DOMMAGES DE GUERRE. Chap. III. «“Réalisme” et résignation».

Dommages de guerre

 

Je donne ci-dessous le troisième chapitre de Dommages de guerre, «“Réalisme” et résignation», édité en l’an 2000 par L’Insomniaque. Ce chapitre est particulièrement consacré à l’analyse de l’attitude des libertaires français face à la guerre menée au Kosovo.

[C’est au moment de transférer les textes depuis mon ancien site sur le présent blogue que je constate qu’à la suite d’une confusion, et sans doute d’un splendide acte manqué, ce texte avait été remplacé sur le site par un double de l’enregistrement — sur le même sujet — d’une émission de Radio libertaire. Voici le tir rectifié.]

(L’illustration de la couverture du livre est de Dragan.)

 

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Oh! ne les faites pas lever!

C’est le naufrage…

Arthur Rimbaud, Les Assis.

Responsable du projet « Santé mentale » mis en place cinq ans plus tôt en Bosnie par Médecins du monde, un psychiatre décrit ainsi, en 1999, les détériorations men­tales subies par les réfugiés du Kosovo fuyant l’armée, les milices serbes, et les bombardements de l’OTAN : « La réponse aiguë, avec sidération, perte des repères temporo-spatiaux, perte de la notion même de l’événement traumatique, au cours du premier mois ; le stress post-traumatique, qui peut prendre place au cours de la phase qui va de un à six mois après le traumatisme ; et, au-delà de six mois, des troubles de l’adaptation[1]. » On ne peut qu’être frappé de l’exactitude avec laquelle la description de la première phase, dite aiguë, s’ap­plique, en France, aux milieux révolutionnaires et singulière­ment au mouvement libertaire[2] qu’on aurait pu croire immu­nisé contre la résignation par une haine de l’État et un antimilitarisme constitutifs. Et pourtant…

La sidération est, d’après Littré, l’état d’anéantissement produit par certaines maladies, qui semblent frapper les organes avec la promptitude de l’éclair ou de la foudre, autrefois attribué à l’influence malfaisante des astres. Quel terme pourrait mieux caractériser l’apathie quasi générale des révolutionnaires, en ce printemps 1999 où le plus prosaïque des bombardements est vendu par les états-majors et la télévision comme une version domestique de la Guerre des étoiles, la bonne conscience humanitaire en sus ? Les primitifs superstitieux levaient avec terreur leur regard vers les cieux; anarchistes farouches, antifascistes radicaux et contempteurs maniaques du spectacle (le concentré et le diffus) baissent le nez devant leur écran de télévision, acceptant les sanglants augures qu’il dispense dans un halo bleuté avec la même résignation, la même abdication de la pensée, la même crédulité que la plus sotte des midinettes consultant l’horoscope. Ah non ! décidément, le monde n’est pas tendre à qui prétend le bouleverser, et la vie même semble se rire de qui veut la changer, prouvant — dès qu’elle cesse d’être quotidienne — qu’elle peut être pire encore qu’à l’accoutumée. N’allez pas dire au plus debordiste des révolutionnaires que c’est là précisément la réaction qu’on attend de lui, l’absence de réaction devrais-je dire! Il s’y connaît en complot. Il s’est méfié de tout : du journal, de la police, et même de la météorologie nationale ! Cette fois, le temps est à la guerre, ses rhumatismes le lui confirment. Et si malgré tout le soupçon lui vient que le monde en guerre est mené par ces maîtres qu’hier il affectait de mépriser, et que l’écœurante bouillie de sang, de larmes, de sperme (en parts égales ; faire revenir) qu’on lui sert à l’heure des repas a la même origine, et par tant la même fonction hypnotique qu’elle a toujours eue, il se cabre, se maîtrise, et peut-être s’estime pour cela. C’est ici que le comportement des militants se démarque de celui des réfugiés; si ces derniers présentent des troubles de l’adaptation, la guerre provoque chez les militants un grave prurit d’adaptation au monde. Car enfin, peut-on toujours douter ? Est-il sain ou raisonnable de toujours dire non ? La critique n’est-elle pas quelquefois trop aisée, quand l’art de la guerre est, lui, toujours difficile ? N’y a-t-il pas de la grandeur dans le renoncement, comme il y a de la douceur dans l’abandon… Eh pardieu, ce sont de grandes et bonnes questions de psychologie religieuse, mais les révolutionnaires sidérés ne se les posent pas. Ils jouissent simplement du plaisir — certes un peu coupable, mais la transgression est une épice — de ressentir enfin la même chose que leurs semblables, au même moment, devant le même écran, qu’ils croient scruter, quand en vérité c’est l’écran qui les surveille.

Interrogé sur l’utilisation par le gouvernement serbe, à des fins de propagande, d’un slogan publicitaire de sa marque (Just do it !) un responsable de Nike déclare, exprimant sans le savoir un désarroi partagé par beaucoup de révolutionnaires : « C’est tellement loin de nous, de tout ce qu’on est, de tout ce qu’on veut faire, qu’il n’y a rien à dire, rien à en penser[3]» C’est qu’en effet, du côté de l’OTAN, le chantre du social-libéralisme Tony Blair n’hésite pas, lui non plus, à pratiquer le détournement idéologique, affirmant sans vergogne : « Nous ne nous battons pas pour des territoires mais pour des valeurs. Pour un nouvel internationalisme. » Le terme, explique doctement le journaliste du Monde tout juste revenu de son Robert en douze volumes, « a quelque chose à la fois de suranné et de sulfureux, qui évoque les premiers temps du mouvement ouvrier et l’ère des révolutions[4]. »

C’est reparti comme en 14 !

Guerre, révolution, et mouvement ouvrier au début du XXe siècle, l’évocation n’est pas si désuète que les maîtres du monde la dédaignent. Ainsi découvre-t-on que la formation universitaire de Jamie Shea l’a préparé à jouer quotidiennement sur CNN le représentant de commerce de l’OTAN. Sa thèse d’histoire contemporaine à Oxford s’intitule « Les intellectuels européens et la guerre de 14-18 [5] ».

La Première Guerre mondiale fut la défaite, définitive à ce jour, de l’internationalisme révolutionnaire. La pitoyable répétition du Kosovo montre que ce qui se joua, et fut perdu alors, n’a été ni compris ni dépassé. Au contraire, devrais-je dire, puisque les débats du début du siècle (qui se prolongèrent jusque dans les années 1930) eurent lieu au grand jour, relavés malgré la censure par les personnalités en vue du mouvement et par sa presse, tandis que bien des libertaires actuels ont jugé plus prudent de confiner leurs états d’âme dans les conversations particulières (pas avec n’importe qui !) ou le bulletin intérieur de leur groupe. Tel militant d’une organisation ayant pris position clairement contre la guerre peut parfaitement laisser entendre en privé qu’il se félicite de la correction infligée « aux Serbes » ; face à un opposant, il se retranchera discrètement derrière la position confédérale. Lorsque la discussion s’affiche, elle ne vise pas à combattre les thèmes de la propagande officielle dans l’esprit de militants hésitants, mais à justifier une confusion que l’on s’avoue incapable de dissiper. L’inconséquence est revendiquée comme un providentiel antidote du dogmatisme ! Lire la suite

Nos si jolis dissidents (1989)

Publié dans L’Idiot international (n° 11, 19 juillet 1989), cet article a donné lieu à une polémique, centrée sur la compromission avec des organes de presse bourgeois, dont je donne les pièces en annexe.

 

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Il fallait un point d’orgue à la symphonie de mensonge et d’hypocrisie dont la presse française nous a étourdis depuis plus d’un mois au sujet de la Chine : l’arrivée à Paris de deux « dissidents », Yan Jiaqi et Wu’er, tombe fort à propos. Ah les braves gens que ces dissidents-là ! Et comme ils savent donner un cachet d’authenticité au discours démocratique occidental sur les peuples opprimés !

Par parenthèse, il existait bel et bien des opposants chinois en exil à Paris avant juin 1989, mais qu’auraient-ils eu à dire puisque la Chine était réputée en voie de démocratisation accélérée ? Certes, Deng Xiaoping avait réprimé le Printemps de Pékin de 1979 et collé au trou ses animateurs, les Wei Jingsheng et Ren Wanding (à nouveau arrêté le 10 juin dernier). Bien sûr, il organisait de temps à autre des campagnes d’exécution publique de milliers de « droits communs ». Sans doute pouvait-on déplorer des condamnations à 10 ans de prison pour délit d’opinion politique ou religieuse, l’avortement et la stérilisation forcée de milliers de femmes, mais chaque État a ses problèmes, chaque ethnie ses coutumes, et l’on jugeait malséant de mentionner ces choses dans les reportages touristiques idylliques que publiaient nos journaux. « L’ère Deng est celle du miracle chinois » titrait en août 1985 le quotidien socialisant Le Matin.

 

Le comment-taire

Survint la lame de fond du Printemps 89. Prolongement d’une longue série de manifestations et d’émeutes dont on s’était abstenu d’entretenir le public français (notamment à Shanghai en décembre 1986), elle fut aussitôt présentée comme une surprise absolue.

Comme il suffit à la télévision de diffuser des images muettes ou assorties d’un comment-taire judicieux pour persuader le téléspectateur ahuri qu’il est le témoin privilégié de son époque, on omit prudemment de donner la parole aux manifestants (jamais une banderole ou un tract traduit). Ainsi se trouvaient évités à la fois la délicate question de savoir comment des gens pouvaient réclamer si nombreux ce que l’on affirmait ici qu’ils avaient depuis longtemps, et le risque toujours redoutable qu’ils puissent désirer autre chose que le scrutin proportionnel, sept chaînes de télé et des actions Paribas, soit la formule du bonheur moderne. À titre d’exemple, les contestataires de 1979 réclamaient bien une « démocratie »… Par quoi ils entendaient le programme de la Commune de Paris de 1871, ce qui n’est évidemment pas à mettre dans toutes les cervelles !

Après avoir propagé l’illusion d’une libéralisation inéluctable, liée mécaniquement au progrès du commerce et soutenu par l’ensemble du « monde libre », les médias firent croire aux naïfs émeutiers qu’ils leur suffiraient d’être filmés par la télévision pour être à l’abri des massacres. « Even the American can see you », disait devant la caméra un jeune manifestant à un soldat qui ne pouvait le comprendre !

 

Ouvriers canailles

En effet, les manifestants furent assassinés sous nos yeux. Parmi eux, beaucoup étaient des ouvriers et des chômeurs. Dans toutes les grandes villes de Chine se sont formés des organisations autonomes de travailleurs, ce qui donne à ce mouvement social d’une ampleur sans précédent depuis 1945 l’allure de ce qu’il faut bien appeler une révolution, bien éloignée du seul « mouvement étudiant » dont les journalistes s’obstinent encore à parler aujourd’hui. Nos dissidents, eux aussi, tiennent la canaille en piètre estime. Yan est un universitaire, ancien conseiller de Zhao Ziyang (ex-secrétaire du PCC), Wu’er est étudiant. Ce dernier estime que « les étudiants sont la force motrice du peuple », et que les ouvriers « n’ont pas une idée très claire de la démocratie ». Qu’en pensent Guo Haifeng, Yang Fuqiang, Guo Yaxiong et des centaines d’autres membres de la Fédération autonome des ouvriers de Pékin ? et Xu Bingli, ouvrier shangaïen de 51 ans, leader de l’Union autonome pour les droits ? et Peng Jing, employé dans une usine pharmaceutique, accusé d’avoir fait partie des « Brave la mort » de Tiananmen ? Tous arrêtés, mort peut-être aujourd’hui, qui n’ont pas risqué leur vie pour qu’un bureaucrate au rancart et un futur cadre posent au gouvernement provisoire dans les locaux du Monde (cf. le numéro du 11 juillet).

« Encore marqués par la brutalité de la répression », écrit le journal, nos dissidents s’empressent de condamner tout recours à la violence, qu’ils assimilent au « terrorisme ». Personne ne songe à leur demander s’ils entendent ainsi désavouer rétrospectivement ceux qui se sont battus à coup de pierres et de cocktails molotov contre les chars, et les exécutés de Shanghai, tous des ouvriers justement !

Peut-être Xu Guoming, Xie Hanwu et Yan Xuerong, coupables d’avoir incendié le train qui venait d’écraser des manifestants étaient-ils de ces « enragés » que Cavanna a dénoncés dans ces colonnes mêmes (L’Idiot, n° 7). Ces enragés qui poussaient les gentils étudiants « à toujours plus osé, toujours plus intolérable. C’étaient des flics, révèle Cavanna, des flics ou des vendus aux flics. » S’il y avait peut-être des « petits cons » place Tiananmen, il se trouve des sinistres crétins partout pour voir dans un jeune prolo révolté un flic ou un arriéré aux idées fumeuses.

Rompant avec les « solidarités » sélectives et pleurnichardes, quarante personnes membres du comité « Pékins de tous les pays unissons-nous ! » ont occupé le 29 juin dernier les services éducatifs de l’ambassade de Chine à Paris. Dans un texte[1], dont je cite la conclusion, elle affirmaient notamment : « Le sang coule aujourd’hui dans la continuité d’une dictature dont sont complices ceux qui feignent de croire que ce qu’ont fait les révoltés pouvait être toléré à Paris mieux qu’en Chine (comment furent traités les étudiants français de 1986 quand ils prétendirent manifester devant l’Assemblée[2] ?). […] Frères de Pékin et d’ailleurs, pourrons-nous vous dire nos rêves ? Au moins avons-nous des ennemis communs : ceux qui ont encensé vos bourreaux, ceux qui leur vendent des armes, ceux qui vous ensevelissent aujourd’hui sous le mensonge et les larmes. »

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Je reçus à la mi septembre 1989, d’un groupe ultra-gauche nantais, « Les amis de Varlet* », dont j’avais rencontré l’un des membres, la lettre suivante, ouverte sur une citation puisée dans De la Révolution [3] :

 Camarade, nous avons eu la surprise d’apprendre que toi, que nous avions toute raison de croire jusque-là assez critique sur les choses de ce monde, et en particulier sur le journalisme, tu avais choisi d’exprimer longuement ta pensée dans L’Idiot international, cette exécrable publication du bouffon Jean-Hedern Hallier.

Dans le numéro […], tu es présenté, en première page, comme un argument de vente, un article de choix, au même titre que Besson et Nabe, dont l’aisance dans l’abjection est le titre de gloire. Depuis lors, Sollers, Autant-Lara, et quelques autres “paladins de la pensée[4]”, ont été honorés de la même façon.

Croirais-tu que figurer de la sorte dans ce marécage est susceptible de mettre en valeur les idées que tu défends.

Dans l’attente d’une réponse…

* Référence à Jean-François Varlet, révolutionnaire du courant des Enragés pendant la Révolution française. On trouve des textes de lui sur mon blog historien La Révolution et nous.

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Ma réponse aux «Amis de Varlet»

Cher(e)s ami(e)s, je ne suis pas certain d’avoir à me réjouir que l’on se soucie comme vous le faites de mon honorabilité théorique — ce genre de correspondance, dont toute l’ultra-gauche raffole, m’emmerde prodigieusement —, mais enfin je suis sensible à l’intérêt qui perce sous votre aimable remontrance.

Pour ce qui concerne l’effet publicitaire de mon nom, laissez-moi rire. Mon nom ne fait rien vendre, pas même mes propres livres et, au risque de vous décevoir peut-être, je le déplore.

Je ne vois guère de rapport entre la citation de moi que vous reproduisez et la question que vous posez. Publier un texte dans un journal ne signifie pas que l’on se fasse des illusions sur le journalisme. À ce propos, ai-je mal compris les propos de Patrick Drevet ou bien vous arrive-t-il d’envoyer des communiqués à la presse locale ?

À mon avis, la seule question qui se pose à chaque fois que l’on utilise un organe de presse que l’on ne contrôle pas est : les tares propres à ce support vont-elles annuler le caractère (supposé) subversif du message. Comme c’est parfaitement invérifiable, je juge au coup par coup et subjectivement.

Je ne suis pas certain d’avoir eu raison de répondre favorablement à la proposition de « carte blanche » faite par un journaliste de L’Idiot. Je n’étais pas mécontent de donner un peu d’écho au texte des « Pékins », de publier là un point de vue qu’aucun autre journal n’ aurait accepté, et d’y répondre au crapuleux Cavanna. Si cette invite m’avait été adressée après que les propos antisémites d’un Autant-Lara se fussent étalés dans cette feuille, j’aurais refusé. Ma réponse favorable eut d’ailleurs une conséquence inattendue. Elle contribua à l’éclatement du groupe « Les Amis de Varlet », fort de onze personnes, lesquelles (sans doute lassées d’agir ensemble) se découvrirent incapables de résoudre la contradiction soulevée par ma remarque sur leurs propres rapports avec la presse locale.

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[1] Le texte en question, « Pas de larmes pour Pékin », à la diffusion duquel j’ai participé, comme à l’ocupation de l’ambassade, était intégralement reproduit en regard de mon article.

[2] À ce propos, voir sur ce blog la présentation du texte « Glossaire ».

[3] « Je suis toujours confondu d’entendre une personne, que j’avais toute raison de croire jusque-là assez critique sur les choses de ce monde, avouer sa préférence pour tel speaker ou tel spécialiste de politique étrangère. »

[4] Parmi ces pitoyables paladins : les écrivains Patrick Besson, Marc-Édouard Nabe et Philippe Sollers, et le cinéaste Claude Autant-Lara.

 

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Écoutes

La proposition faite par un journaliste de L’idiot eut une conséquence cocasse que j’avais négligé d’indiquer dans le texte ci-dessus : en contact téléphonique avec la rédaction (même si je n’ai croisé Jean-Hedern Hallier qu’une fois, sans lui parler), j’étais automatiquement intégré par la police aux personnes de sa connaissance, et en tant que tel mis sur écoute.

Je ne dis pas que mon téléphone n’avait jamais été surveillé auparavant ou qu’il ne l’a jamais été depuis, mais cette fois la preuve matérielle en a été apportée. Mon nom figurait sur la liste des personnes « écoutées » publiée par la suite par les journalistes* travaillant sur la cellule gendarmique d’écoutes téléphoniques mise en place à la demande de François Mitterrand. Celui-ci se méfiait d’Hallier, qui menaçait de révéler l’existence de sa fille Mazarine…

* Voir Pontaut, Jean-Marie & Dupuis, Jérôme, Les Oreilles du Président, Fayard, 1996.

 

L’article (moins la précision sur les écoutes) a été republié dansrubon5

Après déception des espoirs matinaux, par Gérard De Mai

Ce texte a été écrit en février 2005 pour répondre à la question « Quelle révolution souhaitez vous ? » posée par une revue littéraire affichant un sympathique angélisme.

Mais il est arrivé au moment où ladite revue venait de décider de supprimer cette « rubrique » qui, sans doute, laissait perplexe la plupart des littérateurs actuels.

Il est donc resté inédit.

Le relisant en 2006, j’ai considéré qu’il n’avait rien perdu de sa pertinence et que, au prix de quelques légères améliorations, il méritait d’être livré au « public ». Ce qui a été fait sous forme d’une brochure aujourd’hui épuisée.

Un an plus tard, voyant l’état de la société, je me dis que le rediffuser via le media qui met Oaxaca à la porte de Bobigny (et « Big brother » dans tous les foyers !) n’est pas superflu.

Gérard De Mai.

1er mai 2007.

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« Avec des cailloux, une sorte de boue, des arbres déchirés, et du sable fondu, on bâtit les palais de rêve. »

Scutenaire.

 

Évoquer l’idée d’une révolution quand pérore partout le cynisme câblé qui somme d’étouffer tout idéal sous la dérision, c’est fournir des verges pour se faire fouetter de sarcasmes. Qui vise, aujourd’hui, à remporter la « star ac’ » littéraire s’appliquera à fourbir de grinçantes caricatures des espoirs utopistes plutôt qu’à en fredonner la rengaine « démodée ». Et, qui refuse de s’inscrire à ce dépitant karaoké peut s’attendre à voir la machinerie spectaculaire s’appliquer à le ridiculiser pour défendre ses aveuglantes vessies cathodiques.

Il faut donc, pour parler sincèrement de révolution, partir d’un certain dégoût et même d’un écoeurement, d’une forte envie de « gerber ».

Qu’on ne se méprenne pas : Bien sûr, nous sourions et rions volontiers aux mises en scènes ironiques des velléités de changer le monde dans lesquelles notre jeunesse à généreusement donné, hier. La gravité est toujours l’armure des pédants et la sincérité répugne évidemment à l’endosser. Mais nous ne sommes pas stupides au point de ne pas voir que les ricanements désabusés, en « relativisant » tout ce qu’il y avait de généreux dans notre élan, prêtent la main à l’entreprise malsaine qui cherche à tuer cet élan par la bouffonnerie.

Après avoir bien ri de nos travers et de nos tics comiques, de nos outrances dogmatiques et de nos certitudes embrouillées, après avoir bien moqué les Saint Just de bistrot et les Guevara germanopratins, force est de constater que tout ce que nous avons voulu changer continue, et notre colère avec.

Il est grand temps de le dire : Nous en avons plus que mal soupé de ces désabusés confortables étalant leurs compromissions de caniches lécheurs dans toutes les antichambres du pouvoir, s’en parant comme d’une toge de « sagesse », apanage d’une « lucidité » qu’il faudrait admettre comme nécessairement désespérante. De « ce désespoir dont on fait vertu. Ce désespoir qui se boit ; se sirote à la terrasse des cafés ; s’édite… et ne demanderait qu’à nourrir très bien son homme[1] ».

Ce désespoir, trop rutilant pour être honnête, on sait qu’il peut, parfois, sans rougir, se faire nonchalamment complice des pires saloperies.

Alors, quel choix avons-nous ? Ricaner avec ça ? Ou dire que nous rêvons toujours d’un monde sur lequel ne régneraient pas la peur et le mensonge, la roublardise et la truanderie, l’oppression et la servitude, la misère et l’aliénation, la torture et les massacres guerriers.

Constatons le sans honte : Après déception des espoirs matinaux, la même envie reste à l’œuvre. L’envie de combattre ce despotisme qui, au nom du pognon roi, asservit les humains et ravage la planète. L’envie d’en finir avec le règne des tyrans, plus ou moins fardés de « démocratie ». L’envie de contribuer à faire une société plus sûrement vivable et agréable.

Certes, à regarder le monde tel qu’il est ces jours-ci, on s’attend plus à une explosion de toutes les barbaries qu’à l’avènement d’une « cité radieuse » (reléguant aux poubelles de l’urbanisme carcéral les bétonneries du Corbusier). On verrait plutôt, tout à l’heure, cette société sombrer dans son cloaque, s’étouffer des poisons qu’elle disperse à tous vents, s’étrangler dans les camisoles qu’elle passe à l’humain, mourir des haines qu’elle excite entre tous ses malheureux locataires.

Mais, alors même que tout invite au pessimisme, à commencer par les pénibles militants « révolutionnaires » engoncés dans leurs jargonneries indigestes et leurs incurables sectarismes, il faut répéter, avec Eduardo Galeano[2], que l’espoir fait vivre et peut même parfois faire gagner une vie meilleure pour peu qu’il s’accompagne de volonté.

À ceux, nombreux, qui m’objectent que le plaisir révolutionnaire a souvent été bref, et payé de grandes douleurs ; que les paradis des hommes libres, leurs collectivités, communes, soviets, n’ont jamais duré longtemps et ont toujours fini dans les affres, j’ai coutume de répondre que le Quilombo dos palmares, cette république d’esclaves s’étant libérés, a duré plus de cent ans, ce qui me semble déjà pas mal. Plus près de nous, les communautés zapatistes du Chiapas tiennent depuis plus de dix ans et certaines coopératives autogérées d’Argentine depuis quelques années. Mais aurait dit Istrati[3], un seul jour libre, c’est déjà mieux que toute une vie humiliée.

D’ailleurs, qu’importe si vouloir faire une révolution c’est essayer de labourer la mer[4]. Il n’est pas nécessaire d’être optimiste pour n’être pas du parti des requins, des hyènes et des cloportes. Il n’est pas nécessaire d’être l’archange Michel certain de terrasser le dragon pour être révolté par les crapuleries de nos califes et s’insurger contre leurs diktats.

L’envie de révolution se moque de tout calcul sur ses chances de succès. Elle ne suit pas un « plan de carrière ». Elle est le réflexe logique et sain de vouloir sortir du cachot, même si on doit y user toutes ses forces, même si c’est « utopique ». Elle est l’envie que le monde soit à la hauteur de nos rêves : Du pain et des roses sans mesure, le lait et le miel du paradis, sur terre, pour les vivants, nom de dieu !

De plus, ce n’est pas à nous qu’on fera le coup de l’impossible. Nous savons ce qui peut être. Nous l’avons vécu ce moment où la vie bouleverse tous les pronostics et ou l’élan des humains ressemble à la déferlante qui découvre sous les pavés la plage et redessine en un instant les contours du monde.

C’était un mois de mai… Vous avez dû en entendre parler. Nous avons vu, en un rien de temps, le peureux devenir audacieux, le crédule s’illuminer de lucidité, l’apathique soudain fougueux de volonté. Nous avons vu les tuniques de Nessus de la soumission jetées aux orties, les désirs se voulant réalité, les paralytiques se levant pour danser, mieux que dans la Bible car sur un rythme de rock endiablé. Nous avons vu des monstres changés en baudruches, des dinosaures transformés en libellules, et les poules ayant des dents, aussi charmantes qu’acérées.

Tout ce qui semblait immuable la veille était mis en question. La parole, émancipée de ceux qui habituellement l’accaparaient, ouvrait la porte à l’audace. Les mille débats spontanés qui agitaient les rues, les places et les bâtiments occupés réduisaient à néant le pouvoir hypnotique des saltimbanques de la politique et des ténors de la « pensée » servile, démontaient les carcans hiérarchiques et rôles sociaux qui maintiennent divisés et menottés. L’imagination osait se débrider avec l’impression que ça pouvait enfin servir. Les idées se frottant les unes aux autres allaient nourrir des gestes dont aucun Lénine n’aurait pu donner l’ordre. D’ailleurs, les professionnels de l’agitation militante erraient là dedans incrédules et complètement largués. « On ne renversait pas l’État, on le laissait tomber [5]. » . Dans les usines et les bureaux en grève, dans les écoles et dans les hôpitaux, dans les gares et les ports, dans les lieux « publics » repris par le public, on détricotait les mailles de l’ordre camisole et on commençait à construire une autre société, à réaliser l’utopie.

Par quelle bizarre alchimie en était on arrivé là ? Par ce mouvement qui prend toujours au dépourvu les despotes et leurs sbires : l’irruption soudaine, au grand jour, d’une révolte ayant longtemps mûri dans l’ombre. Pas un complot, non : l’explosion du « ras le bol » hors des galeries de la vieille taupe chère à un subversif d’antan (dont la barbe n’avait rien d’intégriste).

La bombe, chargée des humiliations mâchées et remâchées, des méfaits subis, des coups reçus, avait pété d’un seul coup en une émeute qui avait fait reculer les hordes matraqueuses de l’État. Et la barricade avait fermé la rue et ouvert « la voie ».

Et la joie, tranquille mais immense, de se sentir enfin maître de sa vie, responsable de ses actes et de leurs conséquences, « décideur » de son avenir, allait faire de ces jours ceux qui, de toute notre vie, nous sembleraient les plus beaux, et dont nous pleurerions la perte, au point même, pour certains, de ne pouvoir y survivre.

C’est d’ailleurs ce bonheur d’avoir pu jouir d’un tel orgasme de l’Histoire qui, plus encore que la peur qu’ils ont ressentie, est cause de la haine féroce que nous vouent nos ennemis depuis ce temps ; la cause de leur vindicte inextinguible.

Nous avons baisé avec l’éternité. Voilà ce qu’ils ne nous pardonneront jamais les petits hommes aux tristes pouvoirs. Voilà ce qui les a vexés et enragés contre nous, nos seigneurs chagrins. Voilà la cause de leur très bilieuse jalousie : Tous ces roublards au machiavélisme besogneux, tous ces Talleyrand aux bas de soie filés, tous ces fourbes tacticiens se rêvant Pharaons, tous ces tâcherons nabots se voulant Napoléon, finissent toujours, malgré leurs gesticulations fort médiatisées, par être contraints de se rendre compte qu’ils ne passent au guignol de l’Histoire que comme marionnettes interchangeables du show-biz démagogue, voués à être oubliés au rythme ou les peuples oublient les ministres, c’est-à-dire : plutôt vite. Ils doivent tôt ou tard encaisser la déplaisante évidence que leurs rêves de gloire s’achèveront au mieux en notules jamais consultées des manuels d’Histoire en marge desquels les écoliers gribouillent leurs rêves de grande récré. Et voilà qu’à nous, qui nous moquions de la postérité comme des mirages de la « réussite sociale » ; qui n’avions ni science ni goût de l’intrigue ; qui n’avions suivi aucune grande école de filouterie ni étudié l’art de l’arnaque politicarde, l’Histoire a ouvert grand ses bras, et le reste, « et le mois de mai ne reviendra jamais, d’aujourd’hui à la fin du monde du spectacle, sans qu’on se souvienne de nous [6] ».

Ils nous ont vaincus ensuite, c’est vrai. Et se sont empressés de reprendre et conforter le pouvoir qu’ils avaient momentanément perdu. Chaque jour leur joug se renforce en s’équipant de techniques « de pointe » d’autant plus efficaces qu’elles avancent grimées d’alibis démocrates et « libéraux ». Chaque jour, leur arrogance nous insulte un peu plus et se repaît de notre impuissance apparente.

Et nous nous sommes bronzé le cœur pour survivre dans cette jungle aux arbres à paillettes transgéniques où rôdent les prédateurs encravatés. Mais ils auront beau nous assommer de leur « réalisme » invitant à toutes les résignations, ils n’arriveront pas à nous convaincre que notre « utopie » avait tort. Nous avons touché sa réalisation possible. Nous avons tenu dans nos doigts cette félicité, fugace, mais suffisamment forte pour laisser à jamais son empreinte.

Nous nous souviendrons jusqu’à notre mort d’avoir vécu brièvement comme nous aurions voulu vivre toujours ; comme tous devraient pouvoir vivre toujours. Rien ne nous dissuadera de vouloir retrouver cela, ne serait-ce qu’un instant.

Nous sommes donc toujours prêts à embarquer sur la Santa Maria de la révolution, quelle qu’en soit l’apparente fragilité et l’hasardeuse destination.

Mais, quelle révolution ? Demandez vous. Eh bien, toujours la même, comme dit Burt Lancaster dans un délicieux western où les seins de Claudia Cardinale bombent l’écran : Les bons contre les méchants. Mais pas les bons « boys » du sultan Bush contre les méchants barbus d’Al-Caïda (ou vice-versa selon l’angle de tir). Non. Les méchants : ceux qui mentent, trompent, grugent, volent, asservissent, enchaînent, frappent, torturent, massacrent, détruisent, pour tirer un profit égoïste de leurs exactions. Les bons : ceux qui luttent contre tous les rapports qui avilissent l’humain ; ceux qui veulent une société de bien être et de plaisir pour tous, fondée sur la liberté de chacun.

« Mais c’est une vision grossièrement manichéenne ! » ne manqueront pas de hurler ceux qui aiment invoquer la « complexité » des relations humaines pour justifier leur résignation à l’ordure régnante. Oui. Mais si presque tous les humains ne sont réellement ni anges ni démons et vivent (comme le capitaine Haddock) constamment tiraillés entre ces deux tendances opposées, il n’en demeure pas moins vrai que leurs choix de s’orienter vers l’une ou l’autre manière d’être, vers l’un ou l’autre « parti », déterminent ce qu’ils vivent. Plus ils penchent d’un côté, moins ils risquent de tomber dans l’autre. Le grand philosophe La Palice n’est pas le seul à l’avoir constaté.

Quelle révolution ? Lambert et ses copains prennent leurs tracteurs pour aller porter à manger aux grévistes occupant l’usine de Sud-aviation ; Spartacus prête un glaive à Rosa Luxembourg ; Icarie s’installe en Catalogne ; Théroigne fesse Robespierre ; Rimbaud met la main au panier de Bretonw ; Varlet charge le chassepot de Varlin ; Bakounine pardonne à Marx ; Makhno chevauche avec Zapata ; Louise Michel offre une plume à Emma Goldman ; Pelloutier dépanne Mühsam ; Les conseils ouvriers de Budapest vengent ceux de Turin ; Pouget libère Sacco et Vanzetti ; Frantz Jung paye une chopine à Darien ; Khayyam trinque avec Sylvain Maréchal à la mort de tous les dieux ; Wei Jingsheng trinque avec La Boétie et Chalamov à la destruction de tous les cachots ; les portugais du 25 avril accrochent des œillets aux fusils crosse en l’air des lignards du 17 ème ; à Craonne on chante Le temps des cerises ; les Sans-terres serrent la pogne des Diggers et des Levellers ; les Aarchs de Kabylie reprennent l’exigence des Piqueteros d’Argentine : « Que se vayan todos » ; Solidarnosc salue Kronstadt en programmant la république autogérée ; à la Croix-Rousse les Canuts offrent à Autin-Grenier l’orchidée noire de l’anarchie[7] et Durruti l’en félicite ; à Moscou et à Londres on danse à l’annonce de la prise de La Bastille ; rue Gay Lussac, les seins de Marouchka dressent la plus ardente des barricades ; à Gênes Carlo Giuliani danse avec ses copains et copines sur les ruines du G8.

Quelle révolution ? Pas celle qui commencera demain. Pas celle du « grand soir ». Celle qui, parce qu’elle est la boussole de la vie quotidienne, rend l’existence plus exaltante.

« Si nous vivons, vivons pour marcher sur la tête des rois », ce précepte Shakespearien élogieusement salué par Debord n’est pas un programme pour l’avenir, mais le fondement d’un savoir-vivre quotidien. Non pas, certes, celui qui fait accéder aux palaces, sauf, rarement, au Palais d’Hiver ou aux Tuileries sous la mitraille. Non pas, non plus, celui qui rend la vie plus aisée. Mais celui qui mène loin des lieux où l’on rampe pour « s’élever » ; où il faut avaler des crapauds à longueur de journée pour trouver la vie supportable ; où l’on se contraint à « perdre sa vie à la gagner ».

C’est le principe qui met à l’abri de bien des soucis idiots et des compétitions stupides ; qui permet d’éviter bien des danses de canards se dandinant vers l’abattoir et bien d’autres « On à gaaaagné ! » vomitifs. C’est aussi le principe qui fait des amitiés fortes et des vies pleines, qui n’ont pas peur de se regarder dans la glace, même quand elles ont une gueule déglinguée par toutes les bacchanales et tous les deuils d’une existence.

Alors franchement, rien à foutre que la révolution ça ne soit pas très « tendance » !

Hasta l’Utopia ? Siempre !

 

Capture d’écran 2014-11-09 à 10.52.38 Gérard De Mai

Février 2005-Juillet 2006.

Capture d’écran 2014-11-09 à 10.55.27

[1] Laure (Colette Peignot), « D’où viens tu ? », 1938, Reproduit dans Écrits, Change Errant, 1976.

[2] Eduardo Galeano, Sens dessus dessous, l’école du monde à l’envers, Homnisphères, 2004.

[3] Panaït Istrati, dont les œuvres viennent heureusement d’être rééditées en trois volumes par les éditions Phébus.

[4] « Celui qui sert une révolution laboure la mer », Simon Bolivar, Lettre à Juan José Florès, 9 novembre 1830, cité par Patrick Deville dans Pura Vida, Seuil, 2004.

[5] Tocqueville, Souvenirs (de la révolution de 1848), 1850

[6] Guy Debord, Film La société du spectacle, Œuvres cinématographiques complètes, Champ Libre, 1978.

[7] Lisez L’éternité est inutile, L’arpenteur, 2002.