Fachos et crétins dans le même bateau…

Les fachos adorent dénoncer le nazisme chez leurs adversaires (la liberté d’avorter comparée à un génocide, par exemple). Le genre d’«équivalence» prétendument mise en tableau ici et qui circule sur les réseaux sociaux, outre son obscénité (où sont les «camps de concentration»?), ne fournit aucun instrument d’analyse et d’appréciation de l’«état d’urgence sanitaire». Ce dernier, par les méthodes de contrôle qu’il permet et perfectionne, s’inscrit dans le développement d’une terrorisation démocratique à l’œuvre depuis quelques décennies. Le virus remplace momentanément le terroriste islamiste pour justifier des mesures autoritaires, dont certaines s’inscriront bientôt dans le droit démocratique. Une réponse de classe peine à se mettre en place, notamment parce qu’elle se heurte aux réactions irresponsables de certains travailleurs de la santé, qui préfèrent abandonner leur poste plutôt que se faire vacciner. A-t-on jamais vu objection de conscience plus radicale exercée pour de plus mauvaises raisons? L’absence de cette réponse de classe laisse le champ libre aux délires complotistes – dont le tableau ci-dessus est un exemple limite – manifestement fascinés par le point de comparaison historique choisi.

PS. Le tableau est signé «Chrétiens anti-vaccins». Les réseaux catholiques d’extrême droite (et anti-avortement) sont très impliqués dans le mouvement antivax.

LA GUERRE DE LA MÉMOIRE ~ Les archives de l’historien italien Paolo Persichetti perquisitionnées et confisquées

Ces textes ont été publiés sur Lundi matin, le 21 juin 2021
 

Comme le raconte ci-dessous Paolo Persichetti dans un récit traduit de son blog Insorgenze, une perquisition a eu lieu le 8 juin à son domicile, à l’initiative du Procureur de la République de Rome, au cours de laquelle lui ont été confisqués toutes ses archives, ordinateurs, matériels électroniques. Cela dans le cadre d’une enquête aux contours très flous, qui amalgame le travail de cet historien reconnu des luttes armées italiennes des années 70-80, dont il fut un protagoniste, à une fantomatique conspiration terroriste qui n’a visiblement d’existence que dans l’imagination des magistrats. C’est une attaque sans guère de précédent (hormis durant la période fasciste) contre la liberté de la recherche, qui a provoqué la pétition de chercheurs que nous publions à la suite.

La manière dont la classe dirigeante italienne ne cesse de ressusciter le fantôme du « terrorisme » domestique pour tenter de le tuer enfin définitivement se retourne et se retournera toujours contre elle. Cette obstination à vouloir imposer une vérité officielle sur une période révolue ne peut qu’attirer l’attention des esprits critiques, soucieux de distinguer entre un extraordinaire élan révolutionnaire de masse et les erreurs meurtrières de certaines organisations, entre ces dernières et les violences massives de l’Etat et des forces réactionnaires. Quoi que fassent les chiens de garde de la magistrature, de la politique et des médias, la connaissance historique critique finira par forcer les portes blindées de la raison d’État et de la politicaillerie électorale.

La bataille qui se mène là n’est d’ailleurs pas étrangère à une autre, dont l’urgence devient chaque jour plus vitale, au 19e jour de la grève de la faim de Cesare Battisti.

 

Si faire de l’histoire est un crime

par Paolo Persichetti

La libre recherche historique est maintenant devenue un délit. Pour le parquet de Rome, je serais coupable de divulgation de matériel réservé acquis ou élaboré par la Commission parlementaire d’enquête sur l’enlèvement et le meurtre d’Aldo Moro. Pour cette raison, mardi 8 juin, après avoir laissé mes enfants à l’école, peu après neuf heures du matin, j’ai été arrêté par une équipe de la Digos (équivalent de la DGSI – N.d.T.) et raccompagné jusqu’à mon logement, où m’attendaient d’autres agents appartenant à trois différents corps de police de l’État : Direction centrale de la police de prévention, Digos et Police postale. J’ai compté au total huit hommes et deux femmes, mais je crois qu’il y en avait d’autres dans la rue. Un tel déploiement de force était dû à l’exécution d’un mandat de perquisition et de confiscation concomitante de téléphones portables et tout autre type de matériel informatique (ordinateur, tablette, notebook, smartphone, disque dur, clé USB, supports magnétiques, optiques et vidéos, appareils photo et vidéo et zones de stockage cloud), avec une attention particulière pour la découverte de conversations en chat et boîtes de poste électronique et échange et diffusions de documents électroniques, ainsi que de tout autre type de matériel. Réquisitions prises par le substitut du procureur près le Tribunal de Rome Eugenio Albamonte qui a donné lieu à une note d’information de la Police de Prévention du 9 février dernier. La perquisition s’est terminée à 17h et a mis à dure épreuve le personnel de police, exténué par la quantité de livres et de matériel d’archives (échappé quelques mois plus tôt à un incendie) rassemblés durant des années de patientes et laborieuses recherches. Chose singulière, aucune perquisition ne semble avoir été effectuée chez ces journalistes « confidents » de la Commission, ou directement payés par elle, qui recevaient des informations de première main et répandaient des nouvelles du genre complotiste.

La divulgation de «matériel réservé» (sic !) selon le parquet de Rome se serait concrétisée en deux délits bien précis, la complicité (378 cp) et l’inévitable 270bis, l’association subversive à finalité terroriste, qui aurait commencé le 8 décembre 2015. Depuis cinq ans et demi, selon le parquet, serait active dans notre pays une organisation subversive (capable de défier même le confinement) dont, en dépit de tout le temps passé, on ne connaît pas encore les programmes, textes et proclamations publiques et surtout les actions concrètes (et violents, sans lesquelles le 270bis ne pourrait être tenir.) A ce point, il est légitime de se demander si l’invocation du 270 bis n’a pas été un expédient, le classique « délit passe-partout » qui permet une utilisation plus facile d’instruments d’enquête invasifs (filatures, écoutes, perquisitions et saisies), en présence de mineurs sous la responsabilité du mis en cause. Le 8 décembre 2015 était un mardi sur lequel tombait la fête de l’Immaculée conception. Durant cette période, la commission parlementaire présidée par Giuseppe Fiioroni discutait et amendait la version finale du rapport qui concluait sa première année de travaux, approuvée à peine deux jours plus tôt, le 10 décembre. Des copies de cette version étaient parvenues dans toutes les rédactions d’Italie et en ce qui me concerne, j’assistai, pour le compte d’un quotidien auquel je collaborais, à la conférence de presse de présentation.

Qu’est-ce qui a pu justifier un tel imposant dispositif policier, le pillage de ma vie et de ma famille, la perquisition de mon logement, la soustraction de tout on matériel et de mes instruments de travail et de communication, de la documentation administrative et médicale de mon fils handicapé dont j’ai la charge, la spoliation des souvenirs de famille, photos, notes, rêves, dimensions réservées, la vie nue, précisément, je ne saurais encore vous le dire. Nous en saurons un peu plus dans les jours prochains, quand le parquet à la suite de la requête en révision de la procédure avancée par mon défenseur, Me Francesco Romeo, devra présenter ses documents.

En revanche, ce qui est clair depuis le début, c’est l’attaque sans précédent contre la liberté de recherche historique, la possibilité de faire de l’histoire sur les années 70, de considérer cette période désormais vieille de 50 ans, non plus comme un tabou, intouchable et indicible hors de la version de l’Intérieur proclamée ces dernières semaines, mais comme une matière à aborder sans complexes ni préjugés avec les multiples instruments et disciplines des sciences sociales, hors des études pénales et médico-légales.

Aujourd’hui, je suis un homme nu, je n’ai plus mes archives construites à travers des années de travail patient et dur, recueillies en étudiant les fonds des Archives centrales de l’état, des Archives historiques du sénat, de la Bibliothèque de la Chambre des députés, la Bibliothèque Caetani, l’Emeroteca d’État, les Archives de la Cour d’appel et encore obtenues à travers une collecte quotidienne auprès des sources publiques, des portails institutionnels, le tout enrichi de témoignages oraux, expériences de vie, trajectoires personnelles. On m’a enlevé des tonnes de notes, schémas et matériels avec lesquels j’étais en train de préparer plusieurs livres et projets. J’ai dû renoncer durant ces heures à un livre que je devais remettre durant l’été, parce que des chapitres en ont été saisis. Peut-être a-t-on pensé me faire taire en m’offrant une mort civile. Ce qui c’est passé est donc une intimidation gravissime qui doit mettre en alarme chacun dans ce pays, en particulier quiconque travaille dans la recherche, qui s’occupe d’histoire et qui l’aime. Aujourd’hui, c’est arrivé à moi, demain, cela pourra arriver à d’autres si ne s’organise pas une riposte citoyenne ferme, forte et indignée.

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Qui confisque des archives attaque la liberté de la recherche (pétition)

Il y a quelques jours, le parquet de Rome a accusé notre collègue, Paolo Persichetti, de «divulgation de matériel confidentiel acquis et/ou élaboré par la Commission parlementaire d’enquête sur l’enlèvement et l’assassinat d’Aldo Moro». Avec un déploiement de forces disproportionné et injustifié (une patrouille des Renseignements généraux et d’autres agents appartenant à la Direction centrale de la Police de Prévention, et de la Police postale), la perquisition du domicile de M. Persichetti ( pendant 8 heures), a abouti à la saisie de plusieurs téléphones portables ainsi que de tout le matériel informatique domestique (ordinateurs, tablettes, notebooks, smartphones, disque dur, pendrive, supports magnétiques, optiques et vidéo, appareils photo et caméras vidéo et zones de cloud storage). La police a également examiné de nombreux livres et emporté des documents d’archives recueillis après des années de recherches patientes et laborieuses.

L’accusation porte sur une soi-disant divulgation de «matériel confidentiel». Le matériel saisi concerne des documents recueillis pendant des années dans diverses archives publiques (et donc après autorisation et accord de ces archives pour pouvoir y accéder). Selon le Ministère Public, il s’agirait des délits suivants : association subversive à des fins de terrorisme (ex art. 270 bis du code pénal) et complicité (ex art. 378 code pénal). Les délits reprochés auraient commencé le 8 décembre 2015.

Selon le Parquet, une organisation subversive serait active en Italie depuis 5 ans ; on en ignore toutefois le nom, les programmes, les textes et déclarations publiques, et in fine les actions concrètes (et surtout violentes, car sans elles, l’article 270 bis ne pourrait s’appliquer). Il est légitime, à ce stade, de se demander si la référence à l’article 270 bis n’est pas un expédient pour légitimer l’utilisation plus facile d’instruments d’investigation invasifs et intimidants (filatures, interceptions, perquisitions et saisies), couplée à une moindre protection du suspect.

Ce qui a réellement justifié un tel déploiement des forces de police reste un mystère. On pourrait cependant dire qu’il nous importe peu de le savoir. Il est en effet trop facile de jouer sur la biographie de Paolo Persichetti, impliqué il y a bien longtemps dans les années de révolte italiennes, et qui pour cela a «réglé ses comptes avec la justice». M. Persichetti, après s’être acquitté de sa « dette » est devenu aujourd’hui un chercheur reconnu qui a collaboré et collabore avec différents journaux et auteur, avec Marco Clementi et Elisa Santalena, du volume: Brigate Rosse: dalle fabbriche alla « Campagna di primavera », sorti en 2017 pour la maison d’éditions DeriveApprodi.

Il ne s’agit pas de personnaliser une cause, ni de faire de quiconque un martyr, mais plutôt de faire un pas en arrière et de saisir la portée générale de cet événement.

Cet événement n’est que le dernier d’une série qui démontre l’atteinte à la liberté de la recherche historique (et pas seulement): il suffit de penser à la proposition de loi qui voudrait introduire le délit de négationnisme sur la question des Foibe, contre lequel plusieurs chercheurs et de nombreuses associations s’expriment depuis des mois. Il faut rappeler les menaces à l’encontre de l’historien Eric Gobetti, auteur d’un livre sur les Foibe, ou l’histoire de la chercheuse Roberta Chiroli, d’abord condamnée puis heureusement acquittée pour avoir écrit une thèse sur le mouvement No-TAV.

Sur la période historique des années 1970 italiennes (et, ajoutons-nous, sur toute autre période « gênante » pour la doxa officielle), on peut et on doit faire de la recherche historique : c’est une période importante de notre histoire nationale qui doit être abordée sans préjugés et sans a priori, avec les nombreux outils que les disciplines des sciences historiques et sociales nous fournissent, en utilisant toutes les sources (documentaires, audiovisuelles, orales) dont nous disposons, tant dans les archives que dans la société.

Le temps est venu de mettre fin à une «tradition», dominante dans le discours public et politique, qui considère cette période, aujourd’hui ancienne de 50 ans, comme un véritable tabou, intouchable et inavouable, et racontée uniquement selon la vulgate officielle.

Pour cette raison, la saisie d’archives revêt un caractère de gravité préoccupant. À ce jour, un collègue chercheur ne dispose plus de ses archives, constituées au prix d’années de patience et de travail minutieux, recueillies en étudiant les fonds présents dans les institutions suivantes:

— les Archives centrales de l’État ;
— les Archives historiques du Sénat ;
— la bibliothèque de la Chambre des Députés ;
— la bibliothèque d’histoire moderne et contemporaine ;
— l’Emeroteca de l’État ;
— les Archives de la Cour d’appel de Rome.

À cela s’ajoute une collection personnelle de documents trouvés dans des sources ouvertes, des portails institutionnels en ligne, des témoignages oraux, des expériences de vie, des parcours biographiques, ainsi que des notes, des ébauches et du matériel avec lesquels il préparait des livres et des projets de recherche, en collaboration avec d’autres chercheurs.

Parcourez à nouveau cette liste  : ce sont les archives que nombre d’entre nous, chercheurs et chercheuses, fréquentons régulièrement, et à partir desquelles nous élaborons patiemment nos travaux. Ce sont les archives où nous nous sommes rencontrés à de nombreuses reprises et sur lesquelles se fondent de nombreux ouvrages que nous avons dans nos bibliothèques, notamment après les différentes déclassifications effectuées ces dernières années, malgré leurs nombreuses limites.

Que devons-nous faire maintenant? Que devrons-nous faire dans l’avenir?
Mettre nos archives en sécurité, en espérant qu’elles ne seront pas confisquées?
Changer de spécialité et réintégrer les rangs, en étudiant les « bons » sujets, ceux qui ne dérangent personne?

Demander à nos doctorants de mener leurs recherches avec prudence et circonspection – au cas où – on ne sait jamais, comme s’ils n’étaient pas déjà assez pénalisés dans leur carrière pour la période d’étude qu’ils ont choisie?

Ce qui arrive aujourd’hui à notre collègue Paolo Persichetti nous concerne tous: il s’agit d’un acte d’intimidation très grave qui doit tous nous alerter. C’est pourquoi nous pensons qu’il est nécessaire d’exprimer une réponse civile ferme, ainsi que notre indignation contre ce qui s’est passé, en défendant la liberté de la recherche contre toute tentative de bâillonnement.

C’est une bataille pour la civilisation, car nous pensons que l’histoire est une pierre angulaire de la citoyenneté : c’est la raison pour laquelle elle est enseignée, étudiée et doit être racontée. Elle éclaire ce que nous sommes aujourd’hui en nous racontant d’où nous venons.

Même lorsque – parfois – ce récit devient trouble, complexe et gênant.

Nous pensons que la connaissance du passé nous structure en tant qu’individus actifs et autonomes au sein de la société. L’absence de mémoire historique, au contraire, nous rend manipulables et fragiles.

La mise sous séquestre des archives de Paolo Persichetti doit être levée: on n’étouffe pas l’histoire à l’aide d’interventions policières!

Texte de la pétition en italien, français, anglais, signée à ce jour par plus de 350 personnes ici

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Un sommet de l’ignominie capitaliste: externaliser les frontières pour mieux repousser les pauvres

Le capitalisme, que son mouvement naturel d’expansion pousse – comme l’avait noté Marx – à s’étendre à toute la planète  (y compris à la forêt amazonienne !) en vient à combiner de manière tragi-comique les procédés gestionnaires modernes (délocalisation) avec la fonction traditionnelle des frontières: refouler les prolétaires (quand ils sont inutiles au marché de l’emploi) et, au contraire, laisser circuler l’argent.

Les pays de l’Union européenne expérimentent depuis quelques années ce sommet de l’ignominie étatique postmoderne qui consiste à externaliser les frontières, à l’encontre des seuls pauvres bien entendu.

Le parlement danois vient d’en fournir un exemple.

Au pied de la lettre ~ la « jurisprudence Marco Boba » et la répression de l’imaginaire

On se souvient que le livre L’insurrection qui vient tint une bonne place dans le montage flicardo-judiciaire autrement dénommé « affaire de Tarnac ». Au moins s’agissait-il d’un essai politique. Il semble que les flics italiens ont franchi une nouvelle étape en reprochant à Marco Boba (nom de plume de Marco Bolognino) d’avoir rédigé – et, circonstance aggravante à la première personne – un roman Io non sono come voi (Moi je ne suis pas comme vous), dont l’éditeur turinois Eris a extrait une phrase pour en indiquer le ton au lectorat potentiel :

Moi je hais. En moi, il n’y a que la volonté de détruire, mes pulsions sont nihilistes. Pour la société, pour le système, je suis un violent, mais je t’assure que par nature je suis une personne tendanciellement tranquille, ma violence n’est qu’un centième de la violence quotidienne que tu subis toi ou les autres milliards de personnes de cette planète.

En plus d’être écrivain, professeur d’arts martiaux et amateur de cuisine vegan, Marco Boba est aussi un militant politique, anticarcéral notamment, déjà visé par la répression. Des morceaux d’un feu d’artifice ayant enflammé un hangar dans l’enceinte de la prison turinoise des Valette en février 2019, il a été condamné en première instance à quatre ans de prison pour « incendie volontaire ».

Il y a une espèce de logique folle de la part de gens qui vous condamnent pour avoir voulu tout ce qui s’est produit à vous imputer à crime ce que vous imaginez mettre dans la bouche d’un personnage de roman.

Il y a aussi quelque chose de presque réconfortant dans cette soudaine confiance dans la littérature et le pouvoir des mots. Évidemment, pour être prise tout à fait au sérieux, cette confiance institutionnelle demanderait à être appliquée aussi aux grands principes de la régulation démocratique du capitalisme. Par exemple : liberté, égalité, fraternité.

Marco Boba devrait donc, après de nombreux autres militants, subir une mesure de « surveillance spéciale », c’est-à-dire une espèce d’assignation à résidence améliorée (du point de vue de l’État), mélange d’obligations et d’interdictions qui évoque ce que nous nommons en France le « contrôle judiciaire ». À la nuance près – de taille ! – qu’il s’agit ici d’un contrôle judiciaire préventif, qui n’est pas couplé avec une condamnation, mais vise un individu en fonction de l’appréciation politico-morale que l’État porte sur lui.

Il va de soi que l’appréciation que nous portons sur l’État et ses chiens de garde n’a pas pour but de sauver la littérature. Il serait trop simple de signaler à l’attention des flics italiens le texte intitulé Les Carnets du sous-sol, dans lequel un certain Dostoïevski n’hésite pas à écrire : « Je suis un homme méchant. Je suis un homme déplaisant », ce qui devrait suffire à prendre à son encontre les mesures de surveillance les plus spéciales.

Il me semble que cette affaire est éclairante à deux points de vue. La crise du système pénitentiaire dans les démocraties européennes amène les États à multiplier les dispositifs de coercition « en extérieur », amenuisant ainsi à terme les différences entre la vie du dedans de la prison et celle du dedans du système (tendance déjà contenue dans les dites « alternatives à la prison »). De plus, ce que nous appellerons la « jurisprudence Marco Boba » illustre la reviviscence d’une volonté de contrôler les affects et l’imaginaire autrement que par les moyens de stimulation normative de la publicité. Cette dernière conserve une puissance nuisible indéniable, mais elle est aussi l’objet d’un rejet croissant, elle et la consommation qu’elle veut susciter. Il est logique que l’État se retourne contre les œuvres de l’esprit, par lesquelles tente de se construire et de se diffuser un contre-imaginaire, révolté et utopique.

La mesure qui frappe Marco Bola ne me concerne pas seulement comme auteur ou comme militant anarchiste, mais comme être humain qui entend préserver ses rêves de l’emprise capitaliste.

Le site Lundimatin a publié la traduction française d’un article de la revue Camilla «Les rats de l’imaginaire» sur les mésaventures de Boba.

L’angoisse du gardien des buts radicaux au moment de l’épidémie

Je considère tout ce qui ressemble à un « journal de confinement » comme un dégât collatéral de l’actuelle épidémie ; je me suis donc tenu soigneusement à l’écart de telles publications. Si j’ai fait une exception pour Quand la ville se tait. Chronique d’une sidération, c’est que j’ai croisé – il y a fort longtemps – son auteur, Patrick Drevet, avec lequel je partage un intérêt pour l’Enragé Jean-François Varlet.

Moi qu’une sidération bien réelle, au moins durant les premières semaines de confinement a rendu incapable de tout travail intellectuel, je ne peux que juger admirable le travail de Drevet. Il est de surcroît courageux, dans la mesure où l’auteur a résisté à la tentation de rectifier après coup ses impressions quotidiennes. Il a encore effectué un travail considérable de veille sur Internet, et reproduit communiqués, statistiques et déclarations, en France et à l’étranger (hélas sans sourcer les informations, sans doute pour conserver une fluidité littéraire à son texte).

Outre les remarques de bon sens qu’un auteur, que je qualifierai d’« outre-gauche » pour utiliser l’expression de Lola Miesseroff, peut faire sur le renforcement croisé du sécuritaire et du sanitaire à l’occasion de la crise épidémique sans précédent que nous traversons, on apprend donc beaucoup de choses.

J’ajoute encore que le texte est exempt d’hypothèses complotistes. Cependant, s’il se dispense à la fois de nier l’existence du virus Covid-19 et de l’attribuer à je ne sais quelle manipulation de la CIA, Drevet ne peut se défendre de ce que j’appellerai le « surplomb du non-dupe ». Or, comme le disait Lacan, honnête calembourier du XXe siècle, « les non-dupes errent ». J’en veux pour exemple le passage où il se plaint du refus de quelques amis de venir prendre un verre chez lui :

J’invite des amis à prendre un verre chez nous. Refus catégorique. Obéissance. Confinement. Pas même dehors et à distance ! Par des gens plutôt généreux. Se rendent-ils compte que leur regard est ostracisant dès lors qu’en temps de crise ils traitent leur non-hôte en pestiféré potentiel, et brisent tout lien. [24 mars, p. 19]

Au moins au moment où l’auteur rédige les lignes qui précèdent, il est manifestement incapable d’envisage l’hypothèse qu’il peut être aussi « généreux » que prudent de décliner une invitation à prendre l’apéro quand on ignore les modes de contagion et que l’on ne dispose pas de tests…

Pourquoi ? Sans doute parce qu’apparaît comme un piège par essence toute mesure imposée ou recommandée par un gouvernement. On ne saurait partager l’avis du gouvernement en quelque matière n’est-ce pas ? Même sur la propagation d’un virus. Ne risquerait-on pas – et je m’empresse de préciser que j’ignore tout du point de vue de Drevet sur la question – de considérer comme « ostracisant » l’emploi systématique du préservatif comme moyen de prévention des maladies vénériennes (y compris mortelles).

On m’objectera que l’usage du préservatif n’est pas obligatoire. J’en conviens, et j’en profite pour formuler une remarque. Le confinement, même contourné, a contrarié beaucoup de relations affectives et·ou érotiques, dont bon nombre n’avaient rien de clandestines. C’est à ma connaissance la première fois que – certes indirectement – l’État moderne s’immisce de manière aussi invasive dans la vie relationnelle d’un aussi grand nombre de personnes. Je crains que ce précédent serve dans l’avenir de modèle à d’autres « mesures de santé publique » qui visent directement les « comportements sexuels ».

Drevet a, semble-t-il, pratiqué l’objection de conscience vis-à-vis des autorisations dérogatoires de sortie. Je ne trouve cela ni dérisoire ni admirable. Mais lui présume l’état d’esprit des « obéissants » :

Ceux qui se promènent avec leur petit papier ont l’air satisfait, incapables d’imaginer qu’une énorme machine s’est déclenchée, qui va broyer ce qui les faisait vivre. [5 mai, p. 66]

Pourquoi prendre les gens pour des imbéciles ? Et ont-ils vraiment – sous le masque – « l’air satisfait » ? Ne pourrait-on pas dauber pareillement sur qui se plie à l’obligation, permanente celle-là, de porter sur soi (ou de pouvoir produire) des papiers d’identité en règle ?

Ce léger mépris a bien un caractère politique puisque Drevet fait montre par ailleurs d’une belle sensibilité à propos du sort réservé aux personnes âgées confinées dans des établissements « spécialisés ».

Du coup, semble considéré comme un signe encourageant le fait que « la plupart des passants le baissent [le masque] puis le quittent hors de la gare et des transports publics où c’est pointilleusement surveillé. » [23 mai, p. 89] Pour ma part, je veux croire que c’est le bon sens le plus ordinaire qui fait conserver un masque dans un espace réduit et mal ventilé, tandis que l’on peut sans risque s’affranchir de l’obligation légale de le porter quand on est en plein air.

Même amertume dans la postface, signée de Julien Coupat « et autres », et intitulée « Choses vues ». C’est une longue énumération des phénomènes observés durant l’épidémie, énumération qui n’est pas sans rappeler la déploration ordinaire des ménagères de plus de cinquante ans dépassées (et comme on les comprend !) par leur époque : « Avec tout ce qu’on voit ma pauv’ dame ! » Sans vouloir me pousser du col, je ne considère pas impossible que l’une des notations me vise (au moins pour partie) :

Nous avons vu les grands libertaires faire l’apologie du confinement et promouvoir le port citoyen du masque et les plus gros fachos en dénoncer la tyrannie.

Car voyez-vous bien, ni le confinement ni le masque ne peuvent présenter la moindre légitimité médicale, puisqu’ils sont imposés par l’État… Et voilà pourquoi votre fille de 30 ans est muette de fatigue, trois mois après avoir été guérie de son infection au Covid !

Je citerai cependant, pour clore ce billet, une formule (Agambienne, d’origine Benjaminienne) de la litanie des « Nous avons vu… » qui me paraît juste et belle, même si nous n’en tirons manifestement pas toujours des conséquences identiques, les auteurs et moi :

Nous avons vu dans toute sa nudité le réseau des dépendances à quoi nos existences sont suspendues. Nous avons vu à quoi tiennent nos vies et par quoi nous sommes tenus.

  Drevet Patrick, Quand la ville se tait. Chronique d’une sidération mars– juin 2020, Éditions Pli (Nantes), 2020, 118 p., 10 €.

Statut de l’ouvrage : acheté à la librairie La Galerie de la Sorbonne (mais les éditions Pli sont diffusées par Les Presses du Réel ; vous ne devriez pas avoir trop de mal à le trouver).