De quoi le «courage» et la «liberté d’expression» sont-ils les masques ? ~ Adieux à Frédéric Lordon et Ludivine Bantigny

Quand le doigt montre l’assassin du Bataclan, l’imbécile (de l’un ou l’autre sexe) se regarde dans la glace.

Il/elle n’aimerait pas savoir que l’élite des tueurs d’État vient de prendre position autour du bâtiment qu’il occupe, avec l’intention bien arrêtée de le/la truffer de balles.

Une balle dans le ventre ! ça doit faire horriblement mal !

Rien que d’y penser, l’imbécile éprouve une déplaisante contraction intestinale. Bref, il ou elle a peur.

Il/elle pense que l’assassin du Bataclan n’a pas eu peur. Tout sauf un lâche, puisqu’il n’a pas renoncé à assassiner en sachant que sa propre mort était quasi inéluctable.

 

C’est « une description dans sa pure positivité » [un « constat », en français courant] affirme Frédéric Lordon, dans une vidéo par laquelle il apporte, ainsi que Ludivine Bantigny, son soutien à Jean-Marc Rouillan, menacé de prison pour avoir dit – entre autres énormités – que les assassins du Bataclan n’étaient pas des lâches.

Le « constat » de Frédéric Lordon, qu’on a connu mieux inspiré, est infiniment discutable.

L’absence de « lâcheté » ou de « peur », le « courage » donc, de l’assassin du Bataclan est-il établi ? Et le « courage » doit-il s’entendre uniquement au sens étroit de « mépris du risque physique » ?

[Je sais : ça ressemble à des sujets de bac ; mais ça n’est pas moi qui fixe le niveau !]

Peut-on considérer comme « courageux face à la mort », un être humain convaincu que celle-ci lui ouvre les portes d’un paradis, où onduleront – pour le plaisir de ses sens – des jeunes femmes toutes pareilles à celles qu’il vient de couper en deux à la mitraillette ?

Certaines de ces petites salopes ne portaient même pas de soutien-gorge. Il le voit bien, maintenant que leurs corps désarticulés gisent en vrac sur le sol de la salle de spectacle. Certaines même… Mais n’affligeons pas leurs mémoires.

L’imbécile s’est regardé dans la glace. Il juge du « courage » de l’assassin, soit en le comparant – en connaisseur – avec le courage dont il a lui-même fait preuve autrefois (dans des circonstances heureusement différentes – mais précisément, il ne peut s’interdire de songer qu’en d’autres circonstances, lui-même aurait pu… d’ailleurs, il le dit à la radio), soit en l’évaluant à l’aune de sa propre peur panique de la violence physique ou de la souffrance physique, ou du bruit des armes de guerre…

Ancien pratiquant de la lutte armée ou petit(e) bourgeois(e) pusillanime, l’imbécillité les réunit dans le même « constat » : il n’était pas « lâche » d’assassiner des gamines, leurs petits amis et leurs pères, dans un lieu de plaisir ou dans un magasin juif puisque ces meurtres collectifs devaient se payer de la mort.

En voilà de la « pure positivité » !

Y’en a qu’ont pas perdu leur temps sur les bancs de la fac…

Ironie mise à part, comment d’aussi répugnants et misérables sophismes[1] peuvent-ils envahir l’esprit de gens pétris de bonnes intentions politiques, qui ne feraient pas de mal à un moineau, et qui sont peut-être même végétariens… ?

La notion de « courage », considéré comme « pure positivité » y est sans doute pour beaucoup. Car le « courage » est aussi une notion moralement positive. Personne ne nie qu’il existe des salauds courageux, mais ces salauds, au moins, sont courageux (« Eux ! », ajoute l’imbécile en se re-regardant dans la glace ou en se remémorant sa jeunesse). On peut tourner ça dans tous les sens : le salaud gagne moralement à être vu comme « courageux ».

On peut avancer l’hypothèse que dans cet étiquetage saugrenu, l’assassin récupère in extremis son humanité. Sans son « courage », il ne serait qu’un monstre incompréhensible, moralement banni de l’espèce (laquelle en souffrirait dans sa fierté).

Ça n’est d’ailleurs pas sans une certaine amertume « fin de race » que certains commentateurs ont constaté « notre » infériorité, voire « impuissance » face à des gens « qui n’ont pas peur de mourir ».

Frères humains qui devant nous… violez les femmes, humiliez les enfants, torturez les animaux, assassinez nos semblables, louez les antisémites d’hier et d’aujourd’hui, adorez les dictateurs …n’ayez contre nous les cœurs endurcis !

La plupart de ces activités étant illégales, voire sévèrement punies par la loi, nous reconnaissons le courage dont vous faites preuve.

Risquer 8 ans de réclusion pour forcer une femme : respect ! Faut en avoir ; il en avait.

Le courage ne se dispute pas : il se constate !

Le courage crée à l’assassin, au salaud, une aura, qui l’environne encore après sa mort.

Le salaud qui mitraille des gamines dont les distractions ou la religion offensent le prophète et le racheté par sa témérité forment une seule et même personne. Mais le second interdit « positivement » de traiter le premier de lâche.

L’autre facteur de confusion à l’œuvre dans ce galimatias est la notion de « liberté d’expression ».

Je précise ici – sans ambiguïté – que je la défends farouchement face à l’État et aux institutions en général. Je ne demande pas l’interdiction du Front national ou des spectacles de Dieudonné, et pas davantage la saisie des journaux néo-nazis.

D’abord parce que je sais ces mesures inutiles ; ensuite parce que je ne collabore pas avec l’État ni ne lui délègue l’application de mes colères.

Tout le monde doit avoir le droit légal de déconner, même gravement. Voire d’étaler les pulsions de haine les plus rances : ça permet de repérer l’adversaire.

Cela dit, l’exercice de la « liberté d’expression », supposée garantie contre les tentatives de limitations institutionnelles, n’est en aucune façon – pas davantage que le « courage » – un « laissez-passer » théorique, politique ou moral.

Le prestige moral de la « liberté d’expression », acquis au fil des siècles de combats pour son obtention, ne devrait jamais en quoi que ce soit rejaillir sur les idées qu’elle permet d’exprimer.

Les idées les plus odieuses doivent demeurer libres du point de vue du ministre de l’Intérieur. Pas du mien ! Je les combats par tous les moyens, elles et ceux qui les défendent.

Il m’est arrivé de témoigner pour la défense, dans un procès qui visait les responsables du site de contre-information Indymedia Paris, en venant dire à la barre que j’ai besoin que les gens dont je combats les idées puissent exprimer les leurs au grand jour. Je me fais davantage confiance qu’aux censeurs (qui me visent d’ailleurs quand ça les arrange).

Il est parfaitement raisonnable de dire que Jean-Marc Rouillan ne doit pas retourner en prison, pour des raisons politiques et tactiques – je l’ai fait longtemps avant même qu’il en sorte, et avant que ce soit la mode dans une nouvelle génération d’intellectuel(le)s.

Cela n’entraîne pas que les idées pour lesquelles nous ne voulons pas le voir incarcérer y gagne je ne sais quel certificat d’intelligence, de légitimité morale ou de pertinence politique.

Laisser entendre que les assassins du Bataclan et de l’hyper cacher ont fait preuve de « courage » n’est ni malin ni légitime, ni pertinent ni même respectable.

La « liberté d’expression » – toujours à défendre – n’y change rien !

Les assassins du Bataclan et de l’hyper cacher épuisent la définition de la lâcheté la plus répugnante. Dire le contraire est une capitulation ou une compromission.

Soyons clairs, puisque je me plains que d’autres pensent et écrivent n’importe quoi. Je soupçonne (je ne suis pas dans leur tête) que c’est une compromission chez Rouillan et une capitulation chez Lordon et Bantigny.

Je suis atterré d’entendre des gens comme Frédéric Lordon ou Ludivine Bantigny (sur la même vidéo en lien plus haut) reformuler les élucubrations de Rouillan, dans le but (certes louable) de lui éviter une réincarcération, en les censurant, en les édulcorant avec une crâne malhonnêteté intellectuelle, voire en leur accordant le statut de « pure positivité » (comme la gravité universelle, par exemple).

Notre époque a-t-elle une si grande et en même temps si honteuse nostalgie de la violence physique – partie intégrante, et aujourd’hui niée, de la culture ouvrière – pour faire du courage physique un argument politique.

Combien de fois ai-je entendu répondre à une analyse politique critique de l’action des Femen par le joker : « Quand même ! tu ne peux pas nier qu’elles sont courageuses ! »

Je n’y songe même pas ! Mais je discute politiquement une stratégie militante, je ne suis pas en train de consulter le catalogue du personnel d’une société de sécurité privée ! Du coup, je suis davantage (et plus fâcheusement) impressionné par les publicités réalisées pour un marchand de lingeries (avec slogans militants sur le torse nu) ou la cible d’action médiatique (et raciste !) choisie dans Le Parisien libéré que par une dent cassée dans un affrontement avec des néo-nazis.

Nous retombons dans les mêmes ornières. Mener une action raciste à La Chapelle, prémâchée par des racistes, publicisée par des médias racistes ne peut pas être qualifié – entre militant(e)s révolutionnaires discutant stratégie – de « courageux ». Même dans le cas où les activistes se font traîner la poitrine nue sur le goudron (je ne doute pas que c’est désagréable…).

Jusqu’où irons-nous si l’assassin de jeunes gens ne peut être traité de lâche, si le crétin qui l’affirme ne peut plus être traité de (dangereux) crétin, si le « courage » efface les compromissions et les fautes.

Quand Frédéric Lordon et Ludivine Bantigny vont-ils nous interdire (oh! moralement, s’entend !) de constater, « positivement » pour le coup, l’antisémitisme de Dieudonné. Quand vont-ils rejoindre le mauvais farceur Hazan et contester celui d’Houria Boutelja, une jeune femme dont Éric Hazan affirme que nous lui en voulons parce qu’elle est une femme – antiféministe, certes, mais bon, personne n’est parfaite ! – et qu’elle est courageuse !

Quand va-t-on nous dire qu’il y a du « courage » à saluer le dictateur Ahmadinejad comme un héros ? Et après tout, pourquoi ne pas voir une espèce de « courage » intellectuel (et même physique: une paire de claques est vite arrivée !) à faire de l’antiféminisme sous couvert de sororité « de race sociale » ? Surtout quand c’est édité à La Fabrique…*

Si nous admettions que certains mots-valeurs – courage, lâcheté, liberté – ont perdu leur sens et peuvent être remis en circulation après rebattage des cartes, en fonction de règles sémantiques que personne ne semble se soucier de préciser, ici pour défendre untel à raison de son passé glorieux, là pour soutenir telle autre en fonction de sa « race » revendiquée, si nous admettions n’importe qui peut dire et faire n’importe quoi en se voyant reconnu le « droit » politique de le dire et de le faire, alors…

[Parenthèse: Et merde ! les trentenaires, ne venez pas nous expliquez qu’il n’y avait pas de militantes féministes, y compris naturistes, avant les Femen. Ne nous dites pas non plus que les immigré(e)s n’ont jamais mené de luttes, en tant que travailleurs et en tant qu’immigrés, avant l’emploi du terme douteux d’« islamophobie » et votre prurit « décolonial ». Vous êtes simplement trop jeunes et/ou ignorant(e)s. Contentez-vous de la lecture d’une collection des cent premiers numéros de Libération.]

Alors, disais-je…

a) Nous participerions collectivement à une confusion théorique dont les seuls à tirer les marrons du feu seront mécaniquement les plus confus d’entre les confus : les complotistes et les fanatiques (islamistes, racialistes, antisémites).

b) Nous contribuerions aussi à créer, sous prétexte d’un débat fédérateur (pourquoi pas d’« amour révolutionnaire » comme dit l’admiratrice d’Ahmadinejad?), une ambiance de violence embrouillée qui va figer nos discussions et nos recherches pour longtemps.

On ne réfléchit pas sainement, que ce soit autour d’une bière ou d’un thé à la menthe, dans une pseudo-collectivité (la « gauche radicale » ?) où les antisémites et les maniaques de la kalachnikov seraient des modèles de courage ou des précurseures intellectuelles.

Si ce sont bien là les prodromes[2] d’une époque à venir, elle mérite le nom de barbarie.

[1] Argument ou raisonnement faux, malgré une apparence de vérité et/ou de logique.

[2] Signes avant-coureurs.

Dernière minute

* La chose s’est faite – ou au moins a été publiée – au moment même où je rédigeais et mettais en ligne le texte ci-dessus, dans une tribune intitulée «Vers l’émancipation, contre la calomnie. En soutien à Houria Bouteldja et à l’antiracisme politique», publiée par Le Monde.

Conclusion de ladite tribune:

«Une telle pensée, qui travaille les catégories existantes pour mieux s’en échapper, est en avance sur son temps, décalée dans son époque. Elle dérange, choque, indigne qui veut lire trop vite et condamner sans procès. Ce ne sera pas la première fois qu’une telle discordance des temps est à l’œuvre : les révolutionnaires, les marxistes, les libertaires, les féministes l’ont toutes et tous éprouvée. Ce combat revient à se délester de nos catégories ; il commence par une prise de conscience. Notre émancipation est à ce prix.»
C’est encore pire que tout ce qu’on pouvait imaginer de plus confus et de plus stupide (très repentant et masochiste aussi!).
«Sans procès»! osent écrire ces inutiles idiots.
C’est votre choix de ne pas entendre telle phrase d’une émission, d’en sauteur une dans un paragraphe, de ne pas me/nous lire, mais au moins abstenez-vous de nous donner des leçons d’honnêteté.
 
Les signataires:
Ludivine Bantigny (historienne), Maxime Benatouil (co-président de l’Union juive française pour la paix), Judith Bernard (metteure en scène et journaliste), Déborah Cohen (historienne), Christine Delphy (sociologue et militante féministe), Annie Ernaux (écrivaine), Fabrice Flipo (philosophe), Isabelle Garo (philosophe), Eric Hazan (éditeur et écrivain), Stathis Kouvelakis (philosophe), Philippe Marlière (politiste), Dominique Natanson (co-président de l’Union juive française pour la paix), Olivier Neveux (universitaire), Ugo Palheta (sociologue), Geneviève Rail (universitaire, Simone de Beauvoir Institute and Womens Studies, Canada), Catherine Samary (économiste), Michèle Sibony (Union juive française pour la paix), Isabelle Stengers (philosophe), Julien Théry (historien), Rémy Toulouse (éditeur).

Réponse à Yves Coleman sur divers sujets d’importance

Yves,

Je m’adresse à toi de cette manière familière — même si tu me traites dans ta « réponse » comme une espèce d’ « antisémite par inadvertance » ou par sottise, ce qui n’est guère amical, et très douloureux à lire — puisque tu rappelles justement que « nous nous sommes croisés à plusieurs reprises dans des événements militants et avons discuté ensemble fort paisiblement et amicalement ».

Capture d’écran 2016-08-07 à 20.52.48

Je trouve ta « réponse » assez peu cohérente, pour tout te dire.

Passons sur le fait que tu annonces d’abord « ne pas revenir sur ton argumentation » à propos de mon erreur — d’il y a trente-quatre ans — et de mon autocritique au sujet des chambres à gaz, avant d’y consacrer un quart de ton texte. Les positions sont connues et facilement accessibles sur le net (les miennes, sur ce blogue). Je n’y reviens donc, de mon côté, vraiment pas.

Par ailleurs, tu écris : « Je remarque, avec tristesse, encore une fois que, pour Claude (comme pour bien d’autres militants libertaires, trotskistes ou ultragauches), le copinage rend malheureusement soit totalement aveugle soit dangereusement indulgent. »

Là, je dirais volontiers que tu te moques du monde.

En effet, dans la rixe qui a opposé un camarade impliqué dans la lutte des réfugié(e)s et un « Discordiste » (que j’appellerai « D. » dans la suite), le second agressant le premier sous prétexte de négationnisme-antisémitisme-« PIRisme[1] »-etc., il se trouve que tu connais beaucoup mieux, et depuis plus longtemps, l’agresseur que moi la victime.

Est-ce que tu ne tomberais pas là sous ta propre critique à propos du « copinage sans principes » ?

Ça n’est pas seulement par amitié solidaire pour un camarade dont j’ai apprécié les qualités et le dévouement à maintes reprises (mais dont je ne connais ni le nom ni l’adresse, comme c’est fréquent dans les rapports militants (parisiens, au moins), et avec lequel je n’ai discuté, au milieu de pas mal de monde, que trois ou quatre fois autour d’une bière), mais par principe, précisément.

Pas un principe essentiellement moral, un principe tactique. Il est inacceptable que des camarades en agressent physiquement d’autres à propos de malentendus ou même de désaccords. Je le répète : nous avons suffisamment à craindre et faire avec les islamistes, les flics et les fachos sans devoir nous méfier des réactions violentes et théorisées de tel ou tels.

Tu rappelles ton papier antérieur intitulé « Aujourd’hui, ils cognent le PS, demain à qui le tour ? »

Eh bien, tu as la réponse à ta question : des camarades proches. Et non pas : « Un copain de Guillon ».

Or, il se trouve que, tout non-violent que tu te proclames, en participant à la théorisation évoquée ci-dessus du geste de D., tu l’excuses, tu l’encourages, et tu justifies les récidives à venir. Lire la suite

Siné milite contre la liberté d’expression! (2008)

Capture d’écran 2014-11-09 à 01.11.00

 

Dans l’espèce d’éditorial qu’il rédige en page deux de chaque livraison de Siné hebdo, ici dans le numéro 6, le dessinateur Siné récuse fermement le principe de la « liberté d’expression ». Fidèle à sa veine stalino-tiers-mondiste, l’humoriste présente la dite liberté comme un produit d’importation américain, ou plus précisément issu de « la constitution amerloque ».

Signalons aux jeunes lecteurs que ce principe est également garanti par les articles X et XI de la Déclaration [française] des droits de l’homme de 1789.

La liberté d’expression étant ainsi rangée, avec le Coca-cola, la CIA et le rock and roll, parmi les armes de l’impérialisme américain, on se doute qu’il est facile de la récuser. C’est d’autant plus facile qu’il s’agit, bien évidemment, de refuser la liberté d’expression aux méchants. Une liste non exhaustive est fournie : Franco, Hitler, Mussolini, Salazar, Staline, Pol Pot.

« Si on avait cloué la gueule quand il le fallait à » ces tristes individus, « notre monde actuel pourri aurait peut-être une moins sale gueule ! » conclut Siné. D’un point de vue historique, cette proposition est indiscutable, pour la bonne raison qu’elle n’a aucun sens… Prenons le cas du premier nommé : Franco. Il n’a pas manqué d’anarchistes pour tenter de lui clouer le bec, à coups de fusils pendant la révolution, à coup de bombes ensuite. Mais Siné mélange à plaisir deux niveaux d’analyse (si j’ose dire) : d’une part la réaction individuelle ou populaire face à un tribun fasciste ou à un apprenti dictateur, et d’autre part la position que l’on défend à l’intérieur d’un système de soi-disant liberté d’expression (la démocratie) sur le traitement à réserver à ses adversaires. Que recommande Siné rétrospectivement aux militants anarchistes espagnols, dont des milliers de camarades étaient prisonniers politiques sous la République ? Aller voir les dirigeants pour leur dire qu’ils s’étaient trompés d’ennemis : Nous, anarchistes, gentils ! Vous plutôt mettre en prison fascistes, très méchants, du genre à fomenter un coup d’État un jour ou l’autre. Hypothèse ridicule. Lire la suite

Diffamation stalinienne, morale, et vérité historique (1997)

«À propos du livre Suicide, mode d’emploi»

 

On trouvera ci-dessous une version un peu réduite d’un texte qui fut diffusé sous forme de tract (en novembre 1997) assorti de deux annexes : «Quand la pravda sort de la bouche des anarchistes[1].», et «Clandestins, bienvenue à bord!».

 

Capture d’écran 2014-11-09 à 10.52.38

 

Dans un ouvrage collectif de 1997, intitulé Négationnistes : les chiffonniers de l’histoire [2], un auteur de romans policiers, M. Daeninckx, m’attribue un petit rôle dans un vaste complot révisionniste-antisémite-néo-nazi, dont il semble s’être fait une spécialité de dénoncer les membres supposés par force lettres adressées aux journalistes et aux éditeurs parisiens.

Daeninckx écrit, page 167 : «En octobre 1996, Christine Martineau[3] assurait la défense de son vieil ami Claude Guillon, victime de brutalités policières lors d’une manifestation en faveur des sans-papiers [août 1996]. Claude Guillon est en effet l’auteur d’un livre à scandale, Suicide, mode d’emploi, qui fut très controversé en raison des recettes que certains pouvaient trouver dans ces pages pour abréger leur existence. Curieusement on ne mit pas l’accent, à l’époque de sa parution, sur le chapitre intitulé “État nazi, euthanasie”, dans lequel les thèses révisionnistes de Robert Faurisson étaient exposées, et toutes les références bibliographiques données.»

Bien que Suicide, mode d’emploi, best-seller scandaleux, n’ait rien de commun avec telle brochure confidentielle, que de soi-disant dénazificateurs feignent de retrouver après de difficiles recherches, et exhibent comme des preuves longtemps dissimulées, il a fallu quinze ans à M. Daeninckx pour découvrir son existence. Ignorant le livre, il ne savait pas non plus que le passage sur lequel il souhaite «mettre l’accent» a déjà fait l’objet — en 1983 — d’une polémique publique dans le quotidien Le Matin de Paris, dont je donnerai les éléments plus loin.

Daeninckx procède par amalgame ou pour mieux dire par juxtaposition, le jeu consistant, même lorsqu’il n’a rien à dire d’un personnage, à le faire apparaître, au quinzième degré si nécessaire (l’homme qui connaît l’homme qui connaît l’homme…), dans une compagnie suspecte. Mais quels sont donc les reproches précis qu’il juge bon d’articuler contre moi? C’est d’avoir «exposé» les théories révisionnistes, et fourni au lecteur «toutes les références bibliographiques» ! Cette dernière accusation, j’aurais pu la comprendre dans la bouche d’un garçon de ferme. Sous la plume d’un écrivain, elle est plus que malintentionnée, elle est idiote. Assurément, j’ai donné toutes les références, en l’occurrence celles des textes révisionnistes et celles des textes antirévisionnistes, comme c’est l’usage dans tout essai philosophique, historique ou autre. Il vrai qu’à cet usage, M. Daeninckx, lui, ne se sent pas tenu, puisqu’il ne cite ni le coauteur ni l’éditeur de Suicide, mode d’emploi.

 

Deux pages de «Suicide, mode d’emploi[4]»

Venons-en à la polémique engagée dans le numéro du 17 juin 1983 du Matin. Sous le titre curieusement anglicisé «Nazi or not nazi ?», Marlène Amar écrivait notamment : «Les deux auteurs, page 204, abordent le problème des thèses du professeur Faurisson sur les chambres à gaz. Surprenant, non, dans un ouvrage sur le suicide ? Voudrait-on insinuer que les victimes des camps nazis n’ont pas été gazées comme on le dit, mais se sont elles-mêmes donné la mort ?… [Suivent des extraits du texte. À la question : Nous apprendra-t-on que la logique est nazie ? Marlène Amar répond :] Dans ce cas de figure, nous avons bien peur que oui.»

Quand à «la vraie nature politique des écrits de MM. Guillon et Le Bonniec…», elle était confirmée aux yeux de la journaliste par le fait que, dans la préface à une réédition de Ni vieux ni maîtres, figure «une analyse pour le moins douteuse de l’action gouvernementale où les socialistes sont traités de “nouveaux bouffons”, d’“ennemis”, etc.»

Le Matin du 28 juin 1983 publiait notre réponse, intitulée «Demandez un Guépéou», dont je donne la fin : «Nous écrivons (persistons et signons) que si personne ne peut montrer comment une machinerie a pu fonctionner, nous en déduisons qu’elle n’a pu exister. Logique ? Non, nazi ! répond Marlène Amar. C’est qu’en l’occurrence la machinerie est une chambre à gaz. Les chambres à gaz échappent à l’analyse, aux rayons X et à la loi des hommes. Les chambres à gaz sont un dogme. La pensée de gauche avance à grands pas. Que peut-il encore y avoir de pire que d’être “nazi”. La réponse, toujours d’après Le Matin : ne pas s’extasier devant la gauche au pouvoir et “traiter les socialistes de nouveaux bouffons, d’ennemis, etc.” “C’est encore plus clair” écrit M. Amar. Nous avons bien ri. […]»

Ce texte, ainsi qu’un autre, plus court, de notre éditeur Alain Moreau, étaient publiés en fac-similé. Le maquettiste avait entouré les textes d’un trait hachuré qui figure la déchirure d’un parchemin, procédé utilisé dans la presse pour mettre en valeur un «document». Marlène Amar y ajoutait le commentaire suivant, où elle s’obstinait à affirmer que nous reprenions à notre compte les thèses de Faurisson : «Il est des droits de réponse qui valent tous les aveux. Que MM. Guillon et Le Bonniec ne nous en veuillent pas, mais ce ne sont point les menaces de poursuites judiciaires dont ils ont assorti ce texte qui nous incitent à le publier, mais plutôt le fait que celui-ci confirme totalement ce que nous écrivions le 17 juin dernier. Peut-être n’est-il pas à proprement parler “nazi” de contester l’existence des chambres à gaz pendant la dernière guerre. Mais, à nos yeux au moins, cela y ressemble étrangement.»

Chronologiquement, la première remarque concernant le passage incriminé apparaît, à ma connaissance, sous la plume de Norbert Bensaid qui, en une phrase, y voit une preuve supplémentaire de notre «phraséologie libertaire» (Nouvel Observateur, 11 septembre 1982). En décembre 1982, Le Droit de vivre, journal de la LICRA, publie une critique assez virulente, qui dénonce, à propos de Faurisson, un «sophisme grossier et odieux». «Au total, un livre profondément néfaste et méprisable», conclut l’auteur de l’article, qui nous décrit comme «appartenant au courant anarchiste et libertaire» et s’abstient de toute insinuation diffamatoire sur des opinions antisémites ou pronazies.

Ensuite se situe l’article du Matin (17 juin 1983) et notre réponse. C’est la première fois que l’accusation de sympathie nazie est lancée. Il est remarquable que personne, dans une presse très hostile au livre, n’ait essayé, à l’époque, de la reprendre. Il faut attendre onze ans pour voir apparaître un surgeon tardif dans Le Monde diplomatique de janvier 1994. M. Videlier y mentionne Suicide, mode d’emploi en une phrase, au milieu d’un long article sur l’extrême droite et le révisionnisme, intitulé : «À peine masqués, s’avancent les falsificateurs du passé». On notera que l’article ne fournit pas de citation du livre (ce que seul Le Matin avait fait) alors même qu’en 1994, il est devenu introuvable. Il est d’autant plus aisé de l’évoquer de manière vague et invérifiable, comme ingrédient d’un vaste amalgame.

«Car tout cela [les thèses néo-nazies], écrit M. Videlier, circule par les moyens les plus divers : insidieusement dans les salons, sans fard dans les égouts, mais toujours avec obstination. N’a-t-on pas vu le livre au mortel succès [sic], Suicide, mode d’emploi, faire, au détour d’une phrase, l’apologie de M. Faurisson ?»

Ne fréquentant ni les salons ni les égouts, je n’ai rencontré ni M. Videlier ni M. Faurisson. Je n’ai jamais éprouvé non plus le besoin de défendre ou de justifier l’action de ce dernier (c’est la définition de l’«apologie»). La phrase, au détour[nement] de laquelle M. Videlier voit cette apologie est évidemment celle où je parle de l’«intérêt» de Faurisson, et des mensonges qu’il a «révélés».

Dans cette phrase (cf. note 4), dont m’apparaît aujourd’hui comme une faiblesse l’exagération rhétorique, je faisais allusion à une réalité, dont les révisionnistes faisaient un usage intéressé, et surtout truqué, ce que j’ignorais en 1981 (année de rédaction du livre). Je veux parler de ce que Pierre Vidal-Naquet nomme des «chambres à gaz imaginaires[5]», décrites par des témoignages, voire exhibées, et dont on sait qu’elles n’ont pas existé. La «non-existence avérée» de certaines chambres à gaz ne prouvait évidemment pas qu’il n’avait existé nulle part de chambre à gaz, ce que je n’ai d’ailleurs jamais prétendu.

Jeune adolescent, j’avais découvert l’histoire contemporaine et un embryon de conscience politique dans les livres de Simon Wiesenthal (Les Assassins sont parmi nous) et Saül Friedländer (Pie XII et le IIIe Reich). Or, au-delà de l’oukase des historiens, insupportable par principe, le fait qu’ils paraissaient traiter par le mépris[6] la révélation, pour moi neuve, de mensonges dans ces matières, m’avait profondément choqué. Que n’ont-ils reconnu ces mensonges, coupant ainsi l’herbe sous le pied des révisionnistes ! Si je trouve suffisante, aujourd’hui, dans sa concision, l’affirmation de l’historien François Bédarida selon laquelle «à quelques rectifications mineures près, le débat est clos sur les faits[7] », tel n’était pas, en effet, mon sentiment il y a dix-huit ans [texte rédigé en 1997].

La réplique à ce que l’on appelait alors révisionnisme, et aussi bien aux néo-nazis qui pouvaient rêver de marquer des points dans ce débat, telle qu’elle s’amorçait dans la déclaration des historiens, était fausse et dangereuse dans sa forme, en ce qu’elle paraissait renforcer un «tabou», dont justement les révisionnistes se prévalaient pour se présenter comme seuls porteurs de vérité (et dont tentera de jouer par la suite le tandem Garaudy-Abbé Pierre). Refuser le débat avec eux était une chose, leur répliquer sur le terrain qu’ils avaient choisi (ce qui a finalement eu lieu) était inévitable. La preuve en est que des travaux ont été ou sont publiés pour leur répliquer, y compris sur la question de la technique de l’extermination.

Ainsi, Les Crématoires d’Auschwitz, la machinerie du meurtre de masse, de Jean-Claude Pressac[8], à propos duquel Vidal-Naquet écrit en 1990 : «Une archéologie était-elle nécessaire ? Certainement pas dans l’évidence aveuglante de 1945. Certainement aujourd’hui devant la campagne des négateurs. Mais non moins certainement sur le plan proprement historique, parce que tout doit être soumis à la mesure et au calcul [9] (…).»

On remarque que c’est la position exactement inverse de celle exprimée par la déclaration des historiens, et qu’au contraire elle rejoint celle que j’avais énoncée contre eux.

 

En quoi je me suis trompé

 Il y a dix-huit ans, le nœud du débat, au moins quant aux faits, c’est-à-dire en laissant de côté son aspect politique, me paraissait être bel et bien le fonctionnement technique d’une chambre à gaz, que d’aucuns disaient impossible, et que d’autres déclaraient inutile à prouver. Ma naïveté consistait en une espèce de «blocage cartésien» sur cet énoncé logique : ce dont personne ne peut m’expliquer le mécanisme n’a pas fonctionné. La faiblesse de ce raisonnement était de figurer l’exact reflet inversé du diktat : elles ont fonctionné, puisque le massacre a bien eu lieu. Lire la suite

Céline, Dieudonné, Faurisson : toujours les maux pour rire (2009)

Notes antiémétiques

 

Gueule rouge

[Aucune perte d’actualité, ou de pertinence, hélas ! pour ce texte, plus de cinq ans après sa publication, et à l’heure où Dieudonné et Soral annonçent la création d’un (autre) parti politique.]

Des extraits de ce texte ont été publiés dans le n° 19 (été 2009) du fanzine de contre-culture, antifasciste et libertaire Barricata.

 

Capture d’écran 2014-11-09 à 10.52.38

En organisant et en dirigeant une liste dite « antisioniste » aux élections européennes de 2009, le fantaisiste Dieudonné s’est situé délibérément sur le terrain de l’action politique d’où il feignait d’être absent, tout en affichant ses relations avec des militants d’extrême droite, soi-disant par intérêt médiatique ou goût de la provocation.

On aborde ici son discours, sketchs ou déclarations politiques, comme un mode d’intervention politique unifié, ainsi que celui des amis politiques qu’il a choisis.

Les citations que l’on trouvera reproduites sont, sauf exceptions signalées, tirées des extraits de spectacles, d’entretiens ou de conférences de presse librement consultables sur Internet (sur Dailymotion pour les sketchs).

Je précise qu’il ne m’intéresse pas de décider, dans les notes qui suivent ou dans la vie courante, qui est ou n’est pas antisémite, comme s’il s’agissait d’une essence particulière d’humains à détecter (on chercherait alors l’antisémite, comme celui-ci cherche « le juif »). Il me paraît instructif en revanche de repérer chez tel ou tel les éléments d’un discours antisémite, ses tenants et ses conséquences. J’utilise, en contrepoint des propos contemporains, quelques citations des « pamphlets » de Céline, remarquable écrivain et d’ailleurs antisémite militant, baignant dans l’aigreur misanthrope comme le cornichon dans son vinaigre.

 

Perversité

 

En faisant applaudir Robert Faurisson sur la scène du Zénith, le 26 décembre 2008 (nous y reviendrons), Dieudonné a attiré l’attention des médias et suscité de nombreux commentaires. On a moins remarqué l’enregistrement d’une vidéo mettant en scène Dieudonné et le même Faurisson, dont j’ignore si elle est antérieure ou postérieure au 26 décembre.

Au Zénith, Faurisson était invité sur scène ès qualités, si l’on peut dire ; dans la vidéo consultable sur le Net, il apparaît comme acteur d’un sketch, dans lequel il donne la réplique à Dieudonné. M. Faurisson a donc entamé une carrière inattendue de comique.

On peut étendre ici à divers catégories de personnes la remarque que faisait, dans un film célèbre, Bernard Blier, à propos des cons : « Ils osent tout… c’est même à ça qu’on les reconnaît ! »

Dans le sketch, il « joue » un juif (il porte une kippa) traqueur de nazis, Maître Simon Krokfield (entre Simon Wiesenthal et Maître Klarsfeld). Ce juif de comédie est président — ici l’on est supposé rire — de « l’association des beaux-frères et belles-sœurs de déportés » (au lieu de « fils et filles »). Dans le répertoire comique français, toutes les phrases qui commencent par « Mon beau-frère…» annoncent une charge ironique. La formule de Dieudonné veut s’inscrire dans ce répertoire (imaginons : « Mon beau-frère, il est déporté… [rires] »). Elle sous-entend que les gens qui se prévalent d’une filiation avec les déporté(e)s en jouent comme d’une recommandation, un piston, quand au fond ils n’ont qu’une relation d’alliance avec eux. On voit que tout le monde n’a pas le souci de ne pas séparer les enfants de leurs parents.

Ajoutons que Faurisson/Krokfield plaisante sur les « nègres ». Il s’agit probablement d’une « réplique » à un extrait d’émission télévisée où un intervenant critique Dieudonné, et prononce à son propos un mot, qui peut être « nègre », mais qui, dans les mauvaises conditions d’enregistrement et d’écoute, peut aussi bien être le début de nég/ationniste. Qu’importe d’ailleurs. Le fait qu’un individu particulier, à le supposer de confession ou d’origine juive, traite quelqu’un de « nègre » à raison de la couleur de sa peau, ne justifie nullement d’incarner un « juif » abstrait en raciste antinoir.

Faurisson « joue » donc, pour le ridiculiser, le rôle d’un juif, non pas « survivant », mais presque « au contraire » vivant puisqu’il n’a pas pu être victime d’un génocide qui n’a pas eu lieu. Faurisson, qui nie que les juifs aient jamais été victimes d’un génocide organisé par les nazis, crée, par la magie d’un petit théâtre, un juif supplémentaire. Du coup, il « prouve » que le génocide n’a pas eu lieu, puisque lui Fau/juif/risson est bien en vie et parle, de manière censément ridicule. Des néo-nazis ont pareillement dit de Simone Veil, par exemple, qu’elle prouve, par son existence même, l’inexistence du génocide.

On entendait, pendant l’Occupation, sur Radio Paris, les bonimenteurs de la collaboration contrefaire un « accent yiddish » pour parler des juifs et de leurs « bedis » commerces. Imaginons maintenant Rudolph Hess, improvisant une scénette au procès de Nuremberg, napperon sur le crâne, accent d’Europe de l’Est, « témoignant » que les juifs n’ont pas été exterminés puisque lui est vivant…

Nous ne sommes nullement, comme le prétend Dieudonné, dès qu’il est renvoyé dans les cordes, et comme le croient de trop nombreux crétins, dans le registre de la dérision ou de la provocation, mais dans celui de la perversité, ce qui n’est pas une catégorie morale mais clinique.

Historiquement, Faurisson « jouant » au juif, pire encore, jouant « le » juif — menteur, raciste, prétentieux —, c’est la revanche des antisémites contre « le juif Chaplin[1] » ridiculisant Hitler, et à propos duquel Céline écrivait, dans Bagatelles pour un massacre : « Charlie Chaplin travaille aussi, magnifiquement, pour la cause, c’est un grand pionnier de l’Impérialisme juif » (1943 p. 43).

Capture d’écran 2014-11-09 à 10.52.38

« Ils » sont partout !

Considérons maintenant les propos de M. Yaya Gouasmi, dirigeant d’un « parti anti-sioniste », membre de la liste « antisioniste » de Dieudonné aux européennes, lors de la présentation de celle-ci. Il est assis à la droite de Dieudonné, parle en sa présence, sans être à aucun moment repris ou démenti par lui.

[Il faut un ] « front uni contre le sionisme, qui gangrène notre société ; il gère les médias, l’éducation de nos enfants, notre gouvernement […] tout ça pour l’entité sioniste israélienne. »

Le sionisme gère l’Éducation nationale ? ! À strictement parler vide de sens, cette affirmation évoque immédiatement le délire antisémite : ils (les juifs) sont partout, ils veulent devenir les maîtres du monde, d’ailleurs c’est déjà fait ! Dans leur concision, les propos de M. Gouasmi confirment — hélas ! — l’hypothèse selon laquelle « sionisme » est le vocable sous lequel les antisémites modernes (c’est-à-dire postérieurs à la création de l’État d’Israël) stigmatisent « les juifs », sans rapport objectif avec le sionisme en tant que mouvement d’opinion historiquement daté[2].

Relisons un passage des Beaux Draps de Céline (1941, p. 44) :

« Plus de juifs que jamais dans les rues, plus de juifs que jamais dans la presse, plus de juifs que jamais au Barreau, plus de juifs que jamais en Sorbonne, plus de juifs que jamais en Médecine, plus de juifs que jamais au Théâtre, à l’Opéra, au Français, dans l’industrie, dans les Banques. Paris, la France plus que jamais livrées aux maçons et aux juifs plus insolents que jamais. »

La presse, la Sorbonne… ils sont partout. Mais il est logique, et commode pénalement, que les juifs soient, postérieurement à 1948, incarnés dans l’État d’Israël, d’autant que ses dirigeants affichent parfois eux-mêmes cette prétention exorbitante.

De Céline à Gouasmi, la verve en moins, le discours et la plainte sont les mêmes et visent la même population.

Demeurons un instant avec M. Gouasmi. Il fait une déclaration ahurissante, dont je reconnais qu’elle a provoqué chez moi un rire nerveux. Comme quoi il y a peut-être bien un « effet Dieudonné » contagieux.

Passons sur le fait que le personnage se présente comme « héritier du général de Gaulle », ce qui lui sert à annoncer que la France est « occupée par le sionisme » et que eux, les « antisionistes » sont là pour l’en « libérer » (en 1943, Céline écrit, dans Bagatelles : « Nous sommes en plein fascisme juif » ). C’est un des nombreux exemples de retournement que les extrémistes de droite affectionnent : on nous traite de racistes, pas du tout, ce sont des racistes anti-Français ; on nous accuse de nier un génocide, pas du tout, c’est nous qui dénonçons celui des fœtus avortés, etc.

Non, M. Gouasmi fait mieux, réécrivant l’histoire de la seconde guerre mondiale. Négationniste ? Vous n’y êtes pas ! Au moins pas de la shoah, soigneusement citée : « Il y a eu la shoah ».

Mais voyons la suite : « Les juifs malheureux [il y avait eu la shoah] sont arrivés en France. La France les a accueillis… » Et, vous l’avez compris, ils en ont honteusement profité ! Relisez cette phrase. Elle vient aux lèvres d’un homme qui déclare paisiblement que « l’antisionisme n’a rien à voir avec l’antisémitisme ». Donc, cet antisioniste dépourvu jure-t-il de tout espèce d’antisémitisme imagine, sans penser à mal oserais-je dire, que « les juifs », certes malheureux, sont « arrivés » en France, laquelle, bonne poire, les a accueillis. On comprend qu’une histoire qui commence si mal ne peut que se terminer dans la mainmise général de l’entité sioniste sur une communauté nationale aussi naïve et gourdasse.

Que les Français de confession ou d’origine juive, ou pour être plus précis, ceux parmi les Français de confession ou d’origine juive qui avaient survécu au génocide, soient rentrés chez eux, voilà une idée qui dépasse l’entendement et la culture de M. Gouasmi. Il est probable qu’il n’a jamais entendu dire non plus que nombre de ceux-là on trouvé porte close chez eux, leur domicile étant occupé plus ou moins « légalement » par d’excellents français non juifs. « Accueillis », tu parles !

Un mot encore, emprunté à M. Gouasmi, qui se dit très préoccupé par le nombre des divorces. Savez-vous pourquoi ? « À chaque divorce, il y a un sioniste derrière. Nous le croyons. »

En langage courant, ce sont les propos d’un fou, auxquels personne n’accorderait beaucoup d’attention si tenus par un pilier de comptoir. Mais ils constituent, du point de vue même de celui qui les tient, et de Dieudonné qui les écoute, un programme d’affirmation politique.

Dans ses thèmes, dans sa structure, dans les mensonges historiques qu’il véhicule, ce délire recouvre exactement le délire antisémite. Seule différence notable, adoptée par précaution ou sincèrement « pensée », le mot antisioniste.

Capture d’écran 2014-11-09 à 10.52.38

Le fion et la quenelle : misère sexuelle de l’antisémitisme

Dans l’imaginaire antisémite, comme dans tous les imaginaires racistes (antinoir, antiarabe), le juif est fantasmé comme ayant une sexualité débridée. Ce qui est plus particulier, me semble-t-il, à l’antisémitisme c’est l’association avec la féminisation. Le juif est féminin, sous-entendu parce que pédéraste. Mais comme il est très sournois ! il est également sodomite (tandis que l’« arabe » est réputé sodomite sans que cela nuise à sa réputation virile, au contraire pourrait-on dire).

Consultons Louis-Ferdinand Céline :

« Toutes les gonzesses aux Abyssins ! La race plein les miches !… Elles ont le panier en compote ! elles peuvent plus s’asseoir tellement elles ont le fios enjuivant… Ah ! comme ils baisent fort… ces frères !… Ah ! comme ils sont brûlants ! vulcans !… C’est des vrais cœurs d’amants !… Braquemards faits hommes ! » (Bagatelles pour un massacre, e. o. 1937, Denoël, 1943 p. 228)

« Les Aryens […] s’ils se laissent trop nombreusement enculer par les négrites, les asiates, par les juifs ils disparaîtront ignoblement » (L’École des cadavres, 1938, p. 221).

Signalons à tout hasard à Dieudonné que l’antisémitisme fait, chez Céline (et ailleurs), très bon ménage avec le racisme antinoir : « Le nègre le vrai papa du juif, qu’a un membre encore bien plus gros, qu’est le seul qui s’impose en fin de compte, tout au bout des décadences. Y’a qu’à voir un peu nos mignonnes, comment qu’elles se tiennent, qu’elles passent déjà du youtre au nègre, mutines, coquines, averties d’ondes… » (Les Beaux Draps, 1941, p196).

Dans l’imaginaire de Dieudonné (il n’est pas le seul !), la sodomie n’est pas une pratique érotique mais un moyen de se soumettre l’autre et/ou de l’humilier, quel que soit son sexe. Le fantaisiste recours à un vocabulaire personnel, et à une gestuelle très classique, que son public reconnaît et salue par des rires complices. Enculer, c’est dans le vocabulaire de Dieudonné « glisser une quenelle » (le sketch avec Faurisson est parfois intitulé sur le Net Glissage de quenelle) ; quant au geste il consiste toujours à remonter la main gauche le long du bras droit, pour signifier la taille de la « quenelle » que, selon les cas, on a mis à l’autre ou que l’on s’est fait mettre par lui. Dans la suite, la mention [geste] désigne cette mimique.

La référence à l’enculage, subi ou imposé, est très fréquente, relativement aux extraits de sketchs que j’ai visionnés.

Dans le sketch où il évoque le parrainage de l’une de ses filles par Jean-Marie Le Pen, président du Front national, dans la paroisse de l’abbé intégriste Laguérie (à Bordeaux), Dieudonné fait dire à Le Pen : « Si on peut leur glisser une quenelle, je suis avec vous ».

Il commente sur scène : « T’as vu comment ils ont mordu, j’leur ai mis jusque là [geste]. »

Ailleurs, c’est l’adversaire qui a usé victorieusement de sa quenelle : « Julien Dray, lui, il nous l’a mis jusque là [geste]. » Le banquier « Madoff, lui aussi il en a glissé des quenelles [geste] ».

Autre pratique connue pour symboliser la soumission : lécher le cul. Elle peut se confondre avec l’idée de sodomie. Ainsi à propos de George W. Bush, dont le président de la République française Nicolas Sarkozy est supposé avoir léché le cul (il est soumis à lui) mais qu’il a peut-être enculé au passage (évocation confuse des rapports sodomitiques entre les États-Unis, Israël et « les juifs ») : « Bush est reparti avec le cul propre, avec Sarkozy dans le fion[3] ! »

Il arrive que le verbe enculer soit prononcé. Parlant de ses origines : « Je m’appelle Dieudonné, qu’est-ce que je peux faire de plus ? Me faire enculer par un curé ? » Et à propos des Pygmées : « [C’est le genre] j’tencule pour te dire bonjour ! »

De Christine Albanel, ministre de la Culture, il note que « ça rime avec quenelle ! »

À propos des européennes, enfin, il déclare qu’il espère « glisser une petite quenelle dans le fond du fion du sionisme » (Le Monde, 10-11 mai 2009 ; d’après Libération, il aurait précisé « ma petite quenelle »).

Le programme de la liste se résume donc officiellement à « enculer le sionisme ». Faut-il voir de la modestie dans la taille annoncée de la quenelle ? Sans doute pas ; d’ailleurs sur scène, le geste est démesuré. Mais le fion enjuivé (le fios enjuivant, dit Céline) est si large, déformé par les coïts sodomitiques que n’importe quelle verge/quenelle y flottera. (La déformation de l’anus du sodomite est un thème de plaisanterie obscène que l’on trouve déjà chez le latin Martial avant d’être une obsession des médecins au XIXe siècle.)

Renouant avec une longue tradition d’obscénité dans la littérature populaire et les farces, la mention récurrente de la sodomie comme domination atteste ici l’obsession paranoïaque, au sens clinique, de se faire avoir, d’être baisé, d’être abusé, trompé, — tous termes ayant un sens équivoque. Toutes les occasions historiques sont bonnes pour cela : défaite de 1940, 11 septembre 2001 et grippe porcine.

Lacan avait finement intitulé l’un de ses séminaires : « Les non-dupes errent ». On voit jusqu’où peut aller leur errance.

Capture d’écran 2014-11-09 à 10.52.38

Le syndicat des aigris

Le caractère hétéroclite de la liste « antisioniste » n’a pas manqué d’être souligné tant il est caricatural. C’est que ces gens n’ont pas d’idées propres, et par malheur ils méprisent aussi l’histoire (« Ah! le poids de l’histoire » ils en ricanent quand il s’agit du nazisme et de ses victimes, quitte à se barbouiller de patriotisme comme l’impayable stalino-facho-antisioniste Soral). Ils conçoivent le débat d’idées comme une compétition entre mâles dominants. Du coup leurs « engagements » peuvent subir des retournements complets, et à répétition ; ils n’en sont pas moins persuadés de suivre une route cohérente. Or, elle bifurque selon les rencontres, les affects et les échanges de phéromones. Dieudonné injurie Le Pen au milieu des années 1990, mais se rétracte après avoir « rencontré l’homme » (ah ! l’homme Goering… trop tard, hélas ! pour procéder à une réévaluation), et même s’excuse (sur Radio Courtoisie, radio catholique proche des intégristes). Soral se moque de Dieudonné, qui demande à le rencontrer, à la suite de quoi ils deviennent copains comme cochons… Tout ça sent très fort le vestiaire de stade et la chambrée : testostérone, amitié virile et estime pour l’adversaire.

Ces gens se déclarent « infréquentables » et se congratulent ! M. Faurisson se fait remettre sur la scène du Zénith le « prix de l’infréquentabilité et de l’insolence », rien moins ! Au fond, ils voudraient être à la fois proscrits, méprisés, ghettoisés… mais célèbres. Le fantaisiste se voit en Chaplin, l’écrivain rêve d’être Kafka, et le charlatan Sigmund Freud. Bref, les malheureux aimeraient tellement être juifs. Des victimes, autant dire des martyrs ! D’ailleurs, on les agresse physiquement, c’est un début ! Et rebelles avec ça, anticonformistes ! À côté d’eux, les Darien, Fénéon et Zo d’Axa, étaient des grenouilles de bénitier. Comment expliquer que le monde ne reconnaisse pas de pareils génies à leur juste valeur ?… C’est à ce problème existentiel que le complot sioniste, euphémisme moderne du complot juif ou judéo-maçonnique, sert de solution finale. Ces rêves déçus, ces ambitions rentrées, ces aigreurs d’estomac… Bon dieu mais c’est bien sûr ! Les juifs, les sionistes… Comment n’y avait-on pas pensé plus tôt ? En fait, on y pense depuis toujours (et c’est une preuve supplémentaire, pas ?). « Socialisme des imbéciles », selon la formule du social-démocrate August Bebel, l’antisémitisme, de forme ancienne ou post-mille neuf cent quarante-huitarde, est la providence des aigris et des déclassés, qui doivent s’expliquer à eux-mêmes et expliquer au monde comment il se fait qu’ils ont été mis au ban de tout et par tous, exceptés leurs semblables, aussi éloignés qu’ils en soient par ailleurs. Et c’est ainsi que des activistes pro-palestiniens fraternisent avec des racistes d’extrême droite et d’anciens staliniens avec des islamistes.

Capture d’écran 2014-11-09 à 10.52.38

De la « provocation » et de la « liberté d’expression » considérées comme alibis

Du latin provocatio, la provocation est un appel, lequel — dans l’acception moderne du terme — est lancé dans une forme délibérément choquante pour une partie ou pour la majorité d’une communauté (religieuse, nationale…). On peut aussi choquer pour le plaisir de choquer. Dans ce cas, la provocation n’« appelle » que la réaction émotionnelle immédiate qu’elle suscite, sans aucun message à transmettre.

Reposant sur le déclenchement d’émotions, par nature irrationnelles, la provocation est un mode de communication délicat à manier.

Dieudonné fait monter sur scène l’un de ses assistants, revêtu d’un pyjama et portant l’étoile jaune barré de la mention « Juif », lequel faux juif — c’est une curieuse manie chez ces gens de « fabriquer » des juifs quand ils estiment qu’il n’en subsiste que trop — crie « N’oubliez pas ! ». Ce sketch est censé, croit-on comprendre, tourner en ridicule l’actuelle manie mémorielle, au moins quand elle concerne la shoah (et non pas la traite des noirs, bien entendu ; à ce propos, on se bornera à dire qu’il n’en est jamais question, sans commenter les initiatives qui démentent l’affirmation). Dieudonné annonce l’assistant dans ces termes : « Jacky, dans son habit de lumière ». Associer la tenue du déporté à celle du torero, voilà ce que je ne peux comprendre que par un retournement à visée grotesque : le déporté est condamné à l’obscurité et à la saleté, il a du mal à tenir sur ses jambes, il est la risée de ses bourreaux, il vaut moins que la bête à cornes qui va mourir mais que l’on a nourrie et soignée dans cette perspective.

En criant, par dérision, ce « N’oubliez pas ! », l’assistant de Dieudonné lance en son nom un appel, une provocation si l’on veut, mais à quoi ? Non pas tant à oublier (comme on dit à quelqu’un « Oublie-moi un peu ! ») qu’à se souvenir toujours de ceux qui prétendent incarner l’histoire.

« N’oubliez pas qu’ils n’ont pas été ce qu’ils disent : ni victimes ni héros », voilà le contenu de la provocation de Dieudonné. À supposer qu’elle ait comme point de départ une critique légitime de la politique de l’État d’Israël, elle vise des gens dont la plupart n’étaient pas sionistes ou même étaient, en tant que juifs, antisionistes.

Observons qu’un louable souci de vérité historique — pour une fois ! cela mérite d’être salué — a poussé à écrire le mot « JUIF » sur l’étoile jaune que porte Jacky. Juif, pas « sioniste ». C’est un juif qui-n’a-pas-pu-être-victime-du-génocide-qui-n’a-pas-eu-lieu qui vient faire rire de lui et se faire siffler. Ces « antisionistes » ne peuvent pas se passer du juif.

Le soir où il fait monter Faurisson sur scène, Dieudonné s’exalte : « C’est la plus grosse connerie que j’ai faite. La vie est courte, déconnons et désobéissons le plus vite possible […] liberté d’expression. »

Quand Dieudonné crie « Liberté d’expression », bras écartés, ce n’est pas un programme, c’est une incantation. Il prétend passer sur les propos qui viennent d’être tenus, par lui et Faurisson, une onction morale. « Ces propos sont couverts par la liberté d’expression» semble-t-il dire, comme on dit d’un fait qu’il est couvert par la prescription, donc impossible à juger. Or le principe, excellent dans son entièreté, de la liberté d’expression, ne s’entend qu’avec le corollaire de la responsabilité morale et politique.

Peut-être est-ce la liberté du bouffon que revendique le fantaisiste ? Mais dans ce cas, il se désigne lui-même comme bouffon, c’est-à-dire comme mauvaise conscience du monarque et se disqualifie comme critique du système.

Il est sans doute temps de dire un mot de la question de l’efficacité comique du personnage. Autrement dit : Dieudonné fait-il rire ? la réponse à cette question modifie-t-elle les données du problème ? Si je me borne au visionnage des spectacles, je constate que Dieudonné fait rire. Une spectatrice interrogée à l’entrée d’un spectacle dit : « C’est le seul qui me fait encore rire ! » Je reconnais au fantaisiste un talent de caricaturiste dans les sketchs de studio (du strict point de vue de la caricature de l’entretien télévisé, le sketch avec Faurisson est assez réussi, même s’il n’apporte rien par rapport aux prestations passées de Poiret et Serrault, par exemple) ; j’ai dit plus haut ce qu’il faut en penser quant au fond. Sur scène, devant un parterre de pro-palestiniens vociférants et de néo-nazis hilares, Dieudonné est à la fois vulgaire (ce dont il se flatte) et effrayant ; je plains infiniment les gens qui ont « besoin de ça », d’une telle dose d’affects archaïques, pour atteindre «encore» la crise de rire libératrice.

D’ailleurs, on peut être excité par une scène de viol au cinéma (on peut l’être par le viol réellement subi) : cela ne constitue pas un argument en faveur du viol, ou des violeurs, ou des cinéastes qui usent de ces pulsions pour attirer les spectateurs.

Le rire (pas plus que l’émotion génitale) ne prouve rien de la qualité ou de la légitimité des idées mises en scène. Il ne saurait constituer une excuse morale. Ajoutons que la « désobéissance » à laquelle incite Dieudonné est l’exact contraire d’un mot d’ordre libertaire quand elle adopte comme moteur psychique des réflexes sexuels archaïques. Il est vrai que, dans un registre heureusement beaucoup plus dérisoire, on trouve des jeunes gens pour ressentir l’instant besoin de fumer dans les lieux publics, « puisque c’est interdit ».

Capture d’écran 2014-11-09 à 10.52.38

Quel «effet Dieudonné» ?

On a beaucoup évoqué dans les lignes qui précèdent la question de savoir de quoi Dieudonné peut être le symptôme. Ajoutons qu’il correspond à la dégradation d’une culture « contestataire » privée de ses clowns (Coluche est mort, Font au purgatoire, Val patron de presse). Au-delà de la manœuvre probable, ou au moins plausible, de militants d’extrême droite organisant un rapprochement avec des secteurs islamistes, via un antisémitisme à peine maquillé, le premier effet à redouter concerne cette partie du public contestataire qui se solidarise avec Dieudonné, par fidélité ou goût abstrait de la provocation. Là encore, les entretiens réalisés par Rue89 à l’entrée des spectacles indiquent quelque pistes. Se trouvant acculés dans une position un peu délicate (« Vraiment, rien ne vous gêne dans ses propos ? ), les spectateurs se retranchent derrière le principe d’une liberté d’expression et d’opinion qui met le signe égal entre toutes les « opinions ». Qu’importe, disent-ils ou laissent-ils entendre, le contenu et les implications de ce que je pense, dis ou ressens, puisque je considère que j’ai « le droit » d’agiter ces idées. On est tout près du propos prêté par Guy Bedos à sa mère : « Pourquoi ne serais-je pas raciste ? Il y a bien des antiracistes ! » Plus l’idéologie dominante s’affiche antiraciste — et ce peut être hypocritement ou/et maladroitement —, plus cette réaction contre elle se charge d’une signification pseudo-rebelle. Les cartes sont d’autant mieux brouillées que le locuteur peut se prévaloir d’appartenir à une communauté elle-même discriminée. D’où les difficultés d’un Faurisson, contraint, pour se présenter comme victime des juifs, d’affirmer : « Je suis traité dans ce pays en palestinien (sic) et je ne peux m’empêcher de faire cause commune avec eux ». Il faut un stupide réflexe conditionné pour faire saluer une aussi grotesque déclaration de youyous approbatifs (même s’ils visent davantage le terme « palestinien » que l’orateur lui-même).

La seconde catégorie de public, outre les sympathisants du Front national venus s’encanailler, est constitué de jeunes nés dans des famille d’origine maghrébine qui trouvent dans la dénonciation de l’ennemi sioniste un exutoire aux ressentiments causés par les discriminations sociales et policières.

« À partir du moment où il y a unanimité, il y a vérité », dit Faurisson, par dérision, dans le sketch avec Dieudonné. Il faut entendre — contre ce qui doit être, croit-on comprendre, l’esprit de mensonge des juifs — que toute unanimité dissimule un mensonge. Le génocide des juifs est reconnu, donc… Les médias parlent des « attentats » du 11 septembre, donc… Les médecins prétendent avoir découvert un virus du sida, donc… Ainsi, il y a unanimité pour constater que la terre est ronde, donc c’est une vérité officielle, donc elle est fausse. La terre est peut-être plate, ou cubique ; à moins qu’elle affecte la forme d’un chandelier à sept branches… Qu’en dit M. Thierry Meyssan ?

Citons, en guise de conclusion provisoire, un extrait, traduit par mes soins, du discours de Genève (ou Durban 2, en 2009) du président iranien M. Armaninedjav, contribution décisive comme on va voir à la définition du racisme, texte que M. Soral a décrété « incritiquable » lors de la présentation de la liste «antisioniste» aux européennes.

« M. le Président, Mesdames et messieurs, le racisme a sa source dans le défaut de connaissance de la racine de l’humain en tant que créature choisie par Dieu. Le racisme est aussi le produit de la déviation du véritable chemin de la vie humaine et des obligations du genre humain dans le monde de la création, par l’abstention délibérée de rendre un culte à Dieu, l’incapacité de penser la philosophie de la vie ou la voie de la perfection qui sont les éléments principaux des valeurs divines et humanitaires ; [cette déviation] a réduit l’horizon de l’humanité, faisant d’intérêts éphémères et limités la mesure de son action. C’est pourquoi le pouvoir du mal a pris forme et a développé son royaume en dépossédant les autres de la capacité de profiter d’occasions équitables et justes de développement[4]. »

Yaya Gouasmi a déjà caractérisé pour nous ce « royaume du mal », que M. Armaninedjav désigne lui-même tout au long de son discours, d’une manière qui échappe à toute critique — de M. Soral ! C’est évidemment l’État d’Israël. Il n’est peut-être pas mauvais que certains «libertaires» fanatiques de l’esprit de contradiction voient sous quelle bannière ils défilent et quels «amis» ils se sont faits.

Pendant ce temps, des jeunes Israéliens et Israéliennes refusent le service militaire, d’autres désertent une armée d’occupation, et les Anarchistes contre le mur risquent leur vie en manifestant devant les blindés. À ceux-là, comme aux palestiniens laïques, coincés entre les colons israéliens et le Hamas, une pensée de solidarité affectueuse.

Capture d’écran 2014-11-09 à 10.55.27

 

[1] Un ami me signale que les guillemets s’imposent, et me renvoie au témoignage de Groucho Marx, auquel Chaplin aurait confié que bien que n’étant pas juif il lui avait semblé plus digne de ne pas démentir la rumeur l’affirmant.

[2] Sur les débats dans le mouvement révolutionnaire anarchiste sur sionisme et antisémitisme, voir le texte de la brochure des Étudiants socialistes révolutionnaires internationalistes (ESRI), sur ce blog.

[3] Ne perdons pas une occasion, aussi navrante soit-elle par ailleurs, d’apprendre quelque chose. Ici à propos du mot fion, synonyme de cul. Son origine est inconnue selon le Dictionnaire de l’argot français et de ses origines (Larousse, 1990). Mais je trouve dans le Littré cette indication : Fion. Terme populaire. Tournure, bonne façon. Il a du fion. Donner le fion, donner la dernière main. Dérivés : fionner et fionneur, Celui qui fait l’élégant, le beau. Et dans le Dictionnaire historique de la langue française : «P. Guiraud propose de reconnaître dans fion le résultat […] de l’évolution d’un latin populaire finionem (dérivé de finis, fin) qui aboutit à fignon.» D’où troufignon ou troufion, pour anus.

[4] Mr. President, Ladies and gentlemen, Racism is rooted in the lack of knowledge concerning the root of human existence as the selected creature of God. It is also the product of his deviation from the true path of human life and the obligations of mankind in the world of creation, failing to consciously worship God, not being able to think about the philosophy of life or the path to perfection that are the main ingredients of divine and humanitarian values which have restricted the horizon of human outlook making transient and limited interests, the yardstick for his action. That is why evil’s power took shape and expanded its realm of power while depriving others from enjoying equitable and just opportunities of development.