« Communisation » : l’impensable projet (2013)

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’avais découvert le terme de « communisation » dans la défunte revue Meeting. Je dis bien « le terme », n’ayant pu accéder au « concept ». Comprenez… que je n’avais pas compris ce que « communisation » pouvait bien signifier. J’avais retenu qu’il s’agissait d’une espèce d’équivalent antistalinien de la « période de transition », dont je ne voyais pas ce qu’elle apportait par rapport à la vision anarchiste des choses. Habitué à manier des mots, je suis gourmand de métaphores bien venues, mais réticent aux concepts, qui prétendent renouveler la pensée. Il n’est pas rare (en histoire, par exemple) que je ne comprenne pas l’intérêt qu’ils présentent aux yeux de leurs auteur(e)s. Je n’exclue pas que cette difficulté trahisse simplement chez moi des capacités d’abstraction limitées ou une formation intellectuelle insuffisante, mais je suis bien obligé de faire avec.

M’est venue également l’hypothèse que la « communisation » pourrait être une tentative de « marketing », ou de (re)conditionnement du vieil idéal communiste, devenu peu présentable étant donné, entre autres, le nombre de taches de sang qui le déparent (et dont on sait que toute l’eau de la mer ne suffirait pas à les effacer[1]). La première mouture du présent texte s’intitulait d’ailleurs : « “Communisation” : label au bois dormant ? ».

Ayant d’autres chats à caresser, j’ai remisé la dite « communisation » au magasin des accessoires inutiles (non sans avoir noté au passage qu’une « communisatrice » de la première heure en avait fait autant[2]). J’ai ensuite, avec plusieurs mois de retard, appris la création d’une nouvelle revue, internationale cette fois, intitulée Sic, à laquelle participe un auteur qui signe ses textes (articles et livres) : Léon de Mattis. En général, l’apparition soudaine (ici comme auteur d’un livre contre la démocratie) d’un nouveau personnage signale un pseudonyme. Tel camarade m’assure que je connais ce Léon de vue, ce qui est bien possible, mais j’ai déjà du mal à retenir les vrais prénoms et à les mettre en rapport avec les visages, alors des pseudos inconnus… Bref, Léon de Mattis (que je me permettrai d’abréger dans la suite du texte en LdM) signe dans le premier numéro de Sic un texte intitulé « Qu’est-ce que la communisation ? », qui semble avoir été écrit pour moi (façon de parler). En effet, il est étonnamment clair (étant donné son sujet), bien écrit, agréable à lire, et même dépourvu de cette amertume qui gâche tant de textes radicaux.

Enfin, me dis-je, tu vas savoir ce que tu penses de la « communisation » (et vous aussi, par la même occasion).

« Communisation » et histoire

 Pour mieux souligner la nouveauté supposée du concept de « communisation », LdM tente d’expliquer qu’il s’oppose certes à la « période de transition » marxiste-bolchévique-stalinienne mais encore que ladite période a été peu ou prou acceptée par toutes les tendances révolutionnaires, anarchistes compris, et que ce ne sont que des dissidents de tous les bords qui l’ont réfutée.

Cette assertion est inexacte, comme en témoignent les citations ci-dessous reproduites, tirées de textes de Sébastien Faure, dans L’Encyclopédie anarchiste, monument dirigée par Faure au milieu des années 1930. Précisons que Sébastien Faure est tout sauf un « dissident ». C’est au contraire un rassembleur, champion de la « synthèse » entre les tendances du mouvement anarchiste : anarcho-communistes, anarcho-syndicalistes et individualistes.

Pour Faure, la « période de transition », c’est celle qui précède la révolution, donc pour lui le moment où il rédige son article, et pour nous aujourd’hui même.

Article « Transitoire » de l’Encyclopédie anarchiste.

Ce labeur énorme c’est celui qui, ayant pour objet de saper, d’ébranler, de ruiner peu à peu la structure sociale présente, d’en assurer aussi promptement que faire se pourra, l’effondrement total et définitif et de préparer le plan et les matériaux d’une structure sociale basée sur l’entente libre, ce labeur gigantesque, c’est celui qui répond aux nécessités de la période transitoire ; mieux : c’est la période transitoire elle-même, et tout entière.

Je ne saurais trop le répéter (voir à l’article “Révolution Sociale”, [ci après]) cette période transitoire ne suit pas la Révolution, elle la précède, elle l’enfante. C’est d’elle que sort la véritable Révolution Sociale, toutes les autres n’étant que des avortements. […] La véritable révolution marquera la fin de la période transitoire et non le moment ou celle-ci s’ouvrira. »

Article « Révolution sociale » de l’Encyclopédie anarchiste.

La voilà la véritable « période transitoire ». Elle n’est autre que la période préparatoire ; elle commence au moment où l’État et le capitalisme, ayant atteint, dans leur marche évolutive, leur apogée, entrent dans la phase du déclin, s’affaiblissent graduellement, non seulement par le fléchissement auquel est soumis tout mécanisme atteint par l’usure, mais encore par suite du développement progressif des germes de mort qui l’envahissent, tandis que parallèlement, synchroniquement, s’élaborent et se fortifient les formes embryonnaires du nouvel organisme social. […]

« La période transitoire », c’est, en fait, une habile mais malhonnête invention imaginée par les incorrigibles partisans du principe d’autorité qui ambitionnent, et pour cause, de maintenir ce principe au lendemain d’un mouvement révolutionnaire vainqueur. Placer cette période transitoire, ainsi que nous le faisons et avons raison de le faire, avant la révolution sociale, c’est enlever à ces pseudo révolutionnaires toute chance de confisquer à leur profit cette révolution. L’unique moyen de conserver cette chance consiste, pour ces escamoteurs, à situer la période mensongèrement appelée transitoire après la révolution victorieuse. Il m’a paru nécessaire de démasquer cette manœuvre. Voilà qui est fait. »

Peut-être que LdM et ses amis « communisateurs » ignorent-ils simplement ces textes (désormais librement consultables sur Internet), ou bien jugent-t-ils indigne d’eux de tenir compte d’un théoricien aussi peu considéré que Sébastien Faure, ou bien encore s’agit-il d’une tentation commune, dont la caricature se nomme Michel Onfray, de mettre en valeur son propre apport en glissant les devanciers sous le tapis, où ils pourront compter les moutons de poussière pour s’endormir…

Quoi qu’il en soit, cette présentation historique erronée n’entame pas l’intérêt éventuel de la « communisation », puisque le mot même est un néologisme.

Aussitôt écrite, la phrase précédente me met la puce à l’oreille. Bien sûr, le mot est nouveau, mais non la chose. Encore que cette dernière affirmation doive elle-même être rectifiée — nous y reviendrons — puisque la « communisation » s’annonce comme et annonce une telle nouveauté qu’elle est le nom nouveau d’une chose jamais vue ni vécue, ni même imaginable.

Les voies du seigneur impénétrables

Les voies du Seigneur sont impénétrables…

Avant d’en (re)venir à ce noyau d’impensablité, je voudrais encore signaler une question sur laquelle le texte de LdM me paraît passer avec une certaine désinvolture.

« Communisation », prolétariat et précariat

Ne dirait-on pas le début d’une histoire ? « Communisation », prolétariat et précariat sont dans une galère ; prolétariat tombe à l’eau ; qu’est-ce-qui reste à se dire entre « communisation » et précariat ? Réponse : pas grand chose.

LdM s’en prend, pour ce que je comprends, à ceux qui tentent de remplacer comme acteur principal de l’histoire, le prolétaire par le précaire. Que cette tentative ait débouché sur des niaiseries garantiste et/ou multitudinesque, nous ne le savons que trop. Peut-on cependant faire aussi vite que LdM écrivant « Il n’y a aucun “statut” du précaire à reconnaître ou à défendre parce qu’être précaire […] n’est pas une nouvelle catégorie sociale mais est une des réalités qui concourt à la production de l’appartenance de classe comme contrainte extérieure ». Il ajoute plus loin : « Si on doit vendre sa force de travail et quelle que soit la forme de cette vente, on ne peut pas être autre chose qu’un prolétaire ».

J’ai l’impression que le passage de la situation de l’ouvrier des ardoisières d’Anjou, au XVIIIe siècle, dont le patron se plaint qu’il quitte le chantier dès qu’on lui propose un meilleur salaire, à celle du chômeur, de l’intermittent et du vacataire, symboles de la précarisation du salariat[3], appelle autre chose que cet aplatissement du concept de prolétariat, façon Chandeleur.

D’autant que cette espèce de généralisation « minimaliste » de la qualité de prolétaire rejoint dans l’imprécision les « multitudes » chères au négristes. Presque tout le monde d’un côté, n’importe qui de l’autre : je doute que nous venions d’assister à un progrès de la théorie révolutionnaire.

Tant qu’à faire, les efforts des ex-cargotistes de la Coordination des intermittents et précaires (CIP) pour prolonger les intuitions de Marx sur l’ « intelligence sociale » (le general intellect et les nouveaux modes d’exploitation et de captation capitalistes me paraissent plus stimulants[4].

Mais (re)venons-en à l’essentiel : la « communisation » ouvre-t-elle des perspectives, et si oui, lesquelles ?

La « Communisation », une bonne surprise ?

J’ai dit plus haut que le texte de LdM est clair. Cochon qui s’en dédit. Cependant, il lui arrive (et je ne lui jetterai pas la première pierre) de se laisser emporter par son style. Ainsi dans le passage suivant : « La communisation n’est pas un but, elle n’est pas un projet ; elle n’est rien d’autre qu’un chemin. » Bon, le ressort métaphorique est un peu détendu à force d’avoir servi, mais, jusque-là, je comprends l’idée du chemin. Mais c’est moi qui ai ajouté le point final après « chemin ». En réalité, la phrase se poursuit après une virgule : « …chemin, mais dans le communisme le but est le chemin, le moyen est la fin. »

Donc… (c’est le moment de battre le rappel de vos neurones) : la «communisation» est bel et bien le but (qu’elle n’est pas).

Je vous accorde quelques secondes…

Bon, puisqu’il a été question de style, je me permets de déconseiller fermement une expression comme : « Dans le communisme ». On dirait de ces débuts de phrases comme : « Dans la famille » (…on est des gros mangeurs), ou bien « Dans la troupe » (…y’a pas d’jambes de bois). L’effet est déplorable.

Dans le cas présent, je crois discerner l’écho lointain de principes du genre « on ne combat pas l’aliénation avec des moyens aliénants ». Mais dire qu’il doit y avoir adéquation entre la fin et les moyens me paraît à la fois utile, et audible, tandis que me demander d’admettre qu’une chose est ce qu’elle n’est pas ressemble à une espèce de rite d’initiation philosophique, or, vous l’avouerai-je, tous les rites initiatiques me hérissent poils, cils et flagelles. Et si c’est comme ça, « dans le communisme », j’ai pas très envie d’y aller.

Je me ressaisis néanmoins, et je poursuis :

La révolution est surprenante. Il n’est d’ailleurs pas rare que les révolutionnaires en soient les premiers surpris.

Il est parfaitement exact, même si certainement pas nouveau, de dire qu’il est dépourvu de sens de distribuer des dépliants publicitaires expliquant les merveilles communistes à venir, ou pareillement de faire visiter un « appartement témoin » du communisme dont l’on ressortirait convaincu et alléché. Je ne suis pas certain qu’il soit, pour autant, très pertinent d’égrener l’interminable liste de ce que le communisme ne sera pas[5]. Vous participez à une expérience de « démocratie directe » : Attention ! Ceci n’est pas du communisme. Vous constatez une égalité (surprenante !) des droits entre hommes et femmes : Attention ! Vous êtes entré(e)s dans un mirage capitaliste. Etc. ad nauseam…

Le « communisateur » ne se réclame d’aucune pratique sociale particulière. Il ne s’établit pas en usine, n’infiltre ni les syndicats ni les contre-sommets. Il ne prône pas les comités de quartiers, le soutien aux sans-papiers ou la lutte anticarcérale. Il n’est dupe ni de l’activisme ni des « alternatives ». Lacan écrivait finement que « les non-dupes errent ». Le non-dupe communisateur partage la pénible condition du pro-situ : il attend le prochain « mouvement social » dont il fera une critique sans concession. En contrepartie, il sait qu’il ne sera pas déçu puisqu’il n’attend rien.

Le révolutionnaire « communisateur » ne dit jamais, comme le coureur cycliste : « Je suis content d’avoir participé ; j’ai fait de mon mieux ; j’essaierai de faire mieux la prochaine fois. » Il s’efforce de ne pas être dupe de la réalité, dont il sait qu’elle n’est jamais à la hauteur de son « idéal ». Il ne parle plus d’ « idéal » d’ailleurs. Et pourtant, son idéal existe, aussi vrai qu’existe toujours la lutte des classes ; il l’a même placé plus haut qu’il a jamais été dans l’histoire de la pensée révolutionnaire et utopique.

L’utopiste proposait un modèle, avec des arrière-pensées plus ou moins programmatiques. Il espérait, parfois sans oser le dire, que son geste littéraire aurait des conséquences littérales. On dirait aujourd’hui, en langage post-moderne : qu’il aurait un pouvoir performatif.

Le « communisateur », croit-il au pouvoir performatif de son verbe ?

À le lire, non.

Il n’écrit pas pour enflammer, mais pour mettre en garde. Il postule (et je partage ce postulat) que l’humanité est inventive. Plus qu’on ne l’a dit, plus qu’on ne l’a vérifié, peut-être même plus que lui-même le dit ! Par malheur, cette inventivité sans bornes a toujours été… dévoyée ? inhibée ? pervertie ? En tout cas, elle n’a pu ou su exprimer pleinement ses potentialités. Au contraire, elle n’a cessé de produire des artefacts, des illusions, des défaites prévisibles. Révolution française (faux départ : même pas de prolétariat, la zone !), démocratie directe, ouvrier masse, etc. Il faut donc, et c’est pour le coup une véritable performance mentale, apprécier la perspective « communisatrice » en raison même des innombrables avortements qu’elle a subi.

Il y a chez le « communisateur » une tendance contrainte à la philosophie Shadok. Ces sympathiques personnages de dessin animé estimaient que, sachant qu’ils avaient une chance sur mille de lancer une fusée, il était pertinent de rater le plus rapidement possible les 999 premières tentatives. Jetant un regard rétrospectif sur l’histoire de l’humanité, le « communisateur » espère que le très grand nombre de défaites communistes nous rapprochent un peu de la « communisation », enfin débarrassée des illusions du passé.

L’idéal (le projet) de la « communisation » est, comme certaines divinités, impossible à représenter. Tout ce qui le définit le limite ; tout ce qui le décrit l’offense ; tout ce qui le rend trop proche l’avilit.

À le lire donc, non, le « communisateur » ne croit pas au pouvoir performatif de la « communisation ».

Mais à l’entendre, si ! (Je me fonde ici sur ce que j’ai retenu d’une conversation avec un camarade partisan de la communisation.) Le concept de « communisation » va susciter, espère et croit-il, des réflexions, des échanges, une clarification. Bref, l’idée de la « communisation » va permettre de penser le communisme réel à nouveaux frais. Si l’on excepte la possibilité de rencontres agréables, toujours possibles quel qu’en soit le prétexte, voilà qui épuise à mes yeux la définition de l’illusion idéaliste — ou poétique (si l’on veut prendre le risque de trouver de nouveaux alliés à la « communisation »).

Comment un nouveau mot, serait-il bombardé « concept », pourrait-il — en modifiant, ou en brouillant, notre vision du futur — bouleverser le présent ?

Le « communisateur » ne propose pas une relecture de l’histoire, donc du passé, du mouvement ouvrier ou des avant-gardes artistiques et littéraires, à la lueur de son concept. Non, le passé n’a fourni que trop d’images fausses de l’avenir : le « communisateur » s’en est débarrassé, comme d’autant d’œillères.

Il sait que la « communisation » authentique (la révolution communiste) adviendra le jour où il ne reconnaîtra plus rien, à commencer par lui-même.

La révolution est inconcevable ; tout ce qui est concevable est contre-révolutionnaire.

Comment le fait d’avoir poussé la radicale (et virtuelle) nouveauté, l’étrangeté, même, du communisme futur jusqu’à l’im-pensable pourrait-il aider à penser son passé et le « chemin » qui y mène, voilà ce qui me semble une impasse conceptuelle.

Jusqu’à plus ample informé, j’éviterai de m’y engager.

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[1] Lautréamont était meilleur poète que blanchisseur : l’eau salée fixe les taches.

[2] J’en ai conservé le soupçon que la « communisation », malgré son genre grammatical, doit intéresser plus d’hommes que de femmes. Évidemment, l’échantillon total considéré étant fort réduit, il est peut-être vain d’envisager des statistiques, que d’ailleurs je n’ai ni les moyens ni l’envie de réaliser…

[3] Voir développement et exemples dans « Qu’est-ce qui est mobile dans ce monde ? » partie du chapitre I de Je chante le corps critique.

[4] Sur les limites, voir Économie de la misère.

[5] Même si je pense avoir déjà encouru ce reproche moi-même, par exemple dans le texte « Qu’est-ce qu’une révolution communiste et libertaire ? ».