ATTESTATION SUR L’HORREUR

De cette période caractérisée par le fait que nous avons – un peu plus encore que d’habitude – tout ignoré de notre avenir et du terme de nos maux immédiats, la première phase est terminée. Non qu’on ait cessé de mourir dans les services de réanimation ou que le virus ne circule plus (ce serait plutôt le contraire), mais ce que j’appellerai la phase de premier confinement est close. À défaut de pavoiser, on peut tenter un bilan d’étape.

Lors de récentes catastrophes – tremblements de terre par exemple – disons dans les quarante dernières années, l’inventivité, la solidarité et l’efficacité populaires se sont régulièrement manifestées. La caractéristique de ces situations était la disparition temporaire de l’État, soit effet de sidération, soit conséquence d’incompétences, soit éloignement des théâtres de catastrophes, soit combinaison de plusieurs de ces facteurs. La pandémie actuelle se caractérise, au contraire, par un renforcement de l’État et de ses moyens policiers et militaires. Dans un premier temps, sauf en de rares lieux, les entreprises de solidarité ont rencontré d’importantes difficultés (par ex. la fermeture des marchés, sur lesquels les militant·e·s faisaient de la récupération de nourriture). J’ignore si certaines initiatives (Besançon par ex.) ont pu se maintenir. Dans un second temps, les tracasseries policières ont tenté de les contrecarrer (Marseille, Montreuil). Malgré tout, la solidarité de subsistance a été pratiquée (Tanneries à Dijon, Mac Do réquisitionné à Marseille). Ce qui était auparavant le fait soit d’organisations caritatives classiques, anciennes ou plus récentes (Secours populaire, Restaurants du cœur) soit de petits groupes locaux (souvent végans) a acquis plus largement des lettres de noblesse militante. Cela n’entraîne pas que la critique – au sens de contribution à une élaboration collective – de telles pratiques ne doit pas être menée (comme elle devrait l’être à propos du soutien aux sans-papiers victimes de la machine à expulser). Mais disons qu’une période de cette nature a ramené au premier plan le constat de bon sens que pour être en mesure de se livrer à des activités communes plus élevées, il est indispensable de d’abord survivre.

On a dit que l’« après » risquait de ressembler fort à l’« avant », en pire. Cette prévision désabusée vaut en tout cas pour la période du premier confinement. En effet, les ministres ont continué à se contredire et à mentir à qui mieux mieux, l’État prétendant tout contrôler et ne répondre de rien. Les flics, se sentant la bride sur le cou et maîtres de la rue se sont montrés plus violents et racistes que jamais (même Amnesty international s’en est émue !). Ceux qui se sont donné pour tâche de diffuser de la théorie chic à l’intention de la petite bourgeoisie radicalisée ont continué à le faire avec entrain, agrégeant au passage de nouveaux auteurs. Tel, dont la spécialité est de lancer à intervalles réguliers des proclamations d’un optimisme vitaliste toujours plus ébouriffant, figure au catalogue de rentrée estivale de plusieurs éditeurs militants. Bref, chacun·e a fait de son mieux dans le domaine où il excelle.

Chacun·e s’est senti, à bon droit, confirmé·e dans ses convictions et·ou ses prévisions. Les écologistes ne pensaient avoir raison si tôt ! Les décroissants se réjouissent que l’interdiction de fait de la consommation aient été si facilement vécue par ses plus fanatiques sectateurs (Il est donc plus facile de ne pas consommer quand personne ne consomme… C’est noté). Les partisans du revenu garanti se désespèrent que les gouvernants aient été trop sots pour comprendre que c’était le bon moment pour décréter leur martingale, qui risque de perdre de son éclat du fait de n’avoir pas été choisie quand il était temps.

On m’assure que des adolescent·e·s et jeunes adultes rompu·e·s à la distanciation sociale permise par la technologie moderne, et enfin autorisé·e·s (pour ne pas dire encouragé·e·s) à passer des journées entières les yeux rivés sur leur téléphone portable et à ne sortir de leur chambre (leur lit) qu’à partir de 14h paraissent avoir supporté sans dommage le premier confinement. J’émets les réserves d’usage sur les dommages à long terme. L’on sait par ailleurs que – comme annoncé ici-même – le nombre d’appels sur les plateformes dédiées à la violence conjugale et·ou parentale a explosé. Là encore, les dommages se constateront sur le long terme.

D’aucuns ont enfin rangé leur garage, trié les papiers de leurs ascendants décédés, et – pour les mieux lotis – entrepris de pharaoniques programmes d’aménagement de leur jardin. Certain·e·s salarié·e·s se sont accomodé·e·s du confinement fonctionnant comme une espèce d’assignation au farniente. Beaucoup d’autres – on l’oublie trop – ont continué de travailler dans des conditions un peu plus pénibles qu’à l’ordinaire, et pas seulement dans les secteurs rendus visibles par la pandémie et obscènement bénies par les autorités (soignants, éboueurs, caissières). Les personnes travaillant dans différents domaines de création intellectuelle (écrivain·e·s, chercheuses, artistes), bien que constituant une minorité de la population, ont incarné un « paradoxe » intéressant du point de vue de l’étude des effets du confinement : habitué·e·s à s’isoler pour créer/travailler, la plupart n’ont pu que constater une impuissance à se concentrer et à produire quoi que ce soit. Ce n’est donc pas « le temps » qui manque le plus, comme on le dit pourtant souvent. C’est-à-dire qu’il ne suffit pas que le temps soit du « temps libre », hors commandement salarié ou précaire pour qu’il soit vécu comme « temps à soi ». Cette question mérite d’être creusée bien plus avant que je ne peux le faire ici.

Ajoutez à cela les gens simples (j’en fais partie) qui s’émerveillent de voir une méduse nager dans les eaux désormais limpides d’un canal vénitien, une renarde mettre bas au Père-Lachaise et – première bonne nouvelle venue de Russie depuis les Pussy Riot – des chevaux sauvages caracoler sur les ruines de Tchernobyl (j’entends d’ici hennir notre vitaliste !).

Progrès de la terrorisation

L’État a décrété, censément pour résoudre la crise sanitaire, l’« état d’urgence sanitaire », ce qui lui a permis d’introduire de nouvelles dispositions de flicage de la population, dont il est encore trop tôt pour savoir lesquelles seront conservées dans le droit dit « commun ». De nouveaux sédiments se sont donc ajoutés et s’ajouteront à l’appareil considérable de terrorisation démocratique dont j’ai fait remonter les débuts à 1986.

De ce point de vue, l’obligation pour toute personne désirant quitter son domicile de remplir elle-même une « attestation de déplacement dérogatoire » peut-être considérée comme un chef-d’œuvre de machiavélisme. Affectant de s’en remettre à la responsabilité individuelle des citoyens – une autogestion du flicage – ce dispositif les mettait en réalité à la merci des policiers, appelés à juger souverainement, sans garantie de défense (mais avec grand risque de sévices corporels) de ce qui mérite par exemple d’être qualifié de « denrée de première nécessité ». Selon l’étroitesse du cortex ou le goût de la taquinerie de tel ou tel fonctionnaire de police, ont été jugés inappropriés l’achat de bouteilles de soda par une mère de famille, ou de serviettes hygiéniques par un jeune homme pour sa compagne[1]. Selon mes observations, mais je ne dispose pas de données statistiques pour les étayer, les « attestations » recopiées à la main (tout le monde n’a pas d’imprimante ou de cartouches d’encre) ou enregistrées sur un téléphone portable – d’ailleurs parfaitement licites – ont suscités le maximum de réactions violentes et juridiquement injustifiées des policiers. Évidemment, le fait d’avoir une gueule d’arabe est un biais susceptible de fausser toutes les statistiques.

Crise d’expression sanitaire – mais en réalité politique et sociale – la pandémie a mis en lumière, mieux que de récents mouvements de grève du personnel hospitalier et de celui des maisons d’accueil médicalisé pour personnes âgées, la crise capitaliste organisée dans le domaine de la santé. Moitié crainte réelle de ne pouvoir faire face à l’afflux de patients atteints du covid-19, moitié crainte de prêter le flanc à la critique de ne pas avoir prévu tout ce qui pouvait l’être, les moyens hospitaliers soumis depuis des années à une désorganisation réductrice inspirée par une pseudo-rationalisation financière ont été intégralement mobilisés pour endiguer l’épidémie. Le scandale déjà évoqué ici-même d’une réduction drastique des heures de blocs opératoires dans des secteurs comme la chirurgie anticancéreuse s’est poursuivi à une échelle inconnue jusqu’alors. Toutes les opérations ont été annulées. On a menti aux patient·e·s. Des instances administratives ont condamné à mort un certain de nombre de personnes, sans que les médecins des services concernés aient été seulement consultés sur leur sort. Comme on a prescrit à ces personnes des traitements susceptibles de prolonger leur vie pendant quelques jours ou quelques semaines, leur mort n’apparaîtra jamais dans le bilan de la gestion scandaleuse de cette crise. J’insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas d’un phénomène nouveau, mais du stade suprême d’un phénomène en cours, appelé à s’aggraver, y compris du fait de la pandémie.

L’idée selon laquelle des « leçons » pourraient être tirées de la crise et de la manière scandaleuse dont elle a été gérée est oiseuse. À moins que ces leçons soient imposées par la force aux gouvernants, tant au sommet de l’État que des gestionnaires des hôpitaux. Pour l’heure, le personnel hospitalier témoigne que des bilans comptables sont dors et déjà communiqués pour la période du premier confinement, qui soulignent et déplorent un déficit d’activité dans certains secteurs. Comme si rien n’était venu bousculer le train-train hospitalier ces derniers mois…

Capable comme tout dirigeant d’un orwellisme vulgaire, M. Macron a bien évidemment encensé les personnels soignants à la hauteur du mépris qu’il leur manifestait jusqu’alors. Dans un registre quasi-ésotérique, il a laissé entendre que des voix s’étaient manifestées pour lui indiquer désormais la bonne voie à suivre… Le terme de « promesses » est trop fort et précis pour qualifier les divagations hallucinées d’un homme dont le narcissisme semble mal s’accommoder de sa condition réelle de modeste interrupteur dans la gigantesque centrale électrique que constitue le capitalisme international. Je ne parierai pas que la prestation de M. Macron, dont nous savons désormais que le nom restera dans l’histoire comme celui du président en exercice durant la pandémie, et pour aucune autre raison, sera « sanctionnée » de quelque manière que ce soit.

Protestation (réformiste) contre le rituel des applaudissements adressés aux soignants:

«Je ne peux pas me nourrir d’applaudissements! Peut-être pourriez-vous voter pour quelqu’un de sensé la prochaine fois?»

Et en effet, si l’on accepte la validité du capitalisme et la légitimité du complexe militaro-industriel qui en assure le fonctionnement (sans parler des risibles mises en scène de la « démocratie participative »), il est absurde d’imaginer qu’un autre pantin, plus expérimenté, plus « à gauche », ou plus je-ne-sais-quoi, aurait mieux réagi aux impulsions de ficelles de longueurs nécessairement inégales : bienséance politique, commandements « économiques », gestion de catastrophe.

Imagine-t-on, au-delà des apparences, situation plus confortable que celle d’un politicien incapable de rien faire, dont on dira à bon droit « Personne n’aurait fait mieux » ?

Le meilleur et le pire

Durant le premier confinement, certains mouvements de revendication ont concerné non seulement les conditions de travail (distances, masques, primes) mais l’objet même de la production. Des ouvriers se sont déclarés prêts à reprendre le travail, à condition que cela soit pour produire des respirateurs (utiles) et non des moteurs de voiture ou d’avion. Ces mouvements correspondent à une aspiration profonde (le moment de le dire !) chez les salarié·e·s à produire de manière utile à la collectivité et non pour alimenter une consommation de produits obsolètes et inutiles. Cette aspiration a été documentée dans les enquêtes sociologiques portant sur les mouvements de chômeurs. Que la réflexion sur l’utilité sociale du travail se traduise, à l’occasion de la pandémie, dans des mouvements ouvriers revendicatifs est un des rares signes positifs qu’il me paraît possible de distinguer.

Passé la phase du premier confinement, l’économie « reprend ses droits » plus sûrement que les méduses dans le Grand Canal et menace de s’imposer  – c’est dans sa logique – « coûte que coûte ». Les écoles doivent rouvrir pour assurer leur fonction de garderie pour les parents salariés. Les conditions envisagées sont impraticables et tout le monde le sait. On ne mentionnera ici que la nécessité censée s’imposer à des élèves de classes maternelles de rester assis sur une chaise toute la journée, ce que des enseignants ont qualifié justement de « mauvais traitement » (mais on ne sait plus quel numéro vert ou rouge appeler !). L’usage des transports en commun sera réservé aux seul·e·s travailleurs et travailleuses, dûment muni·e·s d’une attestation de leur employeur.

En fait de « déconfinement », nous sommes ainsi passés d’une pseudo-autogestion à un strict contrôle policier/patronal des déplacements. On connaît la formule prêtée à une reine de France « Qu’ils mangent de la brioche ! » à propos du peuple privé de pain. Nos gouvernants ne craignent pas la comparaison : « Qu’ils adoptent le vélo ou la marche à pieds ! » Qui songerait à s’en plaindre ? Les personnes âgées ? Les éclopé·e·s ? Les femmes enceintes ? Les pères et mères de famille encombré·e·s d’une poussette ? Les chômeurs ? Qui ne produit pas n’a pas droit à l’autobus, au métro ou au tram.

Le « retour des émigrés », confinés par exemple en Normandie, vers la capitale a donné lieu ce 7 mai à des scènes représentatives du nouveau désordre sanitaire. Les trains, pourtant doublés, étaient bondés, au mépris de toute précaution, sans parler des dispositifs de « distanciation » idéale. Un responsable de la SNCF fournissait une explication bien simple : les dispositifs en question ne devaient s’appliquer qu’à partir du 11 mai ! Cet épisode tragi-comique illustre la tension entre deux manières de considérer dorénavant la vie humaine dans nos sociétés : ou bien ce sont les êtres humains qui circulent (pour aller bosser), ou bien c’est le virus qui circule, et les humains ne sont que des moyens de transport, qu’il importe donc d’immobiliser, voire de saboter.

Je ne doute qu’assez peu des capacités du système capitaliste à surmonter ces contradictions et cette crise, sans savoir s’il importe de s’en réjouir ou non.

Peut-être est-ce là ce que cette crise a de plus humiliant pour nous : faire dépendre notre survie biologique d’un système répugnant et des imbéciles qui en assurent la maintenance. Une chose est certaine, c’est nous qui sommes la matière malléable et sacrifiable dans ces ajustements.

Autrement dit : la phase postérieure au premier confinement qui commence ce 11 mai, et que nous appellerons « premier déconfinement » – chacun·e a compris qu’il peut y en avoir d’autres, qui suivront des re·confinements – s’annonce bien pire que la précédente. Cependant, si respirer n’est plus un droit, mais demeure un luxe tant que rôde le virus, conspirer, c’est-à-dire respirer ensemble, redevient possible.

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[1] Il est possible que l’on puisse lire cette opinion (et l’amende de 135 euros qui la sanctionna) comme une tentative archaïque de restaurer en période de crise une fierté virile mise en péril par la promiscuité incongrue entre deux sexes, l’un étant en position d’imposer à l’autres certaines trivialités dégoûtantes qui le caractérisent. Bref, il n’est pas exclu que cette amende ait été infligée avec les meilleurs intentions du monde.