Le stalinisme, maladie sénile du journalisme façon “Charlie Hebdo”

copy-capture-d_ecc81cran-2014-11-09-acc80-01-10-09-e1415491935357.pngCharlie Hebdo (n° 1195, daté du 17 juin) publie sur deux pages un reportage sur les réfugié(e)s qui campent dans le XVIIIe arrondissement de Paris, sous le titre répugnant : « Migrants du XVIIIe. Entre l’enclume policière et le marteau militant[1] ».

Ainsi donc, les malheureux et malheureuses réfugié(e)s pâtissent de deux maux : les flics et les militants…

Ou plus exactement, dans le chapeau de l’article, « de la brutalité policière et des lubies de militants infantiles[2] ».

Rien que ça.

Autrement dit, si de grands enfants dans mon genre et des dizaines de camarades comme [et souvent mieux que] moi n’avaient pas donné de l’argent et des vêtements[3], récupéré et préparé de la nourriture, acheté des couvertures de survie, amené des bâches, installé des campements, amené des matelas et des couvertures, protégé les réfugié(e)s des charges de flics [nombreux et nombreuses blessé(e)s infantiles], fait le guet la nuit, ouvert un squat, manifesté, distribué des tracts, aidé des dizaines de réfugié(e)s à prendre contact avec des avocat(e)s, à remplir leurs papiers, et j’en oublie certainement…

Bref, si nous n’avions pas fait une fois de plus ce que nous avons déjà fait je ne sais combien de fois depuis vingt ans au moins, eh bien les migrants auraient pu tranquillement se faire cogner sur la gueule par les flics et rouler dans la farine par des partis politiques, dont le désintéressement et l’honnêteté intellectuelle ne sont plus à démontrer !

La première association qui vient à l’esprit, c’est L’Humanité des années 1970. Mais il est inutile de remonter si loin dans le temps. Il n’est que de lire les articles publiés ces derniers jours, sur le même sujet, par le même quotidien. Que la prose stalinienne dénonçant la collusion entre les affreux trotskistes du NPA et les terrifiants anarcho-autonomes se retrouve, au mot près, dans L’Humanité et dans Charlie Hebdo en dit long sur ce qu’est devenu un torchon qui n’est la satire que de ce qu’il fut dans un lointain passé : un journal contestataire anarchisant.

Le ou la journaflic prétend sans vergogne que les NPAnarchistes[4] ont menti aux réfugiés, tandis que le parti communiste, qui n’a jamais menti à personne et toujours soutenu les immigrés (à bout de benne de bulldozer si nécessaire), a vu tout ses efforts de relogement ruinés.

Or savez-vous de quel odieux prétexte les méchants antistaliniens ont usé ? Vous ne le croirez pas ! Il semble, j’ose à peine l’écrire, qu’ils défendent l’invraisemblable théorie selon laquelle les migrant(e)s ont intérêt à rester groupé(e)s

« Rester groupé(e)s » !?!?

Pour mener une lutte…

Les bras vous en tombent, non ! Où vont-ils chercher tout ça, ces enfants de Trotski et de Bakounine[5] ? Mais au contraire, au contraire ! Le bon sens est évidemment de jouer le jeu des PC, Emmaüs et cie : dix dans un hôtel Formule 1 à vingt kilomètres de Paris, dix dans un foyer très loin de là, et le reste par terre dehors… Ça c’est sérieux, c’est responsable. Et qu’on ne voit plus ces pouilleux dans nos rues !

Le problème des démocrates, au PC et à Charlie Hebdo, c’est qu’ils prennent les gens pour des cons. On ne voit pas que ça ait réussi au parti ces dernières années. Par contre on comprend bien que Charlie Hebdo, douillettement installé sur un matelas de millions, puisse dénoncer sans souci les manipulateurs gauchistes à la clientèle de gogos et de go-gauche de l’après janvier 2015.

Il se trouve que les migrant(e)s — eux et elles-aussi — sont moins moins bêtes que dans les rêves policiers communs aux conseillers de Paris du parti et aux flics pigistes de Charlie : ils et elles souhaitent rester ensemble (et à juste raison !). Ils et elles souhaitent aussi ne pas quitter un quartier de Paris où ils ont des repères.

Il faut être le dernier des crétins, politicard, ou salaud payé(e) au feuillet, pour feindre de ne pas comprendre ça.

Solidarité avec les migrant(e)s !

Autonomie des luttes !

Des papiers pour tous et toutes !

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[1] L’article est signé « Sol ». Peut-être Solène Chalvon, ex-militante de « Ni putes ni soumises » et collaboratrice occasionnelle de l’hebdomadaire ?

[2] En couverture de l’hebdo, il est précisé : « Migrants, tout le monde s’en sert ».

[3] Et acheté des sous-vêtements. Oui, au point où j’en suis de ma réputation, je me suis improvisé dealer de slips et chaussettes 100% coton…

[4] La contraction est de moi. Au passage, je me réjouis de me retrouver au coude à coude au moins avec certain(e)s militant(e)s du NPA, et aussi avec des dissidents « de gauche » et des sans-parti.

[5] Il est vrai que si l’auteure n’a comme expérience militante qu’un passage dans une officine satellite d’un parti de la gauche parlementaire, ça fait léger…

Aux origines du parti communiste, ou le traitement par l’acide à l’épreuve du temps, par Charles Reeve

Les années 1924-25 furent particulièrement fécondes pour le débat politique au sein du jeune parti communiste en France. L’acceptation des 21 conditions d’adhésion à l’Internationale a, en particulier, suscité de vives discussions et soulevé d’importantes questions théoriques.

Début 1925, avant que la référence à Trotski s’impose, une tendance opposée à la bolchevisation s’organisa dans le parti. Lorsque, le 18 août 1925, une délégation d’oppositionnels fut reçue devant le Comité central pour exposer leurs vues et affirmer leur soutien à Souvarine, Monatte, Rosmer et autres — précédemment exclus « comme ennemis du parti » — le sort du courant était déjà scellé. À peine avaient-ils quitté les lieux, qu’un des membres influents du Comité central, s’adressa à ses pairs : « Par quel acide allons-nous traiter ces gens-là ? ». Il s’agissait de Jacques Doriot, un des dirigeants qui passera, quelques années plus tard, du socialisme national au national socialisme.

Pour les oppositionnels de l’époque, l’acceptation des 21 conditions ouvrait la porte à une transformation profonde de la nature du parti. « Au nom de la bolchevisation, on prétend imposer au Parti français l’imitation mécanique et servile du Parti russe. On a banni toute liberté de pensée et d’expression, toute critique, toute initiative[1] ». C’en était fini d’« un parti révolutionnaire [qui] doit d’abord être un parti qui pense, un parti formé d’hommes conscients intellectuellement et moralement[2]. »

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Fernand Loriot (1870-1932) fut celui qui, le 18 août 1925, défendit les thèses des oppositionnels devant le Comité central. Aujourd’hui quasiment inconnu, Loriot fut un membre de premier plan dans la gauche de la SFIO et un proche des syndicalistes révolutionnaires. Internationaliste partisan de Zimmerwald, il fut, pendant la première guerre mondiale, pacifiste révolutionnaire — « celui qui sauva l’honneur du socialisme français pendant la guerre (1914-18) » dira plus tard Souvarine. Mais, surtout, Loriot fut le rédacteur de la motion de rupture avec la SFIO, lors du Congrès de Tours de décembre 1920. Sympathisant actif de la révolution russe dès la première heure, il fut, de fait, un des fondateurs du Parti communiste, personnage respecté et apprécié de Lénine et autres chefs bolcheviques. Ayant rejoint très tôt le courant qui s’opposait à la bolchevisation du parti, voici, comment Loriot s’exprimait sur la question de l’organisation : « L’idéologie révolutionnaire n’est pas fondée sur le dogme ; et la discipline des partis ne saurait être un mode d’asservissement de la conscience[3] ». Lors du IVe congrès de 1925, il insistait : « La bolchevisation des partis se traduit dans la pratique par la création d’un appareil formidable de dictature sur le parti […] On arrive ainsi, qu’on le veuille ou non, à créer une sorte de bureaucratisme terrible et étendu, le même bureaucratisme que dans le parti russe[4]. »

On voit bien qu’il y avait, dans ce débat, plus qu’un affrontement entre deux conceptions de l’organisation. Les questions d’organisation recouvrent toujours des questions politiques fondamentales. Pour Loriot et ses amis, ce qui était en jeu c’était une conception du mouvement communiste. On passait, selon eux, d’un parti de Communistes à un parti communiste encadrant des militants asservis à une ligne politique, décidée au sommet selon les intérêts de l’Internationale tenue par Moscou. Une organisation bureaucratique remplaçait une organisation vivante. S’ensuivrait l’impossibilité de mener une lutte pour le renversement de l’ordre social, de participer à la refondation de la société sur des bases anti-capitalistes. Le parti communiste allait devenir un parti agissant dans le cadre politique national, articulant les luttes et revendications des travailleurs français avec les intérêts de l’Etat russe. La bolchevisation s’accompagnera ainsi de la « nationalisation » du parti communiste, devenu parti communiste français.

Après avoir été isolés par la direction, Loriot et ses amis vont mener le combat politique en tant que militants au sein des organisations de base du parti. Puis, en 1926, violemment diffamé par la presse communiste officielle, Loriot finit par démissionner. Il poursuivra modestement son activité politique au sein du cercle restreint qui publiait la revue La Révolution prolétarienne. Dans un texte daté de 1928, il reviendra sur l’expérience russe. Pour souligner une fois de plus le lien entre forme d’organisation et contenu du socialisme, pour rappeler que dans la lutte pour l’émancipation sociale, les buts et les moyens sont indissociables. « […] L’avenir montrera avec plus d’évidence encore la divergence des intérêts de l’Etat russe et de la révolution prolétarienne universelle. Il est hors de doute, en effet, que la Russie ne va pas au socialisme. […] L’économie russe se stabilisera peut-être sous les formes d’une sorte de capitalisme d’Etat gardant de ses origines révolutionnaires certains aspects originaux, mais ses caractéristiques essentielles resteront celles d’une économie capitaliste et non d’une économie socialiste[5]. » Bolchevisation, stalinisme et capitalisme d’Etat sont ainsi perçus comme des stades successifs d’un même processus de reproduction des rapports d’oppression capitaliste.

On connaît l’apport des courants syndicalistes révolutionnaires et anarcho-communistes dans la formation de certains partis communistes (le parti communiste nord-américain ou le parti communiste portugais, par exemple). Dans le cas de la France, on a plutôt tendance à insister sur la filiation/rupture entre le parti communiste et la SFIO. La redécouverte de figures comme celle de Fernand Loriot, apporte un éclairage nouveau sur l’histoire des premières années du parti communiste, rappelant l’influence qu’y jouèrent des militants provenant des milieux pacifistes révolutionnaires et syndicalistes révolutionnaires. Ils furent parmi les premiers à percevoir la nature autoritaire de la bolchevisation et ses conséquences. Après leur participation à la conférence de Zimmerwald, qui allait marquer la rupture avec le socialisme patriotique et guerrier, ils avaient gardé le contact avec les révolutionnaires russes et italiens. Mais, sans doute pour des raisons historiques spécifiques à la situation française, Loriot et ses amis restèrent éloignés du mouvement révolutionnaire en Allemagne. Ils semblent ainsi avoir ignoré les doutes de Rosa Luxembourg vis-à-vis de l’autoritarisme bolchevique, être passés à côté des moments forts de la révolution allemande et de l’émergence du courant communiste radical, qui prendra plus tard le communisme de conseils comme référence en opposition au communisme de parti. Cet éloignement pèsera sans doute dans leur faiblesse face à la bolchevisation du parti.

Des milliers de pages ont été écrites sur l’histoire du parti communiste français, sur ses débats et conflits internes. Allant des variantes officielles, plus ou moins orthodoxes, à celles de l’anti-communisme le plus primaire en passant par une vaste historiographie universitaire. Plus rares sont les ouvrages dédiés à l’étude des dissidences internes, surtout si on laisse de côté les études consacrées plus particulièrement au courant trotskiste. Une lacune vient d’être comblée avec la publication de Fernand Loriot, Le Fondateur oublié du Parti communiste. Dans cette étude historique sérieuse, menée en dehors du cadre universitaire, Julien Chuzeville reconstruit le parcours politique de ce révolutionnaire atypique. Nonobstant une forme de récit où les riches contradictions de la vie politique de Loriot et de ses compagnons s’effacent parfois derrière le factuel, Julien Chuzeville accomplit son but de briser l’oubli pour ces hommes qui vécurent dans un siècle où triomphèrent toutes les contre-révolutions.

À la lecture de ses pages (où nous avons puisé les citations que nous reproduisons ici), on ne peut qu’être frappé par la clairvoyance de ces oppositionnels de la première heure. Lesquels pressentaient sans ambiguïtés l’aboutissement à venir de cette opération autoritaire de mise au pas des partis communistes selon les intérêts du nouvel État russe. Une fois de plus, force est de constater — et à l’encontre d’un certain matérialisme historique déterministe pour lequel les étapes justifient souvent le compromis avec le « réalisme » dominant — que chaque époque est chargée de possibles, ceux qui ouvrent vers l’avenir et ceux qui referment sur un présent qui se veut indépassable. Les doutes et les questionnements politiques de Loriot et de ses amis n’ont pas résisté à l’efficacité bolchevique qui enfanta le stalinisme. Mais, en relisant leurs analyses, on se rend compte que les principes qu’ils revendiquaient à l’époque, furent confirmés par le mouvement de l’histoire et se révèlent un siècle plus tard, d’une étonnante actualité, intégrant toujours le projet d’émancipation sociale

Nous le savons trop bien, l’histoire est toujours l’histoire des vainqueurs. Et c’est pourquoi elle est une histoire morte. Selon la formule incisive de George Orwell, « Ceux qui sont maîtres du présent, pourquoi ne seraient-ils pas maîtres du passé ? ». L’histoire des vaincus est, au contraire, la seule qui compte pour le devenir humain, la seule qui porte les secrets d’un possible délivré de la barbarie, pour peu que les sociétés se réveillent et se mettent en mouvement. Se réapproprier l’expérience de Fernand Loriot et de ses camarades enrichit notre capacité de s’opposer au présent.

Capture d’écran 2014-11-09 à 10.52.38 Charles Reeve

Janvier 2013

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[1] « Tribune de discussion », Cahiers du bolchevisme, 1er mai 1925. Cité par Julien Chuzeville, Fernand Loriot, le fondateur oublié du Parti communiste, l’Harmattan, collection Historiques, Paris, 2012.

[2] Correspondance de deux communistes oppositionnels, Ibid.

[3] Lettre des oppositionnels, dite « lettre des 80 », envoyée par Loriot à Zinoviev, 14 février 1925. Ibid.

[4] Intervention de Loriot, 17 janvier 1925, Ibid.

[5] « Que vaut l’expérience russe ? », La Révolution prolétarienne, 15 mars 1928.

“Le Militantisme, stade suprême de l’aliénation” — vol. 1 & 2 (1972-1974)

 

Ce texte de 1972 a connu de nombreuses rééditions. La version (de la première brochure) qui circule sur Internet, recopiée de site en site, est malheureusement entachée de menues erreurs et, plus gravement, de lacunes. J’ai pris pour modèle un exemplaire de la version originale (merci à Frédéric du Centre international de recherches sur l’anarchisme de Lausanne pour son aide rapide et efficace).

Sa lecture ne se conçoit pas sans celle de la suite, ici publiée (à la suite !), brochure quasi inconnue, publiée deux ans plus tard, qui en explique la genèse.

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L’ensemble a été republié en février 2010 (Parrhèsia/Éditions du Sandre). L’une des annexes, concernant l’auteur d’un autre texte critique du militantisme gauchiste, est publiée ici-même, à part.

 

 

 

 

INTRODUCTION

 

Publié en 1972, Le Militantisme, stade suprême de l’aliénation est sans doute le texte de critique du militantisme gauchiste (même s’il s’attaque à tous) le plus célèbre et le plus reproduit. Du moins dans sa première version. La suite, publiée sous le même titre deux ans plus tard, est beaucoup moins connue. Elle présente pourtant l’avantage d’expliquer le lieu et les circonstances dans lesquelles la première a été rédigée et diffusée, et le succès qu’elle a rencontrée. Elle permet également de couper court aux spéculations à postériori sur le caractère canulardesque de la signature OJTR (Organisation des jeunes travailleurs révolutionnaires) ou les réécritures postérieures des textes. On trouvera dans les pages suivantes le texte intégral de ces deux brochures.

Matériellement, la première brochure est de 24 pages, au format 21 x 14,7 cm. Elle comporte de nombreuses illustrations : un dessin de Barbe représentant une jeune religieuse aux yeux fermés (p. 4) ; un portrait en pied de Mao assorti de cette légende : « Cette peinture représente le jeune Mao sur la route de Anyuan. Une de ses innombrables reproductions s’égara au Vatican et fut accroché pour un temps dans une salle d’attente pontificale par un ecclésiastique de bonne foi qui l’avait prise pour une gravure missionnaire » (Simon Leys, Les Habits neufs du président Mao) (p. 5) ; un placard publicitaire pour le livre Militer d’Eugène Descamps, secrétaire général de la CFDT, auquel une bulle fait dire : «…et un peu d’autogestion pour faire bander nos jeunes militants. » (p. 9) ; un dessin de Pichard représentant des monstres capturant deux belles jeunes femmes dénudées. « RÉCUPÉRATION : des militants effectuent leur sale besogne ! », dit la légende (p. 10) ; un autre dessin de Pichard détourné, deux jeunes sirènes enchaînées prononcent des phrases empruntées à Raoul Vaneigem : « Ceux qui parlent de révolution sans se référer explicitement à la vie quotidienne […] ceux-là ont dans la bouche un cadavre » (p. 12) ; une rencontre au sommet entre Trotski et Mao (dessin détourné de Hugo Pratt ?), le premier disant « Quel con ce Krivine ! », tandis que le second répond : « Je ne vous le fais pas dire » (p. 15) ; un dessin de Pichard représentant un vieillard barbu, avec la légende : « Karl Marx nous déclare : ». La bulle : « Quand je pense qu’ils cherchent à mêler mon nom à toutes leurs salades, ça me donne envie de dégueuler » (p. 19) ; publicité chinoise pour des savonnettes, cf. infra (p. 21) ; un dessin de Pichard représentant un soldat goguenard portant une fleur dessinée sur son casque : « Un militant devant moi[,] qu’est-ce que je fais ? » (p. 23).

La seconde brochure se présente dans un format 15 x 21 cm, 14 pages mal imprimées, en très petits caractères, sur des bandes de papier pour ordinateur de l’époque, la rangée de trous étant en haut de page. La couverture sur un autre papier, sans trous et de couleur saumon, porte en première le titre, en deuxième et troisième le début et la fin du texte ; la quatrième de couverture porte un dessin de Cardon (dont la signature n’apparaît pas) représentant un homme assis qui repeint la chaîne qui relie ses chevilles, un pinceau dans une main, un pot de peinture dans l’autre. Aucune mention légale. La première brochure était vendue 2 F, et la seconde 3 F.

Le titre du texte est un pastiche de celui de Lénine — « L’impérialisme, stade suprême du capitalisme » (1917) —, ce qui explique la présence d’un portrait du grand homme, au pochoir, en haut à gauche de la première de couverture (1972), emprunté aux brochures édité à l’époque en français par le régime de Pékin. En plus du titre et de la mention de l’OJTR, la couverture porte la formule suivante : « Le révolutionnaire est au militant ce que le loup est à l’agneau ».

Dans la notice de présentation de la réédition de Lordstown 1972, autre brochure signée par L’OJTR (quoique postérieure à sa dissolution), Dominique Blanc explique que certains membres de l’OJTR, dont lui-même, participeront à la création du groupe et de la revue La Guerre sociale[1].

D’un intérêt historique, le texte documente le rejet polémique, largement inspiré par le situationnisme, d’un militantisme imprégné des valeurs religieuses de sacrifice et de charité, que l’on rencontrait — et rencontre — aussi bien dans les groupes marxistes-léninistes que libertaires. Si cette critique demeure d’actualité, par exemple au regard de l’activisme « humanitaire » en soutien aux étrangers sans-papiers, elle gagnerait à être confrontée aux formes d’action collective qui rejettent l’héritage chrétien et les modes d’organisation militaires et hiérarchiques, qu’il s’agisse du répertoire des actions pratiquées[2] ou de la forme du regroupement même. Je pense ici aux « assemblées » qui se sont réunies à l’université de Jussieu[3] pendant le mouvement des chômeurs de l’hiver 1997-1998 ou à Montreuil, après les émeutes de banlieue en 2005.

Celles et ceux qui refusent d’accepter comme une fatalité l’exploitation capitaliste, pourront, en se servant de leur propres expériences, alimenter un travail d’élaboration critique qui dépasse l’ambition de cette rapide présentation. À défaut, ce texte pourrait aussi bien servir — cela n’a pas manqué de se produire depuis quarante ans ! — à justifier un immobilisme aigri et méprisant. Lequel est le stade suprême de la soumission.

Claude Guillon

 

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LE MILITANTISME, STADE SUPRÊME DE L’ALIÉNATION

Vol. I (1972)

 

Le révolutionnaire est au militant ce que le loup est à l’agneau

 

Organisation des Jeunes Travailleurs Révolutionnaires

À la suite du mouvement des occupations de mai [19]68 on a vu se développer à la gauche du Parti Communiste et de la CGT un ensemble de petites organisations qui se réclament du trotskisme, du maoïsme et de l’anarchisme. Malgré le faible pourcentage de travailleurs qui ont rejoint leurs rangs, elles prétendent disputer aux organisations traditionnelles le contrôle de la classe ouvrière dont elles se proclament l’avant-garde.

Le ridicule de leurs prétentions peut faire rire, mais en rire ne suffit pas. Il faut aller plus loin, comprendre pourquoi le monde moderne produit ces bureaucraties extrémistes, et déchirer le voile de leurs idéologies pour découvrir leur rôle historique véritable. Les révolutionnaires doivent se démarquer le plus possible des organisations gauchistes et montrer que loin de menacer l’ordre du vieux monde l’action de ces groupes ne peut entraîner au mieux que son reconditionnement. Commencer à les critiquer, c’est préparer le terrain au mouvement révolutionnaire qui devra les liquider sous peine d’être liquidé par eux.

La première tentation qui vient à l’esprit est de s’attaquer à leurs idéologies, d’en montrer l’archaïsme ou l’exotisme (de Lénine à Mao) et de mettre en lumière le mépris des masses qui se cache sous leur démagogie. Mais cela deviendrait vite fastidieux si l’on considère qu’il existe une multitude d’organisations et de tendances et qu’elles tiennent toutes à bien affirmer leur petite originalité idéologique. D’autre part cela revient à se placer sur leur terrain. Plus qu’à leurs idées il convient de s’en prendre à l’activité qu’ils déploient au « service de leurs idées » : le MILITANTISME.

Si nous nous en prenons globalement au militantisme ce n’est pas parce que nous nions les différences qui existent entre l’activité des diverses organisations. Mais nous pensons que malgré et même justement à cause de leur importante ces différences ne peuvent bien s’expliquer que si on prend le militantisme à la racine. Les diverses façons de militer né sont que des réponses divergentes à une même contradiction fondamentale dont aucune ne détient la solution.

En prenant parti de fonder notre critique sur l’activité du militant nous ne sous-estimons pas l’importance du rôle des idées dans le militantisme. Simplement à partir du moment où ces idées sont mises en avant sans êtres reliées à l’activité il importe de savoir ce qu’elles cachent. Nous montrerons le hiatus qu’il y a entre les deux, nous relierons les idées à l’activité et dévoilerons l’impact de l’activité sur les idées : chercher derrière le mensonge la réalité du menteur pour comprendre la réalité du mensonge.

Si la critique et la condamnation du militantisme est une tâche indispensable pour la théorie révolutionnaire, elle ne peut être faite que du «point de vue» de la révolution. Les idéologues bourgeois peuvent traiter les militants de voyous dangereux, d’idéalistes manipulés, leur conseiller d’occuper leur temps à travailler ou à le passer au Club Méditerranée ; ils ne peuvent pas s’attaquer au militantisme en profondeur car cela revient à mettre en lumière la misère de toutes activités que permet la société moderne. Nous ne cachons pas notre parti pris, notre critique ne sera pas « objective et valable de tous les points de vue ».

Cette critique du militantisme est inséparable de la construction des organisations révolutionnaires, non seulement parce que les organisations de militants devront être combattues sans relâche, mais aussi parce que la lutte contre la tendance au militantisme devra être menée au sein même des organisations, révolutionnaires. Cela sans doute parce que ces organisations, tout au moins au départ, risquent d’être composées pour une part non négligeable d’anciens militants « repentis », mais aussi parce que le militantisme se base sur l’aliénation de chacun d’entre nous. L’aliénation ne s’élimine pas d’un coup de baguette magique et le militantisme est le piège particulier que le vieux monde tend aux révolutionnaires.

Ce que nous disons des militants est dur et sans appel. Nous ne sommes prêts effectivement à aucun compromis avec eux, ce ne sont pas des révolutionnaires qui se trompent ou des semi révolutionnaires, mais des gens qui restent en deçà de la révolution. Mais cela ne veut nullement dire que 1° nous nous mettons en dehors de cette critique, si nous tenons à être clairs et nets, c’est d’abord à l’égard de nous-mêmes, et que 2° nous condamnons le militant en tant qu’individu et faisons de cette condamnation une affaire morale. Il ne s’agit pas de retomber dans la séparation des bons et des méchants. Nous ne sous estimons pas la tentation du : « plus je gueule contre les militants, plus je prouve que je n’en suis pas et plus je me mets à l’abri de la critique ! »

 

LE MASOCHISME

Faisons l’effort de surmonter l’ennui que secrète naturellement les militants. Ne nous contentons pas de déchiffrer la phraséologie de leurs tracts et de leurs discours. Interrogeons-les sur les raisons qui les ont poussés, eux, personnellement, à militer. Il y n’a pas de question qui puisse embarrasser plus un militant. Au pire ils vont partir dans des baratins interminables sur l’horreur du capitalisme, la misère des enfants du tiers monde, les bombes à fragmentation, la hausse des prix, la répression… Au mieux ils vont expliquer que ayant pris conscience — ils tiennent beaucoup à cette fameuse « prise de conscience » — de la véritable nature du capitalisme ils ont décidé de lutter pour un monde meilleur, pour le socialisme (le vrai pas l’autre). Enthousiasmés par ces perspectives exaltantes ils n’ont pu résister au désir de se jeter sur la manivelle de la ronéo la plus proche. Essayons d’approfondir la question et portons nos regards non plus sur ce qu’ils disent mais sur ce qu’ils vivent.

Il y a une énorme contradiction entre ce qu’ils prétendent désirer et la misère et l’inefficacité de ce qu’ils font. L’effort auquel ils s’astreignent et la dose d’ennui qu’ils sont capables de supporter ne peuvent laisser aucun doute : ces gens là sont d’abord des masochistes. Non seulement au vu de leur activité on ne peut croire qu’ils puissent désirer sincèrement une vie meilleure, mais encore leur masochisme ne manifeste aucune originalité. Si certains pervers mettent en œuvre une imagination qui ignore la pauvreté des règles du vieux monde, ce n’est pas le cas des militants ! Ils acceptent au sein de leur organisation la hiérarchie et les petits chefs dont ils prétendent vouloir débarrasser la société, et l’énergie qu’ils dépensent se moule spontanément dans la forme du travail. Car le militant fait partie de cette sorte de gens à qui 8 ou 9 heures d’abrutissement quotidien ne suffisent pas.

Lorsque les militants tentent de se justifier ils n’arrivent qu’à étaler leur manque d’imagination. Ils ne peuvent concevoir autre chose, une autre forme d’activité que ce qui existe actuellement. Pour eux, la division entre le sérieux et l’amusant, les moyens et les buts n’est pas liée a une époque déterminée. Ces catégories sont éternelles et indépassables : on ne pourra être heureux plus tard que si on se sacrifie maintenant. Le sacrifice sans récompense de millions de militants ouvriers, des générations de l’époque stalinienne ne fait rien bouger dans leurs petites têtes. Ils ne voient pas que les moyens déterminent les fins et qu’en acceptant de se sacrifier aujourd’hui ils préparent les sacrifices de demain.

On ne peut qu’être frappé par les innombrables ressemblances qui rapprochent militantisme et activité religieuse. On retrouve les mêmes attitudes psychologiques : esprit de sacrifice, mais aussi intransigeance, volonté de convertir, esprit de soumission. Ces ressemblances s’étendent au domaine des rites et des cérémonies : prêches sur le chômage, processions pour le Vietnam, références aux textes sacrés du marxisme-léninisme, culte des emblèmes (drapeaux rouges). Les églises politiques n’ont-elles pas aussi leurs prophètes, leurs grands prêtres, leurs convertis, leurs hérésies, leurs schismes, leurs pratiquants-militants et leurs non-pratiquants-sympathisants ! Mais le militantisme révolutionnaire n’est qu’une parodie de la religion. La richesse, la démence, la démesure des projets religieux lui échappent ; il aspire au sérieux, il veut être raisonnable, il croit pouvoir gagner en échange un paradis ici-bas. Cela ne lui est même pas donné. Jésus Christ ressuscite et monte au ciel[,] Lénine pourrit sur la Place Rouge.

Si le militant peut être assimilé au croyant en ce qui concerne la candeur de ses illusions il convient de le considérer tout autrement en ce qui concerne son attitude réelle. Le sacrifice de la carmélite qui s’emprisonne pour prier pour le salut des âmes a des répercussions très limitées sur la réalité sociale. Il en va tout autrement pour le militant. Son sacrifice risque d’avoir des conséquences fâcheuses pour l’ensemble de la société.

 

LE DÉSIR DE LA PROMOTION

Le militant parle beaucoup des masses. Son action est centrée sur elles. Ils s’agit de les convaincre, de leur faire « prendre conscience ». Et pourtant le militant est séparé des masses et de leurs possibilités de révolte. Et cela parce qu’il est SÉPARÉ DE SES PROPRES DÉSIRS.

Le militant ressent l’absurdité de l’existence que l’on nous impose. En « décidant » de militer, il tente d’apporter une solution à l’écart qui existe entre ses désirs et ce qu’il a réellement la possibilité de vivre. C’est une réaction contre sa prolétarisation, contre la misère de sa vie. Mais il s’engage dans une voie sans issue.

Bien qu’insatisfait, le militant reste incapable de reconnaître et d’affronter ses désirs. IL EN A HONTE. Cela l’entraîne à remplacer la promotion de ses désirs par le désir de sa promotion. Mais les sentiments de culpabilité qu’il entretient sont tels qu’il ne peut envisager une promotion hiérarchique dans le cadre du système, ou plutôt il est prêt à lutter pour une bonne place si il gagne en même temps la garantie que ce n’est pas pour son propre compte. Son militantisme lui permet de s’élever, de se mettre sur un piédestal, sans que cette promotion apparaisse aux autres et à lui-même pour ce qu’elle est. (Après tout, le pape n’est lui aussi que le serviteur des serviteurs de Dieu !)

Se mettre au service de ses désirs ne revient nullement à se réfugier dans sa coquille et n’a rien à voir avec l’individualisme petit bourgeois. Tout au contraire cela ne peut passer que par la destruction de la carapace d’égoïsme dans laquelle nous enferme la société bourgeoise et le développement d’une véritable solidarité de classe. Le militant qui prétend se mettre au service du prolétariat (« Les ouvriers sont nos maîtres » Geismar[4]) ne fait que se mettre au service de l’idée qu’il a des intérêts du prolétariat. Ainsi par un paradoxe qui n’est qu’apparent, en se mettant véritablement au service de soi-même on en revient à aider véritablement les autres et cela sur une base de classe, et en se mettent au service des autres on en vient à protéger une position hiérarchique personnelle.

Militer, ce n’est pas s’accrocher à la transformation de sa vie quotidienne, ce n’est pas se révolter directement contre ce qui opprime, c’est au contraire fuir ce terrain. Or ce terrain est le seul qui soit révolutionnaire pourvu que l’on sache que notre vie de tous les jours est colonisée par le capital et régie par les lois de la production marchande. En se politisant, le militant est à la recherche d’un rôle qui le mette au-dessus des masses. Que ce « au-dessus » prenne des allures « d’avant-gardisme » ou d’« éducationnisme » ne change rien à l’affaire. Il n’est déjà plus le prolétaire qui n’a rien d’autre à perdre que ses illusions ; il a un rôle à défendre. En période de révolution, quand tous les rôles craquent sous la poussée du désir de vivre sans entrave, le rôle de « révolutionnaire conscient » est celui qui survit le mieux.

En militant, il donne du poids à son existence, sa vie retrouve un sens. Mais ce sens, il ne le trouve pas en lui-même dans la réalité de sa subjectivité, mais dans la soumission à des nécessités extérieures. De même que dans le travail il est soumis à un but et à des règles qui lui échappent, il obéit en militant aux « nécessités de l’histoire ».

Évidemment, on ne peut pas mettre tous les militants sur le même plan. Tous ne sont pas atteints aussi gravement. On trouve parmi eux quelques naïfs qui, ne sachant comment utiliser leurs loisirs, poussés par la solitude et trompés par la phraséologie révolutionnaire se sont égarés ; ils saisiront le premier prétexte venu pour s’en aller. L’achat de la télévision, la rencontre de l’âme sœur, la nécessité de faire des heures supplémentaires pour payer la voiture déciment les rangs de l’armée des militants !

Les raisons qui poussent à militer ne datent pas d’aujourd’hui. En gros elles sont les mêmes pour les militants syndicalistes, catholiques et révolutionnaires. La réapparition d’un militantisme révolutionnaire de masse est liée à la crise actuelle des sociétés marchandes et au retour de la vieille taupe révolutionnaire. La possibilité d’une révolution sociale apparaît suffisamment sérieuse pour que les militants misent sur elle. Le tout est renforcé par l’écroulement des religions.

Le capitalisme n’a plus besoin des systèmes de compensation religieux. Parvenu à maturité, il n’a pas à offrir un supplément de bonheur dans l’au-delà mais tout le bonheur ici-bas, dans la consommation de ses marchandises matérielles, culturelles et spirituelles (l’angoisse métaphysique fait vendre !). Dépassés par l’histoire, les religions et leurs fidèles n’ont plus qu’à passer à l’action sociale ou au… maoïsme.

Le militantisme gauchiste touche essentiellement des catégories sociales en voie de prolétarisation accélérée (lycéens, étudiants, enseignants, personnels socio-éducatifs….) qui n’ont pas la possibilité de lutter concrètement pour des avantages à court terme et pour lesquels devenir véritablement révolutionnaire suppose une remise en question personnelle très profonde. L’ouvrier est beaucoup moins complice de son rôle social que l’étudiant ou l’éducateur. Militer est pour ces derniers une solution de compromis qui leur permet d’épauler leur rôle sociale vacillant. Ils retrouvent dans le militantisme un importance personnelle que la dégradation de leur position sociale leur refusait. Se dire révolutionnaire, s’occuper de la transformation de l’ensemble de la société, permet de faire l’économie de la transformation de sa propre condition et de ses illusions personnelles. Lire la suite

LE “MANIFESTE” DES EXÉGÈTES, par Peralta [Benjamin Péret]

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Dans cette brochure publiée en français, à Mexico, en 1946, Benjamin Péret formule ses critiques à l’égard de la IVe Internationale avec laquelle il rompra définitivement deux ans plus tard.

J’en profite pour signaler la parution des Cahiers Benjamin Péret, superbes et passionnants albums édités par l’Association des amis de Benjamin Péret (3 numéros parus à ce jour [novembre 2014]).

La publication de ce texte de Péret sur mon précédent site n’a pas été signalée par l’Association à l’attention de ses adhérent(e)s et visiteur(e)s. Peut-être en ira-t-il autrement cette fois ?

Je me suis servi pour la numérisation de mon exemplaire, offert depuis au CIRA de Lausanne. La brochure ne se trouve pas à la BN. Le Catalogue collectif de France en indique deux ex., l’un à la BDIC de Nanterre, l’autre au CCI du centre Pompidou.

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« De l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace. »

Danton.

On voudrait pouvoir traiter sans passion le « manifeste » de la préconférence de la IVe Internationale d’avril dernier. Mais on est obligé de constater qu’il n’apporte pas de solution réelle aux problèmes actuels du mouvement ouvrier et de la révolution socialiste à laquelle tend ce dernier parce qu’à ces problèmes, ce texte oppose une analyse basée sur des postulats qu’une critique attentive réduirait à néant, provoquant l’écroulement de tout l’édifice théorique, lézardé au fur et à mesure de sa construction. On remarquera tout d’abord que ce «manifeste» n’a de manifeste que le nom. C’est le document de la vanité béate, un interminable diplôme d’auto-satisfaction que se décernent ses rédacteurs au nom de notre Internationale : Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes trotskistes car tout ce que nous avions dit s’est vérifié, et si, d’aventure, la réalité se bat en duel avec quelqu’une de nos prévisions antérieures, on jette un voile pudique sur cette fâcheuse réalité qui s’obstine à nous contredire dans l’espoir qu’elle reviendra bientôt à de meilleurs sentiments.

Est-ce là une méthode révolutionnaire ? Peut-on espérer éduquer les masses ainsi ? Se prépare-t-on à devenir réellement le parti mondial de la révolution socialiste ? Disons tout de suite que non et que, par cette voie, nous n’y arriverons jamais. Au contraire, c’est ainsi que nous passerons, impuissants, à côté de situations révolutionnaires sans pouvoir nous faire entendre des travailleurs, indéfiniment condamnés à notre rachitisme actuel. Avoir eu raison de a jusqu’à z (et ce n’est pas le cas) sans que la classe ouvrière s’en soit aperçu pendant sept ans, c’est évidemment avoir eu tort à moins que la classe ouvrière ne soit restée si loin derrière nous que nous fassions figure d’énergumènes ultra-gauchistes qu’elle ne comprend pas, et ce serait encore avoir eu tort.

Mai si la classe ouvrière n’est pas venue à nous, en Europe par exemple (compte tenu des difficultés matérielles pour un petit parti de se faire entendre dans les conditions d’illégalité qui ont prévalu pendant toute la guerre) c’est tout simplement parce que la fausseté des points de vue que nous soutenions au début de la guerre était devenue sensible pour la généralité des travailleurs qui ne voyaient plus aucune raison de défendre l’URSS simple alliée de Hitler ou de l’impérialisme anglo-saxon. En outre, le maintien, de la part de notre organisation, de positions périmées, a eu comme conséquence une pusillanimité des dirigeants qui n’ont pas su profiter des circonstances diverses qui se sont offertes depuis le début de la guerre car dans tous les cas, limités par des mots d’ordre dépassés, ils ont manqué d’audace, à la fois pour caractériser la situation et pour en tirer parti. C’est donc que nous avons eu tort et notre devoir immédiat et imprescriptible, en tant que révolutionnaires, est de rechercher la ou les sources de notre erreur sans tenter de nous leurrer en supposant qu’il [s’]agit peut-être d’erreurs secondaires.

En réalité, au lieu de se livrer à un travail critique, les rédacteurs du «manifeste» ont pieusement recueilli les textes sacrés qu’ils ont soumis à une exégèse détaillée car ils déclarent froidement, bien qu’implicitement, que nos thèses d’avant la guerre et du début, ont, dans l’ensemble, résisté à l’épreuve des faits, ce qui est une contre-vérité criante.

C’est là où le « manifeste » a le plus gravement manqué son objet. Mais ce n’est pas tout. Un manifeste doit avant tout avoir une valeur d’agitation, être court et résumer en phrases frappantes la situation du moment pour en extraire des mots d’ordre d’agitation. Il saute aux yeux que ce « manifeste », au lieu d’agiter, se borne à plonger le lecteur dans un profond sommeil.

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LE PACTE STALINE-HITLER

D’abord, ce « manifeste » part de l’idée préconçue, bien que non exprimée, qu’il ne s’est rien passé depuis 1939, que la guerre n’a été qu’un cauchemar au réveil duquel on se retrouve au même point qu’autrefois ; un « État ouvrier dégénéré » en face des impérialismes acharnés à sa perte. De cette position découle forcément une tactique erronée puisqu’elle repose, par ailleurs, sur l’idée qu’une éducation incessante des travailleurs est nécessaire. Or la question n’est plus de montrer aux travailleurs la nécessité de renverser le capitalisme pour instituer un pouvoir ouvrier qui conduira la société vers le socialisme. Tout travailleur européen, dès qu’on gratte le vernis petit-bourgeois que le capitalisme a parfois su lui appliquer avec la complicité, jadis des réformistes et, aujourd’hui des staliniens, démontre savoir qu’aucune autre issue de la crise n’est possible. Il s’ensuit que notre tactique du front unique par exemple, a de ce seul fait, perdu toute signification car les millions de travailleurs qui suivent les réformistes et staliniens n’obéissent en cela qu’à la loi du moindre effort inhérente à tout homme et les partis « ouvriers » savent en profiter en cultivant cette paresse même. C’est donc d’un côté, par une passivité que nous n’avons pas su secouer que les travailleurs suivent en si grand nombre les traîtres « ouvriers », d’autre part à cause de notre insignifiance numérique, conséquence de l’inadéquat de notre propagande, et enfin, ces deux causes unies empêchent les ouvriers de se diriger vers nous car ils estiment à juste titre que nous représentons tout juste actuellement une gauche du stalinisme insuffisamment différenciée de celui-ci et ne justifiant pas leur rupture avec lui. Par ailleurs, ces positions maintenues malgré toute évidence, sans analyse préalable qui les soutienne — et elle ne peut exister — entraîne les rédacteurs du « manifeste » à une tolérance, vis-à-vis du stalinisme, qui frise parfois la capitulation car elle les pousse à masquer les faits les plus criants, ceux contre lesquels leur devoir le plus urgent est de s’élever avec énergie et d’en tirer les conclusions nécessaires. C’est ainsi que, dans le passage relatif à la « montée et chute de l’impérialisme nazi », on passe pudiquement sous silence le pacte Staline-Hitler, mentionné épisodiquement par ailleurs. Pourquoi ? Simplement parce que s’il est vrai que « l’État nazi avait pour tâche de briser la classe ouvrière en Allemagne, de dominer l’Europe capitaliste », il est faux que sa tâche ait été « d’écraser l’URSS » en tant qu’héritière de la révolution d’Octobre. En s’alliant à Hitler, Staline l’a puissamment aidé à écraser la classe ouvrière allemande et à l’entraîner au massacre. En effet, que pouvaient penser les travailleurs allemands, pour qui la Russie incarnait la tradition révolutionnaire de 1917, placés soudainement en face du pacte de leur oppresseur nazi avec le « père des peuples », sinon qu’il était de la classe ouvrière allemande de se battre contre les « ploutocraties » occidentales puisque Staline se dressait contre elles ? Ce ne pouvait être qu’une « géniale » manœuvre tactique rapprochant l’heure de la révolution socialiste. Enfin, valait-il mieux passer ce pacte sous silence et ne pas le commenter ou en dénoncer le caractère impérialiste que toute l’attitude postérieure de Moscou a mis en évidence ? En effet, si en 1939, ce pacte pouvait encore apparaître comme une de ces répugnantes manœuvres dont le stalinisme a le secret, il n’a plus aujourd’hui que la signification d’un nouveau tournant à droite, situant définitivement le stalinisme sur le plan impérialiste. Le partage de la Pologne avec Hitler, suivi de l’absorption des États baltes, puis de la Bessarabie, n’était, on l’a bien vu, qu’une manière pour Staline de se faire la main, puisqu’il domine aujourd’hui, directement ou par l’entremise de ses pantins généralement alliés de la racaille réactionnaire, toute l’Europe orientale.

Il n’y avait entre l’Allemagne hitlérienne et la Russie stalinienne aucune contradiction inhérente au régime de propriété régnant dans l’un et l’autre pays. Autrement ce pacte eut été impossible. Essayez d’imaginer — ce qui est évidemment insensé — un pacte Lénine-Hitler. Le seul accouplement de ces deux noms fait rejeter cette hypothèse sans aucun examen. Mais si une telle hypothèse est insensée et si le pacte Staline-Hitler a été une réalité, c’est qu’entre l’époque de Lénine et celle de Staline il s’est produit des modifications telles qu’elles ne peuvent plus être considérées comme quantitatives mais bel et bien comme qualitatives. Le devoir des rédacteurs du « manifeste » était-il de les escamoter ou de les étaler au grand jour afin que l’Internationale puisse en discuter et prendre les résolutions qu’elles comportent ? Ils devaient, de toute évidence, les exposer avec le maximum de détails, non dans un manifeste dont le but est tout autre, mais dans une étude précise et fondée dont ils devaient demander à l’Internationale de discuter les conclusions et non pas placer celle-ci en face d’une position intangible, car déclarer comme ils le font que « l’URSS, ce vaste secteur du marché mondial enlevé à l’exploitation capitaliste en 1917, est toujours debout », c’est ressusciter une contradiction aujourd’hui abolie et dire que la guerre n’a eu aucune influence sur l’URSS et celle-ci reste « État ouvrier dégénéré » comme devant, comme si cette dégénérescence, obéissant aux désirs des rédacteurs du « manifeste », pouvait s’en tenir au niveau atteint avant la guerre, demeurer immuable, au lieu d’évoluer comme elle l’aurait fait de toute façon, même sans guerre. Et si l’on ajoute que l’URSS « menace même d’engloutir beaucoup d’autres pays situés sur ses frontières », on ne fait en réalité et sans s’en douter que dénoncer la tendance expansionniste du Kremlin sans oser ni se l’avouer franchement ni rappeler que tout pays impérialiste agit de même s’il en a la possibilité. L’oppression russe a simplement succédé, dans ces territoires, à l’oppression nazie, le parti stalinien au parti hitlérien, la Guépéou à la Gestapo, sans que les masses en aient eu le moindre bénéfice. Elles restent les victimes su stalinisme comme elles l’avaient été du nazisme.

Mais, revenons au pacte Staline-Hitler. Pour justifier leur attitude de derviches, les rédacteurs du «manifeste» nous citent les thèses de la IVe Internationale au début de la guerre où il était dit que la contradiction entre l’URSS et les États impérialistes était « infiniment plus profondes » qu’entre ces derniers eux-mêmes, d’où ils concluent que « c’est seulement sur la base de cette estimation qu’on peut expliquer le déchaînement de la guerre d’Hitler contre l’URSS après le pacte Hitler-Staline ». C’est seulement ainsi ! Mais Hitler et Mussolini dans leur correspondance ne font pas un instant allusion à cette fameuse contradiction, à vrai dire exactement semblable à celle opposant l’impérialisme allemand à son complice et rival anglo-saxon. Y avait-il contradiction entre deux systèmes de propriété lorsque Mussolini attaqua l’impérialisme français en juin 1940 ? Évidemment pas plus que lorsque Staline attaqua le Mikado en 1945. En fait, les deux complices n’avaient alors en vue, pour justifier leur agression, que des buts stratégiques : les ressources agricoles de l’Ukraine nécessaires pour la continuation de la guerre, de même que Staline, aujourd’hui se prépare au prochain massacre en soumettant la moitié de l’Europe à son joug, en absorbant les pétroles du nord de l’Iran, en essayant de dominer la Chine, les Dardanelles, la Grèce, etc. En outre, les rédacteurs du «manifeste» n’imaginent pas un instant que la IVe Internationale ait pu se tromper alors que la bureaucratie stalinienne essayait encore de dissimuler le sens de son évolution en couvrant ses entreprises d’un masque s’est si bien usé avec le temps qu’il est devenu une toile d’araignée ne cachant plus rien du tout. Qu’importe pour les rédacteurs du « manifeste » qui, avec les yeux de la foi, reconstituent le masque en partant de la toile d’araignée ! Maintenir aujourd’hui une telle position c’est se lier les mains devant le stalinisme qu’on ne peut plus combattre efficacement tout en défendant la Russie car l’un ayant modelé l’autre, ils ne forment plus qu’un tout contre-révolutionnaire cohérent dans l’esprit des masses d’Europe orientale et d’une partie de l’Asie.

Le pacte Hitler-Staline marque un tournant décisif dans l’histoire de la contre-révolution russe, conséquence de ses victoires sur le prolétariat russe et mondial, et son passage sur le plan de la rivalité inter-impérialiste. Il signifie que rien ne reste plus de la révolution d’Octobre, que la bureaucratie a acquis des positions économiques et politiques uniquement destructibles par la voie d’une nouvelle révolution prolétarienne en Russie et s’en tenir aujourd’hui à une position défensiste [sic] dont tous les événements des dernières années démontrent la fausseté, c’est se rendre incapable de lutter pour la révolution socialiste, c’est en fait s’incliner devant la contre-révolution stalinienne et lui laisser le champ libre pour tromper, opprimer et enchaîner les masses, c’est s’orienter vers la capitulation. Lire la suite