ET «DIEU» CRÉA L’«ISLAMOPHOBIE»…

« Il » avait déjà, objecteront les vrai(e)s croyant(e)s, « créé l’homme dans les plus admirables proportions[1] ». Cela dit, il aurait été bien bête de s’abstenir d’ajouter à son œuvre une amélioration aussi féconde. Georges Brassens notait justement que « la courbure des reins, ça c’est une trouvaille ! » Dans un registre (hélas) différent, l’« islamophobie » aussi…

Si je suis (du verbe suivre) le Dictionnaire historique de la langue française, « phobie » est tiré du radical du grec phobos : « Celui-ci désigne une fuite (due à la panique), d’où un effroi, une peur intense et irraisonnée. […] L’élément -phobie sert à former un nom féminin correspondant au mot en -phobe et exprimant l’aversion, une peur morbide. »

Contrairement à ce que croit et écrit Caroline Fourest[2], le terme « islamophobie » n’a pas été créé par les mollahs iraniens à la fin des années 1970. Il apparaît déjà dans la première décennie du XXe siècle, dans des textes de juristes et d’islamologues occidentaux[3]. Cela n’empêche pas qu’il ait été utilisé par des religieux en Iran, et surtout — depuis le début des années 2000 — par les cinquante-sept États de l’Organisation de la conférence islamique (OCI, renommée depuis Organisation de la coopération islamique), organisme intergouvernemental. Lire la suite

JE CHANTE LE CORPS CRITIQUE. Chap. 3 Le corps des femmes : gestion — élimination

Je chante le corps critique

 

On trouvera ci-dessous le troisième chapitre de mon livre Je chante le Capture d’écran 2014-11-09 à 10.52.22corps critique, édité chez H & O.

J’ai mis en ligne l’intégralité de ce livre avant même d’avoir trouvé un éditeur ; je l’ai laissé en ligne par la suite. Je récidive ici. Cependant, je ne saurais trop conseiller à celles et ceux qui s’intéressent à son contenu de se soucier aussi de son support papier, et d’en acheter un exemplaire. Non pas tant pour soutenir matériellement l’auteur (je n’y gagnerai pas un centime) mais pour convaincre l’éditeur (celui-ci et d’autres) que prendre en charge un ouvrage de cette sorte a encore un sens. Je ne choquerai ici que les ignorants du travail intellectuel : je n’aurais jamais fourni un tel effort pour simplement alimenter la colonne de mon blog. La lecture n’est pas une activité « neutre », et encore moins « privée »… pas de responsabilité politique en tout cas.

 

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Pour chaque être humain, et pour l’humanité elle-même, le corps est le premier ustensile (avant l’outil fabriqué), dont les usages, érotisme compris, sont objets de savoir et de culture. Dans les sociétés patriarcales, le corps des femmes est objet de plaisir et de pouvoir ; objet aussi terrifiant qu’il est fascinant, d’emploi malaisé et aléatoire. Le présent chapitre évoque certaines variations récentes, à l’échelle historique, de l’usage social des femmes, de la contention à la prostitution en passant par la médicalisation de l’orgasme et l’éducation sexuelle, jusqu’à la tentation « gynécidaire ».

 

  1. techniques du corps : sexe, rythmes et cadences

 

Selon l’image du corps qui y prévaut, les rapports de classes et de parenté qui la caractérisent et qu’elle reproduit, chaque société développe une idéologie du corps et des techniques légitimes qui doivent le mobiliser. Autrement dit : tout usage du corps est culturel. Marcel Mauss rapporte ainsi qu’il apprit à une petite fille à cracher. Cette pratique corporelle qui semble aller de soi n’était en usage ni dans sa famille ni dans son village d’origine. La fillette se trouvait ainsi privée du moyen de se débarrasser de mucosités encombrantes. « Je lui ai appris à cracher. Je lui donnai quatre sous par crachat. Comme elle était désireuse d’avoir une bicyclette, elle a appris à cracher. Elle est la première de la famille à savoir cracher[1]. »

Les points aveugles de la transmission sont eux-mêmes culturellement prescrits. Dans son enquête bourguignonne déjà citée, Yvonne Verdier note que l’on n’apprend pas aux filles à cuisiner : « Cuisiner est un art que l’on doit découvrir toute seule en même temps que l’acte sexuel ; les deux choses s’improvisent en même temps[2]. » Ailleurs, au contraire, les parties génitales sont l’objet d’un apprentissage, qui peut d’ailleurs viser le même but d’intégration à l’ordre patriarcal. À Hawaï, rapporte Marshall Sahlins, « la socialisation des enfants, ceux tout au moins de la noblesse, comportait l’apprentissage de l’amour. On enseignait aux filles l’amo’amo, le “clin-clin” ou clignotement de la vulve, et maintes autres techniques qui “réjouissent les cuisses[3]” ». Dans certaines régions d’Ouganda, on enseigne encore aux jeunes filles des massages destinés à accroître leur sensualité et leur désir[4].

Dans les sociétés occidentales modernes, le corps érotique est l’objet de recommandations, de pressions et sommations diverses, souvent antisexuelles ou à tout le moins hygiénistes. Cependant, ces stimuli et signaux peuvent tout aussi bien aller dans le sens d’une érotisation de la vie ou plus précisément, en particulier chez les jeunes, d’une exaspération de désirs sans moyens.

Un enseignant me raconte que la venue d’une animatrice du Mouvement pour le planning familial (MFPF) est suivie, dans le collège où il travaille, d’une semaine de tensions et de violences. Ça n’est pas l’évocation des méthodes contraceptives qui crée le désir ; elle le révèle et l’exacerbe. La bienveillance, réelle et louable, de la militante du MFPF fait exploser le paradoxe d’un corps adolescent bombardé de sollicitations publicitaires et pornographiques, auquel on vient encore expliquer, « au cas où », comment se protéger du Sida et des grossesses intempestives : autant mettre du sel sur une plaie.

La contention du corps par les techniques éducatives, l’obligation scolaire et salariale, trouve de moins en moins à offrir en contrepartie : on peut être scolarisé et analphabète, travailler 45 heures par semaine et n’avoir pas de papiers, être chômeur et contraint à d’épuisantes et absurdes démarches. Le principal système de régulation des corps adultes demeure toutefois le travail, même à l’heure de sa crise en tant que valeur et de la délocalisation mondiale de la production. La parcellisation, principe de la chaîne fordiste, appliquée depuis aux tâches du secteur tertiaire, reste le modèle de la prescription salariale.

Nous avons déjà évoqué, à propos de la santé des femmes (cf. chap. I), la manière dont les conditions de l’exploitation du travail et la division du temps entre « loisir » et salariat affectent l’être entier, son métabolisme et ses désirs, tout au long de son existence. La question qui se pose ici est de savoir s’il existe un temps ou plus précisément un tempo érotique qui résiste à celui du capital. Dans la plus grande « intimité » supposée, à l’instant de l’orgasme (s’il advient), lorsque s’emballent le cœur et le souffle, sur quel rythme le corps bat-il ? Retrouve-t-il celui d’une nature animale ? Sait-il improviser son rythme propre ou suit-il celui que lui dicte le monde ? Lire la suite

SOT MÉTIER. À propos de prostitution (2003)

Ce texte, qui refuse le débat piégé entre « réglementarisme » et « abolitionnisme », a été publié dans le numéro 10 de la revue Oiseau-tempête (printemps 2003).

 

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« Je fais un sale métier, c’est vrai; mais j’ai une excuse : je le fais salement. »

Le Voleur, Georges Darien.

« La prostitution est un métier dû au déséquilibre sexuel de la société. »

Tract de prostituées parisiennes, juin 1974.

« C’est vrai, […] c’est un métier sale, le métier qu’on fait. »

Une prostituée[1]

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La question de savoir si la prostitution est un métier, et qui plus est « un métier comme un autre » (on sait qu’il n’en est que de sots, mais on ne manque jamais d’ajouter que celui-ci serait le plus vieux) avait été posée par la mobilisation de certaines prostituées au milieu des années 1970. Elle est revenue dans l’actualité, suscitant une abondante production théorique, journalistique et pétitionnaire, dont la caractéristique commune est la confusion. L’activité même des personnes qui se prostituent, et plus encore leurs mouvements revendicatifs épisodiques, interrogent en effet doublement les fondements de l’ordre social : qu’est que le « travail » ? qu’est-ce que la « sexualité » ?

On observe sur ces questions des rapprochements entre des analyses féministes et des vulgarisations psycho-philosophiques à la mode. On lira donc également sous la plume de la féministe Stéphanie Cordelier[2] et celle d’André Comte-Sponville dans Psychologies [3] l’affirmation que la prostitution n’est ni de la sexualité ni du travail. Je ne prétends pas examiner dans ce court article toutes les implications d’un questionnement porté à l’articulation sensible du corps intime et du lien social. Quant à la première dénégation, je me bornerai pour l’essentiel à l’écarter. Non seulement l’activité de la personne qui se prostitue est bien « de la sexualité », mais elle est l’incarnation parfaite de la « sexualité », considérée comme domaine séparé de l’activité humaine depuis le XIXe siècle occidental, scientiste et hygiéniste. Quant à la seconde dénégation, j’espère que son examen pourra permettre d’avancer quelques pistes de réflexion sur le travail. En effet, il semble que tant les mobilisations de chômeurs que celles des prostituées, et dans un registre différent celles des sans-papiers marquent un retour remarquable de la question du travail, à la fois objectivement posée et stratégiquement pensée, par des groupes qui sont situés à l’écart de la production (chômeurs), dont le travail productif n’est pas pris en compte (sans-papiers), ou encore dont l’activité n’est pas reconnue comme travail (prostituées).

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Se prostituer, est-ce un métier ? Tout travail est-il une prostitution ?

Se prostituer « c’est un métier parce que ça s’apprend, mais ce n’est pas un métier parce qu’on n’aimerait pas que sa fille le fasse » dit une militante associative[4], à qui l’on pourrait rétorquer que flic ou militaire non plus, on ne souhaite pas voir son enfant le faire. « La prostitution n’est pas un métier. C’est une violence », réplique un tract[5] qui rejette à la fois le système prostitutionnel et les lois Sarkozy. Les signataires revendiquent pour les personnes prostituées l’accès « à tous les droits universels [soins, Rmi, emploi, etc.] ». Or, c’est précisément en tant que « travailleurs(euses) du sexe » que les prostituées mobilisées réclamaient déjà dans les années 70 les mêmes garanties offertes, à tous en principe, par le salariat. Ce que les personnes prostituées n’ont cessé de dire, comme le disent aujourd’hui un certain nombre de « sans-papiers » durement exploités dans des secteurs comme le bâtiment et la confection, c’est : « Nous travaillons — beaucoup le plus souvent — et (pour ce qui concerne la prostitution) nous payons directement ou non des contributions importantes ; nous devrions donc avoir — en raison du travail que nous effectuons réellement et qui contribue à la richesse sociale — les mêmes droits que d’autres travailleurs. » De plus en plus, la prostitution est même présentée par les personnes qui la pratiquent comme un « service », de nature thérapeutique, dont l’utilité doit être reconnue.

L’affirmation que tout travail est une prostitution a servi la critique du salariat dans les années 1970 (comme l’assimilation mariage/prostitution avait servi aux anarchistes à critiquer le mariage). Elle pouvait s’autoriser d‘une lecture (rapide) de Marx, affirmant dans les manuscrits de 1844 que «la prostitution n’est qu’une expression particulière de la prostitution générale du travailleur[6]. » Cette instrumentalisation théorique et métaphorique de la prostitution a l’inconvénient de passer par un rabotage sémantique qui fait bon marché des nuances historiques. Il faut dire que les protestations modernes, réellement ou faussement naïves, sur le mode « Le corps humain n’est pas une marchandise » ne font qu’ajouter à la confusion. Lire la suite

Patrick, Henry, Bertrand… et les autres (1977)

Publié en encadré au milieu d’un article signé de Sorj Chalandon à propos du procès de Patrick Henry à Troyes (Libération, 18 janvier 1977), ce texte a été rédigé avec un ami. Il est signé « Groupe d’information “Mercurochrome” ». Un communiqué, signé celui-là du Mouvement de libération de l’enfance (autre dénomination fantaisiste), et qui en constituait un court résumé, fut envoyé à la presse. Âgé de vingt-trois ans, Patrick Henry avait assassiné un garçonnet de sept ans qu’il avait enlevé pour en tirer rançon. Défendu par Robert Badinter, futur garde des Sceaux socialiste, il fut condamné à perpétuité (alors qu’il risquait la peine de mort). Sa libération conditionnelle est accordée en 2001.

Depuis la publication de Pièces à conviction, Patrick Henry a été réincarcéré à la suite de petits délits. François Hollande a refusé sa libération en juillet 2014.

 

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Par bêtise et pour de l’argent, Patrick Henry a tué un môme. Les journaux, les ministres et les braves gens réclament qu’on lui coupe le cou ; les adversaires de la peine de mort se contentent de la perpétuité. Les uns veulent sa mort, les autres veulent la vie. Les bons disent que l’État n’a pas le droit de tuer, mais les méchants ont bon cœur eux-aussi puisqu’ils remarquent que « tuer un gosse, c’est horrible » et veulent protéger les enfants des dangereux sadiques. Philippe Bertrand n’avait pas l’âge d’être assassiné, et c’est gênant pour défendre son meurtrier.

Ce n’était pas à Patrick Henry de tuer Philippe Bertrand qui n’était même pas son fils. Depuis toujours, c’est aux parents d’assassiner les enfants (9 000 sont tués chaque année par leurs parents rien qu’en France[1]), de les amocher (100 000 blessés graves par an, toujours en France), de les garder en famille à perpétuité (tous) ; et pas à cet idiot d’Henry qui n’a rien compris à l’infanticide. C’est avant 4 ans que les enfants meurent le plus. On commence par les mettre brutalement au monde avant de les balancer dans l’escalier, sur le radiateur, ou dans l’eau bouillante parce qu’ils souillent la moquette ou refusent la bonne sou-soupe. Passé 5 ans, ils ont plus de chances de survivre. Ils seront scolarisés, niés, punis, surveillés, séquestrés, battus, mais « vivants ». Papa et Maman contrôleront leurs relations, les livres qu’ils lisent, la musique qu’ils écoutent… Et si l’enfant fuit, l’État lâchera sa meute de juges, de flics et d’éducateurs pour le réincarcérer.

Par dessus tout on leur interdit de faire l’amour. Entre eux bien sûr et avec les adultes. Ceux qui aiment les enfants des autres iront en prison comme Bernard Dejager qui vient de faire 3 ans de préventive et qui sera jugé au printemps.

Quand les parents tuent, 1 cas sur 100 peut-être traverse le mur du silence des complices : presse, corps médical, services sociaux et autres polices. Le vrai crime de Patrick Henry est d’avoir tué un enfant qui ne lui appartenait pas.

Capture d’écran 2014-11-09 à 10.52.38  Groupe d’information « Mercurochrome ».

 

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[1] L’association SOS Enfants et Pierre Leuliette dans son livre Les Enfants martyrs (Le Seuil, 1978) avançaient le chiffre de 8 000 victimes, que nous avions repris, Yves Le Bonniec et moi-même, dans la première éditions de Ni vieux ni maîtres. J’extrais le rectificatif suivant de la seconde édition de notre livre : « Le chiffre de 8 000 n’est pas choquant, il est absurde. En effet, environ 10 000 enfants de 0 à 4 ans meurent chaque année et les parents ne sauraient être responsables de 80% de ces décès. Au regard des statistiques de l’INSERM, qui recensent tous les décès, et si l’on additionne les causes non déclarées ou mal définies et celles susceptibles de dissimuler des cas suspects, on arrive au maximum théorique de 3 000. Il y a donc forcément moins de 3 000 victimes de la violence parentale. […] S’il faut un ordre de grandeur, nous estimons raisonnable d’avancer celui du millier. » Divers estimations d’associations sont venus depuis confirmer le caractère raisonnable de ce chiffre.

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Deux phrases de ce texte, dont la dernière, sont citées par Christine Delphy dans une note de son article intitulé « L’État d’exception : la dérogation au droit commun comme fondement de la sphère privée » (Nouvelles Questions féministes, vol. 16, n° 4, 1995 ; repris en brochure Éd. La Criée, 12, rue du Gazomètre, 69003 Lyon) où elle traite du statut de mineur, anciennement commun aux femmes et aux enfants. Le 25 janvier 1977, après le verdict par lequel Patrick Henry sauvait sa tête, Libération publiait, cette fois dans le courrier des lecteurs, une lettre d’Hélène Larrive, qui reprenait mot à mot l’argumentaire du groupe Mercurochrome sous le titre « Droit de propriété ». L’auteure y faisait justement le rapprochement entre la condition des enfants/mineurs et celle des femmes.

 

Ce texte a été republié dans  rubon5