Durant le confinement, les dominations de genre et d’âge continuent de s’exercer… en pire !

On entend ici et là des pronostics coquins sur l’une des conséquences du confinement général : il y aura des « bébés coronavirus ». Ah ! l’esprit français, la bonne gauloiserie nationale, toujours prête à remonter le moral des populations…

Il se trouve hélas que le confinement, qui ne se confond pas avec l’isolement des individus, va avoir d’autres conséquences, celles-là immédiates (ou presque) et fâcheuses, dont le confinement de certains territoires (palestiniens, par ex.) donne un avant-goût.

En effet, à part pour des familles accidentellement séparées ou vivant dans des conditions particulières (grandes propriétés, pleine campagne), le confinement place les individus, vivant en couple seul ou en famille avec enfant·s, dans des conditions dont ils n’ont aucune expérience, n’était pendant des périodes réduites (une semaine à un mois).

L’expérience vécu par des millions de personnes durant les «vacances» – promiscuité, ennui, exaspération notamment vis-à-vis des enfants – va se trouver multipliée, dans ses aspects les plus nocifs, par un facteur «n», impossible à quantifier. Mais très simple à décrire. Les premières victimes en sont évidemment les enfants et les femmes.

«La romantisation de la quarantaine est un privilège de classe»

Les femmes et les enfants d’abord

La situation des enfants

Dans l’immense majorité des cas de couples hétérosexuels, seules les femmes ont une expérience prolongée et répétée de la proximité des enfants. La répartition genrée des rôles ainsi que l’existence de divers systèmes de garde (éducatif/école; garde simple/nounou et garderie) ont pour conséquence que la plupart des hommes n’ont l’expérience de la présence de leurs enfants que durant un bref laps de temps quotidien (le soir, en général), les week-end et les vacances. Ces périodes sont encore réduites dans les cas de travail posté, d’éloignement et·ou de garde alternée (à noter que la garde alternée peut mettre un homme en situation de fréquenter davantage ses enfants en temps cumulé, sur une année par ex., qu’un homme vivant en couple).

Constater que cohabiter avec ses enfants est un enfer qu’ils ne peuvent endurer plus de deux heures d’affilée est une expérience banale pour des hommes. Si vous leur faites remarquer que leur compagne est amenée régulièrement à multiplier cette performance par cinq (au moins), ils se replieront sur des «explications» tautologiques (elles ont l’habitude) ou essentialistes (elles sont faites pour ça).

Le confinement obligatoire, dans des espaces souvent inadaptés, ajouté aux soucis légitimes liés à la pandémie (problèmes de travail, souci des proches, incertitude de l’avenir) auront pour conséquences 1° Que les enfants déjà victimes de mauvais traitements (violences physiques et·ou violences sexuelles; violences psychologiques) seront à la merci de leurs bourreaux habituels; 2° Que des enfants qui subissent d’ordinaire une domination adulte «modérée» deviendront des souffre-douleur providentiels pour des adultes excédés.

La situation des femmes

Tous les problèmes posés par les rapports sociaux de sexe sous régime de domination masculine se trouvent exacerbés par le confinement.

Les tâches ménagères

Il n’existe généralement ni «répartition» ni «partage» des tâches ménagères. Le problème se pose en terme d’assignation aux hommes de la part purement symbolique que leur amour-propre de genre est susceptible de supporter, ou symétriquement de «délestement» d’une part de la charge ménagère des femmes suffisante pour entretenir la fiction romantique d’une aventure commune.

Les femmes connaissent bien l’incroyable longévité du caractère gratifiant, pour un homme, d’une expérience ménagère courte et ancienne. Un homme se souvient de la (dernière) fois où il a passé l’aspirateur ; il est capable d’en parler comme un ancien combattant d’un fait d’arme.

Le confinement présente pour les hommes une série d’inconvénients. Ils sont confrontés au quotidien à la quantité de travail ménager gratuit nécessaire au maintien du bon état de leur lieu de vie. Du coup, voir l’autre (la femme) accomplir un grand nombre de «taches ménagères» insoupçonnées (en temps normal, ils n’en voient que le résultat) sera vécu comme une incitation culpabilisante à y participer et·ou comme une manière de fuir son contact (– Mais laisse-donc ce balai et viens t’asseoir près de moi!).

On peut parier que la tendance habituelle des hommes à prendre en charge les «tâches ménagères extérieures» sera – au moins dans un premier temps – renforcée. J’entends par tâches extérieures le fait de sortir la poubelle et surtout d’aller faire des courses pour garnir le réfrigérateur. Dans un premier temps, les hommes seront disposés à affronter tous les dangers, réels ou fantasmés (contamination, tracasseries policières) pour saisir l’occasion de fuir le domicile. À la longue, cependant, les conditions pratiques et notamment l’obligation de faire le pied de grue dans de longues files d’attentes pourraient renverser la tendance; alors, les files d’attente retrouveront leur caractère traditionnel de corvée féminine.

Les «rapports sexuels»

Le confinement a un double effet (hétéro)sexuel : Il maintient à domicile une «offre» féminine permanente (24/24), tandis qu’il interdit de recourir aux habituels moyens de «soulagement» (peep-show, prostitué·e·s, relation extra-conjugale), dont les femmes ont une idée aussi abstraite (ou inexistante) que celle que les hommes ont des tâches ménagères. Ce double mouvement pulsionnel, limité à une unité de lieu, de recentrement sur un partenaire unique a pour conséquence de soumettre la femme à une pression inédite. Non dans sa nature, mais dans son intensité et dans sa durée. Loin du fantasme romantique de «l’île déserte à deux», le confinement prend pour les femmes l’allure d’une assignation (renouvelée) à la satisfaction des hommes.

Or si les hommes seront tentés de profiter du renouvellement de cette autorisation tacite d’exploitation sexuelle des femmes, ils en voudront bien vite à leur partenaire de n’être qu’elle, et d’incarner par force toutes les autres femmes. La belle sublimation poétique – «Je t’aime, pour toutes les femmes que je n’aime pas» (Éluard) – risque de virer au cauchemar.

Dans un système de domination masculine les «coups» (sexuels) que l’on tire, et les coups (de poing) que l’on donne s’inscrivent dans un continuum. Le confinement prive les femmes (et les ados) de prétextes et de raisons réelles de s’absenter du domicile et les met, là encore, à la merci du conjoint violent. Au-delà de l’aspect strictement matériel, on peut penser que le confinement peut apporter une «couverture» idéologique et psychologique supplémentaire (qui s’ajoute à la notion de «vie privée») au violent.

En résumé : si pour une très petite minorité de gens, bénéficiant de conditions de vie agréables (vaste espace vital; maison et jardin) et surtout dotés d’un équipement théorique et émotionnel suffisant, le confinement peut être l’occasion d’une remise à plat des règles de la relation, y compris érotiques, pour une grande majorité il sera l’occasion d’une aggravation des conditions de vie et d’une dégradation de la qualité relationnelle.

Un certain nombre d’infanticides et de féminicides seront «facilités» par cette situation inédite. De très nombreux viols, de très nombreuses violences, rarement mortelles, le plus souvent psychologiques seront infligées aux enfants et aux femmes sous son couvert.

Les associations de protection de l’enfance et les associations féministes (sans parler du gouvernement, auquel je ne m’adresse pas) seraient bien inspirées de saisir cette occasion pour rappeler par tous les moyens disponibles les numéros d’appel d’urgence à disposition des enfants et des femmes.

Il n’est peut-être pas non plus inutile «politiquement» de rappeler que les circonstances exceptionnelles que nous subissons n’entrainent ni ne justifient une «trêve du consentement».

À rebours de (ou en parallèle à) l’insouciant pronostic évoqué en ouverture de ce billet, il y aura de très nombreux «divorces coronavirus» et «séparations coronavirus». Mais ça, c’est plutôt – pour les survivant·e·s – une bonne nouvelle.