On trouve ci-dessous le quatrième chapitre de Dommages de guerre : [Paris-Pristina-Belgrade-1999] (L’Insomniaque, 2000).
(L’illustration de la couverture du livre est de Dragan.)
Notons pour la petite histoire que ce chapitre, intitulé « Guerre aux femmes ! », était le deuxième du livre, dans le projet initial. Il parut trop « féministe » aux éditeurs pour arriver si tôt et fut rétrogradé en quatrième position.
Où l’on vérifie la validité de la formule « les femmes et les enfants d’abord ! » — La sexualité comme processus de domestication. — La guerre au quotidien. — Le quotidien comme guerre. — La guerre considérée comme maladie sexuellement transmissible.
Les propagandistes de l’OTAN ont fait du sort des femmes violées un prétexte subsidiaire, et quasi anachronique tant il était tardif par rapport aux crimes commis en Bosnie, à l’intervention armée de 1999. Le présent opuscule se devait — par logique et par justice — d’évoquer les premières victimes de la violence guerrière, qu’elle s’exerce en temps de « paix » ou en temps de « guerre » : les femmes et les enfants. Il n’est pas d’aspect plus dérangeant de l’horreur moderne que l’institutionnalisation paisible de la guerre faite aux faibles, aux femmes singulièrement, susceptible de devenir dans les conflits armés le ressort principal d’un système de destruction. La cruauté ordinaire, mais gérée par la bureaucratie.
Discerner ce qui relie les comportements socialement admis par la civilisation marchande aux violences guerrières perçues comme extraordinaires, nous aidera à comprendre ce qui fait de la guerre le comble de la paix sociale.
Les femmes : marraines et butin de guerre
La figure de la femme violée par l’ennemi est une image forte des temps de guerre. Elle sert les propagandes et marque les mémoires. Dans les années 60, on rencontrait dans beaucoup de villes françaises « la Folle », une femme âgée parlant toute seule, et dont la rumeur disait le plus souvent, non qu’elle avait été elle-même violée, mais qu’elle avait assisté au viol de sa fille « par les Allemands ». On m’en a désignée une, au Puy-en-Velay, encore en 1979.
Nous vivons, en France, dans une société libérale et pacifiée (selon les normes du capitalisme démocratique), où le viol est laissé à l’initiative individuelle. La définition culturelle implicite de la « sexualité » dans laquelle sont élevés garçons et filles se caractérise par une double et contradictoire injonction : tout contribue à induire l’idée que le viol est un comportement, peut-être excessif, mais finalement adapté à la nature véritable des hommes et surtout à celles des femmes. Au vrai, c’est par ce dernier biais que s’opère, du point de vue idéologique, la transmission : le corps des femmes est partout étalé, disponible, offert, vendu, ouvert, béant, écarté, couché, aguichant, provocateur, d’avance conquis. Un « appel au viol », comme le disent précisément certains hommes d’une femme séduisante et mise d’une manière qu’ils jugent provocante. Dans le même temps, le Droit réitère sévèrement l’interdiction du viol (entre quinze et vingt ans de réclusion, selon les circonstances ; trente ans s’il a entraîné la mort ; la perpétuité s’il est accompagné de « tortures ou d’actes de barbarie », art. 222-23 et s. du code pénal). Le nombre des viols ne diminue pas, et le quantum des peines appliquées augmente.

Au Mexique : Nous les femmes, nous ne sommes pas un butin de guerre ! Halte aux féminicides !
On estime qu’en France, une femme sur sept est victime de violences domestiques, viol compris[1]. Plus défavorisés encore que les femmes dans la cascade des brutalités, les enfants des deux sexes subissent à la fois des violences masculines et féminines. Le Service national d’accueil téléphonique pour l’enfance maltraitée recevait, en 1995, une moyenne de 531 appels par jour. Concernant les agressions à caractère sexuel, 67 pour cent des appelants dénoncent un membre de leur famille proche (père, mère, frère, sœur, beau-père, belle-mère, grands-parents), le reste des appels désignant un gardien (0,37 %), un membre de la famille plus éloignée (9,92 %), un ami de la famille (3,17%), un camarade (2,76 %), un voisin (2,30 %), un professionnel (sic, 3,08 %). Seuls un peu plus de 6 pour cent des appels désignent un inconnu[2].
Il est absurde d’imaginer que des comportements aussi répandus, — dans toutes les milieux sociaux —, que les mauvais traitements de parents à enfants (meurtre compris), le viol et les violences sexuelles de toute nature commis contre des femmes et des enfants des deux sexes, ne subsisteraient que comme des reliquats d’une sauvagerie instinctuelle primitive, progressivement marginalisés par la civilisation. Faute d’un approfondissement, hors de proportion avec la dimension du présent texte, je formulerai l’hypothèse d’un rôle de soupape ou de paratonnerre de la violence sociale, tacitement dévolu aux femmes et aux enfants. C’est à dessein que je préfère parler ici de violence sociale plutôt que de violence « sexuelle ». La violence imposée, le plus souvent (mais pas uniquement) par des hommes, aux femmes et aux enfants s’enracine bien dans le refoulement sexuel induit par l’éducation autoritaire et machiste (pourtant dispensée par des femmes), mais au-delà de l’histoire personnelle du violeur, du meurtrier d’enfant, c’est une humiliation générale qui est compensée par le rabaissement d’un plus faible. La soumission initiatique des plus jeunes par la peur et la honte, également imposée aux femmes adultes, a une fonction d’assimilation caractérielle, puis de régulation de l’ordre social.
Le viol ne vient pas combler ce que l’on pourrait définir en novlangue économique comme un « déficit de l’offre sexuelle féminine », que certains consommateurs masculins seraient amenés à contourner dans l’illégalité. Le violeur n’est ni malade mental (le plus souvent) ni tenaillé par une pulsion irrépressible ; il s’en tient à une règle implicite, confirmée par la culture dominante, selon laquelle l’homme a des besoins que les femmes sont là pour satisfaire. Cette règle, qui demanderait à n’être pas aussi sommairement évoquée, sous-tend les rapports sociaux sexués dans un système social et politique donné, où le viol, s’il est bien un crime au sens pénal, est un crime logique.
Il faut insister sur le rôle « éducatif » des femmes, rapidement évoqué plus haut : c’est celui de premiers agents de transmission et donc de reproduction de l’idéologie patriarcale. Chargées de l’éducation et des soins aux enfants, les femmes sont logiquement responsables de la majorité des mauvais traitements à enfants (négligence, cruauté mentale, coups, torture — mais elles tuent deux fois moins que leurs compagnons). Des femmes se livrent également à des abus sexuels sur des enfants ou des adolescents, le plus souvent du sexe masculin. Ces violences, moins nombreuses que les violences masculines, et qui prennent moins volontiers la forme d’un « viol » (pénétration sexuelle), sont plus difficilement repérables, parce qu’elles exigent des plaignants qu’ils dépassent leur supposée « nature » masculine, et parce qu’elles se confondent facilement avec une initiation sexuelle implicitement valorisée lorsque c’est un garçon qui la vit[3].
Nous pouvons être légitimement fascinées par certains aspects de l’expérience érotique, abandon, vertige, dissolution du moi, perte de conscience… qui trouvent des correspondances, idéologiques et émotionnelles, dans la violence subie dans des situations de cruauté extrême. Il est frappant de constater que les mots même de l’amante offerte et exigeante, caricaturés dans une plaisanterie vulgaire — « Fais-moi tout ! » —, se retrouvent dans la formule d’une elliptique pudeur des victimes de tortures sexuelles. « Ils pouvaient tout faire, alors… », disent des réfugiées des miliciens fascistes d’Arkan et de Seselj. « Dans ce vertige du “tout”, on trouve le viol, les tortures, les massacres[4]. » Vertige encore (ou conjuration ?) dans cette mise en scène sordide du « plus grand gang bang de l’histoire », organisé nous dit-on dans les meilleures conditions d’asepsie et de publicité par un fabricant de films pornographiques, dont l’actrice vedette se fait pénétrer par 620 hommes en 7 heures. « Dans la vraie vie, prend soin de préciser le reportage publié dans la revue Max, un gang bang s’appelle un viol collectif. Une atrocité urbaine [sic] insoutenable. Dans la pornographie, il s’agit, selon les professionnels du X, d’une “expression artistique”, un rituel orgiaque, une figure presque imposée d’un film porno[5]. » Figure imposée est une expression heureuse ; elle s’imposera donc par centaines de milliers d’exemplaires de cassettes vidéo à des millions de spectateurs et, dans une moindre mesure, de spectatrices. N’existe-t-il aucune relation entre le fantasme des 620 mâles, tous rémunérés mais pas tous professionnels, celui — au moins escompté — des milliers d’acheteurs et de mateurs du film, et la manière dont est perçue « dans la vraie vie » la violence sociale et sexuelle[6] ?
Peu habituées à regarder en face et donc à penser cette réalité, nous sommes mal préparées à concevoir pire encore ; c’est probablement pourquoi la politique de « viols systématiques » menée par l’armée et les milices serbes (mais aussi croates) à certaines périodes du conflit des Balkans a suscité un mélange d’incrédulité, de fatalisme agacé et d’horreur paralysante.
Véronique Nahoum-Grappe discerne « un usage politique de la cruauté extrême et des tortures sexuelles depuis quelques années et dans des terrains hétérogènes, africains, orientaux, européens : cet usage n’est pas forcément lié à un accroissement quantitatif (…), mais il s’inscrit dans l’actualité de notre culture contemporaine où le statut de la sexualité comme torture croit en prestige négatif et dérive du non-politique vers le politique [7]. » Je signale à l’intention du lecteur qu’étonnerait cette référence (et celles qui suivront), que je n’ignore pas que Mme Nahoum-Grappe participe au Comité Kosovo, lequel a approuvé les bombardements de l’OTAN sur la Yougoslavie, et même qu’elle a très imprudemment manifesté son soutien aux nationalistes grand-Albanais de l’UCK, lesquels ne dédaignent, à l’occasion, ni le meurtre ni le viol[8]. Si dans l’esprit de cette auteure, il existe certainement un lien entre ses réflexions sur le « nettoyage ethnique » et ses regrettables prises de position belliciste, je ne me sens, moi, nullement tenu de confondre les unes avec les autres.
La terreur familière
On a beaucoup insisté, au début des années 90, sur un aspect jugé particulier de la politique d’« épuration ethnique », et notamment des viols systématiques, et qui ressortait de la plupart des témoignages de victimes : le fait que des familiers se muent en tortionnaires. Une jeune femme bosniaque décrivait ainsi ses violeurs : « Mes voisins, des paysans du village avec lesquels je suis allée à l’école. Ils me connaissaient depuis l’enfance, mais ils disaient qu’ils me violaient parce que je suis musulmane et qu’avec tout ce que j’avais pris aux Serbes, il était temps que je nourrisse un petit tchetnik[9]. » « À deux reprises, rapporte Véronique Nahoum-Grappe, nous avons entendu des jeunes Bosniaques nous confier que le garde/bourreau dans le camp de concentration était leur instituteur. (…) Tous les récits ou presque mentionnent le voisin l’ami, cités parmi les assassins, les violeurs[10]. » En 1999, au Kosovo, une habitante de Pristina se dit convaincue que dans chacun des groupes de paramilitaires qui ont brûlé des maisons et assassiné leurs occupants, « il y avait un homme d’une maison serbe de [son] quartier[11] ». On a affaire ici au ressort principal des films d’épouvante : la banalité quotidienne la plus rassurante peut basculer dans la terreur. La prof sympa ou le petit ami peuvent se transformer en assassins déments. Je n’entends pas suggérer que les récits des victimes sont influencés par des scénarios de fiction et ne reflètent pas des drames réellement vécus, je note au contraire que les auteurs d’œuvres d’imagination ont compris depuis longtemps où se trouve la source de l’horreur pure. Mme Nahoum-Grappe se trompe lorsqu’elle conclut l’article précédemment cité en affirmant que, « comme l’inceste en famille touche le lien de filiation, la cruauté endogène entre gens d’une même communauté touche le lien social, le pacte de fraternité que suppose toute vie en temps de paix. » Ou plus précisément : elle voit à tort une différence de nature où l’on ne peut distinguer qu’une différence de degré. Je l’ai rappelé plus haut, les mauvais traitements (sexuels ou non) et le viol sont le plus souvent le fait de proches et mêmes de (des) parents. Ils sont donc eux aussi constitutifs du lien social tel qu’il se reproduit dans nos sociétés occidentales, en temps de paix (intérieure au moins). De ce point de vue aussi, la guerre est le comble de la paix, singulièrement pour les femmes[12]. Lire la suite