La vasectomie, ou stérilisation masculine (1978)

Ce texte a été publié dans Le Réfractaire (n° 39, mai 1978).

« Social, pacifiste, libertaire », tel se voulait le journal de l’Association des amis de Louis Lecoin (militant anarchiste qui arracha, en juillet 1963, par ses longues grèves de la faim, le statut d’objecteur de conscience).

Portrait de MayLe journal, dont le premier numéro paraît le 1er avril 1974, et le dernier en avril 1983 (n° 82), est réalisé par May Picqueray, indomptable camarade, infatiguable soutien des objecteurs de conscience, irremplaçable amie, décédée en 1983 à l’âge de quatre-vingt-cinq ans.

Le livre Pièces à conviction. Textes libertaires 1970-2000, où ce texte a été reproduit, lui est dédié.

Sur la vie et l’action militante de May, on peut consulter ses Mémoires (May la réfractaire, 85 ans d’anarchie, Atelier Marcel Julliand ; réédition Traffic[1], 1992) et le film de Bernard Baissat « Écoutez May Picqueray » (dont est tirée la photo ci-dessus).

Avertissement

Si nous parlons ici de vasectomie et non de la stérilisation féminine, ce n’est pas que nous y soyons opposés par principe. Mais il est temps que les hommes se sentent un peu concernés par la pratique de la contraception. La stérilisation féminine est une opération plus longue, plus coûteuse et surtout plus délicate que la vasectomie (encore que cela dépende des techniques employées). Les mecs se plaignent à juste titre de la misère des moyens de contraception dont ils disposent. Voilà une réponse possible pour eux qui, précisons-le tout de suite, ne prétend pas se substituer à la contraception des femmes. Il s’agit simplement de rattraper un retard de liberté et de responsabilité.

Comment ça se passe ?

On commence par raser les poils des testicules, ensuite une piqûre anesthésiante, puis le médecin pratique une petite incision sur la partie droite, par exemple, du scrotum. Il dégage ainsi le canal déférent droit (c’est par les canaux déférents que les spermatozoïdes quittent les testicules). Il coupe le canal et en prélève un ou deux centimètres. Chaque extrémité est ensuite repliée et ligaturée. Certains médecins pratiquent, à titre de sécurité supplémentaire, une électro-coagulation au niveau de la ligature. La peau est ensuite remise en place et recouverte d’un pansement. Il est procédé de la même façon pour l’autre côté du scrotum : anesthésie, incision, section du canal, ligature. Les méthodes peuvent différer sur des détails. Le tout a duré au maximum une demi-heure. Pas de douleurs insurmontables. Le patient peut se relever immédiatement, ou après un court repos s’il le désire, et s’en aller.

Il est recommandé d’attendre quelques jours avant de faire l’amour, afin que la cicatrisation soit complète. Passé ce délai, les cicatrices sont pratiquement invisibles. La seule précaution à prendre concerne en fait la présence de spermatozoïdes « attardés » dans les canaux déférents. Un délai d’environ deux mois peut être nécessaire pour que les canaux soient purgés définitivement. De toute façon, il suffit de pratiquer à ce moment-là un examen de sperme et d’utiliser une autre méthode contraceptive en attendant.

Après une vasectomie, la production des spermatozoïdes continue, bien qu’au ralenti. Ils sont détruits dans un processus appelé spermatophagie. Ce processus est naturel et existe aussi chez les hommes non vasectomisés ; il sert à éliminer les vieux spermatozoïdes qui n’ont pas été expulsés par éjaculation. Après vasectomie, le processus devient simplement plus intensif.

 Le plaisir ?

La principale résistance des hommes à la vasectomie vient de ce qu’ils l’assimilent à une castration. Cette crainte qui relève du fantasme de castration n’est pas l’effet d’un simple défaut d’information. Néanmoins on peut déjà la combattre en rappelant que les canaux déférents, seuls concernés par l’intervention, ne servent qu’à véhiculer le sperme et ne jouent aucun rôle dans l’érection. D’autre part, il est très important de faire la distinction entre le sperme et les spermatozoïdes.

Après une vasectomie, l’éjaculation ne subit aucun changement ; simplement le sperme, dont la quantité reste pratiquement la même, ne contient plus aucun spermatozoïde (il conserve le même aspect, la même couleur). Il est donc clair que la capacité de plaisir de l’homme est parfaitement intacte.

La réversibilité

Rares sont les hommes vasectomisés (il paraît qu’aux États-Unis ça augmente) qui désirent revenir en arrière[2]. Il s’agit plutôt pour les non-vasectomisés de trouver un argument qui exprime leur résistance à l’opération. Le problème existe cependant. L’opération inverse de la vasectomie, qui consiste à remettre les deux extrémités de chaque canal bord à bord, est dans l’état actuel des techniques, assez hasardeuse. Il semble que même lorsque le passage du sperme est correctement rétabli, son pouvoir fécondant ne soit plus suffisant dans tous les cas. Les taux de réversibilité varient suivant les statistiques entre 40 et 90%. Dans les prochaines années, le progrès des techniques (alléluia !) opératoires permettra de plus en plus d’assurer cette réversibilité. D’autre part, les hommes qui souhaitent pouvoir procréer un jour, bien que stériles, ont la possibilité de déposer leur sperme dans une “banque du sperme” où la congélation dans l’azote liquide permet la conservation des spermatozoïdes pendant dix ans environ.

Beaucoup de médecins exigent des candidats un âge minimum et une expérience de la paternité pour accepter d’effectuer l’opération. Arguant d’éventuelles futures difficultés psychologiques, ils projettent en fait leur propre vision de la sexualité et de la vie. On en voit réclamer deux enfants dont un garçon. Qu’on puisse se contenter d’un enfant, même si par hasard c’est une fille, ou pire encore qu’on refuse de faire des gosses, leur paraît relever de la pathologie. Et au nom de la bonne vieille confusion sexualité-procréation, ils usent de leur pouvoir médical et refusent d’opérer.

 La loi et la lutte

 La loi française assimile la vasectomie à la castration. Les articles 309 et 310 du code pénal prévoient pour le médecin ou quiconque accepte de faire une vasectomie des peines de 2 à 5 ans de prison pour « blessures, violences et voies de fait », et la réclusion « lorsque les violences auront été suivies de mutilation, amputation ou infirmité permanente ». Néanmoins, des médecins pratiquent aujourd’hui des vasectomies en milieu hospitalier. Comme dans le cas de la stérilisation féminine, la loi ne peut empêcher totalement certains médecins d’accéder aux désirs de leurs client(e)s. Dans de nombreux pays voisins de la France, la vasectomie est libre : Angleterre, Suisse, également en Hollande. Aux États-Unis, les vasectomisés se comptent par millions. En Inde, elle est utilisée massivement à tel point que la frontière entre campagne d’incitation (avec prime en riz et transistors) et politique de contrainte est difficile à discerner. Il va de soi que se battre pour la liberté et la gratuité de la vasectomie, c’est aussi condamner toute pratique autoritaire ou carrément fasciste comme les stérilisations d’Indiennes au Brésil.

Au début du siècle, beaucoup de militants anarchistes utilisaient la vasectomie à la fois comme moyen de contraception et comme façon d’afficher leur refus de la société bourgeoise, grosse consommatrice de chair à canon. En 1937 à Bordeaux, eut lieu un retentissant procès où pratiquants et bénéficiaires de la vasectomie eurent à répondre de leurs activités antinationales. Les condamnations furent lourdes ; l’un des accusés, le Dr Bartosek fut emprisonné.

Récemment, plusieurs initiatives, hélas avortées, ont tout de même permis de poser dans la presse le problème de la vasectomie. La Fédération anarchiste avait lancé un manifeste, plusieurs journaux (Libé, Gueule ouverte, Charlie, F Magasine, Sexpol) ont publié des dossiers. La véritable campagne reste à mener, en évitant de tomber dans le panneau d’une action revendicative comme celle du MLAC [Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception] qui s’est trouvé désarmé alors même que la loi sur l’avortement est insuffisante et inappliquée. La lutte pour la stérilisation, libre et remboursée par la sécurité sociale pour toute personne qui en fait la demande, s’inscrit évidemment dans la lutte révolutionnaire globale. L’obtention d’une loi est certes un but, mais un but secondaire par rapport au moyen qu’est la lutte.

On en parle

Comme nous le disions plus haut, la vasectomie n’est plus un sujet tabou, au moins dans les journaux. Le conseil de l’ordre des médecins s’en inquiète et prépare avec les ministres de la Santé et de la Justice une législation plus rigoureuse. Le professeur Lortat Jacob [Président du Conseil national de l’Ordre des médecins, il avait pris position conre la libéralisation de l’avortement] dont on avait déjà apprécié les « qualités intellectuelles » dans le débat sur l’avortement a révélé que trois médecins bordelais (quarante ans après Bartosek) ont été sanctionnés en 1977 (lesquels ne se sont pas fatigués pour faire parler d’eux). De leur côté, des médecins « libéraux » s’apprêtent à publier une enquête sur la stérilisation volontaire. Bref, ça s’agite ; on en reparlera.

En attendant, et souvent avec de louables intentions, la vasectomie est présentée comme une panacée merveilleuse. Maryse Wolinski affirme dans Charlie : « Une chose est sûre : la stérilisation volontaire augmente les capacités d’orgasme. Ce sont des stérilisés eux-mêmes qui l’ont affirmé à des instituts de sondage. » Ne rêvons pas Maryse ! La vasectomie n’est pas en soi une libération ; j’ai vu de braves pères de famille, bons Français, se faire opérer certes clandestinement mais sans être libérés pour autant. La vasectomie n’est pas non plus la partie de plaisir qu’on décrit. C’est très supportable mais il est faux de dire qu’on ne sent rien (je l’avais moi-même écrit imprudemment dans le Catalogue des Ressources [3], sur la foi de mes lectures) et que ça dure dix minutes. Il est inutile et dangereux de mentir soit par ignorance, soit volontairement sous prétexte de présenter la vasectomie sous un jour favorable. Et puis moi, vasectomisé, ça me ferait suer que la vasectomie devienne le signe obligé d’une nouvelle virilité, moderne et libérée.

[Suivaient une bibliographie et des adresses, aujourd’hui obsolètes.]

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Ajout de 2001 dans Pièces à conviction

L’article du Réfractaire, dont je publiai des versions plus ou moins abrégées dans Le Catalogue des ressources (vol. III, 1977), la revue Alternatives (quatrième trimestre 1978 ; numéro spécial « Ressources », nouvelle mouture du Catalogue déjà cité, dont j’ai rédigé les chapitres « psychiatrie », « Q », et « santé ») et dans le mensuel écologiste Le Sauvage (n° 62, février 1979) indiquant l’adresse du Réfractaire et l’existence d’un comité « Contact Information Vasectomie » me valurent de recevoir, jusqu’à la fin 1981, 89 demandes de renseignements émanant d’hommes, 9 venant de femmes, et 4 rédigées par des couples. J’orientais mes correspondant(e)s, selon leur situation de famille, soit sur les CECOS soit sur des médecins acceptant de pratiquer la vasectomie clandestinement, soit encore sur des adresses étrangères, d’ailleurs publiées à l’époque dans la presse « contestataire ». J’ignore combien ont été au bout de leur démarche.

Opéré moi-même en novembre 1977 dans une clinique de la région parisienne[4], je reçus avec intérêt et une certaine émotion une lettre de Camille Malan, camarade âgé de 83 ans, lecteur du Réfractaire, jadis opéré par le Dr Norbert Bartosek. Il m’écrivait : « J’étais boulanger à La Rochelle Pallice, et le lendemain matin, j’ai été livrer mon pain comme d’habitude. […] Un hasard de circonstance malheureuse a mis fin momentanément à l’activité si précieuse de Nono (comme nous l’appelions dans l’intimité). Un de nos camarades s’est fait opérer sans en prévenir sa femme, sachant qu’elle ne serait pas consentante. Il lui arrivait quelquefois d’avoir des crises d’épilepsie, et cela Nono ne le savait pas. De retour chez lui, ce camarade a eu une crise presque aussitôt. En déboutonnant le pantalon, comme elle en avait l’habitude dans ces moments, sa femme a aperçu les pansements, et a fait venir le docteur, lui disant qu’on avait mutilé son mari, et c’est ce docteur qui a fait venir la police. Nono a été mis en prison aussitôt […]. Nous avons tous témoigné en sa faveur en disant que nous n’étions pas mutilés et que nous pouvions en apporter la preuve ; qu’il n’y avait rien de changé sur notre santé, notre activité, et nos aptitudes conjugales ; il n’y avait que la semence qui était négative. Et, un peu plus tard, Norbert a été libéré ; il était Tchécoslovaque, et il n’est pas resté très longtemps en France ensuite ; la guerre de 1939 est arrivée et nous l’avons perdu de vue [dans un lapsus hélas trop compréhensible, mon correspondant écrivait “perdu de vie”]. À Bordeaux, il opérait dans l’appartement d’un de nos amis [Prévotel] qui était postier, et l’administration des postes l’a obligé à donner sa démission à la suite de cette affaire […]. »

À ma demande, Camille Malan me donnait d’autres précisions dans une lettre ultérieure, en déplorant avoir perdu toutes ses archives personnelles lors de l’occupation de La Pallice par les troupes allemandes, en avril 1942 : « Ma maison […] était la plaque tournante pour recevoir ceux qui étaient convoqués. Un camarade, employé des Ponts et Chaussées, venaient les prendre, et les emmenaient, à tour de rôle, chez un autre camarade de La Rochelle, où Norbert opérait. Bien que je connaissais [sic] ce camarade, je ne savais pas que ça se passait chez lui, car il était bien entendu entre nous que nous ne poserions pas de questions […]. Il en est venu de Belgique, d’Algérie, et un petit peu de tous les coins de France. »

En novembre 2000, l’Assemblée nationale a adopté un texte de loi autorisant enfin la stérilisation féminine et masculine sous certaines conditions (opération pratiquée dans un établissement de santé, après consultation d’un médecin et délai obligatoire de deux mois).

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[1] Dans une préface à cette réédition, le journaliste Bernard Thomas [aujourd’hui décédé] croit pouvoir écrire que May Picqueray m’avait fait venir à son chevet, peu avant sa mort, pour s’entretenir avec moi d’un éventuel suicide. C’est rabaisser à peu de choses — une « consultation spécialisée » —, et à partir d’un ragot non vérifié, les visites que je fis à une femme à laquelle m’attachait depuis quinze ans une tendre estime.

[2] Le chirurgien qui avait accédé à ma propre demande justifia cependant sa décision, prise quelques années plus tard, de ne plus pratiquer de vasectomies, par le nombre croissant d’hommes lui réclamant l’opération inverse.

[3] Sorte d’annuaire de la France marginale, contestataire et « alternative » au volume III duquel j’ai collaboré en tant que pigiste, pour les chapitres « sexualité », « contraception » et « enfance » ; publié en 1977 par les librairies parisiennes Alternative et Parallèles.

[4] Dussé-je encourir le reproche de livrer ici par bribes les Mémoires que j’ai promis de ne pas écrire, je ne peux ignorer la question que tout lecteur, et plus encore toute lectrice se posera inévitablement à la lecture de ces lignes et à l’évocation d’une stérilisation volontaire pratiquée à vingt-quatre ans : « L’ai-je regretté depuis ? » Des motifs de ma décision, je n’en récuse aucun, mais certes je ne mesurais qu’imparfaitement à quel point le désir d’enfanter est inséparable chez la plupart des femmes de l’imaginaire amoureux. Sans doute, si je m’étais borné à une contraception rigoureuse et au refus des tendres propositions qui m’étaient faites, j’eusse été disposé dans mon âge mûr à admettre cette folie, pour l’amour d’une femme. Que l’on m’entende : si je n’objecte rien à élever l’enfant d’un autre, la reproduction me paraît, surtout pour un homme, une préoccupation dérisoire. Quant à l’adoption, on sait qu’elle suscite un délire d’investigation et de contrôle, épargnée aux enfantements de hasard. L’intérêt pour les enfants éveille le soupçon, tandis que les hormones sexuelles sont supposées ne pas mentir. Maréchalisme repopulateur.