Au NON de quoi ?  Anarchisme, abstention et constitution européenne (2005)

Texte publié en ligne le 14 février 2005, repris dans la revue Ni patrie ni frontières (n° 13-14, novembre 2005).

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Le prochain référendum sur la constitution européenne est l’occasion de réexaminer un problème de stratégie politique qui est souvent envisagé par les anarchistes de manière uniquement dogmatique. On évoquera ici, outre la situation française, les positions récentes de Noam Chomsky et de Paul Mattick Jr aux États-Unis.

Un ami m’a signalé la position prise par N. Chomsky lors des dernières élections présidentielles aux USA — il a appelé à voter Kerry pour faire barrage à Bush — comme une preuve supplémentaire du réformisme du linguiste, considéré à tort comme anarchiste par beaucoup de militants français. Me sachant l’auteur d’un texte critique du prétendu anarchisme de Chomsky (voir « L’effet Chomsky ou l’anarchisme d’État »), cet ami pensait de bonne foi m’apporter un peu plus de grain à moudre.

Je saisis en effet cette occasion de mettre noir sur blanc quelques agacements et questionnements déjà anciens, et je dois dire qu’ils n’iront pas nécessairement dans le sens qu’attendait mon informateur.

Mon premier questionnement concerne les « campagnes en faveur de l’abstention » menées par des militants anarchistes, en fait le ressassement discret (un communiqué, un collage d’affiches) de positions immémoriales, à peine remise au goût du jour par le changement des noms de politiciens, et qui rencontre l’indifférence absolue des populations. Non que l’abstention ne soit un comportement répandu, mais les abstentionnistes agissent sans se soucier des consignes anarchistes, davantage dégoûtés que révoltés par le système et pas plus portés à l’action révolutionnaire sous prétexte qu’ils ne prennent pas le chemin des urnes.

Pourquoi participer, même dans le registre abstentionniste, au vacarme électoral, et contribuer à donner de l’importance à un système dont on dit par ailleurs qu’il n’en a pas, et dont une bonne partie des gens se moque de toute façon ?

Au fait, pourquoi les anarchistes s’abstiennent-ils ?

On ne peut raisonnablement avancer que c’est parce qu’ils refusent crânement d’avoir quoi que ce soit à faire avec un système capitaliste honni : la plupart paient des impôts, possèdent une carte d’identité et tous financent l’État par les taxes perçues sur tous les produits : tabac, médicaments, ordinateurs, etc.

Disons plutôt qu’ils entendent dénoncer une caricature de souveraineté populaire, à laquelle ils opposent la fédération des conseils et la démocratie directe.

De ce point de vue, je considère que l’abstention est un comportement tout à fait cohérent, même s’il est probablement d’une efficacité nulle en terme de pédagogie ou d’agit-prop.

Écartons ici l’illusion ou le mensonge selon lequel, en portant au pouvoir des politiciens bien intentionnés on peut réaliser une société libertaire, en faisant l’économie d’une rupture révolutionnaire avec le système capitaliste en place. Cette illusion, relativement passée de mode, a néanmoins servi encore à la fin des années 70 du XXe siècle à F. Mitterrand à reformer le PS comme machine de conquête du pouvoir, utilisant le thème de la rupture avec le capitalisme après victoire électorale de la gauche, et les petites mains trotskistes comme L. Jospin. Cette illusion peut très bien refleurir demain.

Dans son dernier supplément gratuit, Oiseau-tempête publiait un texte de Paul Mattick Jr intéressant à plus d’un titre. Il dresse un argumentaire abstentionniste, qu’il oppose précisément aux positions de Chomsky.

Mattick raconte qu’il est souvent abordé dans la rue par des jeunes filles qui lui demandent « si je veux contribuer à la défaite de Bush (et non, comme on peut le comprendre, si je m’apprête à voter Kerry). » Il ajoute fièrement qu’il répond toujours : « Je suis partisan du renversement violent du gouvernement américain et donc guère porté sur les élections » et que cette déclaration suscite l’effarement des ses interlocutrices.

On voit que pour Mattick, ce qui compte n’est pas l’objectif annoncé (défaire Bush), mais le moyen (voter Kerry). Lui-même annonce un objectif jugé plus radical : le renversement violent du gouvernement. Admettons sans pinailler et pour gagner du temps que cette formule très ambiguë signifie « contribuer à une révolution », laquelle ne vise pas du tout le gouvernement, mais le capital comme rapport social. On ne peut que regretter les petits moyens critiques des jeunes démarcheuses anti-Bush. Comment se fait-il qu’aucune n’ait songé à répliquer qu’il pourrait à la fois voter Kerry et préparer l’insurrection qu’il appelle de ses vœux ? On ne le sait pas. Qu’importe, à ce point du raisonnement, l’anarchiste sursaute… Il/elle a perçu une « contradiction » entre le fait de se proclamer insurrectionnaliste et le fait de glisser un bulletin dans une urne. Pour être parfaitement honnête, il faudrait reconnaître que l’insurrectionnalisme de Mattick, qui tient tout entier dans une déclaration faite à une jeune fille croisée par hasard, est égal en innocuité avec l’électoralisme.

Si voter « ne change rien », alors se proclamer en faveur de l’insurrection non plus. Cela ne signifie pas que, tant qu’à faire ou plutôt tant qu’à ne rien faire, mieux vaudrait voter. Cela signifie que le partisan de l’insurrection (j’en suis) ne peut se prévaloir en face du votant d’une efficacité radicale plus grande d’une solution qu’il est incapable de faire advenir dans la réalité et non dans ses seules déclarations.

Revenons sur la notion de « contradiction ». Les contradictions sont malheureusement aux militants radicaux ce que les péchés sont aux catholiques : c’est honteux, cela peut entraîner un châtiment terrible (même si l’on ignore où et quand), ça se combat par un sursaut de la volonté et quelques formules sacramentelles. Mais, me demanderas-tu, ami(e) anarchiste, quel autre comportement adopter face à une « contradiction » ? Un comportement matérialiste. Une contradiction n’est pas un piège tendu par une divinité maligne sur le chemin du militant ; une contradiction ou la perception subjective qu’on peut en avoir est une bonne occasion de se demander quel est le but que l’on poursuit, et donc quels sont les moyens les plus adaptés pour l’atteindre.

Dans le cas d’espèce, l’effarement obtenu eut-il été moins grand si Mattick avait répondu : « Je vais voter Kerry pour licencier Bush, mais la révolution restera à faire. » Probablement non.

D’ailleurs, Mattick doit trouver l’évidence radicale un peu courte puisqu’il entreprend de comparer les effets possibles de l’élection de Bush ou Kerry, sans voir, amis radicaux, que c’est déjà là une contradiction pour un insurrectionnaliste. En effet, amis radicaux, qui peut dire à l’avance ce que sera le résultat d’un raisonnement ?

L’ami Mattick est un tenant d’un économisme marxien rigoureux mais non bovin : les politiciens ne sont que des fétus de paille ballottés par les tendances de fond du capitalisme, mais il est néanmoins légitime de se soucier du droit à l’avortement et de la préservation des forêts.

Or voici qui suffirait à mettre à bas sa pose radicale : du point de vue du droit à l’avortement, notamment dans les pays du tiers-monde, c’est-à-dire hors des USA mais via les programmes que les USA financent, il peut apparaître rationnel de voter Kerry.

Ici, deuxième étranglement de l’anarchiste : Voter ! ? ! Attention ami anarchiste ! Je n’ai pas écrit qu’il fallait voter Kerry, mais que, du point de vue particulier choisi, il était rationnel de le faire, quitte à vouer le président Kerry au même triste sort réservé à Bush dans nos pensées intimes, ce dont il ne souffre d’ailleurs aucunement.

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Restons aux USA pour étudier un troisième cas de figure : le vote Nader. Embrassons-nous amis radicaux et anarchistes ! Nous voilà certainement d’accord. Nous avons affaire ici à la plus niaise soumission qui soit à l’illusion démocratique, que l’on résumera par la formule : « Je-vote-pour-celui-qui-est-le-plus-proche-de-mes-opinions ». Voter Nader ou Besancenot, voilà la vraie connerie (d’un Onfray, par exemple) piégée dans les élections !

Au contraire, si l’on s’abstient (excusez-moi !) de toute bienséance idéologique, il peut être intéressant (très moyennement à vrai dire, mais c’est le sujet de ces réflexions) de réfléchir à ce qui serait une position rationnelle, d’un point de vue révolutionnaire, lors d’une élection présidentielle française, et non plus étasunienne.

Ainsi, ce que je reprocherais aux gens (camarades compris) qui ont voté pour Chirac contre Le Pen, ce n’est nullement d’avoir mis dans l’urne un bulletin portant le nom d’un politicien français de droite[1], gestionnaire fourbu d’un capitalisme qui appelle de ses vœux des libéraux plus vifs comme Strauss-Kahn, Jospin ou Sarkozy. Non, je leur reproche de s’être laissé prendre au piège démocrate et médiatique d’un « danger fasciste » qui existe bel et bien au niveau des municipalités et de certaines régions, mais était un pur fantasme dans le duel Chirac-Le Pen.

En revanche, dans un duel Jospin-Chirac par exemple, il me semble que le vote Chirac a un sens. Non celui d’une « politique du pire », moralement détestable et surtout inefficace. Mais, bien au contraire, le sens d’un « moins pire », assorti des superbes conneries de stratégie dont Chirac a le secret. On se souviendra que c’est à lui et au premier ministre qu’il avait choisi que l’on doit l’occasion du mouvement de grèves de l’hiver 1995, le retour de la perspective révolutionnaire dans les esprits et la résurrection du mouvement anarcho-syndicaliste. Bien entendu, je caricature pour les besoins de mon propos, notamment en omettant de parler du mouvement d’émeutes anti-CIP de 1994. Cependant, je suis convaincu que la présence, pour peu d’années encore, de politiciens « vieux style » du type Chirac joue le rôle d’un « retardateur » de la modernisation capitaliste, qu’un pouvoir socialiste expédierait plus rapidement, avec moins de résistances sociales.

Je rappelle que je propose ici une analyse matérialiste des situations et des comportements, et me moque éperdument des tabous idéologiques et des terreurs religieuses que certain(e)s éprouvent pour le salut de leur âme s’ils/elles enfreignent telle ou telle habitude « identitaire ».

NON, évidemment, à la constitution européenne !

L’inconvénient de la position d’abstention systématique[2] des anarchistes est d’éviter ou de masquer les débats. À l’époque du référendum sur Maastricht, une partie des militants anarchistes étaient embarrassés, croyant reconnaître dans la nouvelle Europe une amorce du monde sans frontières auquel ils aspirent. Le rappel au dogme abstentionniste permit de ne pas débattre de cette illusion d’optique.

Je suppose que la situation des esprits est aujourd’hui plus claire à propos de la constitution européenne. Encore n’est-ce qu’une supposition. Je vois mal comment des libertaires pourraient trouver quelque avantage à l’Europe libérale, qui modernise le capital et la répression policière à très grande vitesse. Ceux/celles qui le souhaitent peuvent (re)lire sur ce site les articles consacrés au mandat d’arrêt européen et aux dispositions prises prétendument pour lutter contre le terrorisme après le 11 septembre (lesquelles ont été adoptées dans une indifférence bien inquiétante). C’est cela, auquel vient s’ajouter le démantèlement du droit du travail par le jeu de flipper des délocalisations, que vient entériner la constitution proposée par Giscard d’Estaing.

Un non fermement et massivement prononcé dans le pays du promoteur du texte aurait une valeur symbolique non négligeable. Il ne s’agit pas de se leurrer : le non, surtout s’il n’est pas repris dans d’autres pays, ne suffira pas à faire capoter l’actuel projet européen de rationalisation capitaliste. Mais c’est un grain de sable dans l’engrenage, et mettre du sable dans les engrenages est une vieille pratique de sabotage. Les luttes sociales seules permettront de freiner les ardeurs libérales, et soyons sûrs qu’elles auront à combattre aussi bien les sociaux-démocrates approbateurs à la Hollande ou Jospin que les réticents comme Fabius.

Bref, au lieu de perdre de l’énergie à défendre l’abstention, les anarchistes feraient mieux de mener campagne contre l’Europe. Je faisais allusion au peu de réactions contre le mandat d’arrêt européen et les mesures policières ; la campagne pour le référendum est une occasion de revenir sur ces questions. Quant à voter ou non, de toute manière, et comme d’habitude, les sympathisant(e)s et même les militant(e)s libertaires feront ce qu’ils voudront le jour venu. Ceux/celles qui mettront un bulletin non dans l’urne ne me paraissent pas encourir le reproche de capituler devant le système ou d’incarner la démocratie spectaculaire.

Je considère fondée l’analyse selon laquelle seule une révolution, c’est-à-dire une rupture avec le système capitaliste reposant sur l’exploitation du travail et la domination masculine, permet d’envisager la création d’une société communiste et libertaire. C’est à mes yeux le projet qui rend tous les autres possibles, et ouvre le maximum de perspectives immédiates, dans les luttes, les relations humaines et les réalisations pratiques. Je ne vois pas que le dogme d’une pureté abstentionniste y contribue en quoi que ce soit.

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Post scriptum. N’ayant jamais pris la peine de m’inscrire sur les listes électorales, je suis, dans la pratique, un abstentionniste de toujours. « Alors là, j’comprends plus rien ! » s’exclame l’abstentionniste vieux-croyant. C’est pourtant simple : je me passe de voter, je ne m’abstiens pas de penser.

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[1] La réserve mentale matérialisée par des gants de ménage ou une pince à linge sur le nez était dérisoire et ridicule. Et en allant au boulot, les gars, vous respirez à pleins poumons, peut-être ?

[2] Ou quasi systématique : Ronald Creagh rappelle dans son commentaire des positions de Chomsky qu’il est arrivé à la CNT espagnole de s’abstenir… de prôner l’abstention, manière un peu hypocrite, mais efficace, de favoriser la victoire républicaine en 1936