VAISSELLE SALE EN FAMILLE. Un patron anarchiste est un patron (2013)

copy-capture-d_ecc81cran-2014-11-09-acc80-01-10-09-e1415491935357.pngLa lettre ci-dessous a été adressée aux personnes qui ont lancé au milieu des années 2000, à Paris, un restaurant-bar-librairie, baptisé « La Passerelle ». Deux d’entre elles (sur trois) étaient bien connues dans le milieu anarchiste, notamment pour avoir milité à l’Organisation communiste libertaire (OCL). Elles sollicitèrent le soutien d’un assez grand nombre de gens : camarades sous la forme de parts dans la société, clients sympathisants dans le cadre d’une association des Amis de La Passerelle, pour ne rien dire de celles et ceux qui vinrent, par solidarité, travailler gratuitement dans ce nouveau lieu « militant » (lequel accueillit en effet nombre de débats et fêtes politiques).

La lecture de la lettre donne une idée suffisante des découvertes que nous fumes quelques-un(e)s à faire sur les dessous de l’entreprise et les motivations des copy-capture-d_ecc81cran-2014-11-08-acc80-23-10-36.pngentrepreneurs. L’affaire fut revendue l’année suivante, avec un considérable bénéfice, sans que les associé(e)s d’un jour ou les adhérent(e)s des Amis (à qui nul ne proposa de rembourser leurs cotisations) en fussent informé(e)s. Les salariés furent mis devant le fait accompli… se syndiquèrent à la CGT et firent grève contre leurs employeurs anarchistes (voir en annexe l’article de Politis).

Anticipons sur les réactions du lecteur non prévenu :

— Menteurs, voleurs, escrocs, sont-ce pas là en somme des qualités qui ont servi à bien des illégalistes ? J’en conviendrais, pour peu que ces talents s’exercent au dépens des banques, et non au dépens des camarades au moyen des banques.

— Pourquoi n’avoir pas donné, comme j’en menaçais ses destinataires, une publicité immédiate à cette missive ? Sans doute parce qu’il est désagréable d’avouer s’être laisser berner avec une telle innocence, à un âge aussi avancé. Or, si la même nausée m’a repris à chaque tentative, la même colèreCapture d’écran 2014-11-09 à 01.11.00 me revient à chaque fois qu’il faut détromper un nostalgique mal informé. Je mets donc, une fois pour toutes, les pieds dans ce plat jamais lavé. J’ai choisi de ne pas indiquer les prénoms des anciens camarades concernés. Dans mon esprit, cet anonymat est infâmant.

Après cela, quelle « morale » généralement utile tirer de cette navrante aventure ? Au moins celle-ci : un anarchiste qui devient patron, dans la limonade, le BTP ou l’imprimerie, devient… un patron.

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Trop chers associés (pour peu de temps) et ex-camarades pour toujours,

Le 24 avril 2006, lors de l’assemblée générale ordinaire de la société Quilombo (restaurant-librairie La Passerelle, 3 rue Saint-Hubert 75011 Paris), à laquelle il m’avait semblé opportun et agréable d’apporter un modeste soutien financier alors sollicité comme utile, vous m’avez appris — ainsi qu’à tous autres associés — que vous aviez su presque immédiatement que l’argent desdits associés (individus, “Cigales”, association des amis de la Passerelle) ne vous serait pas nécessaire au financement de la société.

Cette information (de bonne augure d’ailleurs et fruit d’un heureux concours de circonstance bancaire), vous vous êtes dispensés d’en informer les associés en temps et en heure.

Bien plus, vous avez — sans leur demander leur avis ni les en informer — placé leur argent (en Sicav). Cette nouvelle information, lâchée au détour d’une phrase, ne supposait manifestement pas que vous envisagiez de nous tenir au courant de l’argent « produit » par notre argent (montant) et encore moins de nous en faire profiter.

Si caves il y a dans l’affaire, on voit bien qui tient le rôle.

Informés du jour et de l’heure de l’assemblée générale, nous ne l’étions pas de son contenu. Je ne suis pas le seul à vous avoir trouvé nerveux devant les questions et remarques, toutes courtoises et empreintes du seul souci de bien faire, des différent(e)s associé(e)s. Or si cette assemblée était de pure forme, ce n’était pas tant par « antiformalisme idéologique » mais parce que vous aviez décidé de vous séparer d’associés devenus inutiles donc encombrants, je veux dire racheter nos parts.

Pour les Cigales, l’argument était que les fonds « immobilisés » (de leur seul point de vue ; du vôtre, il rapportait) pourraient servir à soutenir d’autre projets (même si les responsables présents confiaient leurs difficultés à trouver des projets finançables). Comme Do[1] et moi exprimions, étant dans une position différente (nous ne finançons pas des projets tous les quatre matins), notre préférence pour un maintien dans la société, il nous fut dit qu’il était « plus simple de tout régler en même temps ».

Les questions posées sur les éventuelles démarches à accomplir auprès des impôts suscitèrent des réponses floues. Nous nous demandions si nous ne risquions pas une pénalité quelconque du fait du rachat de nos parts avant le délai de 5 ans à l’expiration duquel il n’entraîne pas le remboursement du crédit d’impôt. Que cette hypothèse soit prise en compte, y compris financièrement, par la société qui ferait en sorte que le débarquement des associés au moins ne leur coûte rien, fut jugée dans un marmonnement de X « exagéré ».

Entre camarades, n’est-ce pas, on ne s’attarde pas à ces mesquineries.

On nous demanda notre accord pour faire figurer dans le procès-verbal d’AG des injonctions à X, qui pourraient lui être utile pour établir auprès d’une administration sa qualité d’employée. Accord volontiers donné.

Mais dans le p-v ultérieurement reçu, figure une phrase concernant non plus une associé, mais un employé, et dont personne ne nous a demandé notre accord pour la faire figurer :

« Aucune solution n’a été trouvée pour mettre fin aux incessants retards de Monsieur Camilo Ospina, qui perturbent le fonctionnement du bar, qui n’est pas immédiatement disponible à la clientèle dès l’ouverture du restaurant. »

On voit mal devant quelle sorte d’instance une telle appréciation pourrait être utile à Camilo Ospina[2]. Cela m’évoque davantage un moyen de pression, voire l’annonce d’un licenciement pour faute grave, que vous faites donc endosser aux associés sans les en informer.

Puisque, l’ai-je précisé, nous avons — entre camarades et ami(e)s — accepté d’avance le principe d’un compte-rendu fictif, rédigé hors de notre contrôle.

Je ne veux pas perdre mon temps à démêler ce qui dans votre comportement relève de la désinvolture ou de l’incorrection.

Je n’invoquerai pas davantage les principes libertaires auxquels nous étions jadis communément attachés, ni même la simple politesse bourgeoise envers des ami(e)s dont on a d’abord sollicité le soutien.

Je me borne à constater que — vous nous avez dissimulé les éléments d’une situation qui nous concernait ; — vous avez utilisé notre argent sans nous en informer ; — vous nous faites avaliser de facto des propos qui n’ont pas été tenus en notre présence.

J’ai bien reçu par ailleurs les deux messages téléphoniques par lesquels vous m’informez que, dans votre précipitation, vous avez « oublié » de nous faire signer d’autres documents qui vous seraient utiles et qu’il serait bon que je me présente « aussi vite que possible » à La Passerelle afin de régler vos petites affaires…

Vous voulez rire ?

1) Les pièces que je dois signer pour entériner le rachat des 150 parts que je détiens, vous me les enverrez par courrier. Je vous les retournerai de même.

2) Je vous conseille de vous en tenir à la plus extrême circonspection quant à l’usage éventuel d’un document dont je n’ai pas eu connaissance du contenu et néanmoins censément revêtu de ma signature, par exemple dans un litige avec un employé de la société.

3) Je me donne à moi-même tout pouvoir « pour effectuer ou faire effectuer les formalités de publicité afférentes aux décisions ci-dessus adoptées » comme on dit dans les p-v d’assemblées.

Fait à Paris le 25 mai 2006

Claude Guillon

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[1] Une camarade qui avait, comme moi, rejoint la société.

[2] Camilo Ospina est décédé depuis.

 

 

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Annexe 1.

« La Passerelle dans l’impasse ? » (Politis.fr, mardi 3 juillet 2007)

« Le café militant La Passerelle, dans le XIe arrondissement de Paris, est menacé : les gérants du lieu viennent de revendre les murs à l’insu des salariés. L’endroit devrait se transformer prochainement en …restaurant japonais. “Les serrures ont été changées sans avertir ni les salariés ni Caroline, associée et salariée de La Passerelle”, indique le blog créé à la suite de cette mauvaise surprise.

La mobilisation s’organise : le conseil des Prud’hommes a été saisi et une main courante déposée au commissariat, tandis qu’un délégué syndical CGT et un élu de la mairie du XIe sont venus se rendre compte des faits sur place.

En parallèle, les militants des associations amies de La Passerelle invitent chacun à signer la pétition en ligne, se rassembler tous les jours devant le café entre 16h et 18h et écrire lettres et courriels de soutien. »

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Annexe 2.

Comme indiqué dans le chapeau ci-dessus, j’avais d’abord décidé de ne pas mentionner même les prénoms des patrons pseudo-libertaires.

Il se trouve que la partie mâle du duo apparaît en 2013 dans un documentaire sur « l’autonomie des luttes ». Ce n’est pas le lieu de faire ici la critique d’un exercice assez vain, dans un format trop court, sur un sujet aussi vaguement défini que hâtivement exploré.

Par ailleurs, il n’est guère étonnant qu’un personnage qui a eu le culot de se conduire comme le patron qu’il a été, ait encore celui de se proclamer « communiste libertaire », et membre de l’organisation du même métal (pas regardante, soit dit en passant, sur son recrutement).

Mais puisque notre patron-lockouter a choisi de s’exhiber longuement sous son prénom, que je citerai donc seul (Jeff), dans un documentaire produit et diffusé par la chaîne LCP-Assemblée nationale (si !) il est légitime et salubre que puissent le connaître pour tout ce qu’il est, à la fois celles et ceux qui sont susceptibles de le croiser dans leurs activités libertaires, et celles et ceux qui risquent de l’avoir pour patron un jour (le film ne dit rien de ses activités présentes).

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Comme l’indique l’insert, Jeff est à droite sur votre écran. À ses côtés (lunettes), Jean-Pierre Duteuil de l’OCL.

Documentaire réalisé par Philippe Roizès (60’ – 2013) Coproduction LCP-Assemblée nationale / KUIV Productions.

On peut le visionner sur le site de LCP.

Ou bien ici.