne saine et sensée pourrait-elle choisir de faire quotidiennement et sans manières des cochonneries qu’on ne s’autorise soi-même qu’à l’issue d’un parcours codé qui doit combiner deux caractéristiques apparemment contradictoires (je n’ai pas voulu ce qui arrive ; je choisis librement mon partenaire). Au regard des comportements normés, la simplicité marchande de l’acte prostitutionnel peut apparaître à la fois fascinante et « inconcevable ». Seule la pratique des rencontres multiples, et parfois anonymes, notamment via Internet, est en mesure de rétablir une relative égalité au bénéfice des femmes (accès facilité, et gratuit, à de nombreux partenaires) ; elle ne concurrence guère la prostitution aux yeux des hommes.

Esperluette

 

Outre par l’intermédiaire d’un tourisme sexuel féminin croissant en nombre et de plus en plus organisé, des pays occidentaux vers certains États africains (Égypte, Gambie), les « besoins sexuels » des femmes commencent à être pris en compte dans un système prostitutionnel balbutiant. Le Boardroom de Melbourne (Australie) se flatte, selon sa propriétaire, d’être « le premier bordel pour femmes au monde ». Les clientes peuvent faire leur choix entre six hommes, sélectionnés pour « pouvoir faire l’amour à toutes [celles] qui se présentent, y compris à celles qui ne sont pas désirables ». Ces hommes sont également loués, via une agence spécialisée, pour des « enterrements de vie de jeunes filles[113] ». Ancienne prostituée, féministe et patronne d’un sex-shop féminin (il en existe une dizaine en Allemagne), Laura Merrit dessine sa propre ligne de godes et de vibromasseurs. Elle a créé un service de call-girls lesbien : « Cela n’a pas été évident, car j’avais moins de clientes que de filles qui voulaient se prostituer ! […] Je pense être une pionnière en la matière. Il existe de tels services à San Francisco et à New York, mais pas en Europe. […] Je veux désacraliser l’idée que la prostitution est un truc de mecs. Nous aussi, on peut avoir du fun et envie d’une fille, un soir[114]. » Esperluette

Il ne s’agit certes pas de reprocher leur sort aux personnes prostituées. En majorité des femmes[115], elles ne l’ont pas plus « choisi » que les filles « ordinaires » ne choisissent des filières moins prestigieuses et des emplois moins rémunérés que ceux des hommes. Simplement, pour elles, le conte de fées de l’égalité des chances — souvent associé à celui du prince charmant — a tourné au cauchemar. Sans même parler des jeunes femmes acheminées vers des zones de prostitution[116], Christine Delphy et Claude Faugeron font justement remarquer qu’il est plus facile d’entrer en prostitution que d’en sortir : « Et qu’est-ce que la liberté de se vendre s’il n’y a pas la liberté de se reprendre ? […] Personne n’ose plus dire qu’elles [les prostituées] aiment à vendre leurs corps, il ne reste plus qu’à affirmer qu’elles le font librement et qu’elles y trouvent davantage d’agrément qu’à vendre leur force de travail[117]. »

Il est banal que des individus construisent, d’abord à leur propre usage et donc sous l’apparence de la plus vive sincérité, un scénario explicatif de leurs actes et plus encore de leurs impuissances. « On ne choisit pas la prostitution. Mais on décide d’y rester », déclare ainsi Claire Carthonnet, prostituée et membre de l’association Cabiria[118]. Le même scénario gagne, une fois retransmis par un locuteur qui s’exprime en principe à « distance scientifique », un poids supplémentaire. « Les prostituées, déclare le sociologue Welzer-Lang, disent qu’elles sont arrivées dans la prostitution et qu’ensuite elles ont décidé d’y rester, au vu du sort qui leur était réservé ailleurs[119]. » La première proposition est une version euphémisée de la déclaration de Claire Carthonnet ; en réalité, dans la plupart des cas (à l’exception de la prostitution de grand luxe), on ne décide rien. La seconde proposition illustre la critique de Delphy et Faugeron. Le scénario sous-entend que la « décision » de continuer à se prostituer, alors qu’on y a été contraint par la misère et/ou à coups de ceinturon, est une décision banale : « Je me suis trompé de salle au cinéma (non-choix), mais finalement j’ai décidé (décision) de rester voir le western… »

L’une des manières, pour les personnes prostituées, de banaliser leur activité est d’emprunter au registre égrillard. Les femmes mobilisées en 1975 n’y ont eu recours que rarement (cf. l’épisode de Châtellerault), préférant se présenter comme « mères » plutôt que souligner le caractère sexuel des services qu’elles vendent. Les prostituées mobilisées au début des années 2000 renouent au contraire avec une liberté de ton traditionnelle sur les lieux de travail ouvrier féminin, qui a frappé (et choqué) les « visiteuses » issues d’autres milieux sociaux : assistantes sociales bourgeoises (après 1914) et étudiantes gauchistes établies en usine (années 1960-1975). Le féminisme dit « pro-sexe », qui ne condamne moralement ni la pornographie ni la prostitution, vient soutenir cette tendance. Or le langage cru et les comportements « obscènes » des ouvrières ne marquent pas nécessairement, ou pas seulement, une plus grande décontraction vis-à-vis du sexe, mais servent à conjurer physiquement la violence que le travail d’usine et la contrainte hiérarchique exerce sur les corps[120]. De la même manière, il serait naïf de prendre au pied de la lettre telle affirmation d’une ancienne prostituée, Julianna Piccillo, présentant son film I was a Teenage Prostitute (J’étais une adolescente prostituée), lors du troisième festival du film de travailleurs du sexe (San Francisco, 2003) : « Branler des mecs quelques heures par semaine : il y a des tas de choses pires que vous pouvez faire dans la vie[121] ». Ajoutons que, précisément, la plupart des prostituées sont contraintes à faire bien pire, ce qui nous amène à considérer comme peu représentatif des pratiques prostitutionnelles, pour bien tourné qu’il soit, le slogan arboré par des manifestantes à Paris, en novembre 2002 : « Lâchez-nous la chatte, léchez-nous tranquilles[122] ».

Il se trouvait davantage de radicalité véritable, et prophétique, chez Fourier, écrivant vers 1820 :

« Les amours en civilisation sont comme la politique, l’apogée de fausseté, nos coutumes d’adultère ou cocuage, de prostitution salariée, de pruderie des vieillards, hypocrisie des jeunes filles et dévergondage des jeunes gens et crapule secrète de toutes les classes qui jouissent de quelque liberté, ces coutumes, dis-je, devaient faire juger aux philosophes qu’il était impossible d’atteindre à une plus haute dépravation. L’impossibilité de faire plus mal, trouver pis devait les exciter à la recherche d’un nouvel ordre amoureux[123]. »

Dans un tel nouveau monde amoureux, il demeurera loisible à chacun(e) d’offrir son corps et son savoir-faire érotique en « échange » d’une chanson, d’un bijou, d’une promesse… On verra peut-être s’accorder de sévères maîtresses et d’humbles soumis sur la règle « Qui ne lèche pas ne mangera pas ! ». Ce seront là aimables manies passionnelles auxquelles nul(le) ne sera contraint(e) d’adhérer, ni pour sa subsistance ni pour ses (ré)jouissances[124].

 

  1. La tentation « gynécidaire »

 

Dans la soirée du 29 juillet 2004, dans un supermarché du XIXe arrondissement de Paris, un homme poignarde dans le dos une inconnue de 37 ans, qui décédera dans la nuit. « Elle ne méritait pas de vivre ; elle était trop belle », déclare l’assassin[125]. Ce qui mérite d’être qualifié de « scène de genre » — un être humain du genre masculin ôte la vie à un être du genre féminin en raison des rapports de domination de l’un sur l’autre — n’attire l’attention de la presse que par une circonstance exceptionnelle : la victime ne connaissait pas son bourreau. Normalement — cet adverbe renvoie à la normalité sociale dans un système de domination masculine —, 85 % des femmes victimes d’homicides sont tuées par leur mari ou conjoint, leur ancien mari ou conjoint, ou un membre de la famille[126].

Écartons l’objection visant la violence effectivement exercée, dans les couples hétérosexuels, par des femmes sur les hommes : en France, une femme décède en moyenne tous les 4 jours des suites de violences masculines au sein du couple ; un homme décède dans des conditions symétriques tous les 16 jours[127]. Que le tableau général de ces meurtres, qualifiés de « passionnels » par l’idéologie dominante, qui prétend y voir des sortes d’« accidents », puisse faire douter en bloc des vertus de l’« amour », entendu comme pulsion naturelle hétérosexuelle tendant à la propriété exclusive d’autrui, c’est le moins que l’on puisse dire. Il ne s’ensuit pas que l’on puisse déclarer insignifiant le rapport de 1 à 4 qui caractérise les risques de mort encourus par les femmes et par les hommes dans le couple hétérosexuel ; ce rapport est l’une des manières d’appréhender la domination masculine dans les sociétés occidentales.

Plus une société est habituellement régie par des codes masculins stricts (coutumes, religions, superstitions), souvent acceptés par les femmes au moins tant qu’ils ne mettent pas leur vie en danger (et même au-delà), et plus elle se trouve, par surcroît, déstructurée par une guerre (civile de préférence), plus la situation des femmes se dégrade. D’objets domestiques et de convoitise, elles deviennent des objets de haine et cristallisent le ressentiment et les pulsions meurtrières des hommes comme individus, et de la société machiste comme système. Ainsi, dans la société palestienne soumise à l’occupation et aux opérations militaires israéliennes, aux luttes entre factions idéologiques, et aux difficultés sociales, à quoi s’ajoute l’irruption de la pornographie via la télévision par câble, la violence intrafamiliale touche plus que jamais femmes et enfants, selon un classique schéma en cascade. Un assistant social travaillant dans un hôpital de Bethléem le décrit : « Depuis plus de trois ans, à cause du chômage, l’homme est mis en marge de la société. Le seul endroit où il peut encore exercer sa domination, c’est à la maison : alors il bat son épouse, l’épouse bat ses enfants et les enfants se battent entre eux[128]. » On peut faire des constations similaires dans l’Irak de l’après-Saddam où s’affrontent troupes américaines et milices rivales[129].

 

De la domination aux « fémicides »

Les hommes hétérosexuels sont habitués à ce que les femmes leur rendent des services, domestiques et sexuels. Bien qu’elles soient souvent ravalées au rang d’animaux domestiques, les femmes atteignent rarement la valeur de ceux-ci. Une vache ou une chèvre donne du lait et, éventuellement, de la viande. À ma connaissance, l’ethnologie n’a pas documenté de système cannibale visant spécifiquement les femmes. En un sens, c’est regrettable : nombre d’entre elles auraient au moins été correctement nourries avant d’être tuées.

Les femmes peuvent, nous l’avons dit, servir d’esclaves. Elles sont souvent razziées comme telles. En Sierra Leone, par exemple, on estime qu’au moins 5 400 jeunes de moins de 18 ans ont été enlevé(e)s par la rébellion et divers milices. Les garçons étaient enrôlés, les filles violées. Bien entendu, rien ne garantissait un garçon contre le viol qui concernait systématiquement ses sœurs. Le partage des filles s’opérait selon la règle hiérarchique ; celles qui refusaient de suivre celui qui les avait choisies étaient dites, paradoxalement, « pour le gouvernement », c’est-à-dire qu’elles étaient tenues de répondre aux demandes sexuelles de tous. Lorsque les rebelles rendent leurs armes (dans le cadre d’un programme de pacification), ils sont supposés rendre aussi leurs « épouses ». La plupart d’entre elles ne souhaitent pas rentrer dans leur famille avec la honte d’une grossesse ; certaines — les épouses de chefs (et il y a pléthore !) — ne sont pas assurées de trouver dans la vie « normale » les maigres avantages acquis par leur position[130]. Non seulement la misère complique l’existence, mais elle produit des paradoxes.

C’est parfois la loi qui entretient délibérément les paradoxes, au détriment des femmes. Ainsi, au Pakistan, la victime d’un viol qui déciderait de porter plainte contre son ou ses agresseurs se trouve confrontée à la nécessité légale de produire quatre témoins. Faute de quoi, l’on considère qu’elle vient simplement d’avouer une « relation sexuelle illicite », ce qui entraîne derechef son incarcération, laquelle peut lui sauver la vie. Elle risque en effet d’être assassinée par ses proches, pour « laver leur honneur » et par ses agresseurs, pour la même raison[131].

En plaçant l’honneur du mâle, du groupe familial ou du clan dans le vagin des femmes, lieu précisément jugé impur par nature, les systèmes machistes s’enferment dans une contradiction qu’ils font payer aux intéressées. L’enfermement, l’excision du clitoris, le « repassage des seins » des adolescentes avec des pierres chauffées[132], tous les moyens sont utilisés pour contenir la sexualité féminine dans des limites tolérables par la paranoïa machiste. Certaines coutumes paraissent, en comparaison, d’une aimable rationalité. C’est ainsi que les hommes polygames de la secte pinchapuri, en Inde (une communauté de 5 000 personnes) achètent et revendent leurs épouses (jusqu’à 980 euros, une jeune et jolie femme en 2005). Ce système, dans lequel les femmes sont supposées donner leur accord à la vente, est censé prévenir l’adultère[133]. Lorsqu’une femme a perdu toute valeur marchande ou que des motifs impérieux commandent de s’en débarrasser, il reste possible (au Ghana) de l’accuser de sorcellerie. La femme ainsi désignée n’a que le choix de fuir au plus vite. Si elle prétend faire front, elle risque la mort et ne peut espérer ni « enquête » ni « procès » d’aucune sorte. Plus de quatre cent cinquante d’entre elles se sont réfugiées dans le village de Kukoe, dans le nord du Ghana[134].

Le concept de « fémicide » (parfois décliné en « féminicide ») désigne le meurtre d’une ou de plusieurs femmes du fait de leur genre ; il renvoie également à un système de domination et de contrôle des femmes[135]. Nous intéresse ici de savoir selon quelles modalités les femmes sont si fréquemment, non pas même utilisées comme des objets (usage rationnel), mais plus mal entretenues et plus mal traitées qu’un outil, voire simplement éliminées.

Un artisan, un paysan, ou un simple bricoleur apporte le plus grand soin au nettoyage, à l’entretien et au remisage de ses outils. Il leur est attaché (que l’on songe au rapport que les hommes entretiennent parfois avec leur automobile). Les femmes, pourtant nécessaires à la reproduction du groupe (sauf pour une minorité économique et culturelle dans les pays développés), sont souvent victimes de défaut de soins ou de procédés qui nuisent gravement à leur santé (y compris sexuelle et reproductive), pour ne rien dire d’une dignité dont personne ne se soucie.

Dans les pays pauvres, l’accouchement tue des millions de femmes (600 000 par an en moyenne). La pratique des viols ajoutée à la coutume des mariages précoces, combinées à l’interdiction de la contraception, amènent de très jeunes filles à des grossesses précoces (autour de 13 ans). Au Niger, par exemple, 36 % des filles entre 15 et 19 ans sont enceintes ou ont déjà accouché. Souffrant souvent de malnutrition et astreinte à des travaux pénibles (portage de l’eau, du bois, etc.), ces jeunes filles ne peuvent accoucher dans de bonnes conditions. L’accouchement à domicile, luxe alternatif des pays développés (à un quart d’heure en voiture d’un centre de transfusion), ravage la santé de millions de jeunes femmes vivant dans les campagnes des pays pauvres, notamment en Afrique subsaharienne. Un accouchement difficile et prolongé (la césarienne est impossible) provoque la compression par la tête du fœtus des tissus qui séparent les voies génitales et urinaires, voire le rectum. Ceux-ci se nécrosent et une fistule met en relation les voies excrétrices avec le vagin, par où s’écoulent urine et matières fécales. Les patientes souffrent d’une incontinence permanente, qui s’aggrave avec le temps et peut se compliquer, pour les mêmes raisons, d’une paralysie totale ou partielle des membres inférieurs (compression du nerf sciatique). Elles accouchent de fœtus morts. Jusqu’en 2000, l’aide internationale s’est essentiellement exercée via des initiatives individuelles, forcément limitées. Les gouvernements des pays concernés n’ont ni la volonté ni les moyens de traiter ces questions. La fistule obstétricale peut être opérée avec un pronostic favorable de 90 %, mais au Mozambique, par exemple, il n’y avait en 2005 que 3 chirurgiens formés à cette intervention, pas même un pour cinq millions d’habitants ; au Nigeria, deux fois plus peuplé que la France, il y en avait un pour quatre millions et demi d’habitants. Les femmes qui souffrent de fistules sont fréquemment rejetées, d’abord par leur mari (elles sont devenues impropres au commerce sexuel) et socialement, pour des raisons olfactives faciles à se représenter. Au Fistula Hospital d’Addis-Abeba (Éthiopie), créé par la bienfaisance privée, on opère chaque année en moyenne 1 300 patientes atteintes de fistules, ce qui correspond environ au tiers des besoins locaux[136].

L’impossibilité de simplement prendre en compte l’expérience commune, y compris dans le cadre d’une gestion machiste et esclavagiste du corps des femmes, montre la particularité du rapport de domination des hommes sur les femmes. Il ne s’agit pas d’une stratégie délibérée d’utilisation, mais d’une domination haineuse, mêlée de craintes superstitieuses, incapable de rationalité.

On en trouve (on voudrait pouvoir écrire ce verbe au passé) un exemple, passionnant pour l’ethnologie du machisme, dans la coutume du « nettoyeur » en vigueur dans les zones rurales de certains pays africains : Kenya, Ouganda, Tanzanie, Angola, Ghana, Sénégal, Côte-d’Ivoire et Nigeria. Le nettoyeur est un homme payé pour chasser les mauvais esprit du corps des femmes lorsqu’elles sont veuves ou célibataires et qu’elles viennent de perdre un enfant ou un parent — ou simplement célibataires, donc censées n’avoir aucune activité érotique. Pour purifier les femmes, le nettoyeur doit leur instiller son sperme par le coït. Assez mal considéré, souvent alcoolique et choisi parmi les benêts, le nettoyeur n’est pas un rival pour les autres mâles ; son geste marque la remise sur le marché collectif du sexe des femmes dont le statut vient de changer (deuil) ou qui sont en marge du marché (célibataires). Ce processus nécessite le contact du sperme avec le sexe de la femme. Il exclut donc l’usage des préservatifs (ce qui ne serait qu’un moindre mal) et expose les femmes à la contamination par le virus du sida. Un seul nettoyeur (ils étaient des milliers au Kenya, en 2003) peut contaminer des centaines de femmes. C’est d’ailleurs par le biais de campagnes de prévention du sida que cette pratique est enfin remise en question au début des années 2000, et que des femmes peuvent manifester leur réticences contre une coutume qui institue le viol systématique[137]. Il aura donc fallu des milliers de victimes pour lézarder un système qui entend rappeler à chaque femme, et à n’importe quel prix, qu’elle est un objet sexuel à la disposition de la communauté des hommes. Le bon sens du propriétaire n’y a pas suffi.

Mentionnons le cas particulier des lesbiennes que, dans certains pays où le viol est monnaie courante (Afrique du Sud, par exemple), des hommes soumettent à des viols, parfois répétés, sous le prétexte de les remettre dans le droit chemin hétérosexuel[138] (prétexte supplémentaire ; les violeurs n’épargnent personne). En Inde, des lesbiennes ont témoigné avoir été soumises à des « thérapies de l’aversion » (méthode de torture comportementale qui associe ce que vous aimez ou désirez à une sensation désagréable : envie de vomir, décharge électrique[139], etc.).

L’irrationalité de la violence machiste éclate dans ce que l’on appelle, aussi improprement que les crimes « passionnels », des « crimes d’honneur ». Cette expression recouvre des assassinats mais aussi des attaques à l’acide qui visent à défigurer leurs victimes. Au Bangladesh, l’un des pays les plus touchés avec le Pakistan et l’Afghanistan — en Jordanie, en Palestine, en Syrie et en Turquie, on poignarde plus volontiers —, on dénombrait une moyenne de 330 vitriolages par an pendant les trois premières années du XXIe siècle[140]. Le vitriolage « punit » le plus souvent le refus d’une demande en mariage ou la rébellion contre l’introduction d’une seconde femme dans le ménage, pour ne rien dire d’une menace de séparation. Dans le premier et le dernier cas, il s’agit non plus de remettre une femme sur le marché sexuel mais au contraire de lui interdire de le faire à son (relatif) profit. C’est l’un des principaux ressorts du fémicide : je ne peux pas (plus) t’utiliser, je fais en sorte que personne d’autre ne le puisse.

Plus « artisanaux » que les vitriolages, les « accidents de fourneaux », expression consacrée pour désigner les brûlures volontaires infligées à des femmes par leur époux et présentés comme des accidents domestiques (au-delà de 30 % de surface de peau atteinte, dans une maison où il y a de l’eau et en présence de parents, l’origine criminelle est presque certaine). En Inde, les estimations officiels étaient, pour l’année 2001, de 7 000 femmes victimes d’agressions domestiques graves. Selon l’Association féministe d’assistance aux femmes (AGSH) du Penjab (Pakistan), 97 % des femmes, souvent amenées à l’hôpital en dernière instance, décèdent des suites de leurs brûlures. Quant aux survivantes : « Je peux vous dire ce qui se passe quand la femme revient […], déclare un interne de l’hôpital Mayo (Lahore, Penjab) : le mari va l’examiner, si elle est défigurée, il va divorcer. Si sexuellement elle est encore intéressante, il avisera[141]. » Au Pakistan, un soupçon d’adultère peut « justifier » un fémicide, sans qu’aucune preuve soit apportée ou recherchée, sans parler d’une possibilité de défense pour la victime. Le soupçon seul, lancé par un voisin malveillant ou un violeur, est déjà une atteinte à l’honneur du mari et de la famille. En Turquie, dans le Sud-Est anatolien à majorité kurde, la décision de fémicide est prise par le conseil de famille[142]. En Jordanie, une étude médico-légale sur les cadavres des victimes de meurtres machistes et familiaux a montré que la quasi totalité des jeunes filles assassinées en représailles d’une supposée inconduite sexuelle sont mortes vierges[143], détail certes dérisoire par rapport à l’ignominie du meurtre mais qui montre que l’idéologie qui commande le meurtre ne s’embarrasse pas d’une rationalité de type juridique (une faute, une coupable). On peut retourner la formule du Deuxième Sexe : une fille naît fautive. Seule ses chances de se faire pardonner cette faute initiale et essentielle peuvent faire l’objet de conjectures.

Les cas de rébellions existent, ils sont sanctionnées dans les cultures les plus confinées par la mort, ailleurs par l’enfermement : Lima Nabeel, avocate jordanienne cite le cas d’une jeune fille mariée à 12 ans à un homme qui la violait toutes les nuits. Au bout d’un an, elle est parvenu à l’empoisonner — beau geste qui nous rappelle opportunément que le meurtre ne peut faire l’objet d’une condamnation morale abstraite.

« Et savez-vous ce que les juges lui ont infligé ? Quinze ans de prison ! Alors qu’un garçon qui tue sa sœur écope au maximum d’un an[144] ! »

Même alors qu’ils ne sont pas prescrits par la religion les fémicides et leurs auteurs bénéficient de la mansuétude des fanatiques. Lorsqu’en 2003, l’assemblée populaire du Penjab a adopté une loi sur la prévention des violences domestiques, la coalition des partis islamiques s’y est opposée, au motif qu’elle constituait une « atteinte à l’autorité paternelle[145] ».

Le phénomène prend des formes différentes, mais non moins violentes, dans des régions de culture catholique comme l’Amérique latine. On sait les plus de 400 jeunes ouvrières assassinées depuis 1993 dans la ville de Ciudad Juarez, à la frontière entre le Mexique et les États-Unis. Au Guatemala, sur cinq ans (1999-2004) on a dénombré 1 400 fémicides qui ressemblent plus à l’œuvre d’escadrons de la mort qu’à des crimes domestiques (81 % de ces meurtres restent inexpliqués[146]).

Nous allons tenter de montrer dans la partie suivante comment les meurtres en série, les fémicides concernant des milliers d’individues, s’inscrivent dans une tentation générale de l’élimination du genre féminin.

 

Des fémicides à la tentation gynécidaire

L’attention a été attirée par l’économiste indien Amartya Sen, au début des années 1990, sur les « femmes manquantes » (missing women) dans de vastes régions d’Afrique du Nord et d’Asie (la Chine et l’Inde regroupent 38 % de la population mondiale). En comparant les rapports biologiques entre les sexes à la naissance (95 filles pour 100 garçons) et les chiffres observés dans ces régions, Sen estimait le « déficit » en femmes à plus de 100 millions[147]. Faute d’un renversement de tendance, le démographe Jean-Claude Chesnais (INED) prévient : « Il n’est pas exclu que le déficit des femmes atteigne 200 millions en 2005 sur la planète[148] ». Très inquiet des déséquilibres sexuels, au sens cette fois du nombre de femmes disponibles pour les hommes, et par tant sociaux, que risque d’entraîner ce déficit, le gouvernement chinois est revenu en 2004 sur sa politique antinataliste. Combinée aux pratiques paysannes ancestrales (un fils vaut une retraite), cette politique a conduit à la pratique de l’infanticide et de l’abandon d’enfants. Pour ce qui concerne les survivantes, le trafic de bébés, d’ailleurs réprimé, ne suffisait pas à offrir un débouché aux petites filles couramment déposées sur le perron des mairies ou des dispensaires.

Certains bébés de sexe féminin étaient en effet achetés par des paysans (autour de 210 euros, en 2003) qui les destinaient à un futur mariage avec leur fils. Autant acheter une future épouse au berceau[149]. On mesure l’envergure du libre arbitre de ces filles devenues pubères… et par là le pitoyable échec des politiques staliniennes en matière de mœurs et d’« égalité des sexes », qui ont fait roucouler les maoïstes français durant des décennies. Un revenu garanti annuel à vie est offert, depuis 2004, aux personnes ayant eu un enfant unique, deux filles ou pas d’enfant du tout[150]. Ce qui peut se résumer par la formule « En arrière toute ! ».

Les techniques modernes de détection du sexe du fœtus par échographie et amniocentèse (analyse du liquide amniotique) ont facilité le passage de l’infanticide fémicide — pas toujours par une méthode violente ayant, parfois, l’avantage de la rapidité, mais aussi par empoisonnement, inoculation, défaut de soins, etc. — à l’avortement sélectif. En Inde, notamment, les mouvements féministes font campagne au moins depuis le milieu des années 1980, bien avant les premières publications de Sen, sur le slogan « Détermination du sexe égale extermination des femmes ! ». Dès cette époque les observateurs remarquent que l’avortement fémicide est pratiqué majoritairement dans les milieux aisés. Une brochure du ministère de la Santé indien souligne que le taux le plus faible de naissances féminines dans tout le pays se rencontre, encore au début des années 2000, dans les quartiers les plus bourgeois de la capitale New Delhi, ce qui réduit à rien l’explication rationalisante par la misère (trop de bouches à nourrir) ou la nécessité d’un soutien de vieillesse (explication valide dans les zones rurales[151]). Le Fonds de développement des Nations unies pour les femmes (UNIFEM) a participé à l’une de ces campagnes que l’on dit de « sensibilisation », celle-là d’un ton très féministe ; les affiches représentent le ventre d’une femme enceinte, de profil, barré du slogan : “He wants a baby boy” Gender violence begins here (Il veut un garçon. La violence de genre commence là[152]). Aussi bien tourné soit-elle, il est à craindre que la formule rate la cible. « Il » n’est hélas pas le seul à vouloir des garçons, et « elle » ne se prive pas d’exercer son droit d’avorter contre son propre genre et partage l’essentiel des risques d’une sélection prénatale souvent illégale[153].

Amartya Sen a tenté d’introduire dans le débat des considérations de santé publique à court terme, qui s’ajoutent aux prévisions sociales alarmistes du type « 36 millions d’hommes indiens ne trouveront jamais d’épouses[154] ». Selon lui, on peut envisager un lien de cause à effet entre « le constat empirique des inégalités sanitaires dont sont victimes les femmes et les fillettes d’Asie du Sud et la forte incidence des maladies cardio-vasculaires dans cette région du monde ». Les carences alimentaires des filles sont à l’origine des retards de croissance et de la dénutrition des fœtus, y compris masculins bien sûr, et plus tard des maladies cardio-vasculaires, auxquelles les hommes sont davantage sujets que les femmes. « La misogynie qui pèse si lourdement sur la santé des femmes se retourne contre les hommes comme une terrible vengeance[155] ».

Par malheur, l’économie n’est pas une vision rationnelle du monde ; le machisme non plus. Contrairement aux prétentions ou aux illusions de certains économistes, l’économie ne prévoit ni ne calcule les dégâts qu’elle provoque, qu’il s’agisse du « capital humain » ou de l’environnement. Ce qui semble rester de rationalité dans le fémicide individuel, c’est que soit le meurtrier n’a de toute façon pas accès aux corps des femmes et il se venge, soit il compensera à son bénéfice personnel le « déficit » qu’il a provoqué, en remplaçant telle femme par d’autres (épousées, achetées, violées). On constate que ce système machiste et hétéronormé conduit, par la multiplication de gestes individuels, à une « politique tacite » de nature gynécidaire. Comme le capitalisme met en péril la survie même de la planète, théâtre indispensable de sa pérennité, le machisme — religieux ou laïque, arriéré ou intégré dans les sociétés modernes —, détruit la moitié de l’humanité. De ce point de vue, le fémicide est un symptôme de la tentation gynécidaire présente dans les systèmes de domination masculine.

Le paradoxe nécessaire du gynécide est qu’il est mené grâce à la passivité relative de certaines de ses victimes, mais surtout il est rendu possible par la participation active de millions de femmes qui transmettent les valeurs du machisme dominant à leurs enfants ou jugent pertinent de tuer leurs propres filles, le plus souvent désormais avant la naissance. Archaïque dans ses motivations, le gynécide s’est modernisé, donc banalisé, en même temps que ses techniques. Même si Amartya Sen use d’un registre discutable lorsqu’il parle d’une « terrible vengeance » qui se retournerait contre les hommes, force est de constater qu’en cédant à la tentation gynécidaire, l’usage social des femmes tourne à l’extermination, et que le masculin — éliminant l’objet de sa domination — tend à se détruire lui-même comme genre.

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[1] Mauss Marcel, « Les techniques du corps » (1936), in Sociologie et anthropologie, PUF, 2001, p. 383.

[2] Verdier Yvonne, op. cit., p. 27. Je souligne.

[3] Sahlins Marshall, Des Îles dans l’histoire, coll. Hautes études, Gallimard-Le Seuil, 1989, p. 27.

[4] « Une vie sexuelle épanouie comme clé du développement économique », Grace Bibala, The East African (Nairobi ; Kenya), cité in Courrier international, 18 au 24 avril 2002.

[5] Actes de la recherche en sciences sociales, septembre 1984, n° 54, p. 67.

[6] De fait, les constructivistes se passionneront pour les films de Chaplin. Cf. Laurentiev Alexandre, Vera Stepanova. Une vie constructiviste, Philippe Sers éditeur, 1988.

[7] Cf. Goldberg Roselee, La Performance. Du futurisme à nos jours, Thames & Hudson, 2001, pp. 38-40.

[8] Cf. le DVD Polissons et galipettes, anthologie de films de bordels réalisée par Michel Reilhac (2002). On peut glaner quelques renseignements dans le débat présenté en bonus, hélas mêlés de force niaiseries naturalisantes.

[9] Quant à l’innocuité de ces productions, je ne vois pas de raison de penser que le paradigme du gang-bang (viol collectif mis en scène ou réelles pénétrations vaginales successives, parfois par plusieurs centaines d’hommes) décliné en revues, films et cassettes vidéo soit moins (dé)formateur et producteur d’angoisses que naguère la crainte des effets de la masturbation.

[10] Behind the Scenes in the Machine Age, est édité sur le DVD de compléments qui accompagne Les Temps modernes, de Charlie Chaplin, mk2 éditions, 2003.

[11] Carson Gerald, Cornflake Crusade (La Croisade des Corn Flakes), Rinehart & Co., New York, 1957, p. 150.

[12] Kellogg John Harvey (1852-1943), Plain Facts for old and youg : embracing the natural History and Hygiene of organic Life, 1892, pp. 295-296. Je traduis ici des extraits de la version disponible en ligne sur le site de la bibliothèque de l’université de Virginie. Il existe une autre édition sous le titre Treatment for Self-Abuse and its Effects, Plain Facts for old and youg, P. Segner and Co., Barlington, Iowa, 1888, mentionnée sur le site Historical Medical Quotes on Circumcision. On peut lire la traduction française du roman de T. C. Boyle : Aux bons soins du docteur Kellogg (La Route de Wellville), Grasset, 1994. Le livre a été adapté au cinéma, sous le même titre, par Alan Parker.

[13] Kellogg John Harvey, « Electrotherapeutics in Chronic Maladies », communication au Congrès électrique international, St. Louis, Missouri, 22 septembre 1904 ; repris in Modern Medicine, octobre-novembre, 1904 ; cité in Maines, Rachel P., The Technology of Orgasm. « Hysteria », the Vibrators, and Women’s Sexual Satisfaction (La Technologie de l’orgasme. L’« Hystérie », les vibromasseurs et la satisfaction sexuelle des femmes), The Johns Hopkins University Press, Baltimore & Londres, 1999, p. 85.

[14] La sanction semble si disproportionnée que la plupart des commentateurs qui l’évoquent plagient, en la radicalisant, la déclaration d’Elders. Je traduis la version donnée par le Stanford Report du 21 avril 2003. On peut lire un point de vue du Dr Elders sur son limogeage et son prétexte sur <http://nerve.com/Dispatches/Elders/mword/&gt;.

[15] Cf. article du Los Angeles Times, cité in Courrier international, du 10 au 16 février 2005.

[16] Cf. article du Village Voice (New York), cité in Courrier international, 30 mars au 5 avril 2000.

[17] Cf. Libération, 1er-2 juin 2002.

[18] Ce n’est qu’en juin 2003 que la Cour suprême des États Unis a déclaré anticonstitutionnelles les lois anti-sodomie qui subsistaient, et étaient appliquées, dans treize États. Cf. Guillon, C., Le Siège de l’âme, Zulma, 2005.

[19] Cf. Libération, 6 avril 2005. Ajoutons que 13 % déclarent avoir une expérience de la pénétration (vaginale, probablement).

[20] Cf. Libération, 27 août 1979.

[21] Psychologies, novembre 2006, 136 p. En « échange » de cet ahurissant impérialisme normatif, la revue publie pour la première fois des photos (floues) d’organes génitaux des deux sexes.

[22] Kinsey Alfred C. et al., Le Comportement sexuel de l’homme, Éd. du Pavois, 1948, p. 731. Je souligne.

[23] Pour un exemple de sexologie féministe (quasi apolitique) : Hite Shere, Le Rapport Hite, Robert Laffont, 1977 (e. o. 1976).

[24] Comme chez l’homme, l’éjaculation peut, chez la femme, survenir sans orgasme.

[25] « J’étais frappée par le grand nombre de femmes clitoridiennes, et je me demandais quelle pouvait être la cause de cette si fréquente anomalie », écrit Marie Bonaparte in La Sexualité de la femme, PUF, 1967. Cf. aussi Bertin Célia, La dernière Bonaparte, Perrin, 1982. La technique bonapartiste est reprise aux États Unis, dans les années 1970, par un chirurgien qui se vante d’avoir opéré 4 000 femmes ; Medical World News, 17 avril 1978, cité in Szasz Thomas, Sexe sur ordonnance, Hachette, 1981, p. 129.

[26] Le Plaisir qui dure, Dr Smolenski, professeur à l’ancienne université de Strasbourg, A. Quignon éditeur, 1928, pp. 40-41.

[27] Idem, p. 136.

[28] Idem, p. 137.

[29] Rapport Simon sur le comportement sexuel des Français, éditions Pierre Charron et René Julliard, 1972, p. 205. Je souligne.

[30] Cf. Laqueur Thomas, La Fabrique du sexe, Gallimard, 1992, p. 72.

[31] Van de Velde Th. H. (Dr), Le Mariage parfait. Étude sur sa physiologie et sa technique, éd. François Aldor, Paris, 1930, p. 155.

[32] Miller S. Andrea, « Actual and desired Duration of Foreplay and Intercourse : discordance and misperceptions within heterosexual Couples » (Durée réelle et souhaitée des préliminaires et du coït : discordance et mauvaises appréciations chez les couples hétérosexuels), Journal of Sex Research, août 2004.

[33] Waldinger, Quinn, Dilleen, Mundayat, Scweitzer et Boolell, « A Multinational Population Survey of Intravaginal Ejaculation Latency Time » (Étude du temps de latence intravaginale avant éjaculation sur une population multinationale), Journal of Sexual Medicine, vol. 2, juillet 2005, p. 492.

[34] Grenier et Byers, « Operationalizing premature or rapid Ejaculation » (Étude opérationnelle de l’éjaculation rapide ou prématurée), Journal of Sex Research, novembre 2001, 38, 369-378.

[35] C’est moi qui souligne.

[36] Bauman Zygmunt, L’Amour liquide. De la fragilité des liens entre les hommes, Le Rouergue/Chambon, 2004, pp. 62-63.

[37] Cela doit être ! Final de la formule placée par Beethoven en exergue du dernier mouvement du quatuor à cordes n° 16, op. 135 : « Muss es sein ? Es muss sein ! »

[38] Richardson et Goldmeier, The Journal of Sexual Medicine, juillet 2005, vol. 2, p. 508.

[39] Chia Mantak et Chia Maneewan, Le Tao de l’amour retrouvé. L’Énergie sexuelle féminine, Guy Trédaniel éditeur, 1991, p. 348.

[40] Chia Mantak et Arava Douglas A., L’Homme multi-orgasmisque. L’Énergie sexuelle masculine, Guy Trédaniel éditeur, 1997, p. 73.

[41] Bruckner Pascal, « Wilhelm Reich et le contrat homosexuel de l’orgasme », Critique, avril 1976.

[42] « Qui vivra Viagra », Le Monde, 7 décembre 2006.

[43] À la fin du XIXe siècle, une patiente d’un médecin du Tennessee admet qu’il n’est pas rare qu’elle éprouve trois ou quatre orgasmes au cours d’une promenade d’une heure à bicyclette. Fitch W. E, « Bicycle Riding : Its Moral Effect upon Young Girls ans Its Relation to Diseases in Women » (La promenade à bicyclette : ses effets moraux sur les jeunes filles et ses relations avec les maladies des femmes), Georgia Journal of Medicine and Surgery, IV (1899) 156, cité in Haller John S. & Haller Robin M., The Physician and Sexuality in Victoria America (Les Médecins et la sexualité dans l’Amérique victorienne), Southern Illinois University Press, 1995, p. 185.

[44] Laan et van Lunsen, université d’Amsterdam, département de psychologie clinique : « Orgasm Latency, Duration and Quality in Women : Validation of a laboratory sexual Stimulation Technique » (Durée nécessaire à l’obtention de l’orgasme ; sa durée et sa qualité chez les femmes : Validation d’une technique de stimulation sexuelle en laboratoire), International Academy of Sex Research, rencontre de Hambourg, 19-22 juin 2002. Des mêmes, dans le cadre de la même académie, je signale sans l’avoir consulté : « Straight and lesbian Women’s sexual Responses to straight ans lesbian Erotica : No sexual Orientation Effects » (Réponses sexuelles des lesbiennes et des femmes hétéro à un matériel érotique lesbien ou hétéro : Pas d’effets de l’orientation sexuelle), 1995.

[45] Whipple B., Ogden G, Komisaruk B. R., « Physiological Correlates of imagery-induced Orgasm in Women » (Corrélations physiologiques de l’orgasme féminin induit par l’imagination), Archives of Sexual Behavior, vol. 21, (2), pp. 121-133, 1992.

[46] Sur ces techniques, et d’autres concernant les muscles du vagin, on peut consulter Le Tao de l’amour retrouvé. L’Énergie sexuelle féminine, op. cit.

[47] Le lecteur pourrait s’étonner de ne pas voir mentionner ici un ouvrage de M. Robert Muchembled au titre prometteur : L’Orgasme et l’Occident (Seuil, 2005). C’est que cette « histoire du plaisir du XVIe siècle à nos jours », comme l’indique plus adéquatement son sous-titre, ne traite nullement, hélas ! de l’histoire du concept d’orgasme. Quant à l’opinion affirmée par son auteur que la sexualité est, en histoire, « un thème peu abordé malgré la tentative de synthèse de Michel Foucault en 1976 [p. 14] », je n’ai qu’à lever les yeux sur ma bibliothèque pour en mesurer le ridicule. Sans doute le sujet est-il d’un abord délicat : l’excellent Alain Corbin y a consacré, à son tour, un gros livre de 539 pages, bavard et fort ennuyeux (L’Harmonie des plaisirs, Perrin, 2007).

[48] Le livre republié depuis sous le titre La Fonction de l’orgasme (Payot) date de 1942 et n’a que quelques pages en commun avec le texte de 1927 ; ce dernier a fait l’objet d’une publication pirate en français, mais sous le titre original Die Funktion des orgasmus (Éditions du Nouveau monde, 1975) ; il est publié, dans une autre traduction, chez Payot dans le recueil Premiers écrits vol. 2.

[49] Paré Ambroise, Œuvres complètes, Slatkine Reprints, Genève, 1970 [réimp. de l’éd. de 1840-1841 ; e. o. 1573], t. II, liv. 18 « De la génération », pp. 757, 558, 760.

[50] La thèse est disponible sur le site de la Bibliothèque de Lisieux (<www.bmlisieux.com/curiosa/quesnel.htm>). Le Dr Rolsink n’a pas laissé, à ma connaissance, d’autre trace de son « heureuse témérité ».

[51] Tripier Auguste, Leçons cliniques sur les maladies des femmes. Thérapeutique générale et application de l’électricité à ces maladies, Octave Doin, Paris, 1883, pp. 349-350. Outre son goût particulier pour l’électrification génitale, Tripier fait montre d’un racisme hargneux : « Parmi les races sauvages, races incapables et paresseuses, il est enfin une distinction à faire entre les races domestiques ou domesticables (Fellahs, quelques races noires) et les races nuisibles (Indiens Rouges, Arabes, Noirs de l’Archipel Indien), qu’on ne peut songer que très accidentellement à utiliser et qu’on se trouve dans la nécessité de détruire. » ; Barbares et sauvages. Notes de voyage [Egypte], 1870, p. 13.

[52] Idem, p. 351.

[53] Idem, pp. 352-353.

[54] Idem, pp. 80 et 92.

[55] Tripier A., Sur quelques points de thérapeutique peri-utérine, s.d. [1890], p. 5.

[56] Vuillet F., Le Massage en gynécologie, suivi d’observations cliniques recueillies par le Dr Mihran Boyadjian (Genève), publication du Journal de Médecine de Paris, 1890. Les auteurs orthographient le nom du masseur avec un tréma sur le « u » et sans « t » final.

[57] Simple homonyme, fils ou parent du susdit, un Aimé Thure-Brandt, né en 1857 en Suède, a soutenu une thèse de doctorat à la faculté de Médecine de Berlin, le 19 décembre 1899, précisément consacrée au « massage du rein mobile » ; Zur manuellen Therapie der Wanderniere , BNF : 8-THETA BERL MED-2415.

[58] Thure Brandt est considéré comme un des précurseurs de l’ostéopathie (cf. <www.etiopathie.com>). Son ouvrage le plus connu, Traitement des maladies des femmes, a été réédité en français (e. o. Maloine, 1897 ; éd. Avenir des Sciences, 1995).

[59] Playfair W.S. (Dr), Épuisement nerveux et hystérie. Son traitement systématique (King’s College, Londres), Masson, 1883, p. 11.

[60] Cf. Bannour Wanda, Jean-Martin Charcot et l’hystérie, Métailié, 1992 et Decottignies Jean (dir.), Physiologie et mythologie du « féminin », Presses universitaires de Lille, 1989.

[61] Playfair W. S., Dr, op. cit., p. 35.

[62] The Physician and Sexuality in Victoria America, op. cit., p. 23.

[63] The Technology of Orgasm, op. cit., p. 5.

[64] Idem, pp. 3-4.

[65] Alain Corbin fait justement remarquer que la littérature érotique, au contraire, recommande la masturbation féminine ; Histoire du corps, vol. 2, De la Révolution à la Grande Guerre, Seuil, 2005, p. 171.

[66] Ruben, David (Dr), Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le sexe, Stock, 1971, p. 178.

[67] Idem, p. 179.

[68] Idem, p. 182.

[69] La majorité des clients interrogés ont entre 30 et 50 ans et vivent en couple. Enquête réalisée pour le Mouvement du Nid, association qui milite pour l’abolition de la prostitution ; Le Monde, 19 octobre 2004.

[70] Notre corps, nous-mêmes, Albin Michel, 1977, p. 39.

[71] Cf. <http://coulmont.com/blo/2006/02/&gt;. L’auteur trouve dans le n° 6 de la revue de sexologie grand public Union (décembre 1972), en réponse à un lecteur, l’affirmation que la vente et l’importation des vibromasseurs est interdite en France. Mais dans le n° 3, en septembre de la même année (p. 79), on affirme l’inverse, cette fois en réponse à une lectrice : « Depuis quelques années on trouve en vente libre partout en France de petits vibro-masseurs ». « Partout » ne saurait renvoyer qu’à la banalisation en cours des sex-shops. Il est probable que la répression s’appliquait, comme en matière de presse, selon les accès de pudibonderie des magistrats et des associations moralistes. La notion d’« outrage aux bonnes mœurs » a disparu du nouveau code pénal de 1994 ; l’art. 227-24, qui remplace l’ancien art. 283, vise les messages à caractère pornographique susceptibles d’être vus par des mineurs.

[72] Publié en français sous le titre Les Réactions sexuelles, Robert Laffont, 1967.

[73] Cf. Szasz T., Sexe sur ordonnance, op. cit.

[74] Pour le cas particulier des BMC dans les colonies, cf. Taraud Christelle, La Prostitution coloniale. Algérie, Tunisie, Maroc (1830-1962), Payot, 2003.

[75] Le Monde, 6 juin 1997.

[76] Courrier international, 6 décembre au 12 janvier 2001.

[77] « Pleine jouissance », Éric Fottorino, Le Monde, 13 mai 2005.

[78] Cf. la préface rédigée par l’auteur pour l’édition de 1946 ; éd. Presses Pocket, 1990, p. 17.

[79] La Las Vegas Dancers Alliance, créée par une transsexuelle, ancien syndicaliste chez Boeing ; le Syndicat des travailleurs du sexe Angelina Lina, au Chili ; l’association Coyotte, aux États-Unis, etc.

[80] Je donne, à titre documentaire, les références des principaux manifestes et tribunes libres publiés à propos de la prostitution : « Une bataille qui passe par la reconnaissance de la prostitution », Simone Iff, présidente du Mouvement français pour le planning familial (Libération, 3 juillet 1980) ; « Le corps n’est pas une marchandise », texte signé par une trentaine de personnalités, dont Antoinette Fouque, Gisèle Halimi, Françoise Héritier, Véronique Nahoum-Grappe, Gilles Perrault, Irène Théry, etc. (Le Nouvel Observateur, 18 au 24 mai 2000) ; « Prostitution et pénalisation », Robert Badinter (Le Monde, 21 février 2002) ; « La liberté de se prostituer », Daniel Borrillo (Libération, 5 juillet 2002 ; on trouve dans la page « Courrier » du numéro daté 13-14 juillet 2002 plusieurs réponses à ce texte) ; « Criminaliser la prostitution : danger », Marcela Iacub (Libération, 24 juillet 2002) ; « Rendons la parole aux prostituées », Elisabeth Badinter (Le Monde, 31 juillet 2002) ; « L’esclavage sexuel, pépère et labellisé », Gisèle Halimi (Le Monde, 31 juillet 2002) ; « Panique sécuritaire, panique sexuelle », Éric Fassin (Le Monde, 7 août 2002 ; « Non à la guerre aux prostituées », Daniel Borrillo, Éric Fassin, Jeanne Favret-Saada, Françoise Gaspard (Le Monde, 8 novembre 2002) ; « Ni coupables ni victimes : libres de se prostituer », Marcela Iacub, Catherine Millet, Catherine Robbe-Grillet [et une trentaine d’autres signataires, dont l’artiste Orlan, que l’on retrouvera au chap. VI] (Le Monde, 9 janvier 2003) ; « Femmes : la fracture sociale », Françoise Benhamou, Monique Dagnaud, Janine Mossuz-Lavau (Le Monde, 16 janvier 2003) ; « Prostitution : au vrai chic féministe », Geneviève Brisac, Marie Desplechin, Annie Ernaux, Kathleen Evin, Marie Masmonteil (Le Monde, 16 janvier 2003) ; Oui, abolitionnistes ! », Danielle Bousquet, Christophe Caresche, Martine Lignières-Cassou (Le Monde, 16 janvier 2003) ; « Non à la pénalisation de nos clients », Claire Carthonnet, Sonia Verstappen, Maîtresse Nikita, Thierry Schaffauser [ces personnes se définissent comme travailleuses du sexe] ; association Cabiria, Femmes de droit, Grisélidis, Pastt (Libération, 12 juillet 2006).

[81] « Prostitution et mariage : une assimilation douteuse », exposé lors du colloque organisé par Christine Delphy pour Nouvelles questions féministes à l’Université Paris-X, 25-26 septembre 2001.

[82] « Tentations répressives », A. Comte-Sponville, Psychologies, mars 2003.

[83] Expression critiquée dans manifeste intitulé « Ni coupables ni victimes : libres de se prostituer », rédigé par Marcela Iacub, Catherine Millet et Catherine Robbe-Grillet ; Le Monde, 9 janvier 2003.

[84] Réal Grisélidis (1929-2005) ; cf. entretien dans Les Inrockuptibles, 27 juillet au 16 août 2005, et Carnet de bal d’une courtisane, Verticales, 2005.

[85] Les points de suite sont dans l’original ; « ”Le peuple de l’abîme” vous adresse la parole… », tract non daté (2000). Parmi la vingtaine de signataires : Cabiria et quatre autres groupes lyonnais ; Bus des femmes (Paris) ; Coyotte, une organisation de prostituées américaines ; Act Up ; Ensemble contre le Sida ; Aides Fédérations, etc.

[86] « La prostitution est une “prestation de service” », Stéphane Corone, Le Monde, 12 février 2002. En France, la cour d’appel de Paris a jugé que l’Urssaf est fondée à réclamer des cotisations sociales à une prostituée, sans encourir de poursuites pour proxénétisme ; Libération, 4 juin 2003.

[87] Der Spiegel (Hambourg), cité in Courrier international, 20 au 26 avril 2006.

[88] Prostitution : les uns, les unes et les autres, Welzer-Lang D., Barbosa O., Mathieu L., Métailié, 1994, p. 9.

[89] Texte de décembre 2002 signé notamment par des collectifs féministes, la LCR, le PCF et une émission de Radio libertaire.

[90] Signes de « racolage passif » retenus dans les poursuites contre une prostituée : « signes de la main ; déambulait sur la voie publique ; regardait ostensiblement les hommes » ; Le Monde, 19 avril 2003.

[91] « Ébauche d’une critique de l’économie politique », Œuvres, Pléiade, Économie II, p. 77.

[92] Le Manifeste communiste, Karl Marx, Œuvres, Pléiade, Économie I, p. 168.

[93] Die Tageszeitung (Berlin), cité in Courrier international, 23 février au 1er mars 2006.

[94] « Ovules sur catalogue », Le Monde, 16 janvier 2002.

[95] « On achète bien les ovocytes », Marie Claire, avril 2002.

[96] Handelsblatt (Düsseldorf), cité in Courrier international, 16 au 22 juin 2005.

[97] Le Monde, 26 mars 2004.

[98] « Au cœur du trafic d’organes en Chine », Le Monde, 25 avril 2006.

[99] Le Monde, 25-26 juillet 2004.

[100] « Un réseau de marchands de bébés démantelés », Libération, 19 octobre 2005.

[101] « Tamara, Svetlana et Nadja, victimes du maintien de la paix », Die Zeit (Hambourg), cité in Courrier international, du 6 au 12 avril 2000.

[102] Le Monde, 1er décembre 2000.

[103] Rapport de l’UNICEF, juin 2002, cité in Dans le monde, une classe en lutte, bulletin d’Échanges et mouvement, décembre 2002.

[104] Cf. Taraud Christelle, op. cit., p. 349 et suiv.

[105] Corbin Alain, Les filles de noce, Champs-Flammarion, 1982, p. 479-480. Voir également, à propos des positions socialistes et anarchistes sur la prostitution, deuxième partie, chap. III, «Le système contesté».

[106] On entend par là les interpellations, procès-verbaux d’amendes à répétition, violences physiques, racket, etc. En 2005, à Lyon, les prostituées se plaignent de « passer leur garde à vue complètement nues » ; Libération, 23 janvier 2005.

[107] Cf. Mathieu Lilian, Mobilisations de prostituées, Belin, 2001, p. 87.

[108] Je précise que je ne me sens pas tenu d’approuver toute espèce de mobilisation, quels que soient la catégorie concernée, les mots d’ordre mis en avant et leurs implications (ex. : des travailleurs exigeant la réouverture d’une usine polluante).

[109] Manifeste des travailleuses du sexe (Calcutta 1997 – Lyon 2000), Comité Mahila Samanwaya, 2000, Cabiria éditions (<www.cabiria.asso.fr>).

[110] Les informations sur le Brésil sont tirées du reportage, « Au Brésil, les prostituées sont à la mode », Le Monde, 19-20 novembre 2006.

[111] Affiche du groupe Mujeres libres apposée dans le Bario chino de Barcelone en 1937. Cf. Mujeres libres, collectif, éditions Las Solidarias—Le Monde libertaire, 2000 ; Femmes libres, Mary Nash, La Pensée sauvage, 1977.

[112] Prostitution : les uns…, op. cit., p. 130.

[113] « La revanche des femmes », Marie-Claire, janvier 2000.

[114] Têtu, mai 2001.

[115] La minorité des hommes prostitués augmente (jusqu’à un tiers selon certaines estimations dans une ville comme Lyon). Cependant, la prostitution de rue demeure tournée vers une clientèle masculine.

[116] Le capitalisme mondialisé s’analyse comme un vaste bordel militaire de campagne, à la nuance près que les femmes rejoignent aussi bien les travailleurs sédentaires et les «humanitaires» globe-trotters que les militaires eux-mêmes. Cf. Wichterich Christa, La Femme mondialisée, Solin-Actes Sud, 1999. Les trajets de transportation des jeunes femmes destinées à être prostituées sont souvent les mêmes que ceux empruntés par les matières premières. Cf. Poulin Richard, La Mondialisation des industries du sexe, Imago, 2005.

[117] « Introduction à l’édition française du rapport du Réseau contre l’esclavage sexuel », Nouvelles Questions féministes, hiver 1984, n° 8, pp. 5-9.

[118] Libération, 9 septembre 2002.

[119] Libération, 6 novembre 2002.

[120] Une ouvrière d’une filature témoigne dans un livre de Jacques Frémontier : « Il faut voir l’ambiance […]. Elles les déshabillent [les jeunes ouvrières, nouvelles dans l’atelier] et elles les passent à la graisse de machine ! Elles ont vraiment des gestes obscènes ! » ; La Vie en bleu. Voyage en culture ouvrière, Fayard, 1980, p. 271.

[121] Cf. Spectator Magazine, 27 juin 2003, article de David Steinberg ; ma traduction ; <www.spectator.net>.

[122] Le Monde, 7 novembre 2002.

[123] Fourier Charles, Le Nouveau Monde amoureux, Slatkine, coll. Ressources, 1979, p. 445 ; c’est moi qui souligne.

[124] Je reprends ici la conclusion de « Sot métier », Guillon C., Oiseau-tempête, n° 10, printemps 2003.

[125] Libération, 31 juillet-1er août 2004.

[126] Étude menée de 1990 à 1999 par l’Institut médico-légal de Paris ; Libération, 28 février 2001.

[127] Recensement national des morts violentes survenues au sein du couple en 2003 et 2004, ministère de la Cohésion sociale et de la Parité, 2005, cité in Libération, 13 décembre 2005. Ajoutons qu’une femme sur deux subissait des violences avant son décès, contre un homme sur cinq. Pour une appréciation critique des statistiques, voir Jaspard Maryse, Les Violences contre les femmes, La découverte, 2005, p. 46. Sur la situation française, voir également Les violences faites aux femmes en France. Une affaire d’État, Amnesty international, Autrement, 2006. Parmi les permanences téléphoniques à la disposition des jeunes filles et femmes victimes de violences : Violences conjugales femmes info services et MFPF (01 40 33 80 60) ; Collectif féministe contre viol (0800 05 95 95) ; pour les deux sexes, Enfance maltraitée (119).

[128] Cf. « Intifada. Huis clos pour les femmes », Stéphanie Le Bars ; Le Monde, 10 septembre 2004.

[129] Cf. « Les Irakiennes, premières victimes du chaos politique et social de l’après-Saddam », Le Monde, 17 septembre 2003.

[130] Cf. « ”Épouses” de guerre en Sierra Leone », Libération, 24 octobre 2001.

[131] Cf. « Double peine pour les violées du Pakistan », Célia Mercier, Libération, 29 septembre 2006.

[132] Cf. « Le corps meurtri des Camerounaises », Fanny Pigeaud, Libération, 6 juin 2006.

[133] Cf. « Votre femme a fait son temps ? Vendez-la ! », Expressindia.com, cité in Courrier international, 10 au 16 février 2005.

[134] Cf. « Les sorcières de Kukoe », Philippe Broussard, Le Monde, 9-10 septembre 2001. Au Ghana, on ne sous-estime pas les pouvoirs de l’esprit : en 1997, une dizaine d’hommes ont été lynchés dans les rue d’Accra, la capitale, convaincus d’avoir escamoté par magie les pénis des chalands.

[135] Cf. Russell Diana et Radford Jill, Femicide : The Politics of Woman Killing (Fémicide : la politique du massacre des femmes), Twayne Publishers, New York, 1992. Les auteures introduisent le terme « gender-based killing », massacre motivé par le genre. Antérieurement, des universitaires féministes avaient étudié le phénomène des tueurs en série (toujours des hommes s’attaquant à des femmes ; la configuration inverse est inconnue) : Cameron Deborah et Frazer Elisabeth, The Lust to kill : A feminist Investigation of sexual Murder (La Soif de tuer : une enquête féministe sur les meurtres sexuels), Polity Press, Oxford, 1988.

[136] Sources : « Jeunes vies brisées après maternité », Libération, 8 mars 2004 ; « À l’hôpital des femmes déchirées », Libération, 3 juin 2004 ; « Le mal secret des femmes africaines », The New York Times, cité in Courrier international, 1er au 7 décembre 2005.

[137] Cf. « Quand les Kényanes disent non au sexe avec le nettoyeur », Emily Wax, Cape Argus (Le Cap ; Afrique du Sud)), cité in Courrier international, 20 au 26 novembre 2003.

[138] « Afrique du Sud. La Chasse aux lesbiennes est ouverte », Mail & Guardian (Johannesburg), cité in Courrier international, 9 au 15 mars 2006.

[139] Cf. Mettre fin à la violence contre les femmes : Un combat pour aujourd’hui, Amnesty International, 2004, p. 34.

[140] Cf. « Femmes vitriolées sans espoir de justice au Bangladesh », Libération, 18 septembre 2002.

[141] « Crimes de feu », Alice Draper, Libération, 14 janvier 2004.

[142] « Turquie : meurtre en famille », Nicole Pope, Le Monde, 4 septembre 2003.

[143] « Tuer sa sœur ou son épouse en toute impunité », Moussa Barhouma, Al Hayat (Londres), cité in Courrier international, 26 août au 1er septembre 1999.

[144] « Tuées pour l’honneur », Florence Beaugé, Le Monde, 5 avril 2001. Avec vingt-cinq cas annuels (certes officiellement avoués), la Jordanie n’occupe pas la première place en matière de « crimes d’honneur ».

[145] « Crimes de feu », op. cit.

[146] « Qui assassine les femmes au Guatemala ? », Robert Belleret, Le Monde, 18 décembre 2004. Voir également Feminicidio en America Latina, Inter-American Commission on Human Rights, mars 2006, <www.wola.org>, et la banque de données <www.isis.cl>.

[147] Cf. British Medical Journal (Londres), cité in Courrier international, 7 au 13 octobre 2004.

[148] Le Monde, 14 novembre 2005.

[149] Cf. « Mme Xie et ses bébés », Pierre Haski, Libération, 19 décembre 2003.

[150] Cf. Renmin Ribao, cité in Courrier international, 7 au 13 octobre 2004.

[151] Cf. « Inde : les fillettes au bûcher », Le Monde, 24 juillet 1988 ; « Tuer les filles avant même leur naissance », The Telegraph (Calcutta), cité in Courrier international, 13 au 19 novembre 2003.

[152] Affiche reproduite dans Mettre fin à la violence contre les femmes…, op. cit., p. 143.

[153] Ces considérations ne doivent pas remettre en cause le principe de la liberté pour les femmes d’avorter. De toute liberté, il peut être fait un usage critiquable, qui doit être critiqué.

[154] Libération, 18-19 septembre 2004.

[155] Sen Amartya, « Quand la misogynie devient un problème de santé publique », Letras Libres (Mexico), cité in Courrier international, 10 au 15 mai 2002.