Céline, Dieudonné, Faurisson : toujours les maux pour rire (2009)

Notes antiémétiques

 

Gueule rouge

[Aucune perte d’actualité, ou de pertinence, hélas ! pour ce texte, plus de cinq ans après sa publication, et à l’heure où Dieudonné et Soral annonçent la création d’un (autre) parti politique.]

Des extraits de ce texte ont été publiés dans le n° 19 (été 2009) du fanzine de contre-culture, antifasciste et libertaire Barricata.

 

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En organisant et en dirigeant une liste dite « antisioniste » aux élections européennes de 2009, le fantaisiste Dieudonné s’est situé délibérément sur le terrain de l’action politique d’où il feignait d’être absent, tout en affichant ses relations avec des militants d’extrême droite, soi-disant par intérêt médiatique ou goût de la provocation.

On aborde ici son discours, sketchs ou déclarations politiques, comme un mode d’intervention politique unifié, ainsi que celui des amis politiques qu’il a choisis.

Les citations que l’on trouvera reproduites sont, sauf exceptions signalées, tirées des extraits de spectacles, d’entretiens ou de conférences de presse librement consultables sur Internet (sur Dailymotion pour les sketchs).

Je précise qu’il ne m’intéresse pas de décider, dans les notes qui suivent ou dans la vie courante, qui est ou n’est pas antisémite, comme s’il s’agissait d’une essence particulière d’humains à détecter (on chercherait alors l’antisémite, comme celui-ci cherche « le juif »). Il me paraît instructif en revanche de repérer chez tel ou tel les éléments d’un discours antisémite, ses tenants et ses conséquences. J’utilise, en contrepoint des propos contemporains, quelques citations des « pamphlets » de Céline, remarquable écrivain et d’ailleurs antisémite militant, baignant dans l’aigreur misanthrope comme le cornichon dans son vinaigre.

 

Perversité

 

En faisant applaudir Robert Faurisson sur la scène du Zénith, le 26 décembre 2008 (nous y reviendrons), Dieudonné a attiré l’attention des médias et suscité de nombreux commentaires. On a moins remarqué l’enregistrement d’une vidéo mettant en scène Dieudonné et le même Faurisson, dont j’ignore si elle est antérieure ou postérieure au 26 décembre.

Au Zénith, Faurisson était invité sur scène ès qualités, si l’on peut dire ; dans la vidéo consultable sur le Net, il apparaît comme acteur d’un sketch, dans lequel il donne la réplique à Dieudonné. M. Faurisson a donc entamé une carrière inattendue de comique.

On peut étendre ici à divers catégories de personnes la remarque que faisait, dans un film célèbre, Bernard Blier, à propos des cons : « Ils osent tout… c’est même à ça qu’on les reconnaît ! »

Dans le sketch, il « joue » un juif (il porte une kippa) traqueur de nazis, Maître Simon Krokfield (entre Simon Wiesenthal et Maître Klarsfeld). Ce juif de comédie est président — ici l’on est supposé rire — de « l’association des beaux-frères et belles-sœurs de déportés » (au lieu de « fils et filles »). Dans le répertoire comique français, toutes les phrases qui commencent par « Mon beau-frère…» annoncent une charge ironique. La formule de Dieudonné veut s’inscrire dans ce répertoire (imaginons : « Mon beau-frère, il est déporté… [rires] »). Elle sous-entend que les gens qui se prévalent d’une filiation avec les déporté(e)s en jouent comme d’une recommandation, un piston, quand au fond ils n’ont qu’une relation d’alliance avec eux. On voit que tout le monde n’a pas le souci de ne pas séparer les enfants de leurs parents.

Ajoutons que Faurisson/Krokfield plaisante sur les « nègres ». Il s’agit probablement d’une « réplique » à un extrait d’émission télévisée où un intervenant critique Dieudonné, et prononce à son propos un mot, qui peut être « nègre », mais qui, dans les mauvaises conditions d’enregistrement et d’écoute, peut aussi bien être le début de nég/ationniste. Qu’importe d’ailleurs. Le fait qu’un individu particulier, à le supposer de confession ou d’origine juive, traite quelqu’un de « nègre » à raison de la couleur de sa peau, ne justifie nullement d’incarner un « juif » abstrait en raciste antinoir.

Faurisson « joue » donc, pour le ridiculiser, le rôle d’un juif, non pas « survivant », mais presque « au contraire » vivant puisqu’il n’a pas pu être victime d’un génocide qui n’a pas eu lieu. Faurisson, qui nie que les juifs aient jamais été victimes d’un génocide organisé par les nazis, crée, par la magie d’un petit théâtre, un juif supplémentaire. Du coup, il « prouve » que le génocide n’a pas eu lieu, puisque lui Fau/juif/risson est bien en vie et parle, de manière censément ridicule. Des néo-nazis ont pareillement dit de Simone Veil, par exemple, qu’elle prouve, par son existence même, l’inexistence du génocide.

On entendait, pendant l’Occupation, sur Radio Paris, les bonimenteurs de la collaboration contrefaire un « accent yiddish » pour parler des juifs et de leurs « bedis » commerces. Imaginons maintenant Rudolph Hess, improvisant une scénette au procès de Nuremberg, napperon sur le crâne, accent d’Europe de l’Est, « témoignant » que les juifs n’ont pas été exterminés puisque lui est vivant…

Nous ne sommes nullement, comme le prétend Dieudonné, dès qu’il est renvoyé dans les cordes, et comme le croient de trop nombreux crétins, dans le registre de la dérision ou de la provocation, mais dans celui de la perversité, ce qui n’est pas une catégorie morale mais clinique.

Historiquement, Faurisson « jouant » au juif, pire encore, jouant « le » juif — menteur, raciste, prétentieux —, c’est la revanche des antisémites contre « le juif Chaplin[1] » ridiculisant Hitler, et à propos duquel Céline écrivait, dans Bagatelles pour un massacre : « Charlie Chaplin travaille aussi, magnifiquement, pour la cause, c’est un grand pionnier de l’Impérialisme juif » (1943 p. 43).

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« Ils » sont partout !

Considérons maintenant les propos de M. Yaya Gouasmi, dirigeant d’un « parti anti-sioniste », membre de la liste « antisioniste » de Dieudonné aux européennes, lors de la présentation de celle-ci. Il est assis à la droite de Dieudonné, parle en sa présence, sans être à aucun moment repris ou démenti par lui.

[Il faut un ] « front uni contre le sionisme, qui gangrène notre société ; il gère les médias, l’éducation de nos enfants, notre gouvernement […] tout ça pour l’entité sioniste israélienne. »

Le sionisme gère l’Éducation nationale ? ! À strictement parler vide de sens, cette affirmation évoque immédiatement le délire antisémite : ils (les juifs) sont partout, ils veulent devenir les maîtres du monde, d’ailleurs c’est déjà fait ! Dans leur concision, les propos de M. Gouasmi confirment — hélas ! — l’hypothèse selon laquelle « sionisme » est le vocable sous lequel les antisémites modernes (c’est-à-dire postérieurs à la création de l’État d’Israël) stigmatisent « les juifs », sans rapport objectif avec le sionisme en tant que mouvement d’opinion historiquement daté[2].

Relisons un passage des Beaux Draps de Céline (1941, p. 44) :

« Plus de juifs que jamais dans les rues, plus de juifs que jamais dans la presse, plus de juifs que jamais au Barreau, plus de juifs que jamais en Sorbonne, plus de juifs que jamais en Médecine, plus de juifs que jamais au Théâtre, à l’Opéra, au Français, dans l’industrie, dans les Banques. Paris, la France plus que jamais livrées aux maçons et aux juifs plus insolents que jamais. »

La presse, la Sorbonne… ils sont partout. Mais il est logique, et commode pénalement, que les juifs soient, postérieurement à 1948, incarnés dans l’État d’Israël, d’autant que ses dirigeants affichent parfois eux-mêmes cette prétention exorbitante.

De Céline à Gouasmi, la verve en moins, le discours et la plainte sont les mêmes et visent la même population.

Demeurons un instant avec M. Gouasmi. Il fait une déclaration ahurissante, dont je reconnais qu’elle a provoqué chez moi un rire nerveux. Comme quoi il y a peut-être bien un « effet Dieudonné » contagieux.

Passons sur le fait que le personnage se présente comme « héritier du général de Gaulle », ce qui lui sert à annoncer que la France est « occupée par le sionisme » et que eux, les « antisionistes » sont là pour l’en « libérer » (en 1943, Céline écrit, dans Bagatelles : « Nous sommes en plein fascisme juif » ). C’est un des nombreux exemples de retournement que les extrémistes de droite affectionnent : on nous traite de racistes, pas du tout, ce sont des racistes anti-Français ; on nous accuse de nier un génocide, pas du tout, c’est nous qui dénonçons celui des fœtus avortés, etc.

Non, M. Gouasmi fait mieux, réécrivant l’histoire de la seconde guerre mondiale. Négationniste ? Vous n’y êtes pas ! Au moins pas de la shoah, soigneusement citée : « Il y a eu la shoah ».

Mais voyons la suite : « Les juifs malheureux [il y avait eu la shoah] sont arrivés en France. La France les a accueillis… » Et, vous l’avez compris, ils en ont honteusement profité ! Relisez cette phrase. Elle vient aux lèvres d’un homme qui déclare paisiblement que « l’antisionisme n’a rien à voir avec l’antisémitisme ». Donc, cet antisioniste dépourvu jure-t-il de tout espèce d’antisémitisme imagine, sans penser à mal oserais-je dire, que « les juifs », certes malheureux, sont « arrivés » en France, laquelle, bonne poire, les a accueillis. On comprend qu’une histoire qui commence si mal ne peut que se terminer dans la mainmise général de l’entité sioniste sur une communauté nationale aussi naïve et gourdasse.

Que les Français de confession ou d’origine juive, ou pour être plus précis, ceux parmi les Français de confession ou d’origine juive qui avaient survécu au génocide, soient rentrés chez eux, voilà une idée qui dépasse l’entendement et la culture de M. Gouasmi. Il est probable qu’il n’a jamais entendu dire non plus que nombre de ceux-là on trouvé porte close chez eux, leur domicile étant occupé plus ou moins « légalement » par d’excellents français non juifs. « Accueillis », tu parles !

Un mot encore, emprunté à M. Gouasmi, qui se dit très préoccupé par le nombre des divorces. Savez-vous pourquoi ? « À chaque divorce, il y a un sioniste derrière. Nous le croyons. »

En langage courant, ce sont les propos d’un fou, auxquels personne n’accorderait beaucoup d’attention si tenus par un pilier de comptoir. Mais ils constituent, du point de vue même de celui qui les tient, et de Dieudonné qui les écoute, un programme d’affirmation politique.

Dans ses thèmes, dans sa structure, dans les mensonges historiques qu’il véhicule, ce délire recouvre exactement le délire antisémite. Seule différence notable, adoptée par précaution ou sincèrement « pensée », le mot antisioniste.

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Le fion et la quenelle : misère sexuelle de l’antisémitisme

Dans l’imaginaire antisémite, comme dans tous les imaginaires racistes (antinoir, antiarabe), le juif est fantasmé comme ayant une sexualité débridée. Ce qui est plus particulier, me semble-t-il, à l’antisémitisme c’est l’association avec la féminisation. Le juif est féminin, sous-entendu parce que pédéraste. Mais comme il est très sournois ! il est également sodomite (tandis que l’« arabe » est réputé sodomite sans que cela nuise à sa réputation virile, au contraire pourrait-on dire).

Consultons Louis-Ferdinand Céline :

« Toutes les gonzesses aux Abyssins ! La race plein les miches !… Elles ont le panier en compote ! elles peuvent plus s’asseoir tellement elles ont le fios enjuivant… Ah ! comme ils baisent fort… ces frères !… Ah ! comme ils sont brûlants ! vulcans !… C’est des vrais cœurs d’amants !… Braquemards faits hommes ! » (Bagatelles pour un massacre, e. o. 1937, Denoël, 1943 p. 228)

« Les Aryens […] s’ils se laissent trop nombreusement enculer par les négrites, les asiates, par les juifs ils disparaîtront ignoblement » (L’École des cadavres, 1938, p. 221).

Signalons à tout hasard à Dieudonné que l’antisémitisme fait, chez Céline (et ailleurs), très bon ménage avec le racisme antinoir : « Le nègre le vrai papa du juif, qu’a un membre encore bien plus gros, qu’est le seul qui s’impose en fin de compte, tout au bout des décadences. Y’a qu’à voir un peu nos mignonnes, comment qu’elles se tiennent, qu’elles passent déjà du youtre au nègre, mutines, coquines, averties d’ondes… » (Les Beaux Draps, 1941, p196).

Dans l’imaginaire de Dieudonné (il n’est pas le seul !), la sodomie n’est pas une pratique érotique mais un moyen de se soumettre l’autre et/ou de l’humilier, quel que soit son sexe. Le fantaisiste recours à un vocabulaire personnel, et à une gestuelle très classique, que son public reconnaît et salue par des rires complices. Enculer, c’est dans le vocabulaire de Dieudonné « glisser une quenelle » (le sketch avec Faurisson est parfois intitulé sur le Net Glissage de quenelle) ; quant au geste il consiste toujours à remonter la main gauche le long du bras droit, pour signifier la taille de la « quenelle » que, selon les cas, on a mis à l’autre ou que l’on s’est fait mettre par lui. Dans la suite, la mention [geste] désigne cette mimique.

La référence à l’enculage, subi ou imposé, est très fréquente, relativement aux extraits de sketchs que j’ai visionnés.

Dans le sketch où il évoque le parrainage de l’une de ses filles par Jean-Marie Le Pen, président du Front national, dans la paroisse de l’abbé intégriste Laguérie (à Bordeaux), Dieudonné fait dire à Le Pen : « Si on peut leur glisser une quenelle, je suis avec vous ».

Il commente sur scène : « T’as vu comment ils ont mordu, j’leur ai mis jusque là [geste]. »

Ailleurs, c’est l’adversaire qui a usé victorieusement de sa quenelle : « Julien Dray, lui, il nous l’a mis jusque là [geste]. » Le banquier « Madoff, lui aussi il en a glissé des quenelles [geste] ».

Autre pratique connue pour symboliser la soumission : lécher le cul. Elle peut se confondre avec l’idée de sodomie. Ainsi à propos de George W. Bush, dont le président de la République française Nicolas Sarkozy est supposé avoir léché le cul (il est soumis à lui) mais qu’il a peut-être enculé au passage (évocation confuse des rapports sodomitiques entre les États-Unis, Israël et « les juifs ») : « Bush est reparti avec le cul propre, avec Sarkozy dans le fion[3] ! »

Il arrive que le verbe enculer soit prononcé. Parlant de ses origines : « Je m’appelle Dieudonné, qu’est-ce que je peux faire de plus ? Me faire enculer par un curé ? » Et à propos des Pygmées : « [C’est le genre] j’tencule pour te dire bonjour ! »

De Christine Albanel, ministre de la Culture, il note que « ça rime avec quenelle ! »

À propos des européennes, enfin, il déclare qu’il espère « glisser une petite quenelle dans le fond du fion du sionisme » (Le Monde, 10-11 mai 2009 ; d’après Libération, il aurait précisé « ma petite quenelle »).

Le programme de la liste se résume donc officiellement à « enculer le sionisme ». Faut-il voir de la modestie dans la taille annoncée de la quenelle ? Sans doute pas ; d’ailleurs sur scène, le geste est démesuré. Mais le fion enjuivé (le fios enjuivant, dit Céline) est si large, déformé par les coïts sodomitiques que n’importe quelle verge/quenelle y flottera. (La déformation de l’anus du sodomite est un thème de plaisanterie obscène que l’on trouve déjà chez le latin Martial avant d’être une obsession des médecins au XIXe siècle.)

Renouant avec une longue tradition d’obscénité dans la littérature populaire et les farces, la mention récurrente de la sodomie comme domination atteste ici l’obsession paranoïaque, au sens clinique, de se faire avoir, d’être baisé, d’être abusé, trompé, — tous termes ayant un sens équivoque. Toutes les occasions historiques sont bonnes pour cela : défaite de 1940, 11 septembre 2001 et grippe porcine.

Lacan avait finement intitulé l’un de ses séminaires : « Les non-dupes errent ». On voit jusqu’où peut aller leur errance.

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Le syndicat des aigris

Le caractère hétéroclite de la liste « antisioniste » n’a pas manqué d’être souligné tant il est caricatural. C’est que ces gens n’ont pas d’idées propres, et par malheur ils méprisent aussi l’histoire (« Ah! le poids de l’histoire » ils en ricanent quand il s’agit du nazisme et de ses victimes, quitte à se barbouiller de patriotisme comme l’impayable stalino-facho-antisioniste Soral). Ils conçoivent le débat d’idées comme une compétition entre mâles dominants. Du coup leurs « engagements » peuvent subir des retournements complets, et à répétition ; ils n’en sont pas moins persuadés de suivre une route cohérente. Or, elle bifurque selon les rencontres, les affects et les échanges de phéromones. Dieudonné injurie Le Pen au milieu des années 1990, mais se rétracte après avoir « rencontré l’homme » (ah ! l’homme Goering… trop tard, hélas ! pour procéder à une réévaluation), et même s’excuse (sur Radio Courtoisie, radio catholique proche des intégristes). Soral se moque de Dieudonné, qui demande à le rencontrer, à la suite de quoi ils deviennent copains comme cochons… Tout ça sent très fort le vestiaire de stade et la chambrée : testostérone, amitié virile et estime pour l’adversaire.

Ces gens se déclarent « infréquentables » et se congratulent ! M. Faurisson se fait remettre sur la scène du Zénith le « prix de l’infréquentabilité et de l’insolence », rien moins ! Au fond, ils voudraient être à la fois proscrits, méprisés, ghettoisés… mais célèbres. Le fantaisiste se voit en Chaplin, l’écrivain rêve d’être Kafka, et le charlatan Sigmund Freud. Bref, les malheureux aimeraient tellement être juifs. Des victimes, autant dire des martyrs ! D’ailleurs, on les agresse physiquement, c’est un début ! Et rebelles avec ça, anticonformistes ! À côté d’eux, les Darien, Fénéon et Zo d’Axa, étaient des grenouilles de bénitier. Comment expliquer que le monde ne reconnaisse pas de pareils génies à leur juste valeur ?… C’est à ce problème existentiel que le complot sioniste, euphémisme moderne du complot juif ou judéo-maçonnique, sert de solution finale. Ces rêves déçus, ces ambitions rentrées, ces aigreurs d’estomac… Bon dieu mais c’est bien sûr ! Les juifs, les sionistes… Comment n’y avait-on pas pensé plus tôt ? En fait, on y pense depuis toujours (et c’est une preuve supplémentaire, pas ?). « Socialisme des imbéciles », selon la formule du social-démocrate August Bebel, l’antisémitisme, de forme ancienne ou post-mille neuf cent quarante-huitarde, est la providence des aigris et des déclassés, qui doivent s’expliquer à eux-mêmes et expliquer au monde comment il se fait qu’ils ont été mis au ban de tout et par tous, exceptés leurs semblables, aussi éloignés qu’ils en soient par ailleurs. Et c’est ainsi que des activistes pro-palestiniens fraternisent avec des racistes d’extrême droite et d’anciens staliniens avec des islamistes.

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De la « provocation » et de la « liberté d’expression » considérées comme alibis

Du latin provocatio, la provocation est un appel, lequel — dans l’acception moderne du terme — est lancé dans une forme délibérément choquante pour une partie ou pour la majorité d’une communauté (religieuse, nationale…). On peut aussi choquer pour le plaisir de choquer. Dans ce cas, la provocation n’« appelle » que la réaction émotionnelle immédiate qu’elle suscite, sans aucun message à transmettre.

Reposant sur le déclenchement d’émotions, par nature irrationnelles, la provocation est un mode de communication délicat à manier.

Dieudonné fait monter sur scène l’un de ses assistants, revêtu d’un pyjama et portant l’étoile jaune barré de la mention « Juif », lequel faux juif — c’est une curieuse manie chez ces gens de « fabriquer » des juifs quand ils estiment qu’il n’en subsiste que trop — crie « N’oubliez pas ! ». Ce sketch est censé, croit-on comprendre, tourner en ridicule l’actuelle manie mémorielle, au moins quand elle concerne la shoah (et non pas la traite des noirs, bien entendu ; à ce propos, on se bornera à dire qu’il n’en est jamais question, sans commenter les initiatives qui démentent l’affirmation). Dieudonné annonce l’assistant dans ces termes : « Jacky, dans son habit de lumière ». Associer la tenue du déporté à celle du torero, voilà ce que je ne peux comprendre que par un retournement à visée grotesque : le déporté est condamné à l’obscurité et à la saleté, il a du mal à tenir sur ses jambes, il est la risée de ses bourreaux, il vaut moins que la bête à cornes qui va mourir mais que l’on a nourrie et soignée dans cette perspective.

En criant, par dérision, ce « N’oubliez pas ! », l’assistant de Dieudonné lance en son nom un appel, une provocation si l’on veut, mais à quoi ? Non pas tant à oublier (comme on dit à quelqu’un « Oublie-moi un peu ! ») qu’à se souvenir toujours de ceux qui prétendent incarner l’histoire.

« N’oubliez pas qu’ils n’ont pas été ce qu’ils disent : ni victimes ni héros », voilà le contenu de la provocation de Dieudonné. À supposer qu’elle ait comme point de départ une critique légitime de la politique de l’État d’Israël, elle vise des gens dont la plupart n’étaient pas sionistes ou même étaient, en tant que juifs, antisionistes.

Observons qu’un louable souci de vérité historique — pour une fois ! cela mérite d’être salué — a poussé à écrire le mot « JUIF » sur l’étoile jaune que porte Jacky. Juif, pas « sioniste ». C’est un juif qui-n’a-pas-pu-être-victime-du-génocide-qui-n’a-pas-eu-lieu qui vient faire rire de lui et se faire siffler. Ces « antisionistes » ne peuvent pas se passer du juif.

Le soir où il fait monter Faurisson sur scène, Dieudonné s’exalte : « C’est la plus grosse connerie que j’ai faite. La vie est courte, déconnons et désobéissons le plus vite possible […] liberté d’expression. »

Quand Dieudonné crie « Liberté d’expression », bras écartés, ce n’est pas un programme, c’est une incantation. Il prétend passer sur les propos qui viennent d’être tenus, par lui et Faurisson, une onction morale. « Ces propos sont couverts par la liberté d’expression» semble-t-il dire, comme on dit d’un fait qu’il est couvert par la prescription, donc impossible à juger. Or le principe, excellent dans son entièreté, de la liberté d’expression, ne s’entend qu’avec le corollaire de la responsabilité morale et politique.

Peut-être est-ce la liberté du bouffon que revendique le fantaisiste ? Mais dans ce cas, il se désigne lui-même comme bouffon, c’est-à-dire comme mauvaise conscience du monarque et se disqualifie comme critique du système.

Il est sans doute temps de dire un mot de la question de l’efficacité comique du personnage. Autrement dit : Dieudonné fait-il rire ? la réponse à cette question modifie-t-elle les données du problème ? Si je me borne au visionnage des spectacles, je constate que Dieudonné fait rire. Une spectatrice interrogée à l’entrée d’un spectacle dit : « C’est le seul qui me fait encore rire ! » Je reconnais au fantaisiste un talent de caricaturiste dans les sketchs de studio (du strict point de vue de la caricature de l’entretien télévisé, le sketch avec Faurisson est assez réussi, même s’il n’apporte rien par rapport aux prestations passées de Poiret et Serrault, par exemple) ; j’ai dit plus haut ce qu’il faut en penser quant au fond. Sur scène, devant un parterre de pro-palestiniens vociférants et de néo-nazis hilares, Dieudonné est à la fois vulgaire (ce dont il se flatte) et effrayant ; je plains infiniment les gens qui ont « besoin de ça », d’une telle dose d’affects archaïques, pour atteindre «encore» la crise de rire libératrice.

D’ailleurs, on peut être excité par une scène de viol au cinéma (on peut l’être par le viol réellement subi) : cela ne constitue pas un argument en faveur du viol, ou des violeurs, ou des cinéastes qui usent de ces pulsions pour attirer les spectateurs.

Le rire (pas plus que l’émotion génitale) ne prouve rien de la qualité ou de la légitimité des idées mises en scène. Il ne saurait constituer une excuse morale. Ajoutons que la « désobéissance » à laquelle incite Dieudonné est l’exact contraire d’un mot d’ordre libertaire quand elle adopte comme moteur psychique des réflexes sexuels archaïques. Il est vrai que, dans un registre heureusement beaucoup plus dérisoire, on trouve des jeunes gens pour ressentir l’instant besoin de fumer dans les lieux publics, « puisque c’est interdit ».

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Quel «effet Dieudonné» ?

On a beaucoup évoqué dans les lignes qui précèdent la question de savoir de quoi Dieudonné peut être le symptôme. Ajoutons qu’il correspond à la dégradation d’une culture « contestataire » privée de ses clowns (Coluche est mort, Font au purgatoire, Val patron de presse). Au-delà de la manœuvre probable, ou au moins plausible, de militants d’extrême droite organisant un rapprochement avec des secteurs islamistes, via un antisémitisme à peine maquillé, le premier effet à redouter concerne cette partie du public contestataire qui se solidarise avec Dieudonné, par fidélité ou goût abstrait de la provocation. Là encore, les entretiens réalisés par Rue89 à l’entrée des spectacles indiquent quelque pistes. Se trouvant acculés dans une position un peu délicate (« Vraiment, rien ne vous gêne dans ses propos ? ), les spectateurs se retranchent derrière le principe d’une liberté d’expression et d’opinion qui met le signe égal entre toutes les « opinions ». Qu’importe, disent-ils ou laissent-ils entendre, le contenu et les implications de ce que je pense, dis ou ressens, puisque je considère que j’ai « le droit » d’agiter ces idées. On est tout près du propos prêté par Guy Bedos à sa mère : « Pourquoi ne serais-je pas raciste ? Il y a bien des antiracistes ! » Plus l’idéologie dominante s’affiche antiraciste — et ce peut être hypocritement ou/et maladroitement —, plus cette réaction contre elle se charge d’une signification pseudo-rebelle. Les cartes sont d’autant mieux brouillées que le locuteur peut se prévaloir d’appartenir à une communauté elle-même discriminée. D’où les difficultés d’un Faurisson, contraint, pour se présenter comme victime des juifs, d’affirmer : « Je suis traité dans ce pays en palestinien (sic) et je ne peux m’empêcher de faire cause commune avec eux ». Il faut un stupide réflexe conditionné pour faire saluer une aussi grotesque déclaration de youyous approbatifs (même s’ils visent davantage le terme « palestinien » que l’orateur lui-même).

La seconde catégorie de public, outre les sympathisants du Front national venus s’encanailler, est constitué de jeunes nés dans des famille d’origine maghrébine qui trouvent dans la dénonciation de l’ennemi sioniste un exutoire aux ressentiments causés par les discriminations sociales et policières.

« À partir du moment où il y a unanimité, il y a vérité », dit Faurisson, par dérision, dans le sketch avec Dieudonné. Il faut entendre — contre ce qui doit être, croit-on comprendre, l’esprit de mensonge des juifs — que toute unanimité dissimule un mensonge. Le génocide des juifs est reconnu, donc… Les médias parlent des « attentats » du 11 septembre, donc… Les médecins prétendent avoir découvert un virus du sida, donc… Ainsi, il y a unanimité pour constater que la terre est ronde, donc c’est une vérité officielle, donc elle est fausse. La terre est peut-être plate, ou cubique ; à moins qu’elle affecte la forme d’un chandelier à sept branches… Qu’en dit M. Thierry Meyssan ?

Citons, en guise de conclusion provisoire, un extrait, traduit par mes soins, du discours de Genève (ou Durban 2, en 2009) du président iranien M. Armaninedjav, contribution décisive comme on va voir à la définition du racisme, texte que M. Soral a décrété « incritiquable » lors de la présentation de la liste «antisioniste» aux européennes.

« M. le Président, Mesdames et messieurs, le racisme a sa source dans le défaut de connaissance de la racine de l’humain en tant que créature choisie par Dieu. Le racisme est aussi le produit de la déviation du véritable chemin de la vie humaine et des obligations du genre humain dans le monde de la création, par l’abstention délibérée de rendre un culte à Dieu, l’incapacité de penser la philosophie de la vie ou la voie de la perfection qui sont les éléments principaux des valeurs divines et humanitaires ; [cette déviation] a réduit l’horizon de l’humanité, faisant d’intérêts éphémères et limités la mesure de son action. C’est pourquoi le pouvoir du mal a pris forme et a développé son royaume en dépossédant les autres de la capacité de profiter d’occasions équitables et justes de développement[4]. »

Yaya Gouasmi a déjà caractérisé pour nous ce « royaume du mal », que M. Armaninedjav désigne lui-même tout au long de son discours, d’une manière qui échappe à toute critique — de M. Soral ! C’est évidemment l’État d’Israël. Il n’est peut-être pas mauvais que certains «libertaires» fanatiques de l’esprit de contradiction voient sous quelle bannière ils défilent et quels «amis» ils se sont faits.

Pendant ce temps, des jeunes Israéliens et Israéliennes refusent le service militaire, d’autres désertent une armée d’occupation, et les Anarchistes contre le mur risquent leur vie en manifestant devant les blindés. À ceux-là, comme aux palestiniens laïques, coincés entre les colons israéliens et le Hamas, une pensée de solidarité affectueuse.

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[1] Un ami me signale que les guillemets s’imposent, et me renvoie au témoignage de Groucho Marx, auquel Chaplin aurait confié que bien que n’étant pas juif il lui avait semblé plus digne de ne pas démentir la rumeur l’affirmant.

[2] Sur les débats dans le mouvement révolutionnaire anarchiste sur sionisme et antisémitisme, voir le texte de la brochure des Étudiants socialistes révolutionnaires internationalistes (ESRI), sur ce blog.

[3] Ne perdons pas une occasion, aussi navrante soit-elle par ailleurs, d’apprendre quelque chose. Ici à propos du mot fion, synonyme de cul. Son origine est inconnue selon le Dictionnaire de l’argot français et de ses origines (Larousse, 1990). Mais je trouve dans le Littré cette indication : Fion. Terme populaire. Tournure, bonne façon. Il a du fion. Donner le fion, donner la dernière main. Dérivés : fionner et fionneur, Celui qui fait l’élégant, le beau. Et dans le Dictionnaire historique de la langue française : «P. Guiraud propose de reconnaître dans fion le résultat […] de l’évolution d’un latin populaire finionem (dérivé de finis, fin) qui aboutit à fignon.» D’où troufignon ou troufion, pour anus.

[4] Mr. President, Ladies and gentlemen, Racism is rooted in the lack of knowledge concerning the root of human existence as the selected creature of God. It is also the product of his deviation from the true path of human life and the obligations of mankind in the world of creation, failing to consciously worship God, not being able to think about the philosophy of life or the path to perfection that are the main ingredients of divine and humanitarian values which have restricted the horizon of human outlook making transient and limited interests, the yardstick for his action. That is why evil’s power took shape and expanded its realm of power while depriving others from enjoying equitable and just opportunities of development.

Immigrants aux USA : Les prisonniers de guerre économique, par Zo d’Axa (1902)

En août 1902, La Vie illustrée commence la publication d’une série d’articles de son « envoyé spécial », l’anarchiste en-dehors Zo d’Axa. « Ainsi que l’on peut s’en douter, note la rédaction, il a voyagé en homme que passionnent les problèmes modernes. Ces premières pages vécues traitent aujourd’hui la question brûlante l’émigration. »

Zo d’Axa y décrit l’enfermement et les sélections humiliantes imposés aux candidats à l’immigration, dont les recalé(e)s sont traités en véritables prisonniers de guerre économique.

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L’Amérique hospitalière vue de derrière

 

Sur son îlot, torche en main, éclairant le monde, face au large, la statue de la Liberté ne peut pas regarder l’Amérique. Ce pays jeune en profite pour lui jouer des tours pas drôles.

Les enfants de Jonathan s’amusent.

Tandis que la dame en bronze tournait le dos, ils ont bâti sur une île, la plus voisine, une belle maison de détention ! Ce n’est pas que ce soit de bon goût ; mais c’est massif, confortable : briques rouges et pierres de taille, des tourelles, et, sur la toiture centrale, deux énormes boules de bronze, posées comme des presses-paperasses, deux boulets plaisamment offerts pour les pieds de la Liberté.

Les Yankees sont gens d’humour — au moins s’ils le font exprès. Ce sont surtout gens d’affaires. Ils ont besoin d’émigrants ; ils les appellent ; mais ils les pèsent, les examinent, les trient et jettent le déchet à la mer. J’entends qu’ils rembarquent de force, après les avoir détenus, ceux qui ne valent pas 25 dollars…

À New-York un homme vaut tant — valeur marchande, argent liquide, chèques en banque. Un tel vaut mille livres sterling ! Master Jakson, qui ne valait plus rien â la suite de fâcheuses faillites, s’est relevé d’un bon coup : il vaut maintenant cent nulle dollars. La valeur n’attend que… le nombre des dollars. Un homme vaut tant ! Langage fleuri qui rappelle les jours fameux de la Traite. À présent il s’agit de traites — traites et lettres de change. Mais c’est toujours le marché. Un émigrant qui ne possède pas 25 dollars, 125 francs, est un suspect, un intrus, que la République idéale rejette pour cause de misère.

D’ailleurs il ne suffit pas d’avoir les 25 dollars. Dans la demeure hospitalière et grillagée où l’on pilote l’émigrant, celui-ci doit passer encore les récifs d’une inspection. J’ai vu de derrière la Liberté.

Ellis Island est le nom gracieux du castel où nous sommes reçus. Pas de façons, pas de manières — de bonnes manières surtout. Rude accueil.

— Go on ! Go on !

Cela veut dire en français : Marche ! Ça se prononce comme Circulez ! du ton de nos brigades centrales.

— Go on !

Sur la passerelle, les émigrants, encombrés : malles et ballots se bousculent, aiguillonnés par d’énergiques appels. Go on ! Bientôt pied à terre. Le pas incertain, habitués encore au roulis, ils zigzaguent sous le commandement des geôliers de l’îlot-prison. Go on ! Il faut se diriger vers la porte de l’édifice. Et rapidement. Go on ! Go on ! Chemin faisant, quelques cent mètres, pose-t-on une valise à terre, change-t-on d’épaule un bissac, les gardiens s’élancent, go on ! les poings levés, menaçants…

On se fait au plancher des vaches.

La grande salle où nous échouons, rappelle — aux lettrés — Mazas (*) : les murs blancs, les lourds piliers, le personnel sympathique. Un large escalier, devant nous, sur les marches duquel on se tasse, dans la hâte de savoir plus vite ce qui se passe au premier étage. L’escalier fait un coude, à droite. Un gardien est là, criant fort : on devine qu’il ordonne le silence. Il ordonne aussi d’enlever les chapeaux. La mode est de se découvrir. Non seulement le gardien meugle : mais voici qu’il joue du bâton, tapant les murs sonores, caressant le monde qui ne s’aligne pas… Le bâton parle américain. On comprend, on se faufile, on file — et l’on rit ! Master gardien, d’un coup qui a porté faux, vient de casser sa belle trique…

Au seuil du hall, un médecin passe la visite. Ça ne traîne pas. Ce praticien, au costume bizarre do tzigane de café concert, enlève son homme en trois temps : il plaque une main sur la tête, regarde les dents, retourne la paupière. À un autre! Brutalement, doigts mal habiles, l’oculiste opère au jugé. Cet éborgneur patenté cherche la paupière et pointe l’orbite, arrache les cils… À qui le tour ?

L’homme de l’art me met le doigt dans l’oeil.

Je me recule. Il récidive. Rageusement il appuie. Ma main écarte la sienne. Il veut me reprendre, furieux, et comme, moi, je ne veux plus : — jeux de mains. Je fais connaissance avec le Gouverneur.

Suffit-il de ne pas se laisser faire ? Le Gouverneur est attentif. Un interprète lui redit les phrases courtes de,ma défense — et de ma plainte. Il sourit. Le docteur et moi nous sommes renvoyés dos à dos. Lui retourne à sa gymnastique ; moi je suis libre. L’incident a pour conséquence de m’éviter la filière. Je n’en suis content qu’à demi : je ne sais pas tout. Je reviendrai.

 

NAUFRAGEURS

Je suis revenu. Le bateau-ponton qui fait le service spécial entre New-York et Ellis-Island m’a ramené le surlendemain. J’ai pu le prendre sous le prétexte d’aller enlever mon bagage — laissé à propos sur l’île.

— Une intelligence dans la place me permet de passer partout.

J’entre dans les cages où l’on boucle les émigrants. C’est ignoble. Voilà des hommes, des enfants, des femmes, qui n’ont commis aucun délit, et que la police du lieu traitera comme des prisonniers. Sont-ils prévenus d’avoir pensé que l’Amérique était pays libre ?

Des grillages partout. Des guichets. Des porte-clefs. Une atmosphère de maison centrale. Ici, c’est une femme qu’on toise, que l’on mensure… Signe particulier : est enceinte. On lui reproche d’être venue sans son mari.

— Mais, par le bon Dieu, il est mort gémit-elle en son piémontais. Piètre excuse ! Elle explique en vain qu’elle vient rejoindre une de ses sœurs, établie dans le Dakota. Enceinte ! Sans le sou presque ! Son compte est bon. Celle-là n’ira pas plus loin. L’Amérique a peur d’un enfant qui peut devenir à sa charge. Pleure et tais-toi, pauvre femme ! retourne à ton village, là-bas, où plus personne ne t’attend… Retourne comme tu pourras.

Quand l’Amérique chasse de ses rives les aventureux misérables qui rêvaient de la Terre-Promise ; quand elle repousse les malheureux, comme des naufrageurs embusqués achèvent des hommes en détresse ; quand elle dit : Défense d’entrer ! ce sont les compagnies de navigation qui doivent, à leurs frais, retourner les colis humains — la marchandise en souffrance. Bien averties, les compagnies jouent le grand jeu, courent la chance. Elles racolent autant d’émigrants qu’en permettent leurs entreponts — risquent le paquet. Elles font de l’or.

Leurs affaires, c’est la vie des autres. À la manière dont elles s’y prennent, nourrissent et logent, le prix d’un billet d’aller suffit d’ailleurs à solder le pain rassis du retour. Et de fait, elles ne sont astreintes à ramener les expulsés que jusqu’au port d’embarquement. Là, débrouille-toi ! Les compagnies s’en lavent les mains dans l’Océan. Et l’on devine l’affreux calvaire de ces pauvres êtres épuisés, sans plus d’argent, sans plus d’espoir… Morte l’énergie ! On imagine la marche haletante, sur la pierre mauvaise des routes, vers le village si loin, si loin…

 

COMPRENDRONT-ILS ?

Ah ! vous avez cru bonnement qu’il est une terre de par le monde où fleurissent des renouveaux pour les pauvres elles vaincus ; vous avez cru qu’on demandait votre travail, votre force ?

Un agent cherchait seulement à empocher sa commission.

Dans la partie qui se joue entre les compagnies de transport et le marché américain, vous êtes la mise vivante, vous êtes la chair à trafic.

Jeu de hasard !

Votre avenir dépend d’un geste, d’un mot, de tout, de rien — d’un caprice du croupier d’ici qui vous ratisse à droite, à gauche.

À droite vous pouvez passer.

À gauche vous êtes perdu.

Les lois sur l’immigration, en violence aux États-Unis, ne sauraient vous instruire d’abord du sort à vous réservé. Le texte en est élastique. La lettre neutre. L’esprit inavoué, honteux.

Mais on sent l’éveil hypocrite d’une Terreur Protectionniste.

Elles permettent l’expulsion sans phrases. Elles codifient l’arbitraire. L’application en est remise non point même à des magistrats ; mais à une façon de geôliers qui vous assomment en sourdine. Dans ces débats pour l’existence, pas seulement l’habituelle ressource d’appeler à l’aide un avocat. L’exécution est sommaire. Et c’est la chiourme de l’île qui va vous passer par les lois.

La visite dite médicale est terminée. Vous n’avez ni teigne ni gale. Vous ne toussez pas — vice rédhibitoire. Vous n’êtes manchot ni boiteux ; pas la plus petite infirmité — j’ai vu frapper d’ostracisme un ouvrier parce que, dans un engrenage, il s’était fait broyer deux doigts : estropié ! Vous êtes complet, d’aplomb. Toutes vos dents et l’oeil clair. Vous voilà bon pour le service.

Pas encore.

Dans le grand hall, sectionné en toute sa longueur par une série de barreaux de fer qui font des chemins parallèles, engagez vous, parquez vous. À chaque issue, un inspecteur et deux adjoints vous attendent pour les choses sérieuses.

Patientez dans la souricière.

Pour vous distraire, en avant, vous pouvez voir vos camarades fouiller leurs cottes, arracher de quelque cachette cousue entre les doublures un billet bleu chiffonné, des louis brillants vite comptés… Combien valent-ils ? Est-ce suffisant, l’inspecteur alors les interroge, les brusque : vous assistez à des drames dont le détail vous échappe : des hommes supplient, des femmes sanglotent. L’inspecteur s’irrite et hurle. Les adjoints, traducteurs jurés et empoigneurs émérites, éteignent la dernière prière, saisissent les récalcitrants. C’en est fait d’eux.

Et pourquoi?

Celui-ci a eu l’imprudence de dire qu’il avait du travail tout de suite : il a montré son contrat. Refusé ! U y a un texte qui interdit certaine sorte de contrat. Celui-là n’a pas de travail. Il est vieux. En trouvera-t-il ? À la mer ! Ceux-ci, un couple jeune l’homme robuste, trente ans ; la femme vingt. Séparés ! L’homme est autorisé seul à prendre pied à New-York. La femme non ! Raison morale : Le couple n’est pas marié…

 

PASSE QUI PEUT !

On ne sait pas, il faut qu’on sache ; il faut que les hommes du chemin, en marche vers les Amériques, connaissent, avant les dépens, les flibustiers qui les guettent.

Regardez !

L’inspecteur ricane — le grand inspecteur des émigrants — pipe au bec, sur le tabouret haut, siège de bar, escabeau curule, d’où se distribue la Justice. C’est avec une fille qu’il plaisante. Tout va bien pour ceux qui suivront et qui, obséquieux, souriants, se font tout petits. Ils passeront. Mais malheur à d’autres. Malheur et misère à ceux qui précédèrent le jupon… Pour parader, pour étonner, pour obtenir la fillette, pour séduire, pour terroriser, la brute a tapé plus dur, abattant comme au jeu de quilles, lançant à tort et travers la boule de ses verdicts. Le Don Juan de prison, brise-cœurs, a fait le beau selon sa norme, selon sa fonction triomphante — en délirium d’autorité.

Lorsqu’aucun jupon n’est en vue, moins de quasi-certitudes : c’est le whisky du matin, et l’impression du moment qui prédisposent l’inspecteur au triage de fantaisie. Votre tête lui revient ou non ! Il s’amuse aux pièges verbaux. Le plus classique consiste à paraître vous repousser parce qu’avec si peu d’argent vous n’aurez pas le temps d’attendre et de trouver du travail. Il vous amène, en douceur, à vous défendre sur ce point. Gare à vous ! II vous attend là.

Le coup du contrat déjà noté.

Il vous fait dire que vous allez à tel endroit, à telle mine, à telle fabrique où vous savez être embauché. Stope ici ! Car nul n’est censé ignorer la loi — toutes les lois. On vous cite celle qui défend l’embauchage d’hommes en Europe. Le truc a bien pris. Compliments. Les adjoints s’esclaffent. Inspecteurs, vous avez raison !

Un homme est tombé dans la trappe.

Si la chasse est toujours ouverte et le gibier ainsi traqué, si latitude pareille est donnée à semblable clique, c’est que tous les moyens sont bons pour restreindre l’immigration.

Il y a mot d’ordre.

On n’a besoin que de bras forts pour défricher les terres de l’Ouest.

Dans les villes, l’Américain, fils oublieux d’émigrants, parvenu, méprise et redoute les émigrants d’aujourd’hui. Il craint les concurrences neuves, l’envahissement. Il boycotte. Il en est à regretter ses nègres, ceux qu’on achetait, bêtes de somme, de petites sommes, que les blancs d’Europe ambitieux décidément remplacent mal.

Le rêve serait de se passer d’eux, de ne plus laisser entrer personne — sauf les riches. On y tâchera. On créera un tarif nouveau. On taxera comme à la douane, les chevaliers errants du travail.

Bientôt les États-Unis fermeront tout à fait la porte.

En attendant, passe qui peut !

À travers les mailles du filet, si l’on parvient à s’échapper, il reste maintenant à subir les escroqueurs du bureau de change attachés à l’établissement. Ces messieurs payent eux-mêmes fort cher le droit d’exploiter l’arrivant que lui assure l’Administration.

On vous entraîne à leur comptoir.

Ne vous inquiétez pas des cours. Le bureau existe précisément dans l’édifiante intention de vous épargner le contact des dévaliseurs du dehors. Pas besoin d’eux. Videz vos poches. Votre argent se volatilise. C’est à croire que les nations européennes font banqueroute : on vous chope cinq francs soixante pour vous remettre un dollar. On chaparde le 12 du 100. Ramassez ce qu’on veut bien vous rendre… et sauvez-vous. Au voleur !

 

(*) Clin d’œil de Zo d’Axa : il a écrit un ouvrage intitulé De Mazas à Jérusalem, réédité par Plein Chant en 2007. Mazas était une prison.

(À suivre)

 

Fourrière humaine

 

BEWARE OFF…

 

Tant pis pour ceux dont le billet n’a pas comme terme New-York — parce qu’alors on ne les laisse pas fuir. On ne les lâche point. Ce n’est pas fini.

Les émigrants ne sont libérables que dans la ville pour laquelle ils sont dûment enregistrés. Jusqu’à ce qu’ils soient assez nombreux pour valoir la peine d’un convoi, on les gardera, verrouillés, dans quelqu’une des salles du dépôt — salles d’attente, salles de police aux fins treillis de fils de fer.

Ce soir, peut-être, ou demain, sous bonne escorte de gardiens, on les mènera directement au train qui les doit emporter vers les villes de l’intérieur où luisent les derniers mirages.

Ils n’auront pas connu New-York.,

C’est encore par charité pure qu’on leur évite les tentations, les dépenses de la grande cité : orgies, repas à quinze sous dans les bars populaires du port… N’ont-ils, ici, tout ce qu’il faut ?

La cantine devient obligatoire.

Le tenancier l’a exigé en versant une forte somme pour cette concession exclusive qui lui livre les affamés.

Il se rattrape.

On ne demande pas au client, client par force, ce qu’il désire ; mais où il va ? Est-ce tout près ? On lui donne seulement, dans un petit sac en papier, préparé d’avance et fermé, une saucisse, un bout de pain, une prune : coût variant de 2 à 3 francs. Est-ce plus loin ? Quatre ou cinq saucisses, autant de bouts de pain, une livre de prunes ou de figues sèches, le tout dans une boite en carton — l’addition se chiffre en dollars.

Les voilà donc, ces philanthropes, ces moralistes, ces associés, ces complices, organisés en bande noire pour dépouiller de paves hères.

Je les ai pris la main dans la besace.

Je les exhibe tels qu’ils sont. Je les veux camper sous l’écriteau qui porte le traditionnel « Beware of picpocket ». Je sais l’anglais. Ça signifie : Prenez garde aux honnêtes gens !

 

REDINGOTE TRISTE

Parfois la silhouette morne d’un clergyman apparaît : redingote triste, haut gilet, un crucifix d’or en breloque. Il parcourt de préférence le pallier des excommuniés, des inadmis, des condamnés.

Il a l’air de l’homme de Dieu qui marche avec le bourreau.

Sa dignité froide ennoblit la salle sinistre du greffe où l’on procède à l’inscription des sortants du mauvais côté. Procès-verbal, signalement, mesures, gestes qui rappellent les pratiques de la toilette.

Sa respectabilité plane sur les séances de recours en grâce. Une sorte de tribunal, en effet, fonctionne, où viennent comparoir ceux pour qui tout n’est pas fini : soit qu’un notable de la ville les réclame en les cautionnant, soit que non maries ils sollicitent, suivant la prude expression en usage dans ce sanctuaire, une bénédiction pour leur nœuds. Telle solennité de vaudeville fige alors le masque des juges. Épousera ! Épousera pas ! Dans le prétoire, trois augures, à face de marchands d’esclaves, retirent leurs pieds de dessus la table, salivent au loin vers le crachoir, se recueillent, et, vertueux, s’inspirent d’un signe du spectateur-ministre qui n’est souvent tendre aux amants.

Ne se marieront pas ceux qui veulent.

En cela les États-Unis rendent quelquefois un service à qui demandait un arrêt.

Jeunes expulsés, saluez, la Cour ! Vous l’avez peut-être échappé belle. Allez ailleurs, coucher ensemble…

Ailleurs ?

Tout un rêve détruit, des existences chavirées au souffle d’un puritain glabre qui joue dans ce mauvais lieu le rôle de la matrone sévère.

Pendant que la digne personne, sous-maîtresse des décisions et surveillante du castel, paravent d’honneur, austère façade, s’emploie pour dissimuler les attentats contre toutes les mœurs ; pendant que le clergyman poursuit sa ronde officielle, distribuant de petites brochures, cantiques et versets de la Bible ; d’autres missionnaires non reconnus circulent dans son sillon proposant aux désespérés de plus pratiques consolations.

Pour 20 dollars ils vous offrent de vous faire mettre en liberté. N’acceptez pas ! Ils reviendront. Le prix habituel est de 10 dollars versés d’avance. Essayez. J’ignore comment ils s’y prennent ; mais les pires difficultés s’aplanissent dès l’encaissement. J’ai connu même un pauvre diable qui s’en tira pour moins que cela : 32 francs — tout ce qu’il possédait.

Hélas ! on ne tombe pas toujours sur des courtiers aussi modestes. Les camoristes de l’île exigent parfois l’impossible, oui bien ne se montrent plus quand ils ont empoché l’argent.

Et les salles de la prison, plus sombres de s’être une minute éclairées d’un ardent espoir, semblent une vision de cauchemar où vaguent des corps en peine.

 

EN FOURRIERE !

Huit jours, dix, plus souvent quinze, les victimes des insulaires séjournent au dépôt d’Ellis, attendant le navrant départ auquel contraint la sentence. Séparés de leurs compagnons, jetés pêle-mêle dans les cages, éperdus, déprimés, meurtris ils ne sortiront que pour lester les cales d’un prochain navire, peut-être bien du même bateau qui les emporta, conquérants, parmi des rires et des chansons.

Jusqu’au moment de la levée de l’écrou, ils vivront au petit régime d’un bol de thé plus un sandwich : pain et pruneaux — deux fois par jour. Suffisamment, c’est calculé, pour ne pas les laisser crever. À l’heure des distributions, ils se rueront, les dents longues… Ils happeront la pitance. Puis, avec des allures de fauve, ils se sauveront a l’écart, pour dévorer, soupçonneux…

Ce ne sont presque plus des hommes.

La faim, la crainte, toutes les affres ont cassé le ressort. Chocs et saccades, sautes brusques, plus d’à-coups en quelques semaines qu’en des années d’autrefois, ont fait d’eux quelque chose de vague, d’inconscient, de plus animal.

Une promiscuité de chenil ajoute encore à l’horreur.

Mâles et femelles, en commun, hurlent à la mort. Une atmosphère de délire avec des relents de phénol. Rage et stupeur. Des regards fixes. La plainte confuse des races. Des cris inarticulés comme des aboiements lamentables. Et j’ai vu blottie dans un coin, au plus sombre de la fourrière, une pauvrette aux grands yeux fous, sous ses boucles de caniche noir…

 

L’EMPREINTE

L’Amérique aux Américains !

La caverne aux quarante voleurs ! Le pain, le sel, la terre et l’or aux seules mains des fils de ceux qui s’emparèrent du pays en supprimant les Peaux-Rouges.

Ainsi que des gens habiles qui s’installeraient sur une ferme, après avoir tué le fermier, ils firent fructifier les lots. En Amérique comme en Asie, en Afrique, à Madagascar, les civilisés ont toujours l’orgueil de faire suer au pays toute sa valeur en argent. Ceux qui arrivèrent bons premiers au travail et à la curée tiennent férocement à leur butin. Ils voudraient tous les monopoles. Les pionniers de la dernière heure sont plus âpres encore aux dépouilles. Ils rattrapent les temps perdus, s’entraînent à tous les trusts, à tous les accaparements. C’est contagieux. Et l’émigrant misérable, qui a réussi aujourd’hui à se faufiler dans la place, serrera les poings pour empêcher ses compagnons de débarquer demain.

Belles natures ! nature humaine. Changera pas. Et pour défendre les vaincus, il faut d’abord ne pas songer à ce qu’ils eussent commis vainqueurs.

Qu’ils sont écrasés cependant, et pitoyables, les prisonniers de guerre économique !

Ces détenus de l’île modèle précisent une situation. Ici la question sociale s’abat matérialisée, force les yeux, force la pensée. Cette geôle pour travailleurs, ce lazaret d’un nouveau genre, est le dernier mot du progrès dans une grande démocratie.

On vous dira que l’Amérique abolit ainsi le marchandage, maintient les taux des salaires, empêche les capitalistes de recruter, en cas de grève, des ouvriers étrangers dont l’embauchage ferait avorter toute revendication nationale.

Et c’est vrai. C’est localement juste. Comme il n’est point d’idée d’ensemble, d’attaque franche au principe même de propriété, les rebouteurs sociolâtres tombent dans l’odieux ou l’absurde : pour protéger la main-d’oeuvre, ils commencent par couper des bras…

Le struggle for life moderne amène de ces solutions. Les stratèges économistes n’ont encore rien trouvé de mieux : Des léproseries pour les gueux.

Les États-Unis marchent donc à la tête de toutes les nations — selon l’heureuse expression qui nous montre ces grandes personnes, cahin-caha, se suivant en une bizarre file indienne… Aucun pays, même la Russie, n’est aussi dur au misérable qui l’aborde en lui demandant droit de travail et droit de cité. Nulle frontière n’est hérissée de lois draconiennes et vexatoires comme celles de cette République où la statue de la Liberté fait la parade à la porte.

Voir la statue et puis mourir ! Sur la grande terrasse qui domine la prison, quelquefois, par les beaux jours, et quand les chenils d’en bas sont trop pleins, on lâche une partie de la meute désespérée des parias. De ce préau à ciel ouvert, les détenus contemplent la terre, la ville défendue, la ville rude, en activité, en triomphe, la ville farouche sous le panache des fumées… Les condamnés aux repos forcés sentent l’étreinte implacable. Ils voient la statue narquoise, l’ironique et vaine Liberté ! Et puis mourir… Ils y songent par-dessus la balustrade, si souvent des hommes se sont lancés, pour en finir, sur les roches qu’on a haussé le parapet d’une clôture de plusieurs mètres. On se tue moins. Nierez-vous l’effet d’une civilisation prévoyante ?

À travers les fils de métal, les regards s’accrochent fascinés sur la menteuse Liberté qui semble tisser des grillages, et la tête lasse des prisonniers s’appuie contre la clôture qui met au front des vaincus l’empreinte d’une maille de fer.

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Remerciements à Yves Pagès, qui m’avait fourni, il y a quelques années déjà, les photocopies des reportages de d’Axa.

 

 

La traite des jaunes en Indochine française, par Zo d’Axa (1905)

Le 23 août 1905, La Vie illustrée publie un article de son « envoyé spécial » autour du monde, l’anarchiste en-dehors Zo d’Axa.

 

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La revue Plein Chant a consacré à Zo d’Axa un beau numéro spécial, dans lequel on trouvera un reportage au Canada, chez les Doukhobors, tiré de La Vie illustrée (Plein Chant, printemps 2006, 20 euros, à Bessac, 16120 Châteauneuf-sur-Charente). Je reproduis ci-dessous un reportage consacré aux conditions faites aux immigrants chinois en Indochine[1].

 

Colonie française, l’Indochine s’est constituée à partir de la Cochinchine (au sud de la péninsule), de l’Annam (le long de la côte de la mer de Chine), du Tonkin (ville principale : Hanoï) et du Cambodge. À partir de 1900, c’est-à-dire à l’époque où Zo d’Axa visite la région, s’ajoute aux possessions françaises le territoire chinois du Kuang-chou wan.

 

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LA TRAITE DES JAUNES

 

Récemment la Vie Illustrée a conté l’âpre existence des émigrants qui, de la vieille Europe, allaient vers les Amériques chercher à conquérir une vie qu’ils ne pouvaient plus gagner dans leur mère patrie ! Et c’était l’exode tragique de pauvres diables, qui, ayant fait argent de leurs dernières hardes ou de leur ultime lopin de terre, trouvaient au débarqué la misère après la malchance.

Encore ceux-là, arrivant dans des villes où la civilisation a su atténuer dans une certaine mesure le « malheur aux vaincus ! » avaient-ils la consolation d’obtenir leur rapatriement.

Mais il est d’autres émigrants, plus nombreux encore sur le calvaire de la détresse sociale, pour qui l’accueil mauvais sera la fin de tout. Ce sont les Chinois, qu’engagent des compagnies, cachant, sous prétexte de « placement » ou sous couleur de philanthropie, leur caractère négrier.

Avec telles combinaisons qui leur assurent un tant par tête, ces compagnies, bon an mal an, expédient des marchés de Hong-Kong ou de l’île de Haïnan pour Saïgon, Singapour ou la presqu’île de Malacca, des centaines de milliers de Chinois.

Ils sont naturellement condamnés aux travaux d’assèchement, de défrichement, de déboisement, qu’à cause de l’insalubrité des lieux et de l’effort à déployer, on a renoncé à obtenir des indigènes. Abandonnant, un pays bouleversé par de expéditions européennes et des dissensions politiques, travaillé par des sociétés secrètes et ravagé par des bandes de pirates, les Chinois tranquilles et laborieux acceptent les offres des traitants.

 

On les embarque

De la cale jusqu’au pont d’un des navires frêtés pour ce service spécial, des hommes, des femmes, des enfants sont entassés dans une promiscuité repoussante. À peine nourris, rationnés d’eau, croupissant dans l’ordure, ils sont voués à toutes les lèpres. Ils vivent ainsi, raclant leurs croûtes, détruisant leur vermine au mieux et se contagionnant. Qu’importe ! à l’arrivée on les vaccinera !

La chose qui frappe d’abord le spectateur qui regarde débarquer ces immigrants à Saïgon, c’est le moyen qu’on emploie pour les mettre à terre. Des navires qui les amènent, on les verse dans de grands sampans où ils s’empilent jusqu’à ce qu’il n’y ait plus un pouce carré de place. Ils sont parfois jusqu’à deux cents dans une embarcation mue à l’aviron, gouvernant mal et qui doit quelquefois parcourir plusieurs kilomètres avec un courant contraire qui va jusqu’à 2 nœuds 1/2. On songe naturellement, en voyant opérer ainsi, à ce qu’il adviendrait en cas de collision : noyade générale de la cargaison. Il serait pourtant si simple d’avoir une chaloupe pour remorquer au moins ces sampans.

J’ai vu des immigrants rester en route pendant trois heures pour arriver du magasin à pétrole, où le navire était mouillé, au mât de signaux, où ils devaient prendre terre, soit un parcours de quatre kilomètres, maximum.

Une autre remarque, qui n’est pas à la louange de l’Administration, c’est la manière dont les arrivants sont vaccinés.

Ceux qui, tempéraments robustes, ont résisté à toutes les infections, vont subir un nouvel assaut. La lancette passe d’un bras à un autre, jusqu’à épuisement de sa charge de vaccin sans être jamais aseptisée.

Ils n’auront peut-être pas, grâce à ce procédé, la variole, mais quels germes la lancette n’a-t-elle pas inoculés avec le fameux vaccin préservatif ! Le travail est fait, fait vite et bien fait… Ce sont des Chinois.

Les coloniaux sont désireux d’avoir des Asiatiques étrangers, parce que ceux-ci sont nécessaires à l’exploitation de la colonie et au service domestique, l’indigène n’ayant ni la force ni le courage d’exécuter de durs travaux, ni la fidélité et l’honnêteté du bon serviteur. Le Chinois vaut mieux pour ça ; mais les travaux terminés, au lieu de repartir, il cherche d’autres entreprises qui l’emploieront, fait du négoce…

Il s’installe.

C’est là le point délicat.

Certains de ces Chinois, intelligents, tenaces, très commerçants, se créent rapidement des situations ; n’ayant pas à lutter avec la concurrence européenne, emploient à leur tour des compatriotes, forment des agglomérations très denses tendant. à s’augmenter de jour en jour, et conquièrent ainsi peu à peu la colonie.

On crie au péril jaune. On promulgue des règlements arbitraires qui, malgré leur brutalité, ne changent rien. Impôts, prohibitions, mauvaise administration, tout est fait, semble-t-il, pour arrêter le développement d’un pays éminemment riche par lui-même, où il ne manque que la main-d’œuvre nécessaire pour le mettre en valeur.

Le Chinois immigré doit, sous peine d’expulsion, subir l’organisation administrative adoptée par le gouvernement de l’Indo-Chine : payer un impôt très lourd, se soumettre, au service de l’identification.

Les Asiatiques étrangers paient en Cochinchine une taxe personnelle de capitation que, pour ne pas être en désaccord avec les traités, l’Administration a qualifiée « taxe d’immatriculation». C’est une cote variable proportionnellement au chiffre de la patente ou de l’impôt foncier payé par l’étranger ; ceux qui ne sont ni commerçants, ni propriétaires, les coolies, les ouvriers, les compradores, la masse, en un mot paient annuellement treize piastres 50 environ, à peu près trente-deux francs en monnaie française.

Si l’on considère que, d’autre part, tous les produits de consommation chinoise sont frappés très fortement de droits de douane ou de régie, on arrive à constater qu’un manœuvre verse pour le moins vingt-cinq piastres par an au Trésor, environ soixante francs pour un salaire moyen de douze piastres par mois.

On reste stupéfait d’un pareil régime fiscal appliqué à une main-d’œuvre qui fait défaut dans le pays. L’indigène ne paie guère que quatre piastres par an d’impôt personnel, trois fois moins que le Chinois.

L’impôt personnel des étrangers, qui est, ainsi que nous venons de le dire, de treize piastres 50 en moyenne en Cochinchine, n’est au Cambodge que de neuf piastres 50, et encore est-ce parce qu’il a été augmenté récemment de deux piastres 50. Il était de sept piastres jusqu’en 1902.

Cette situation favorise singulièrement le Cambodge au préjudice de sa voisine, ce qui prouve bien que si la taxe était moins élevée, l’affluence chinoise serait bien plus considérable. On m’a à expliqué que ce sont des considérations d’ordre budgétaire qui s’opposent à l’unification de cette taxe dans les deux pays, ceux-ci ayant chacun leur autonomie financière.

Comme j’émettais l’opinion que si cette taxe personnelle était réduite dans de fortes proportions, on aurait bien plus de Chinois dans le pays qui paieraient des impôts indirects plus importants, il m’a été répondu également que des raisons budgétaires ne permettent pas d’admettre ce principe de compensation, les impôts directs allant aux budgets locaux, tandis que les impôts indirects alimentent le budget du gouvernement général.

Cette question de boutique est évidemment prépondérante pour un monsieur versé dans les choses administratives ; pour un simple profane, un commerçant, voire un journaliste, l’argument ne parait pas irréfutable.

Ce n’est d’ailleurs pas le seul non-sens qu’on puisse relever contre l’organisation de la main-d’œuvre dans la colonie et notamment de la main-d’œuvre étrangère.

Alors, par exemple, que les Anglais à Singapour, et les Hollandais à Java, ont édicté des règlements pratiques en cette matière ; qu’ils ont méticuleusement précisé les droits et les devoirs des étrangers ; qu’ils ont même créé un fonctionnaire spécialement chargé de veiller au bon traitement des Chinois et Indiens employés sur les plantations ou dans les exploitations, tant agricoles qu’industrielles ; rien de pareil n’existe en Cochinchine.

Il s’ensuit qu’on assiste au spectacle désolant d’un pays dont la moitié des terres reste à mettre en valeur et qui voit annuellement passer à sa portée 80 000 Chinois se rendant à Singapour, alors qu’il en arrive péniblement 20 ou 25 000 à Saigon.

Tout le monde semble être d’accord pour attribuer ce résultat non seulement à l’élévation exagérée de la taxe, mais à l’absence d’une législation pratique de la main-d’œuvre.

Cependant, rien n’est fait pour améliorer la situation, et nous avons entendu plusieurs hauts fonctionnaires déclarer qu’il y a bien assez de Chinois comme ça dans le pays ; qu’il faut réserver la Cochinchine aux Cochinchinois ; que ces derniers se développent et que tout est pour le mieux dans la meilleure de nos colonies.

Or, le dernier recensement révèle qu’il n’y a pas trois millions d’habitants dans un pays de cette surface, où toute la terre peut être mise en culture !

On compte environ 400 000 Chinois dans la presqu’île de Malacca, il y en a à peine 100 000 en Cochinchine, où la superficie est quintuple au moins.

L’organisation administrative des Chinois résidant dans notre colonie n’est pas moins intéressante à étudier.

Ils sont groupés par dialecte, (on sait qu’en Chine, si l’écriture est la même partout, elle n’est pas phonétique mais seulement idéographique et que, d’une province à l’autre, les Célestes n’ont pas le même langage) ; ils sont groupés par dialecte c’est-à-dire par origine, et, par conséquent, parenté d’usage, de coutumes et de façon de voir.

Au premier abord, cette conception semble parfaite. Dans chaque circonscription administrative, il existe un groupe à la tête duquel est un individu élu par les autres membres et chargé par l’administration de percevoir l’impôt et de faire la police de ses mandants. Ces groupes s’appellent congrégations, les têtes sont les chefs de congrégations et les individus des congréganistes.

D’autre part, il est un point de fait aussi indiscutable que possible, c’est que pas un autre peuple au monde n’a, comme le Chinois, l’aptitude à l’association ; c’est la caractéristique de sa race et aussi le secret de sa puissance d’extension.

Or, ce sont ces gens à que nous obligeons à s’agglomérer, comme s’ils n’avaient pas déjà une tendance trop marquée à le faire spontanément.

Et il n’y a pas à dire, nous les obligeons à ce point que lorsqu’une congrégation refuse d’accepter un sujet, on ne le laisse pas débarquer.

Naturellement, chaque congrégation est devenue, avec ce système un véritable syndicat d’intérêts étrangers, et ce n’est pas toujours l’administration qui l’emporte lorsque toutes les congrégations sont d’accord pour faire échouer une mesure qui ne leur convient pas.

Il va de soi également que ce rouage congréganiste régente à peu près toute la main-d’œuvre de la colonie, et c’est ainsi qu’un coolie chinois travaille chez ses compatriotes pour cinquante, soixante, quatre-vingts piastres par an, plus la nourriture, le logement, un vêtement ou deux quelquefois et parfois aussi le tabac, le tout représentant une valeur totale maximum de cent quarante piastres, tandis qu’un Européen ne le paiera pas moins de quatre-vingt piastres.

J’ai entendu soutenir énergiquement cette organisation bizarre par quelques administrateurs, prétendant que, sans elle, l’administration des Chinois serait impossible dans la colonie et qu’on ne parviendrait pas à leur faire payer l’impôt.

On peut croire toutefois que le Chinois, habitué dans son propre pays à toutes espèces de dîmes, n’essaye pas de parti pris, dans le pays où il s’établit, à se soustraire aux redevances. Il suffit d’avoir visité par exemple Cholen, qui, au lieu de n’être qu’un faubourg saïgonnais, devient de jour en jour une cité chinoise plus riche et plus industrielle, pour se rendre un compte exact de la tendance qu’ont ces hommes à se développer régulièrement et à florir dans le cadre qui leur est laissé.

Toutes les difficultés, prohibitions et maltraitements que rencontrent dès leur débarquement ces hommes de bonne volonté sont pour accentuer la tristesse de leur début.

Cette marchandise humaine, expédiée sans contrôle par des traitants que n’embarrassent pas les scrupules, trouve, hélas ! dans une colonie française, l’accueil qu’en France on réserve aux malfaiteurs pauvres.

Est-ce par méfiance ou simplement pour créer un louage nouveau dans l’administration que le service d’identification fut fondé ?

Est-ce même pour être agréable aux congrégations qui, responsables de leurs membres, ont été, parait-il, jusqu’à demander un tatouage spécial pour ceux des leurs qui se mettraient en contravention ?

Rien moins, en somme, que le rétablissement de la marque.

On a fait différemment et pire : c’est tous qui passeront sous la toise et sous l’objectif.

 

L’anthropométrie pour tous

L’emplacement occupé par les bâtiments de l’immigration a été choisi de telle façon, qu’au lieu de se trouver en bordure du quai, à proximité des points d’amarrage des navires transporteurs, il faut aller en plein cœur de la ville, derrière le marché central, pour les découvrir, de sorte que lorsqu’un convoi d’immigrants se rend du quai au bureau, on croirait voir défiler une troupe de condamnés.

Le créateur du service, M. Pottecher, après avoir étudié l’anthropométrie, selon Bertillon, ne tarda pas à s’occuper plus particulièrement des différences des dessins des empreintes digitales.

Connaissant à fond l’Extrême-Orient, il n’était pas sans savoir que, bien avant que M. Bertillon n’eût songé à mensurer ses contemporains, les Chinois avaient résolu le problème de l’identification par le procédé le plus simple : l’empreinte d’un pouce sur le passeport.

Et si, comme fonctionnaire faisant partie de l’administration française, il continua à encombrer des cartonniers de photographies ou de signalements, en homme pratique, il s’intéressa surtout aux empreintes.

Son procédé, dont nous ne sommes pas autrement surpris d’avoir vu dernièrement une tentative d’application en France même, repose sur une matérialité si formelle que toute confusion devient impossible. La méthode à pour point de départ le fait que si on peut constater des analogies entre les empreintes des doigts d’une série de sujets, il ne s’en est jamais trouvé deux dont les empreintes fussent identiques.

L’important était donc de classifier, par famille si l’on peut dire, les dessins obtenus, et c’est là où les études de M. Pottecher apparaissent comme concluantes. Quatre formes générales d’empreintes ont été constatées dont le dessin central sert à la détermination du type dans lequel il est classable.

Quelle diseuse de bonne aventure hésiterait un seul instant à lire dans les lignes de ces mains le destin, de ces misérables ? Après les formalités de l’empreinte, c’est au photographe d’opérer : on prend des faces et des profils, on tire épreuve des oreilles ; puis on mesure, on mesure encore, assis, debout, les bras en croix… Tous ces suspects porteront la leur.

Derrière le guichet de sortie, les embaucheurs les attendent.

Qu’on les emmène sur les chantiers, qu’on les conduise dans les marais, les maîtres qui les emploieront, garderont. l’impression mauvaise d’avoir acquis leur personnel dans les préaux d’une prison.

Ils les traiteront en conséquence.

Et si de fièvres en privations, de marécages en forêts, de patrons jaunes en patrons blancs, les moins forts tombent à la peine, ils pourront espérer du moins que, grâce aux sommes dépensées à prendre leurs photographies, l’Administration prévoyante sera très sûrement à même d’identifier leurs cadavres…

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[1] Remerciements à Yves Pagès, qui m’avait fourni, il y a quelques années déjà, les photocopies des reportages de d’Axa.

Suicide Manifeste (1984)

Durant l’année 1984, devant l’ampleur des appels à la censure de Suicide, mode d’emploi, paru deux ans plus tôt, et les tracasseries judiciaires que nos ennemis entreprennent de multiplier, nous diffusons une affiche imprimée en quadrichromie, conçue par le graphiste Charlet Denner (au financement de laquelle participe l’éditeur A. Moreau).
Elle reproduit un manifeste imaginaire censé avoir été rédigé et signé par vingt-deux rebelles, suicidés célèbres ou obscurs ; le texte intègre des citations tirées de leurs œuvres.
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Suicide Manifeste

Un écrivain libertaire est poursuivi en France pour avoir confirmé par lettre à un correspondant les indications pratiques que renferme le livre Suicide, mode d’emploi dont il est l’auteur avec Claude Guillon.

Yves Le Bonniec est poursuivi sous le double chef d’inculpation « d’homicide involontaire » et de « non assistance à personne en danger ». La mort volontaire n’est pas un « danger », c’est une hypothèse, celle de l’extrême liberté. Le suicide n’est pas un « homicide de soi-même ». La Révolution de 1789 a chassé de la loi française cette notion absurde. C’est toujours hélas l’ancien régime de l’esprit. À entendre les marchands et les flics de la pensée, la liberté serait un privilège réservé aux littérateurs gâteux et aux vedettes de cinématographe. Par malheur pour eux, ce qui tient lieu de vie dans le monde présent, le triste espoir de divertissements épisodiques, ne saurait détourner les êtres lucides de l’hypothèse du suicide. On sait bien que l’existence de la plupart des hommes s’écoule dans tant d’oppression et d’hésitation, avec tant d’ombre dans la clarté et, somme toute, tant d’absurdité que seule une possibilité lointaine d’y mettre fin est en mesure de libérer la joie qui l’habite*. C’est comme arme à l’usage des vivants que le suicide possible élargit en espace infini cette demeure où nous étouffons.

Tous nous avons lutté par la plume et le plomb, la poésie ou la bombe, pour ramener dans le cœur des hommes la clarté du bonheur. Nous qui les avons aimés dans leurs faiblesses et qui avons choisi la mort au détour du combat, nous tendons la main à tous les déserteurs.

Les mêmes qui crient haro sur l’anarchiste interdisent aux femmes et aux enfants la libre disposition de leurs corps, fomentent les guerres, remplissent les écoles, les prisons et les asiles pour faire régner sur l’humanité entière une détresse morale qui assassine plus sûrement les femmes et les hommes de ce temps que n’importe quelle potion.

Nous ne reculerons jamais devant les conséquences de la pensée et laissons aux cafards leurs mensonges et leurs feints apitoiements. La prévention du désespoir de vivre ne peut être tentée que dans le renversement de l’ordre social existant. Cette tâche à laquelle participent les auteurs de Suicide, mode d’emploi, nous vous y invitons aussi.

Pitchipoï, décembre 1983.

Alexandre BERKMANN, auteur de La Rébellion de Kronstadt (1925) ; Jean BILSKY, braqueur ; Édouard CAROUY, tourneur sur métaux, membre de la bande à Bonnot ; CHAVAL, dessinateur ; Ernest CŒURDEROY, médecin, auteur de Hurra !!! ou la révolution par les cosaques (1854) ; Arthur CRAVAN, boxeur ; René CREVEL, écrivain ; Stig DAGERMAN, écrivain ; Serge ESSENINE, poète ; André FRÉDÉRIQUE, écrivain ; Michel FRANCHY, lycéen ; Ernest HEMINGWAY, écrivain ; Alexandre Marius JACOB, voleur ; Paul LAFARGUE, médecin, membre du Conseil général de l’Internationale, auteur du Droit à la Paresse (1880) ; Vladimir MAIAKOVSKI, poète ; Ian PALACH, étudiant ; Georges PALANTE, philosophe ; Jacques RIGAUT, poète, fondateur de l’Agence générale du Suicide ; Paul ROBIN, éducateur, auteur de Technique du suicide (1901) ; Jacques VACHÉ, poète ; ZO d’AXA, pamphlétaire, fondateur de L’Endehors (1891) ; Adolf YOFFÉ, militant de l’opposition trotskiste.

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* Cette phrase de Musil, extraite de L’Homme sans qualités, a servi de slogan publicitaire à Suicide, mode d’emploi.

« Petites filles », par Zo d’Axa

Capture d’écran 2014-11-09 à 10.52.22Ma « chambre d’ami(e)s » n’est pas ouverte qu’aux vivant(e)s.

Certaines plumes fendent l’air à nos oreilles longtemps après que les voix de celles et ceux qui les maniaient se sont éteintes.

La parole est à Alphonse Gallaud, dit Zo d’Axa, né le 24 mai 1864, qui se suicidera en août 1930.

Le texte ci-dessous est extrait du livre De Mazas à Jérusalem (1895), repris dans le volume ENDEHORS, publié par feu les éditions Champ libre, dans la collection « Classiques de la subversion », n° 5, 1974.

Où l’on voit que certaines jeunes filles, tombées entre les mains de fort vilains messieurs, ont parfois un joli répondant. …Et ridiculisent de plaisante façon l’ordre social qui leur dénie leur liberté d’individu sous prétexte d’âge et de sexe.

Dédié aux répugnants « protecteurs de la jeunesse ».

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À Milan, cette après-midi, on jugeait des petites filles.

Et ce n’était pas le triste procès de l’enfant surprise sur un banc avec un rigide magistrat, naturellement contumace.

J’ai vu les débats se dérouler.

Il s’agissait d’une manifestation anarchiste où, parmi des hommes résolus et des femmes hardies, on avait arrêté deux fillettes – quatorze et quinze ans.

Elle était, la brune Maria, d’un charme étrange avec son allure décidée de jeune garçon mauvaise tête, avec ses boucles de cheveux courts et ses yeux noirs où se sentait du feu. Elle avait une façon de toiser ces Messieurs de la Cour qui constituait une synthèse d’insolence silencieuse, insaisissable – c’était mieux que lancer la bottine.

Et quand elle parlait, ce n’était point verbiage qui prête aux sourires ; les phrases brèves disaient quelque chose et tombaient accentuées d’un geste sûr.

-  Que parlez-vous d’anarchie, grommelait le président, vous ne savez pas ce que c’est.

-  Alors, vous l’avez mieux étudiée, vous, l’anarchie ? Elle existe donc. Et me l’enseignerez-vous ?

Non, petite, on ne t’enseignera rien ! La révolte est d’instinct. Et la théorie est trop souvent puérile. Tu sais tout si tu sens la souillure de vivre la vie bête.

Ernesta Quartiroli, plus jeune d’un an, n’est pas d’une physionomie moins caractéristique. Sa beauté naissante est grave – énigmatique. Et ce serait une fière statue de l’avenir signifiant : Qui sait ?

Son mutisme est hautain. Il semble qu’il ne soit pas question d’elle : un oui, un non, un haussement d’épaules et c’est tout.

Mais la brune Maria, Maria Roda aux attitudes de défi, ne laisse pas le monôme des témoins à charge se poursuivre dans le fastidieux piétinement d’une procession non interrompue. Ses répliques indiquent les haltes. Elle enguirlande des reposoirs pour les délateurs honteux et les dénonciateurs professionnels.

Elle a la riposte pour chacun ; une riposte qui touche.

Un agent de la Pubblica Sicurezza récite contre elle la leçon apprise : la Roda encourageait les manifestants à se ruer sur la police, elle se démenait comme une possédée, elle apostrophait tout le monde, elle avait même insulté le brigadier !…

-  Qu’avez-vous à répondre ? semonce le président.

-  Je plains ce garde. Je le plains parce qu’il gagne sa nourriture bien péniblement, parce que c’est un pauvre diable ; mais cela m’impressionne de la voir s’acharner sur d’autres pauvres diables : ses frères… Qu’il songe.

Et d’un geste de grâce vers le misérable qui venait de l’accuser, elle jetait peut-être en cet obscur esprit une première lueur révélatrice.

À l’âge où les autres quittent à peine la poupée, à l’âge où les filles des bourgeois commencent à s’amuser d’amour avec le petit cousin ou bien avec quelque vieux monsieur ami de la famille, telles se sont montrées les sœurs des compagnons.

La prison s’imposait. Les gens de la Cour furent généreux. Ernesta et Maria connaîtront trois mois de cachot – et les petites devront aussi payer l’amende à ces Messieurs.

Trois cent francs demandés aux pauvrettes !…

C’est cynique, mais c’est ainsi… Et d’ailleurs tant qu’il y a des cheveux sous le bonnet des gens de justice, n’y a-t-il pas des rouflaquettes ?

Un moment avant que le Tribunal se retirât pour imaginer les considérants de la condamnation, l’homme en rouge avait dit à Maria :

-  Avez-vous quelque chose à ajouter ?

-  Rien. Parce que tout serait inutile.

Et ce fut le mot de la fin, pas gai mais si flagellant.

On répète que Milan est un petit Paris. Les magistrats milanais le prouvent, au moins sur un point : ils sont répugnants tout comme leurs confrères parisiens.

La magistrature, du reste, n’est-elle pas la même partout ? Et peut-elle être autrement ?

C’est même sans doute la raison qui fait qu’à travers tous pays le souvenir de la Patrie vous reste : il remonte comme une nausée quand on voit la vilenie d’un juge.

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