La traite des jaunes en Indochine française, par Zo d’Axa (1905)

Le 23 août 1905, La Vie illustrée publie un article de son « envoyé spécial » autour du monde, l’anarchiste en-dehors Zo d’Axa.

 

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La revue Plein Chant a consacré à Zo d’Axa un beau numéro spécial, dans lequel on trouvera un reportage au Canada, chez les Doukhobors, tiré de La Vie illustrée (Plein Chant, printemps 2006, 20 euros, à Bessac, 16120 Châteauneuf-sur-Charente). Je reproduis ci-dessous un reportage consacré aux conditions faites aux immigrants chinois en Indochine[1].

 

Colonie française, l’Indochine s’est constituée à partir de la Cochinchine (au sud de la péninsule), de l’Annam (le long de la côte de la mer de Chine), du Tonkin (ville principale : Hanoï) et du Cambodge. À partir de 1900, c’est-à-dire à l’époque où Zo d’Axa visite la région, s’ajoute aux possessions françaises le territoire chinois du Kuang-chou wan.

 

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LA TRAITE DES JAUNES

 

Récemment la Vie Illustrée a conté l’âpre existence des émigrants qui, de la vieille Europe, allaient vers les Amériques chercher à conquérir une vie qu’ils ne pouvaient plus gagner dans leur mère patrie ! Et c’était l’exode tragique de pauvres diables, qui, ayant fait argent de leurs dernières hardes ou de leur ultime lopin de terre, trouvaient au débarqué la misère après la malchance.

Encore ceux-là, arrivant dans des villes où la civilisation a su atténuer dans une certaine mesure le « malheur aux vaincus ! » avaient-ils la consolation d’obtenir leur rapatriement.

Mais il est d’autres émigrants, plus nombreux encore sur le calvaire de la détresse sociale, pour qui l’accueil mauvais sera la fin de tout. Ce sont les Chinois, qu’engagent des compagnies, cachant, sous prétexte de « placement » ou sous couleur de philanthropie, leur caractère négrier.

Avec telles combinaisons qui leur assurent un tant par tête, ces compagnies, bon an mal an, expédient des marchés de Hong-Kong ou de l’île de Haïnan pour Saïgon, Singapour ou la presqu’île de Malacca, des centaines de milliers de Chinois.

Ils sont naturellement condamnés aux travaux d’assèchement, de défrichement, de déboisement, qu’à cause de l’insalubrité des lieux et de l’effort à déployer, on a renoncé à obtenir des indigènes. Abandonnant, un pays bouleversé par de expéditions européennes et des dissensions politiques, travaillé par des sociétés secrètes et ravagé par des bandes de pirates, les Chinois tranquilles et laborieux acceptent les offres des traitants.

 

On les embarque

De la cale jusqu’au pont d’un des navires frêtés pour ce service spécial, des hommes, des femmes, des enfants sont entassés dans une promiscuité repoussante. À peine nourris, rationnés d’eau, croupissant dans l’ordure, ils sont voués à toutes les lèpres. Ils vivent ainsi, raclant leurs croûtes, détruisant leur vermine au mieux et se contagionnant. Qu’importe ! à l’arrivée on les vaccinera !

La chose qui frappe d’abord le spectateur qui regarde débarquer ces immigrants à Saïgon, c’est le moyen qu’on emploie pour les mettre à terre. Des navires qui les amènent, on les verse dans de grands sampans où ils s’empilent jusqu’à ce qu’il n’y ait plus un pouce carré de place. Ils sont parfois jusqu’à deux cents dans une embarcation mue à l’aviron, gouvernant mal et qui doit quelquefois parcourir plusieurs kilomètres avec un courant contraire qui va jusqu’à 2 nœuds 1/2. On songe naturellement, en voyant opérer ainsi, à ce qu’il adviendrait en cas de collision : noyade générale de la cargaison. Il serait pourtant si simple d’avoir une chaloupe pour remorquer au moins ces sampans.

J’ai vu des immigrants rester en route pendant trois heures pour arriver du magasin à pétrole, où le navire était mouillé, au mât de signaux, où ils devaient prendre terre, soit un parcours de quatre kilomètres, maximum.

Une autre remarque, qui n’est pas à la louange de l’Administration, c’est la manière dont les arrivants sont vaccinés.

Ceux qui, tempéraments robustes, ont résisté à toutes les infections, vont subir un nouvel assaut. La lancette passe d’un bras à un autre, jusqu’à épuisement de sa charge de vaccin sans être jamais aseptisée.

Ils n’auront peut-être pas, grâce à ce procédé, la variole, mais quels germes la lancette n’a-t-elle pas inoculés avec le fameux vaccin préservatif ! Le travail est fait, fait vite et bien fait… Ce sont des Chinois.

Les coloniaux sont désireux d’avoir des Asiatiques étrangers, parce que ceux-ci sont nécessaires à l’exploitation de la colonie et au service domestique, l’indigène n’ayant ni la force ni le courage d’exécuter de durs travaux, ni la fidélité et l’honnêteté du bon serviteur. Le Chinois vaut mieux pour ça ; mais les travaux terminés, au lieu de repartir, il cherche d’autres entreprises qui l’emploieront, fait du négoce…

Il s’installe.

C’est là le point délicat.

Certains de ces Chinois, intelligents, tenaces, très commerçants, se créent rapidement des situations ; n’ayant pas à lutter avec la concurrence européenne, emploient à leur tour des compatriotes, forment des agglomérations très denses tendant. à s’augmenter de jour en jour, et conquièrent ainsi peu à peu la colonie.

On crie au péril jaune. On promulgue des règlements arbitraires qui, malgré leur brutalité, ne changent rien. Impôts, prohibitions, mauvaise administration, tout est fait, semble-t-il, pour arrêter le développement d’un pays éminemment riche par lui-même, où il ne manque que la main-d’œuvre nécessaire pour le mettre en valeur.

Le Chinois immigré doit, sous peine d’expulsion, subir l’organisation administrative adoptée par le gouvernement de l’Indo-Chine : payer un impôt très lourd, se soumettre, au service de l’identification.

Les Asiatiques étrangers paient en Cochinchine une taxe personnelle de capitation que, pour ne pas être en désaccord avec les traités, l’Administration a qualifiée « taxe d’immatriculation». C’est une cote variable proportionnellement au chiffre de la patente ou de l’impôt foncier payé par l’étranger ; ceux qui ne sont ni commerçants, ni propriétaires, les coolies, les ouvriers, les compradores, la masse, en un mot paient annuellement treize piastres 50 environ, à peu près trente-deux francs en monnaie française.

Si l’on considère que, d’autre part, tous les produits de consommation chinoise sont frappés très fortement de droits de douane ou de régie, on arrive à constater qu’un manœuvre verse pour le moins vingt-cinq piastres par an au Trésor, environ soixante francs pour un salaire moyen de douze piastres par mois.

On reste stupéfait d’un pareil régime fiscal appliqué à une main-d’œuvre qui fait défaut dans le pays. L’indigène ne paie guère que quatre piastres par an d’impôt personnel, trois fois moins que le Chinois.

L’impôt personnel des étrangers, qui est, ainsi que nous venons de le dire, de treize piastres 50 en moyenne en Cochinchine, n’est au Cambodge que de neuf piastres 50, et encore est-ce parce qu’il a été augmenté récemment de deux piastres 50. Il était de sept piastres jusqu’en 1902.

Cette situation favorise singulièrement le Cambodge au préjudice de sa voisine, ce qui prouve bien que si la taxe était moins élevée, l’affluence chinoise serait bien plus considérable. On m’a à expliqué que ce sont des considérations d’ordre budgétaire qui s’opposent à l’unification de cette taxe dans les deux pays, ceux-ci ayant chacun leur autonomie financière.

Comme j’émettais l’opinion que si cette taxe personnelle était réduite dans de fortes proportions, on aurait bien plus de Chinois dans le pays qui paieraient des impôts indirects plus importants, il m’a été répondu également que des raisons budgétaires ne permettent pas d’admettre ce principe de compensation, les impôts directs allant aux budgets locaux, tandis que les impôts indirects alimentent le budget du gouvernement général.

Cette question de boutique est évidemment prépondérante pour un monsieur versé dans les choses administratives ; pour un simple profane, un commerçant, voire un journaliste, l’argument ne parait pas irréfutable.

Ce n’est d’ailleurs pas le seul non-sens qu’on puisse relever contre l’organisation de la main-d’œuvre dans la colonie et notamment de la main-d’œuvre étrangère.

Alors, par exemple, que les Anglais à Singapour, et les Hollandais à Java, ont édicté des règlements pratiques en cette matière ; qu’ils ont méticuleusement précisé les droits et les devoirs des étrangers ; qu’ils ont même créé un fonctionnaire spécialement chargé de veiller au bon traitement des Chinois et Indiens employés sur les plantations ou dans les exploitations, tant agricoles qu’industrielles ; rien de pareil n’existe en Cochinchine.

Il s’ensuit qu’on assiste au spectacle désolant d’un pays dont la moitié des terres reste à mettre en valeur et qui voit annuellement passer à sa portée 80 000 Chinois se rendant à Singapour, alors qu’il en arrive péniblement 20 ou 25 000 à Saigon.

Tout le monde semble être d’accord pour attribuer ce résultat non seulement à l’élévation exagérée de la taxe, mais à l’absence d’une législation pratique de la main-d’œuvre.

Cependant, rien n’est fait pour améliorer la situation, et nous avons entendu plusieurs hauts fonctionnaires déclarer qu’il y a bien assez de Chinois comme ça dans le pays ; qu’il faut réserver la Cochinchine aux Cochinchinois ; que ces derniers se développent et que tout est pour le mieux dans la meilleure de nos colonies.

Or, le dernier recensement révèle qu’il n’y a pas trois millions d’habitants dans un pays de cette surface, où toute la terre peut être mise en culture !

On compte environ 400 000 Chinois dans la presqu’île de Malacca, il y en a à peine 100 000 en Cochinchine, où la superficie est quintuple au moins.

L’organisation administrative des Chinois résidant dans notre colonie n’est pas moins intéressante à étudier.

Ils sont groupés par dialecte, (on sait qu’en Chine, si l’écriture est la même partout, elle n’est pas phonétique mais seulement idéographique et que, d’une province à l’autre, les Célestes n’ont pas le même langage) ; ils sont groupés par dialecte c’est-à-dire par origine, et, par conséquent, parenté d’usage, de coutumes et de façon de voir.

Au premier abord, cette conception semble parfaite. Dans chaque circonscription administrative, il existe un groupe à la tête duquel est un individu élu par les autres membres et chargé par l’administration de percevoir l’impôt et de faire la police de ses mandants. Ces groupes s’appellent congrégations, les têtes sont les chefs de congrégations et les individus des congréganistes.

D’autre part, il est un point de fait aussi indiscutable que possible, c’est que pas un autre peuple au monde n’a, comme le Chinois, l’aptitude à l’association ; c’est la caractéristique de sa race et aussi le secret de sa puissance d’extension.

Or, ce sont ces gens à que nous obligeons à s’agglomérer, comme s’ils n’avaient pas déjà une tendance trop marquée à le faire spontanément.

Et il n’y a pas à dire, nous les obligeons à ce point que lorsqu’une congrégation refuse d’accepter un sujet, on ne le laisse pas débarquer.

Naturellement, chaque congrégation est devenue, avec ce système un véritable syndicat d’intérêts étrangers, et ce n’est pas toujours l’administration qui l’emporte lorsque toutes les congrégations sont d’accord pour faire échouer une mesure qui ne leur convient pas.

Il va de soi également que ce rouage congréganiste régente à peu près toute la main-d’œuvre de la colonie, et c’est ainsi qu’un coolie chinois travaille chez ses compatriotes pour cinquante, soixante, quatre-vingts piastres par an, plus la nourriture, le logement, un vêtement ou deux quelquefois et parfois aussi le tabac, le tout représentant une valeur totale maximum de cent quarante piastres, tandis qu’un Européen ne le paiera pas moins de quatre-vingt piastres.

J’ai entendu soutenir énergiquement cette organisation bizarre par quelques administrateurs, prétendant que, sans elle, l’administration des Chinois serait impossible dans la colonie et qu’on ne parviendrait pas à leur faire payer l’impôt.

On peut croire toutefois que le Chinois, habitué dans son propre pays à toutes espèces de dîmes, n’essaye pas de parti pris, dans le pays où il s’établit, à se soustraire aux redevances. Il suffit d’avoir visité par exemple Cholen, qui, au lieu de n’être qu’un faubourg saïgonnais, devient de jour en jour une cité chinoise plus riche et plus industrielle, pour se rendre un compte exact de la tendance qu’ont ces hommes à se développer régulièrement et à florir dans le cadre qui leur est laissé.

Toutes les difficultés, prohibitions et maltraitements que rencontrent dès leur débarquement ces hommes de bonne volonté sont pour accentuer la tristesse de leur début.

Cette marchandise humaine, expédiée sans contrôle par des traitants que n’embarrassent pas les scrupules, trouve, hélas ! dans une colonie française, l’accueil qu’en France on réserve aux malfaiteurs pauvres.

Est-ce par méfiance ou simplement pour créer un louage nouveau dans l’administration que le service d’identification fut fondé ?

Est-ce même pour être agréable aux congrégations qui, responsables de leurs membres, ont été, parait-il, jusqu’à demander un tatouage spécial pour ceux des leurs qui se mettraient en contravention ?

Rien moins, en somme, que le rétablissement de la marque.

On a fait différemment et pire : c’est tous qui passeront sous la toise et sous l’objectif.

 

L’anthropométrie pour tous

L’emplacement occupé par les bâtiments de l’immigration a été choisi de telle façon, qu’au lieu de se trouver en bordure du quai, à proximité des points d’amarrage des navires transporteurs, il faut aller en plein cœur de la ville, derrière le marché central, pour les découvrir, de sorte que lorsqu’un convoi d’immigrants se rend du quai au bureau, on croirait voir défiler une troupe de condamnés.

Le créateur du service, M. Pottecher, après avoir étudié l’anthropométrie, selon Bertillon, ne tarda pas à s’occuper plus particulièrement des différences des dessins des empreintes digitales.

Connaissant à fond l’Extrême-Orient, il n’était pas sans savoir que, bien avant que M. Bertillon n’eût songé à mensurer ses contemporains, les Chinois avaient résolu le problème de l’identification par le procédé le plus simple : l’empreinte d’un pouce sur le passeport.

Et si, comme fonctionnaire faisant partie de l’administration française, il continua à encombrer des cartonniers de photographies ou de signalements, en homme pratique, il s’intéressa surtout aux empreintes.

Son procédé, dont nous ne sommes pas autrement surpris d’avoir vu dernièrement une tentative d’application en France même, repose sur une matérialité si formelle que toute confusion devient impossible. La méthode à pour point de départ le fait que si on peut constater des analogies entre les empreintes des doigts d’une série de sujets, il ne s’en est jamais trouvé deux dont les empreintes fussent identiques.

L’important était donc de classifier, par famille si l’on peut dire, les dessins obtenus, et c’est là où les études de M. Pottecher apparaissent comme concluantes. Quatre formes générales d’empreintes ont été constatées dont le dessin central sert à la détermination du type dans lequel il est classable.

Quelle diseuse de bonne aventure hésiterait un seul instant à lire dans les lignes de ces mains le destin, de ces misérables ? Après les formalités de l’empreinte, c’est au photographe d’opérer : on prend des faces et des profils, on tire épreuve des oreilles ; puis on mesure, on mesure encore, assis, debout, les bras en croix… Tous ces suspects porteront la leur.

Derrière le guichet de sortie, les embaucheurs les attendent.

Qu’on les emmène sur les chantiers, qu’on les conduise dans les marais, les maîtres qui les emploieront, garderont. l’impression mauvaise d’avoir acquis leur personnel dans les préaux d’une prison.

Ils les traiteront en conséquence.

Et si de fièvres en privations, de marécages en forêts, de patrons jaunes en patrons blancs, les moins forts tombent à la peine, ils pourront espérer du moins que, grâce aux sommes dépensées à prendre leurs photographies, l’Administration prévoyante sera très sûrement à même d’identifier leurs cadavres…

arton79

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[1] Remerciements à Yves Pagès, qui m’avait fourni, il y a quelques années déjà, les photocopies des reportages de d’Axa.