Joujou: un duo qui en jette!

Hier à La Parole errante, concert de soutien au Rémouleur de Bagnolet et au site de contre-info Paris Luttes infos.

Bonne soirée (n’était la tabagie… ça attaque tous les organes, vous savez; col de l’utérus inclus!) et une découverte – pour moi – musicale et agréable: le duo Joujou.

 

Chancelant entre rock’n’roll minimaliste et danse vaudou de salon, avec sa lutherie sauvage et ses poèmes apprivoisés, Joujou cherche à retrouver une danse libre, à quatre pattes comme sur un pied.

A force de riffs simples, de boucles et de tambours martelés, de cris et d’incantations improvisées, ce duo réveille le primitv’ dance floor qui est en nous.

Mix rock punk chanson avec basse une corde et batterie – Les enfants de Lukrate Milk, Catherine Ribeiro & Joy Division.

Agnès Pinaqui, la bassiste, jadis rencontrée dans les réunions de la revue Oiseau-tempête, n’a qu’une corde à sa guitare mais plus d’une corde à son arc, à commencer par sa voix. Le batteur fait montre d’une belle énergie.

Si vous ne les connaissez pas encore, découvrez-les, écoutez-les et invitez-les dans vos fêtes et concerts!

BENJAMIN PÉRET NOUS ÉCLAIRE ! — Un film ~ Un livre

Avec Benjamin Péret, on ne peut s’attendre à ce qu’une année soit « civile », ou — plus sottement encore — « scolaire ».

L’«année Péret» a commencé en 2015, avec la sortie d’un magnifique documentaire de Rémy Ricordeau (et la reparution des Rouilles encagées, chez Prairial[1]) ; elle se poursuit en ce mois d’octobre 2016, avec la parution chez Libertalia d’un livre de Barthélémy Schwartz — cotoyé durant quelques milliers d’heures à Oiseau-tempête, actuel coanimateur de L’Échaudée —, intitulé Benjamin Péret, l’astre noir du surréalisme.

Le livre est en librairies à partir d’aujourd’hui jeudi 20 octobre.

Toutes les bonnes raisons de se réjouir de ce regain d’intérêt pour Péret sont dans le film de Rémy Ricordeau (publié avec un livret), dont on pourra visionner ci-dessous la bande-annonce et un extrait.

Pour se procurer le film.

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Benjamin Péret est cet homme qui pouvait écrire…

Vierge Marie

sur qui je pisse

après l’amour

Je vous encule

je vous dévore

comme un cochon

…et publier la très austère brochure Manifeste des exégètes, reproduite intégralement sur ce blogue, pour expliquer son éloignement de la IVe Internationale.

Il est aussi, après une passage météoritique au parti communiste, allé rejoindre la Révolution espagnole — dans les rangs du POUM, groupe marxiste antistalinien, puis avec les anarchistes —, ce qui, même si l’on ne peut exiger de l’héroïsme de tous et toutes, reste un fameux discriminant pour la période considérée !

Il n’a pas manqué d’ouvrages de et même sur Péret. Aucun de ces derniers n’était plus, à ma connaissance, disponible, même si la publication des Cahiers Benjamin Péret (n° 1 il y a quatre ans) était un signe annonciateur bienvenu.

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La parution du texte de Barthélémy Schwartz — dont j’avais lu plusieurs chapitres avant publication, et que j’ai eu le plaisir de signaler à Libertalia — est une vraie et bonne nouvelle éditoriale. Ce qui n’est pas si fréquent.

Travailleur pauvre, poète et intellectuel sans prétention, militant sans limite ; révolutionnaire sans concession, anticlérical farouche et internationaliste pratiquant, Péret est un exemple lumineux dans les temps de médiocrité et de compromis idéologiques que nous vivons.

L’honneur des poètes, et disons-le : l’honneur du surréalisme.

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[1] Pourquoi Diable ne pas avoir conservé le titre original et sa contrepèterie : Les Rouilles encagées ?

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L’ASTRE NOIR DU SURRÉALISME

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Sans doute, mais Péret était facilement irascible. Ses colères sont restées fameuses et ses rancunes durables. Tristan Tzara se fera traiter de «sale flic» chaque fois qu’il le croisera parce que, à la fin de Dada, il avait eu la mauvaise idée d’appeler la police pour expulser les futurs surréalistes lors de la soirée du Cœur à barbe. Après la Seconde Guerre mondiale, Tzara se fera régulièrement apostropher par Péret, notamment à la Rhumerie de Saint-Germain-des-Prés devant des clients médusés. Le même incident se renouvellera aux Deux Magots en présence de Sonia et Vera Pedrosa Martins de Almeida, les deux nièces brésiliennes du poète surréaliste. Leur oncle se dressera d’un bond pour cueillir fraîchement l’ancien dadaïste par un retentissant : «Tzara, flic stalinien ! Tzara, flic stalinien* !» Georges Hugnet, que «la seule présence de Péret, rencontré par malchance, faisait fuir, littéralement pris de panique**», note Jean-Louis Bédouin, sera également l’objet de ses détestations. «Péret, rapporte Guy Prévan, pouvait apercevoir quelqu’un dans un troquet et déclarer soudainement, en même temps qu’il commençait à se lever : “Je vais lui casser la gueule, c’est un stalinien !” (heureusement, ses amis le retenaient)***. »

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Loin de conduire ses partisans à se séparer de la société existante et à se réfugier dans une sorte de tour d’ivoire, loin des marécages ensorcelés, l’humour noir œuvrait au contraire comme un révélateur, au sens photographique, délibérément focalisé sur les nœuds problématiques. De ce point de vue, cet humour était une forme de critique permanente de l’ordre social, souvent au goût amer puisqu’il mettait à nu les contradictions essentielles du monde réel sans certitude pour ses auteurs d’être entendus, et encore moins compris de leurs contemporains. Il y avait aussi dans l’humour noir, notait pour sa part Péret, «la fusion du tragique et de l’humour». Comment ne pas évoquer, ici, la figure du jeune Killian Fritsch, lecteur des deux Karl, Marx et Korsch, auteur en Mai 68 de la fameuse inscription «Sous les pavés, la plage», qui s’est suicidé deux ans plus tard, notez l’ironie, en se jetant sous le métro parisien, station Gaîté** ?

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Benjamin Péret a vécu près d’un tiers de ses années surréalistes à l’étranger. Pourtant il n’était pas un «poète voyageur». Si l’auteur du Passager du transatlantique ne recherchait pas l’aventure, il ne la fuyait pas non plus. Il était parti vivre au Brésil par amour pour Elsie qu’il aurait suivie jusqu’au bout du monde. Plus tard, c’est la révolution espagnole qui l’hypnotisera, l’attirant à Barcelone. Puis il quittera la France pour fuir la guerre et le régime du maréchal Pétain et ce sera son long exil mexicain. Dans les années 1950, il retournera une seconde fois au Brésil pour assister au mariage de son fils Geyser. À part un bref voyage aux Canaries avec André Breton en 1935, il s’est surtout déplacé dans les marges de l’espace-temps géopoétique du surréalisme, souvent en décalage avec le groupe. Hormis ces voyages, l’homme était de nature plutôt casanier.

Pour être «dans le coup», selon sa formule, il se familiarisait avec les langues des pays qu’il découvrait, car, note Jean-Louis Bédouin, «il souffrait au milieu d’un peuple différent du sien, de se sentir un étranger*». Les langues qu’il a apprises recouvrent la carte de ses voyages, situés pour l’essentiel dans les mondes ibériques d’Europe et d’Amérique. Témoignages intimes des pérégrinations de ce poète qui ne se considérait pas comme un bourlingueur : Elsie Houston, sa première femme, était brésilienne, et Remedios Varo, la seconde, espagnole.

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Rare Blanc d’Europe à être introduit à sa demande dans les cérémonies religieuses noires, Péret a vécu comme un choc poétique le spectacle des crises de possession rituelles auxquelles il a assisté. Lui, le mangeur de curés, qui ne manquait aucune occasion, même au Brésil, de s’en prendre aux prêtres et au catholicisme, s’est mis à étudier ces cérémonies. Entre novembre 1930 et janvier 1931, pendant qu’à Paris le gouvernement français préparait les fastes de l’Exposition coloniale et les surréalistes le tract Ne visitez pas l’Exposition coloniale!, Benjamin Péret, cosignataire du tract, publiait dans le Diário da Noite de São Paulo une série d’articles* documentés sur les rites noirs au Brésil.

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D’après ses amis surréalistes, Péret faisait rarement allusion à ses activités politiques dans les réunions du groupe. Il avait une manière à lui de cloisonner ses différents mondes*. Les jeunes surréalistes qui avaient rejoint le surréalisme dans les années 1950 ignoraient souvent les détails de ses «vies parallèles». Ils savaient qu’il militait dans un groupuscule léniniste, le Fomento Obrero Revolucionario (FOR), animé par un Espagnol, Grandizio Munis, rencontré durant la révolution espagnole. Cela suffisait à la plupart pour avoir une idée de ses activités militantes sans se sentir concerné davantage. Inversement, Péret évoquait peu le surréalisme dans les réunions politiques. C’est le souvenir conservé par Ngo Van** qui l’avait rencontré à Paris après la guerre, après avoir quitté l’Asie pour fuir, jeune trotskiste cochinchinois, le double acharnement policier du gouvernement colonial français et du communisme d’Hô Chi Minh.

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L’ouvrage de Barthélémy Schwartz (328 p., 18 €) se complète d’un cahier d’illustrations en couleurs de 32 pages, d’un index, d’une chronologie et d’une bibliographie, et se clôt sur une courte anthologie de poèmes de Péret.

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Les dessins qui apparaissent entre les extraits du texte de Barthélémy Schwartz sont de Carotide. Pour contacter l’auteure: carotideae.carotide[at]gmail.com

TRAÎTRE À LA RACE ~ «Race Traitor»

Étant donnée la fâcheuse et confuse résurgence du concept de « race » dans les débats sur le racisme, il m’a semblé opportun et utile de republier ici un dossier paru voici quinze ans, l’été 2001, dans la revue Oiseau-tempête (n° 8).

C’est l’occasion de signaler et de saluer le travail entrepris sur le site Archives autonomies, et notamment la mise en ligne des numéros d’O.-T. et des tracts et matériels d’agitation produits par l’équipe qui réalisait cette revue, et dont je faisais partie.

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Y a-t-il un lien entre les émeutes qui secouèrent Cincinnati (Ohio), début avril 2001, à la suite de l’assassinat par la police d’un jeune noir et la sélection raciste des voix [1] mise en pratique par le parti républicain pour voler les dernières élections présidentielles aux démocrates ? Dire que le racisme est un élément constitutif de la société américaine, que, depuis la grande migration des Noirs du sud vers l’industrie du nord, la question de la race est intimement liée à la question de classe, c’est déjà y apporter une réponse.

Nous publions ci-dessous trois textes de la revue américaine Race Traitor [2] ; littéralement, « Traître à la race », la revue du nouveau abolitionnisme. Ces articles valent, pensons-nous, autant par leurs faiblesses et leurs limites — et donc par les débats qu’ils peuvent alimenter — que par le sens aigu de la provocation qui s’y manifeste, sans doute plus sensible et plus pertinente aux USA qu’en France.

À la lecture de ces quelques pages, certains seraient tentés de faire remarquer que la « race noire », par exemple, doit être pareillement abolie et d’abord critiquée, y compris dans les manifestations identitaires qui ont servi les luttes de certains groupes noirs. Faux procès ! Car les rédacteurs de Race Traitor définissent ce nouvel abolitionnisme comme partie prenante d’un projet de subversion sociale, visant bien entendu, à l’abolition de toutes les races.

Il importe donc de présenter succinctement les thèses défendues par Race Traitor.

I. La race est une formation sociale construite historiquement et en changement permanent ; elle n’a pas de fondements biologiques.

II. Le capitalisme peut parfaitement fonctionner sans la race. Mais, aux États-Unis, la question de la race est centrale dans le système de contrôle politique de la classe ouvrière. La « suprématie blanche » est la principale caractéristique du racisme, lui-même typique de la « civilisation américaine ». Le privilège de race existe comme forme spécifique des relations sociales capitalistes. Les relations raciales cachent les relations de classe mais elles en font aussi partie. La place centrale des Noirs américains dans la construction du racisme explique que, pour tout groupe immigré, l’intégration dans la société américaine passe par sa différentiation vis-à-vis des Noirs.

L’histoire de l’intégration des immigrés irlandais dans la race blanche en est un bon exemple. Au XIXe siècle, les Irlandais étaient considérés comme génétiquement inférieurs et une race à part ; ils se trouvaient au plus bas de l’échelle sociale, parfois plus bas que les Noirs affranchis. La classe dirigeante américaine a vite compris que l’élargissement aux prolétaires irlandais des privilèges propres à la catégorie des Blancs, permettait de consolider la division de classe [3].

III. Aux États-Unis, la solution des problèmes sociaux, la clef des transformations sociales, réside dans l’abolition de la race blanche, c’est-à-dire, dans l’abolition d’une relation sociale sur laquelle se fondent les privilèges de la peau blanche. L’abolition de la race blanche mènera inévitablement à l’élimination de toutes les races, en tant que catégories sociales. La race noire est une réponse défensive à l’oppression blanche, elle se dissoudrait une fois cette oppression disparue.

IV. Les diverses formes d’antiracisme concentrent leur action sur les racistes et non sur le racisme, et tendent à accepter implicitement, souvent incons­ciemment, l’idée de race comme quelque chose qu’il faut admettre.

Quelques remarques critiques — Pour Race Traitor, la race noire n’existe que comme reflet de la race blanche. Certes, mais passer trop vite sur les antagonisme de classe qui existent dans son sein ne peut déplaire à ceux qui présentent la communauté noire comme homogène, l’idéalisant comme sujet « révolutionnaire » à des fins nationalistes. Et il est légitime de poser la question : la culture noire est-elle une culture de résistance ou une culture fondatrice d’une nouvelle classe moyenne noire ?

Le refus individuel d’appartenance à la race blanche que Race Traitor propose est particulièrement difficile dans la société américaine où la race est liée à une relation sociale fondée sur des privilèges. Le refus volontariste des privilèges peut faire croire que l’appartenance à la race blanche est une question de choix dans une société de classe. Évidemment, il est encore plus difficile à faire si on se trouve dans la catégorie de Noir, de prolétaire noir. Dans le refus, les Blancs restent encore privilégiés, et les bourgeois blancs davantage… S’il s’agit d’une relation sociale, elle ne peut être renversée que par un refus collectif, par une subversion sociale. D’où les limites de ces idées au-delà d’une incitation à un positionnement individuel et éthique.

Enfin, les analyses de Race Traitor se limitent au problème du racisme aux États-Unis obscurcissant ainsi leur portée émancipatrice. Par exemple, le modèle français a lui aussi ses spécificités. Il est bâti sur les principes de la révolution bourgeoise et de l’égalité formelle. La figure du citoyen, le droit du sol et l’idée républicaine de l’intégration, sont des éléments essentiels de l’idéologie démocratique. Les conditions modernes d’exploitation et l’importance de maintenir une force de travail hors-droit (immigrés sans-papiers) exigent des corrections au principe du droit du sol. Si les Italiens, les Espagnols et tout dernièrement les Portugais, sont devenus des Blancs pour pouvoir être des presque Français (sans « souche », diront certains), tous les autres doivent rester dans la catégorie des non Blancs car ils ne doivent pas être « intégrés ».

Charles Reeve

Traduction des textes par Gobelin

 

ce qu'entend une femme noire 

ABOLIR LA RACE BLANCHE
PAR TOUS LES MOYENS

 

Texte 1

Abolir la race blanche — par tous les moyens nécessaires

[…] Réclamer l’abolition de la race blanche est différent de ce qu’on appelle « antiracisme ». Le terme de « racisme » a fini par s’appliquer à toute une série de comportements, certains incompatibles entre eux, et s’est dévalué jusqu’à signifier à peine plus qu’une tendance à ne pas aimer certaines personnes à cause de la couleur de leur peau. En outre, l’antiracisme admet l’existence naturelle de « races » même s’il opère des distinctions sociales entre elles. Les abolitionnistes affirment, au contraire, que ce n’est pas parce qu’elles sont blanches que certaines personnes sont favorisées socialement ; elles ont été définies comme « blanches » parce qu’elles sont favorisées. La race elle-même est un produit de la discrimination sociale ; tant qu’existera la race blanche, tous les mouvements contre le racisme seront voués à l’échec.

L’existence de la race blanche dépend de la volonté de ceux qui placent leurs privilèges de race au-dessus des leurs intérêts de classe, de sexe, etc. La défection d’un nombre suffisamment élevé de ses membres pour qu’elle cesse de déterminer systématiquement la conduite de tous déclenchera des tremblements qui conduiront à son effondrement. La revue Race Traitor se donne pour but de servir de centre intellectuel à ceux qui cherchent à abolir la race blanche. Elle encouragera la dissidence par rapport au conformisme qui entretient son existence et popularisera les exemples de défection dans ses rangs, analysera les forces qui maintiennent sa cohésion et celles qui promettent de la faire voler en éclats. Une partie de sa tâche consistera à promouvoir des débats au sein des abolitionnistes. Quand ce sera possible, elle soutiendra les mesures pratiques, guidée par le principe que « trahir les Blancs s’est servir l’humanité ».

Dissoudre le club

La race blanche est un club, qui recrute certaines personnes à la naissance, sans leur consentement, et les élève selon ses règles. Pour la plupart, ses membres passent toute leur vie en acceptant les avantages de leur appartenance au club, sans s’interroger sur les coûts. Quand des individus remettent les règles en question, les responsables sont prompts à leur rappeler tout ce qu’ils doivent au club et de les mettre en garde contre les dangers auxquels ils devront faire face s’ils le quittent. Race Traitor vise à dissoudre le club, à le fracturer, à le faire exploser.

[…] À de rares moments, [la paix agitée des soi-disant blancs] vole en éclats, leur certitude est ébranlée et il sont contraints de remettre en cause la logique qui règle habituellement leur vie. C’est un de ces moments que nous avons connu dans les jours qui suivirent immédiatement le verdict contre Rodney King [4], où une majorité d’Américains blancs acceptèrent de reconnaître devant les sondeurs que les Noirs avaient de bonnes raisons de se révolter et où certains se joignirent à eux.

Habituellement, ces moments sont de courte durée. Il suffit d’envoyer les fusils et les programmes de réforme pour rétablir l’ordre et, plus important, l’illusion que les affaires sont en de bonnes mains, et les gens peuvent retourner dormir. Les fusils et les programmes de réforme visent les Blancs comme les Noirs — les fusils comme avertissement et les programmes de réforme pour soulager leurs consciences.

[…] Les moments où les certitudes admises sur la race s’effondrent sont la promesse sismique que quelque part dans le flux tectonique une nouvelle faille se creuse, une nouvelle attaque sur Harper’s Ferry se prépare [5]. On ne peut en prédire la nature ni l’heure, mais on ne peut douter de sa venue. Quand elle adviendra, elle engendrera une série de tremblements qui mèneront à la désintégration de la race blanche.

Nous voulons être prêts. et marcher dans Jérusalem comme le fit John (Brown) [6]. De quelle revue s’agit-il ? Race Traitor existe, non pour faire des adeptes mais pour tendre la main à ceux qui sont insatisfaits des conditions d’adhésion au club des blancs. Elle vise comme lectorat de base les individus appelés couramment Blancs qui, d’une manière ou d’une autre, considèrent la blancheur comme un problème perpétuant l’injustice et empêchant même les mieux disposés d’entre eux de participer sans équivoque à la lutte pour la liberté de l’humanité. En invitant ces dissidents à un voyage de découverte de la blancheur et de ses mécontents, nous espérons pouvoir participer, avec d’autres, au processus de définition d’une nouvelle communauté humaine. Nous ne souhaitons ni minimiser la complicité des plus déshérités des Blancs avec le système de la suprématie blanche ni exagérer le sens des transgressions momentanés des règles blanches.

[…] Dans la première version du film Robin des Bois (avec Errol Flynn), le shérif de Nottingham dit à Robin : « Tu parles trahison », et ce dernier répond : « Couramment ». Nous espérons en faire autant.

Éditorial de Race Traitor.

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LE PROBLÈME QUE ME POSE
L'ENSEIGNEMENT MULTICULTUREL

Texte 2

— Dis, papa, on est quoi ?
— Comment ça ?
— Ben, oui… d’où est-ce qu’on vient ? On est italiens, irlandais, juifs… enfin tu vois, quoi.
— Eh, bien, nous sommes d’ici ; nous sommes américains.
— Papa ! Qu’est-ce que je vais dire, à l’école ?

Plus d’une fois, ma fille de neuf ans et moi avons eu cette discussion. Je crois comprendre son insatisfaction. Après tout, pendant la plus grande partie de ma scolarisation au collège et au lycée, je savais ce que j’étais : catholique et irlandais. Mais, indéniablement, plus catholique qu’irlandais. Mes sœurs et moi faisons encore cette plaisanterie : la raison pour laquelle nous allions dans une école religieuse et non dans une école publique, c’est que seuls les enfants « publics » allaient à l’école publique. Nous n’avions pas la moindre idée de ce à quoi pouvaient ressembler ces écoles « publiques » ; mais nous savions qu’elles n’étaient pas catholiques. Être catholique voulait dire se lever deux heures plus tôt les jours d’école et aller à la messe tous les jours des semaines durant ; cela voulait dire devenir enfant de chœur et rêver du pouvoir sacré incarné par le prêtre ; cela voulait dire envisager sérieusement de devenir prêtre jusqu’à la fin du collège.

Être catholique voulait dire avoir vraiment peur quand on allait à confesse le samedi — même si le pire que nous ayons pu faire était sans conséquence.

Être irlandais n’était pas une préoccupation quotidienne. Être irlandais voulait dire regarder le défilé de la Saint-Patrick à la télévision ; cela voulait dire participer au spectacle annuel de l’école où tous les enfants s’habillaient en vert ; cela voulait dire, pour mes sœurs, prendre des leçons de danse où elles apprenaient des gigues et des quadrilles (mais arrêtaient de les danser assez vite, heureusement). Être irlandais voulait dire aller une ou deux fois à Rocckaway [7] pendant les vacances d’été et y apprendre qu’un vieil ami de la famille avait un de ces boulots de gardien d’école qui lui permettait d’être presque riche. Apparemment, les écoles « publiques » avaient au moins une chose de bonne.

Plus tard, quand je quittai Brooklyn pour partir loin dans le Bronx, à l’université, j’avais envie de rentrer sous terre chaque fois que l’on disait de quelqu’un que c’était un « BIC », Bronx ou Brooklyn Irish Catholic [catholique irlandais du Bronx ou de Brooklyn] selon le cas. Ils entendaient par là quelqu’un de timoré sexuellement mais de hardi avec la bouteille. La plupart des gens à qui l’on collait cette étiquette en souffraient mais, au fil du temps, j’en entendis plus d’un tirer gloire de cette qualification. Ma fille, malgré sa consternation de constater que nous n’étions rien qui pût lui être utile à l’école, n’aurait pas su quoi faire de l’appellation « BIC ».

Une fois que j’eus cessé d’être catholique, ce ne fut pas long avant que, plus ou moins sans m’en rendre compte, je cesse de me sentir irlandais. Abandonner mon côté catholique avait été dur ; le côté irlandais ne fut qu’un détail. (Ne plus s’identifier à la condition d’être Blanc vint bien plus tard.)

Revenons au début de cet article. Ma fille veut vraiment savoir « Qui a été le premier être humain ? » et « D’où il venait ? ». Contrairement à ses questions sur les origines de l’espèce humain, ses questions sur son identité sociale viennent rarement de son propre désir de savoir ou de comprendre.

Elles viennent de son l’école, une école qui s’engage explicitement à dispenser un enseignement multiculturel à un ensemble d’élèves variés. Elles font généralement partie de la mission d’un enseignant s’efforçant de découvrir, avec les enfants, les diverses racines des gamins de la classe. On pointe sur des cartes les lieux d’origine de la famille, une ou deux générations plus tôt ; on bâtit des arbres généalogiques ; on rédige des biographies. Quelle objection pourrais-je avoir contre cela ?

Pourtant j’en ai une. Au début de l’année, en apprenant que ma fille allait étudier l’immigration en CM1, j’ai dit à sa maîtresse, une femme que je connais depuis des années, que je n’aimais pas ce thème, qu’il déformait les réalités essentielles de l’Amérique et qu’il désavantageait profondément les élèves noirs de la classe. Un trop grand nombre de ces enfants n’auraient aucune histoire de souffrances et de réussite de l’immigrant à partager avec leurs camarades de classe. L’institutrice fut, à mon avis, sincèrement surprise par mes objections. Elle me rappela que traditionnellement l’école célébrait le Mois de l’histoire noire en étudiant des sujets liés à la lutte des Noirs pour la liberté. Cette réponse me laissa insatisfait. Je me permis de lui suggérer que le thème de « Mouvement » lui permettrait d’explorer certains des mêmes sujets sans avoir les mêmes problèmes. À mon agréable surprise, le thème fut finalement rectifié de manière à inclure la migration forcée parallèlement à l’immigration.

[…] Trop souvent, l’éducation multiculturelle encouragée dans les écoles américaines repose sur une notion superficielle de la culture. À mon sens, Ralph W. Nicholas a vu juste quand il a écrit que la culture « renvoie à toutes les habitudes, tous les modèles et toutes les façons de penser qu’acquièrent les êtres humains en héritage extra-génétique ». (C’est moi qui souligne.) Étant donné la volonté d’étudier des cultures multiples à travers le prisme de leur origine continentale ou nationale, il me semble qu’on encourage beaucoup d’écoliers et d’étudiants à comprendre la culture comme un héritage génétique. La notion d’immigration est, au fond, un des moyens les plus répandus et évidents de décrire et de comprendre la diversité du peuple américain. Elle permet aux maîtres et aux élèves d’apprécier la difficulté qu’il y a à s’adapter à de nouvelles façons de faire. En revanche, comme moyen de comprendre l’Amérique, elle est profondément viciée.

En mettant l’accent sur l’immigration comme catégorie centrale de l’étude historique de l’Amérique, l’on débouche généralement sur l’idée d’« arriver » comme catégorie économique et de la petite entreprise comme institution économique centrale.

[…] Le monde est fait non pas de la nostalgie des coutumes de pays lointains mais d’événements et de personnalités proches. Et la culture qui a fait de l’Amérique ce qu’elle est et ce qu’elle pourrait être n’est pas une accumulation de contributions plus ou moins égales apportées par divers groupes d’immigrants en tant que tels.

Tous ceux qui ont vécu ici et tous ceux qui y vivent font partie de ce que nous sommes et de ce que nous pourrions devenir. Mais, nous devons savoir clairement ce que nous sommes et ce que nous voulons devenir. Les pratiques caractéristiques de l’enseignement multiculturel, tel qu’il apparaît dans les manuels scolaires californiens et dans les travaux de ma fille sur l’immigration, laissent croire que nous avons accompli plus que nous ne pensons et qu’il reste moins à faire que nous ne le croyons. L’enseignement multiculturel tend à négliger l’importance de l’oppression actuelle ou, s’il reconnaît son existence, il tend à la présenter comme une oppression sans oppresseurs. Je peux me tromper. Il se peut en effet que dans certaines situations d’enseignement multiculturel, on encourage les élèves à examiner non seulement les difficultés endurées par les immigrants européens mais aussi leur volonté relative de devenir blancs en Amérique. D’où mon idée que l’enseignement multiculturel est un projet de défaite.

Ceux qui sont à l’avant-garde des efforts visant à multiculturaliser les programmes sont, trop souvent, les produits intellectuels et personnels du sursaut des années 60. Mais ils ont abandonné l’espoir dans le désir utopique des années 60 et l’ont remplacé par l’équivalent social, politique et éducatif de l’assistanat dirigé. Or, plus que tout le reste, ce sont les luttes des Noirs des années 50 et 60 qui donnèrent à ce désir utopique son expression initiale. Et il imprima profondément les esprits et les cœurs des Blancs. Il y eut une époque où des milliers de foyers blancs furent secoués par des débats entre enfants et parents sur la question raciale. Mais, à mon avis, ce n’est guère le cas aujourd’hui. L’abandon de la lutte pour l’égalité raciale a été nourri par l’idée que ceux que l’on considère comme blancs sont finalement incapables de se joindre sans équivoque au combat pour la libération des Noirs et pour leur propre liberté.

C’est la lutte pour l’égalité raciale qui fut l’élément déterminant dans les événements, petits et grands. des années 60. J’ai moi-même joué un rôle trop infime dans les batailles de cette époque pour que cela mérite seulement une note en bas de page. Mais je suis heureux de l’avoir fait. Ce ne fut pas toujours facile de discuter quand personne ne semblait avoir le même point de vue. Ce n’était pas toujours facile quand des gens de ma famille me rappelaient l’époque où l’on pouvait lire : « Nous ne recrutons aucun Irlandais. » — comme si la veille encore ils avaient subi une discrimination parce qu’ils étaient irlandais. Je suis heureux de n’avoir pas accordé alors beaucoup de valeur à leur qualité d’Irlandais parce que, pour moi, elle me semblait alors et, pour l’essentiel, me semble encore aujourd’hui, inséparable de leur blancheur.

La vision multiculturaliste a un but social limité : les gens devraient apprendre à vivre et à laisser vivre. Mais ce que les tenants de la croyance multiculturelle négligent souvent, c’est qu’en Amérique le « vivre et laisser vivre » repose sur une complicité permanente avec la reproduction des distinctions de races. Tant que ces distinctions demeurerons intactes, il est peu probable que l’enseignement multiculturel modifie sensiblement le refus persistant de milliers de jeunes Noirs de participer à l’école avec enthousiasme. Et il est peu probable que l’enseignement multiculturel contribue beaucoup à modifier les idées reçues des Blancs, quelle que soit la région du globe d’où ils viennent, eux ou leurs ancêtres.

John Garvey

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ANTIFASCISME, «ANTIRACISME» ET ABOLITION

Texte 3

Il existe désormais aux États-Unis et dans le monde entier un certain nombre de projets, de centres de recherche et de publications qui se nomment « antiracistes ». Presque toute l’attention du mouvement « antiraciste » se concentre sur des groupes comme les nazis ou le Ku-klux-klan qui avouent explicitement leur racisme et sur les mouvements anti-avortement ou anti-homosexuels qui sont en grande partie dirigés par des individus se situant à l’extrême droite de l’échiquier politique, et ses initiatives programmatiques s’attachent presque exclusivement à combattre ces forces.

Nous pensons que c’est une erreur. De même que le système capitaliste n’est pas un complot des capitalistes, la notion de race n’est pas l’œuvre des racistes. Au contraire, elle est reproduite par les principales institutions de la société, parmi lesquelles figurent les écoles (qui définissent l’ « excellence »), le marché du travail (qui définit l’ « emploi »), la loi (qui définit le « crime »), le système de protection sociale (qui définit la « misère ») et la famille (qui définit la « parenté ») – et elle est renforcée par divers programmes de réforme concernant bon nombre des problèmes sociaux dont s’occupe traditionnellement la « gauche ».

Les groupes racistes et d’extrême droite représentent dans l’ensemble des caricatures de la réalité qu’offre cette société définie par les races ; au pire, ils illustrent les efforts d’une minorité visant à repousser la barrière raciale plus loin que ce qui est généralement jugé convenable. Quand c’est le cas, le mouvement « antiraciste » se trompe gravement sur les racines du problème racial et adopte une stratégie erronée pour s’y attaquer.

Race Traitor estime que l’objectif principal de ceux qui cherchent à éliminer les barrières raciales devrait être les institutions et les comportements qui les entretiennent : écoles, justice pénale et systèmes de protection sociale, employeurs et syndicats, famille. En cela, nous sommes à l’unisson des premiers abolitionnistes, qui ne se lassèrent jamais de montrer que le problème, ce n’étaient pas les propriétaires d’esclaves de Caroline mais les bons citoyens du Massachusetts [8].

[Un groupe de nazis organise une manifestation anti-homosexuelle dans une ville de Pennsylvanie. Un groupe d’opposants appelle à une contre-manifestation. La police est chargée de protéger les nazis. Les organisateurs antifascistes revendiquent une victoire.]

[…] Nous n’en sommes pas si sûrs. Nous n’avons aucun doute sur le fait que l’annulation du défilé fut une défaite pour les nazis ; mais il nous semble que ce fut plus une victoire de l’État que des organisateurs antifascistes, car l’État put apparaître comme le défenseur à la fois de la liberté d’expression et de l’ordre, en marginalisant les « extrémistes » des deux bords — ceux qui veulent bâtir des camps de la mort et ceux qui veulent empêcher leur construction [9]. Nous aurions tendance à approuver un autre commentateur, qui jugea la contre-manifestation « inefficace ».

Nous sommes pour chasser les nazis des rues par la force chaque fois qu’ils se montrent, et les confrontations militantes avec les « racistes » et autres réactionnaires de droite (ou de gauche). Mais nous posons la question : « À quoi sert cette stratégie ? » S’il s’agit de causer des dommages matériels aux fascistes, il ne faut pas être grand clerc pour voir que ces dommages peuvent être infligés de manière plus efficace n’importe quel jour de l’année où ils n’apparaissent pas en public entourés d’un mur de flics et de caméras de télévision. S’il s’agit de favoriser la désertion de nazis, nous n’avons aucun moyen de savoir dans quelle mesure ces actions sont efficaces. Si le but est de démontrer que l’État est le défenseur des nazis, il s’agit d’un vérité très partielle ; l’État est défenseur de l’ordre public et a montré qu’il était tout à fait prêt à réprimer les nazis et autres extrémistes blancs qui menacent cet ordre. Et si le but est de rallier des gens à une vision du monde sans barrières de race, nous sommes obligés d’affirmer que toute action qui vise à écraser des nazis physiquement et n’y parvient pas à cause de l’intervention de l’État a pour effet de renforcer l’autorité de l’État, lequel est, comme nous l’avons dit, la principale force derrière les barrières raciales.

Éditorial de Race Traitor.

 

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[1] Les résultats frauduleux des élections présidentielles en Floride (2001) — qui ont décidé du vainqueur au niveau national — ne furent pas le seul fait de la vétusté du système électoral. Dans plusieurs régions de cet État, les électeurs noirs furent empêchés de voter ou leurs votes massivement invalidés.

[2] Race Traitor– P.O. Box 499, Dorchester, MA 02122. En livre, un choix de textes des cinq premiers numéros : Race Traitor, Routledge, NY, 1996. La revue parait depuis 1992 et diffuse à plus de 2 000 exemplaires, chiffre honorable dans la presse radicale nord-américaine. Certains des fondateurs venaient du marxisme-léninisme, d’autres étaient influencés par les idées de C L. R James (en 1945, à l’origine d’une importante scission dans le trotskisme américain caractérisant l’URSS comme capitalisme d’État, à l’instar de Socialisme et Barbarie en France). Aujourd’hui la revue est ouverte à d’autres courants, le dernier numéro (13-14, été 2001) ayant été fait en collaboration avec le groupe surréaliste américain.

[3] Voir à ce propos l’ouvrage de Noël lgnatiev, un des rédacteurs : How the Irish became White, Routledge, N. Y.

[4] Un Noir sauvagement battu par des policiers de Los Angeles, scène qui fut filmée par un amateur. Les policiers ont eu des peines symboliques, déclenchant la fureur de la communauté noire.

[5] John Brown, abolitionniste, mena une révolte d’esclaves en 1859 contre l’arsenal de Harper’s Ferry, un village en Virginie, et fut pendu lors de son écrasement.

[6] Voir note 5.

[7] Péninsule bordée de plages, dans les limites de la municipalité de New York, fréquentée par les gens d’origine irlandaise.

[8] Le texte renvoie ici aux textes de Marx sur la guerre civile aux États-Unis. Celui-ci mentionnait le rôle des « bons » capitalistes nordistes dans la création, l’entretien et enfin la destruction du système esclavagiste, selon leurs besoins de profit.

[9] On rapprochera utilement cet exemple de celui des manifestations anti-avortement des néo-nazis et intégristes français, interdites par la Préfecture de police (note d’O. T.).

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Nota. Les illustrations ne sont pas celles originellement publiées dans Oiseau-tempête. Elles sont postérieures (photos prises dans les manifestations récentes aux États-Unis, etc.).

«Communisation» (suite) Une lettre d’André Dréan

J’ai reçu d’André Dréan le texte/lettre suivant, qui répond aux critiques de Lola Capture d’écran 2014-11-09 à 10.52.22(celle de 2012 et l’ajout acerbe d’aujourd’hui). André m’ayant laissé libre de l’usage que je pourrais vouloir en faire, j’ai décidé de le publier (j’ai simplement omis les formules amicales conclusives). [Et, sans le vouloir! la fin de l’avant-dernière phrase, que je rétablis, avec mes excuses…]

Lola ayant de son côté évoqué la perspective d’une réponse actuelle et probablement collective au texte d’André publié ici-même (« Les voies de la communisation ne sont pas impénétrables », je me suis engagé à le publier.

Si ce blogue a vocation à accueillir (aussi) des textes qui ne sont pas de moi, et avec lesquels je ne suis pas nécessairement d’accord, sur des sujets théoriques variés — il y en aura donc d’autres sur la critique du marxisme, de l’anarchisme, et de la « communisation » — je n’envisage pas d’héberger indéfiniment les échanges entre deux personnes.

C’est le moment de signaler que vient de se créer opportunément un forum d’échanges sur la communisation.

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JE CHANTE LE CORPS CRITIQUE. Chap. 6 Corps utopique — corps obsolète

 Je chante le corps critique

On trouvera ci-dessous le sixième et dernier chapitre de mon livre Je chante Capture d’écran 2014-11-09 à 10.52.22le corps critique, édité chez H & O.

J’ai mis en ligne l’intégralité de ce livre avant même d’avoir trouvé un éditeur ; je l’ai laissé en ligne par la suite. Je récidive ici. Cependant, je ne saurais trop conseiller à celles et ceux qui s’intéressent à son contenu de se soucier aussi de son support papier, et d’en acheter un exemplaire. Non pas tant pour soutenir matériellement l’auteur (je n’y gagnerai pas un centime) mais pour convaincre l’éditeur (celui-ci et d’autres) que prendre en charge un ouvrage de cette sorte a encore un sens. Je ne choquerai ici que les ignorants du travail intellectuel : je n’aurais jamais fourni un tel effort pour simplement alimenter la colonne de mon blog. La lecture n’est pas une activité « neutre », et encore moins « privée »… pas de responsabilité politique en tout cas.

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Au début du XIXe siècle, Charles Fourier imagine que les habitants du Soleil sont dotés d’un troisième bras, un archibras. L’humanité terrestre, elle, ne pourra y prétendre avant plusieurs siècles d’évolution vers l’« Harmonie ». En effet, Dieu, représentation allégorique de l’évolution, a dû refuser aux hommes « civilisés » — c’est-à-dire en perpétuelle discorde — une telle multiplication de leur force physique.

« Ce bras d’harmonie est une véritable queue d’une immense longueur à 144 vertèbres partant du coccyx […]. Ce membre est aussi redoutable qu’industrieux, il est une arme naturelle. Un habitant du soleil attendrait un lion et un taureau de pied ferme, et à 6 pas il casserait au lion l’échine d’un coup […]. L’archibras est terminé par une main très petite, allongée, aussi forte que les serres de l’aigle ou du cancre. […] S’agit-il d’un saut : dès que l’élan est pris l’archibras s’appuie en spirale. Il doit tripler au moins l’élan naturel. Il affaiblit la chute des deux tiers. On le fait tournoyer en cône pour ralentir le corps et former parachute inférieur au moyen duquel on peut tomber d’un lieu fort élevé sans autre danger qu’une contusion, vu que le premier choc est supporté par l’archibras arrivant à terre et s’y roulant en spirale pour former appui. [Les lecteurs de Spirou auront reconnu le Marsupilami.]

L’homme pourvu d’archibras ne se baisse jamais ou presque jamais dans le travail. […] Si le maçon monte au sommet d’une flèche, l’archibras lui sert à se nouer et garantir de chute en lui laissant l’usage des deux mains et de l’archimain. Les emplois sont bien plus étendus dans les travaux du matelot […]. On remplirait cent pages s’il fallait décrire en plein les précieux usages de ce membre sans lequel le corps humain est vraiment un avorton. »

D’un optimisme pragmatique, Fourier part de l’homme tel qu’il est, embarrassé de ses passions et ridicule dans ses manières hypocrites de les assouvir, pour concevoir une « régénération du corps humain » qui serait la conséquence de l’évolution sociale, soit l’organisation progressive de la société selon les principes de l’« attraction universelle » et de la mécanique passionnelle dont il est l’inventeur.

Jonathan Beecher, biographe de Fourier et premier éditeur du manuscrit[1], nous apprend que l’archibras servit aux caricaturistes des années 1840 à moquer des fouriéristes affublés d’une queue, et d’ailleurs portés à dissimuler ou à désavouer certains aspects choquants de la théorie de leur défunt maître.

Pourquoi revenir ici sur un texte pittoresque mais qui semble bien éloigné de nos préoccupations ? C’est, d’abord, que l’archibras existe désormais, réalisé au milieu des années 1970, dans un contexte sur lequel nous reviendrons. C’est enfin et surtout que les chimères socio-biologiques inventées par Fourier voilà plus d’un siècle et demi menacent de se réaliser comme symptômes et moyens d’un cauchemar technologique et politique à l’aube du troisième millénaire. La biologie a réalisé, notamment dans les dernières décennies du XXe siècle, des progrès considérables, tandis que la miniaturisation, à l’échelle nanométrique (le milliardième de mètre ; voir chap. II)) autorise des réalisations et des projets qui brouillent toujours davantage la frontière entre l’homme et la machine, la chair et l’artifice, le vivant et le mécanique.

Le XIXe siècle industriel, hygiéniste et moralisateur pose les bases des projets de gestion rationnelle et eugéniste des sociétés humaines (cf. chap. I) qui seront mis en pratique au siècle suivant. Jusqu’au début des années 1930, ces projets ne sont pas freinés dans leur expansion par des considérations éthiques, quoiqu’ils heurtent parfois la vieille morale religieuse, mais par le rythme du développement de sciences « jeunes », à commencer par la biologie. Certains pays industrialisés (États Unis, Suède) utilisent un eugénisme coercitif et sommaire (stérilisations forcées) comme moyen de contrôle des pauvres et/ou des « immoraux » (filles-mères). Les tentatives de passer de l’élaboration à la réalisation de projets d’organisation sociale, fondée sur la biologie et une sélection plus ou moins stricte des individus à diverses étapes de la vie (sélection à la naissance ou orientation scolaire et professionnelle), se heurtent à l’incompétence brouillonne et à l’archaïsme des politiciens.

Ainsi, à la fin de la première décennie du XXe siècle, le docteur Édouard Toulouse, psychiatre progressiste, médecin chef à l’asile de Villejuif, républicain qui se réclame de la tradition de la Révolution française, franc-maçon, partisan de l’égalité des droits entre hommes et femmes, eugéniste démocrate, fondateur de l’Association d’études sexologiques (1931-1935), est l’acteur-inventeur de la « biocratie » et d’une « bio-politique », qu’il nourrit de sa pratique médicale. Sa conceptualisation critique fait aujourd’hui la fortune théoricopolitique des écrits de Michel Foucault, rédigés soixante ans plus tard[2]. Toulouse emploie le terme biocratie pour la première fois en 1919[3] ; il ne cessera à partir de cette date de mettre en avant ce concept dans ses ouvrages et dans les articles qu’il publie, notamment dans le quotidien radical socialiste toulousain La Dépêche (« L’État biocratique », 7 janvier 1927 ; « La politique de la vie », 7 août 1929, etc.) Je reproduis ci-dessous un extrait d’un long texte publié dans le même journal, le dimanche 6 novembre 1932. Intitulé « La biocratie devant la crise », il est adressé « À MM. les membres du parti radical socialiste », alors au pouvoir. Toulouse y résume ses positions et emploie pour ce faire, dans les passages que je souligne, à la fois le terme biocratie et le terme bio-politique.

« [La doctrine que je représente] a même la prétention de régler tout le comportement social, puisqu’il est d’ordre biologique — la sélection des écoliers, l’orientation professionnelle et le travail, les distractions et les sports, l’activité et la morale sexuelles, et, pour tout dire, l’ensemble de la conduite individuelle comme les rapports entre les peuples, sans omettre ni la paix ni la guerre, étroitement liées à l’instinct combatif, et fortement associé à l’instinct génésique, notamment chez le mâle, et l’art même, qui applique obscurément les règles profondes de l’hygiène mentale. J’ai beau chercher, je ne vois que des faits biologiques ; et l’effort universel est de construire non pas par le raisonnement, mais par l’expérience, une bio-politique qu’il faut savoir comprendre dès maintenant pour mieux la diriger ; car elle doit aboutir au gouvernement par les sciences de la vie, à la “biocratie”, afin de préserver, développer et embellir la vie, toute la vie, physique et morale. »

Que ces conceptions scientistes et biologisantes, héritières et tout imprégnées encore du matérialisme antireligieux, soient fort répandues, y compris « à gauche » et même dans le mouvement ouvrier révolutionnaire, on s’en convaincra par la lecture d’une phrase, empruntée à l’article Biologie de l’Encyclopédie anarchiste, publiée en 1934, sous la signature de Voline[4] : « L’homme étant, tout d’abord, un phénomène biologique, sa vie et son évolution ayant pour base fondamentale des faits et des “lois” d’ordre biologique, c’est dans la biologie générale et dans la biologie de l’homme qu’il faut chercher les premiers éléments, la véritable solution des problèmes d’ordre social. »

En 1945, Toulouse écrit à son ami le psychanalyste Paul Schiff : « Ce n’est pas parce que les Allemands ont employé la stérilisation dans un but politique qu’il faut en discréditer la biocratie. Pas plus que l’emploi de la bombe atomique ne saurait discréditer la physique. La science n’est pas responsable de ses applications. La biocratie est la science du gouvernement des peuples et de la conduite personnelle. On doit en tirer des règles de vie basées sur des raisons objectives et incessamment révisables en vue du bonheur terrestre […]. Elle [la biocratie] s’oppose donc à toutes les mystiques qui perdent le sens profond de la nature animée et ont toujours eu pour résultat d’imposer des disciplines arbitraires, contraires à l’intérêt de l’individu. »

Point de vue sincère, confus, et exprimé dans le privé d’une correspondance. Confus : la biopolitique, fondatrice d’une biocratie[5], tolèrerait la séparation arbitraire de la politique et de la science biologique ? Nullement compromis avec le régime de Vichy ou l’occupant nazi, Toulouse peut s’en démarquer sans état d’âme. Est-il pour autant fondé à écrire : « La science n’est pas responsable de ses applications » ? Lire la suite

Métro (2003)

Ce court texte a été publié en encadré dans l’article de Charles Reeve « Les forteresses fragiles », dans le numéro 10 de la revue Oiseau-tempête (printemps 2003).

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L’homme doit avoir une soixantaine d’années. De type maghrébin, comme on dit dans les gazettes. Les cheveux grisonnants, il porte une veste de costume élimée, achetée au décrochez-moi-ça. Lorsque par hasard il heurte un voyageur, ou lorsque lui-même est bousculé — ce qui est fréquent, parce qu’il est encombrant à force de discrétion —, il a le même sourire d’excuse. De taille moyenne, il donne l’impression de tenir peu de place. S’il occupe un siège, il s’y tient les jambes repliées à angle droit, les mains posées sur les genoux.

Il était jeune pendant la guerre d’Algérie : pour fuir comme pour se battre, on apprend à se rendre invisible, couleur des murs, parler bas.

À la station suivante, monte dans la rame un groupe de trois jeunes gens. Ils peuvent avoir vingt ans. Je les ai d’abord entendus. Ils parlent haut, rient fort, se bousculent, miment je ne sais quelles anecdotes à grand renfort de gestes dansés. Deux d’entre eux s’asseyent, longues jambes déployées, les pieds reposant sur la barre d’appui verticale. Ils portent des casquettes à longues visières, des vêtements neufs, aux couleurs vives, dont on distingue les marques connues.

Lorsque le trio descend, il croise cinq jeunes filles qui feignent de ne pas les voir. Bustes de statues khmers et nombrils nus, elles forment un cercle et rient tour à tour en se regardant dans les yeux. Le chœur éclate soudain. Marmonnant une formule d’excuse, une femme a frôlé deux rieuses et sauté sur le quai à l’instant de la fermeture des portes. Les filles hurlent maintenant, cognent à la vitre, injurient la voyageuse. Elles se proclament « Arabes », vitupèrent les « Français », crient qu’elles sont « chez elles ».

Cette arrogance surjouée, cette violence à fleur de peau, caricature des mœurs de l’époque, souvent ridicules, intolérables parfois, comment ne pas voir qu’elles sont l’image inversée de la discrétion du père ? De sa résignation, réelle ou supposée.

Et la revanche sur elle — qu’il désapprouve du regard.

 

 

POST SCRIPTUM… Littérature, argent et paix sociale (2000)

Ce texte a été publié dans la revue Oiseau-tempête, n° 7, hiver 2000.

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Lorsqu’il écrit, l’écrivain rêve.

Il imagine un pays fabuleux dont la langue officielle est l’italique et l’unité de poids l’épigramme.

Il y danse la cédille avec des voyelles…

Hélas, l’écriture n’a qu’un temps ! Post scriptum, l’écrivain est aussi triste qu’après le coït. Peut-être éprouve-t-il « le sentiment diffus d’une crise très grave: crise du livre et de la lecture qui traverse et recoupe une crise de l’école. […] Des inégalités nouvelles se creusent, liées à l’évolution technologique, à la mondialisation, et à un chômage désormais structurel. Et plane la notion d’une véritable crise de civilisation, puisque l’idée de progrès, d’amélioration automatique d’une génération à l’autre, en particulier grâce à l’école et à l’acquisition du savoir par le livre, ne semble plus aller de soi. » Ce passage de l’introduction d’une brochure intitulée Écrivains dans la cité [1] plante un décor de cauchemar en même temps qu’il indique aux gens de plume le chemin de leur rédemption. Ils peuvent désormais se rendre utiles, apparaître dans le monde, et compenser la moindre efficacité du système scolaire. Outre la légitime satisfaction d’œuvrer pour le progrès démocratique, l’éducation des masses, et la diffusion de leur production personnelle, les écrivains bénéficient d’un «soutien concret, sous forme de bourses d’aide à la création ou de rémunérations pour des interventions ponctuelles.» L’écrivain, sans doute enfermé jusque-là dans sa fameuse « Tour d’ivoire », est heureux d’être autorisé à découvrir la cité, ses écoles, ses prisons, ses asiles de vieillards… On lui paie de nouvelles « résidences », dans telle localité peu riante, en échange de quoi il situera là l’intrigue de son prochain roman et/ou animera la vie culturelle locale. Dans ce cas de figure, il peut être salarié. Certains en parlent comme d’une véritable «assignation à résidence». Ainsi François Bon : « On m’a installé [à Bobigny] au seizième étage d’une tour [la fatalité !], en rang avec six autres autour d’une dalle de ciment avec un bistrot et un Codec, au-dessus d’une voie ferrée où passent deux mille wagons de marchandises par jour[2]…» [p. 44]

Dans l’hypothèse d’ « interventions » ponctuelles, la rémunération est de l’ordre de 1 800 F net par jour, tous frais de déplacement, d’hébergement et de nourriture payés par ailleurs. Concrètement, cela signifie que l’auteur est ici mieux rémunéré, pour un travail qui ne relève pas de sa compétence, qu’il ne le sera jamais dans son activité propre. Reconnu socialement utile, l’écrivain se voit considéré comme un travailleur (social) parmi d’autres, dont le temps d’activité professionnelle est — pour la première fois — comptabilisé[3].

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Écrivain-citoyen

« Évidemment, écrit la romancière Dorothée Letessier, qui anime des ateliers d’écriture à la prison de Melun et au Val-Fourré, je ne me considère ni comme professeur d’écriture ni comme thérapeute. Je suis simplement un écrivain-citoyen muni d’un savoir-faire et que l’on rémunère pour son travail. »

La Maison des écrivains insiste pourtant sur les aspects nouveaux (pour l’auteur) de ces tâches citoyennes : « Cela peut être tout simplement une occasion de parler du travail à des jeunes pour lesquels cette notion est actuellement souvent difficile à investir, à cause de la réalité du chômage et de la situation de leurs parents. » [p. 14] « Pour lui [Alain Bellet], qui par ailleurs intervient régulièrement auprès de nombreux publics en difficulté, marginaux, toxicomanes, alcooliques, dans des hôpitaux et des prisons, le travail d’un écrivain permet une resocialisation, en contournant l’échec scolaire, voire, pour des adultes, l’exclusion. » [p. 23] François Bon, déjà cité, explique : « Mon boulot, c’était d’aller là où ces gens n’assument plus, collectivement ou individuellement, la conscience de ce qu’ils sont. » Il s’agit bien d’une thérapie sociale, ici comiquement légitimée par le fait que l’écrivain habite à temps partiel dans une cité laide et bruyante, bref qu’il souffre avec ses patients, dont la pathologie se reconnaît au fait qu’ils ne lisent pas de livres. On entendra couramment un auteur citoyen dire «mes taulards », comme les dames de charité disaient « mes pauvres ».

L’intervention dans les écoles est privilégiée, en partie parce que la notion même d’atelier d’écriture est pédagogique, en partie parce que beaucoup d’auteurs sont déjà enseignants ; enfin parce que l’édition pour la jeunesse, très dynamique, a su tisser des réseaux avec le corps enseignant et les collectivités locales.

Dans ce secteur, la Maison des écrivains est maître d’œuvre d’un programme dit de «partenariat » et baptisé L’Ami littéraire dans le cadre duquel, depuis 1992, plus d’une centaine d’auteurs se sont partagé chaque année un millier de visites dans des classes d’écoles primaires, de collèges et de lycées, dans la France entière.

Mais il arrive également que l’auteur, tel un « mao » établi des années 70, « aille au peuple » sur les lieux mêmes de production. Dominique Grandmont a été « en résidence » à l’usine Alsthom à Saint-Ouen. Interrogé sur la question de savoir « à quoi sert un poète dans une usine », il fournit l’explication suivante : « Je ne me contente pas de noter, comme en fraude, des choses discrètement spectaculaires comme ces graines sur un établi, laissés chaque jour pour nourrir les moineaux […]. J’essaie de comprendre comment parvient jusqu’aux yeux les plus prévenus, filtrés dans un tel espace, la violence des rapports sociaux… » [p. 44]

Le plus frappant dans cette (fausse ?) naïveté est la combinaison d’un avant-gardisme léniniste (amener la conscience au peuple) et d’une humilité toujours prête à être étalée, sur le mode : « J’ai tellement appris de ces gens-là ! » Je note d’ailleurs que ce thème apparaît très peu dans la brochure de la Maison des écrivains, où les auteurs assument fièrement leur rôle missionnaire. Plus généralement, on constate que nombre d’anciens gauchistes, recyclés notamment dans le roman policier, ont endossé sans états d’âme le costume de l’animateur socioculturel, avatar moderne et miraculeusement consensuel du révolutionnaire professionnel. Voilà trente ans, ils auraient craché à la seule évocation de ces interventions de pacification sociale ; c’est qu’alors ils voulaient détruire ou à tout le moins contrôler la culture capitaliste. Ils ont compris (on leur a expliqué gentiment) que son naufrage entraînerait leur propre perte. Ils écopent donc sans rechigner. Après tout, la tâche est noble et la solde confortable.

On m’objectera sans doute que certains auteurs ont pu, dans telle maison d’arrêt ou dans tel collège technique, apporter un peu de distraction et de communication là où les institutions ne les favorisent guère. C’est probable en effet. Il existe aussi d’admirables visiteuses de prison, des chrétiens sociaux et des flics de gauche, qui peuvent réellement, dans des situations précises et limitées, consoler, secourir, ou épargner. Il n’était pas d’usage jusqu’ici d’y voir un argument en faveur de la philanthropie, des superstitions religieuses ou de la police de proximité.

Écrivain producteur (de quoi ?)

Le récent faux débat sur le prêt payant dans les bibliothèques a été une tentative, remarquablement maladroite de la part des auteurs[4], de poser pour une fois, au moins partiellement, le problème des conditions matérielles de la production intellectuelle (mais pas de ses finalités). C’est que l’auteur est, dans la dite « chaîne de production du livre », le seul maillon qui n’est pas pris en considération. On juge très légitime que soit rémunérés à proportion de leur travail, et conformément aux lois sociales en vigueur, l’éditeur, la secrétaire de l’éditeur, la femme de ménage qui nettoie le bureau de l’éditeur, le patron et les employés de l’imprimeur, de la maison de diffusion, et le libraire. Pour l’auteur seul, ce principe est réputé inadéquat. « Tant que l’auteur considère le produit de son œuvre comme un revenu supplémentaire, déclarait l’éditeur Robert Laffont, les rapports restent équilibrés. A partir du moment où l’œuvre devient le gagne-pain, la tension monte[5]». On imagine avec quelle satisfaction les éditeurs constatent la généralisation de l’auteur-citoyen-salarié: voilà l’écrivain payé sur l’argent public pour faire la promotion de son œuvre, et donc de la marque sous laquelle il publie. L’AGESSA a d’ailleurs officiellement reconnu ces revenus «accessoires» et admet leur intégration dans le montant des droits d’auteurs[6].

Dans une tribune publiée par Libération (20 février 2000), Michel Onfray écrivait : « Un pur et simple renoncement aux droits d’auteur assainirait le marché de l’édition (rêvons un peu !). » Invité par Le Monde (23 mars 2000) à préciser son point de vue sur la gratuité du prêt en bibliothèque, il indiquait n’avoir « appelé à la disparition des droits d’auteur que comme horizon indépassable de l’écriture et de l’édition du livre ». Critiquant, à juste titre, ceux qui veulent faire payer un droit de prêt aux usagers des bibliothèques, Onfray ajoute : « Les tenants de l’impôt sur la lecture publique assimilent leur production livresque à celle d’une petite entreprise et se comportent à l’endroit des livres — ne parlons même pas de la littérature — comme les petits patrons d’une structure qui doit rapporter le moindre centime, dût-on pour ce faire exploiter le lecteur, ce prolétaire de leur PME. »

Remarquable dénégation idéaliste du « nietzschéen de gauche », comme il aime à se définir lui-même, qui feint d’ignorer l’existence dans l’édition de conflits d’intérêts entre auteurs et éditeurs. Notons d’ailleurs cette ironie de l’histoire : il rejoint précisément sur ce point les sociétés d’auteurs qu’il critique si vivement, lesquelles sont parti au combat main dans la main avec les plus importants éditeurs parisiens. Or si les intérêts d’un auteur se confondent avec ceux de son éditeur, c’est dans l’exacte mesure où ceux d’un ouvrier en grève se confondent avec ceux de son patron. Si la boîte ferme, dit le second aux premiers, vous serez bien avancés! Or Onfray connaît bien les mots patron et prolétaire, mais il ne les utilise que pour polémiquer avec certains écrivains, selon lui de petits entrepreneurs qui voudraient exploiter le lecteur-prolétaire ! En réalité, l’écrivain est, du point de vue économique capitaliste, dans la position d’un artisan à façon, dont le travail est utilisé dans une chaîne de production-vente entièrement industrialisée. Il est inutile de soupçonner l’auteur de vouloir gagner de l’argent à chaque mouvement de son livre ; ce système existe déjà : il a été mis au point par les diffuseurs, prélevant plus de 50% du prix public du livre vendu, et touchant effectivement de l’argent à chaque étape et quelque soit le sort du livre (mise en place en librairies, retour d’invendus, stockage). Ce système a contribué à faire augmenter le prix du livre et baisser le pourcentage des droits d’auteur depuis vingt ans. De tous les acteurs de la chaîne production-distribution, c’est l’auteur qui perçoit le plus faible pourcentage du prix de vente [7]. Quand au «rêve» d’Onfray d’une disparition des seuls droits d’auteur (il ne s’agit pas de l’utopie d’un monde sans argent !), c’est précisément le rêve des éditeurs, un rêve de patron.

Impuissants à comprendre la contradiction entre, d’une part, le prestige spectaculaire attaché à une prétendue « vocation artistique » et, d’autre part, le statut social inférieur de l’auteur, beaucoup d’écrivains étaient préparés à passer du rôle (non assumé) de producteur d’idéologie (de divertissement, le plus souvent) à celui de thérapeute social, payé en proportion de la considération qu’il mérite. Il reste à comprendre aux naïfs qu’ils ne sont pas rémunérés comme écrivains ou poètes mais comme indics et gentils organisateurs. Ils pourraient y être aidés par la multiplication probable des conflits du travail[8] découlant de la multiplication et de la diversification des employeurs non-éditeurs (conseils généraux, directeurs d’établissements, mairies) peu habitués au paternalisme feutré qui est de règle dans l’édition. Voilà qui pourrait éloigner certains auteurs de la mythologie aristocratique et romantique d’une écriture comme noble et gratuite occupation destinée à meubler les jours de l’honnête homme (ou de l’honnête femme), qui les rend incapables même de défendre leurs intérêts matériels[9].

Métier pour certain(e)s — et dans ce monde il n’en est que de sots — l’écriture ne saurait être, pas plus que d’autres activités créatrices, l’apanage d’un petit nombre. Mais c’est, dès maintenant, dans le mouvement du bouleversement du monde, qu’il faut faire en sorte que la poésie, la littérature, la pensée humaine soient faîtes et défaites par tous et par toutes, non dans des « ateliers d’écriture », centres aérés de la misère intellectuelle, placés sous l’autorité de spécialistes.

Tous les moments révolutionnaires de l’histoire ont été caractérisés par une explosion de communication écrite et orale. Ainsi Paris fut-il à plusieurs reprises, et alors même que peu de Parisiens savaient lire et écrire (1793), une immense salle de lecture, un vaste atelier d’écriture sans maîtres d’école, et un étal de mille publications. S’il entend contribuer à la subversion générale des rôles sociaux (l’homme, l’intellectuel, l’artiste, etc.) l’écrivain ne peut se contenter de refuser les basses besognes du monde ; il doit être conscient du caractère caduque de son activité, telle qu’elle s’exerce aujourd’hui, et contribuer à sa démystification en avouant d’abord sa condition de producteur aliéné.

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[1] Écrivains dans la cité, coédité par La Maison des écrivains et la Direction régionale des affaires culturelles d’Île de France, 1999, 64 p. Sauf précision contraire, les déclarations d’écrivains citées sont tirées de cette brochure.

[2] Dans la pratique, il est très rare que l’auteur soit effectivement contraint de résider sur place, sauf quelques jours par mois.

[3] Il n’est pas inutile d’indiquer quelques éléments de la définition administrative de l’écrivain. Est écrivain celui ou celle qui touche au moins 44 000 francs de droits d’auteur annuels, somme apparemment dérisoire, mais difficile à gagner. Sur 1 956 écrivains inscrits à l’AGESSA (la caisse de sécurité sociale des auteurs), 805 gagnent entre 50 000 et 150 000 francs par an ; 74 gagnent entre 500 000 et 1 million de francs, et 48 plus d’1 million (chiffres de 1997). Le nombre d’«écrivains» pauvres est inconnu; ils n’existent pas.

[4] La Société des gens de lettres réclame la rémunération du prêt en bibliothèque, non par une subvention publique mais par une taxe acquittée par les usagers.

[5] Lire, n° 180, 1991.

[6] En 1998, les revenus accessoires ne pouvaient dépasser la somme de 26 000 F, ce qui représente tout de même plus de la moitié des droits d’auteur « purs » exigés. Au-delà du seuil réglementaire, actualisé chaque année, l’auteur risque d’être orienté vers le régime des professions libérales, tout en continuant à payer des cotisations sur ses droits d’auteur.

[7] C’est d’autant plus vrai que le livre se vend; s’il est un échec commercial, l’éditeur perd l’argent investi.

[8] Invitée par le conseil général de Seine-Saint-Denis à contribuer à un recueil édité à l’occasion de la Journée internationale des femmes l’écrivain Tassadit Imache lui adressa un texte, finalement refusé au motif qu’il donnait une mauvaise image du département. L’écrivain n’en proposa pas d’autre, et prit le risque de rapporter la mésaventure dans Libération (8 mars 2000).

[9] La profession se trouve ainsi dans une situation ante-syndicale (si l’on excepte l’expérience, du Syndicat des écrivains de langue française, en perte de vitesse ces dernières années). On peut évoquer, dans un domaine proche, l’exemple contraire du mouvement des intermittents du spectacle.

TROMPERIE SUR LA MARCHANDISE. Contre-attaque (2001)

Cet article a été publié dans la revue Oiseau-tempête, été 2001, pp. 5-9. Il est donc normal qu’il ne prenne pas en compte les sévères luttes internes qui ont agité l’association Attac et ont vu la mise en causes des méthodes de certains de ses animateurs.

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Directeur du Monde diplomatique, président de l’Association pour la taxation des transactions financières pour l’aide aux citoyens (Attac), Bernard Cassen donne dans un petit ouvrage publié par cette association une leçon de manipulation politique sous l’apparence d’une critique des tenants du libéralisme sauvage :

«Il est bien connu en politique que la meilleure stratégie de défense consiste souvent à détourner l’attention en parlant d’autre chose que du sujet, à attaquer des épouvantails que l’on se fabrique pour la circonstance: il y a en rhétorique, de faux ennemis, comme il y a des faux amis dans le lexique[1]. »

La leçon porte d’autant mieux que l’auteur en fournit, dans le même opuscule, l’illustration pratique immédiate, en proposant à la vindicte des militants d’Attac un superbe épouvantail : « les marchés ». Ce qui est supposé donner un peu de chair à cette silhouette, c’est que c’est l’ennemi lui-même, voulant trop bien faire, qui l’aurait révélé comme cible : «À force de nous dire que “ce sont les marchés qui gouvernent” […] l’adversaire —le capital financier, les “marchés” — est enfin clairement identifié[2]. »

Pauvres de nous qui ignorions jusqu’ici quel pouvait être notre « adversaire » ; le voilà identifié, et clairement encore : c’est le capital financier.

Lorsque, par extraordinaire, l’un des auteurs invités de Bernard Cassen s’aventure à affirmer qu’« à travers la finance, c’est le capitalisme qui est visé, parce que la spéculation n’est rien d’autre qu’une forme exacerbée de la mise en valeur du capital », il se croit obligé d’atténuer ce que cette révélation pourrait avoir de traumatisant, en la faisant précéder d’un constat désolé :

« Puisque la totale liberté du capital conduit à l’anarchie financière et à la régression sociale, il faut en tirer les conséquences[3]. »

Et en effet, puisque le capitalisme se révèle — en novembre 2000 ! — conduire à « l’anarchie financière [sic] et à la régression sociale [sic] », il va bien falloir en tirer les conséquences… Peut-être faut-il reconnaître dans l’étonnement douloureux du trotskiste Michel Husson (Attac, LCR, AC!, etc.), auteur de ces lignes, non la démagogie simplette du militant pédago, mais la marque de la méthode scientifique matérialiste ? Après tout, si le capitalisme n’avait pas conduit à la régression sociale, il n’y aurait eu aucune conséquence à en tirer… Ça valait le coup d’attendre !

La conquête des esprits

« Tromperie sur les mots, tromperie sur la marchandise : les ultralibéraux ont compris que la conquête des esprits passait par le balisage du terrain lexical», écrit encore Cassen. On voit que les postaliniens[4] poursuivent eux-mêmes un « balisage » entrepris de longue date en pratiquant, grâce à « l’arme terminologique », une double tromperie : sur leur propre marchandise d’une part, et sur la nature du capitalisme, royaume de la marchandise, d’autre part. Le Monde diplomatique se flatte ainsi d’avoir inventé le terme « pensée unique », qui vient remplacer l’idéologie dominante. Cette dernière expression évoque trop brutalement la domination d’une classe, constitutive d’un système, quand on veut bien, au Diplo, dénoncer une « dictature » des marchés interne au capitalisme, sorte de tumeur qu’il suffira d’exciser sans risque vital pour l’organisme. Au passage, pour sacrifier le terme d’idéologie (ensemble d’idées figées), on donne acte aux marchés (?), aux ultralibéraux (?) qu’ils développent une pensée, fut-elle unique.

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Attentifs aux signes de renouveau du mouvement social (décembre 1995), comme au succès, aussi considérable qu’inattendu, d’une critique désamorcée de l’économie (L’Horreur économique, novembre 1996; 500 000 ex. vendus), les animateurs du Monde diplomatique proposent, par la voix d’Ignacio Ramonet, de « Désarmer les marchés » (décembre 1997), en créant « en liaison avec les syndicats et les associations à finalité culturelle, sociale ou écologique, […] un formidable groupe de pression civique ». Lire la suite

UN RÊVEUR CAPTIF Magnifique opus de Barthélémy Schwartz (2012)

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J’ai rencontré Barthélémy Schwartz il y a une quinzaine d’années, à l’époque où la revue Oiseau-tempête, au collectif de rédaction de laquelle je ne participais pas encore, a publié mes premières contributions (des tracts). Par la suite, nous avons passé quelques centaines d’heures en réunions hebdomadaires et au téléphone.

À Oiseau-tempête, tout était longuement débattu : textes, dessins et autres contributions graphiques, que nous voulions davantage que des « illustrations ». Mais la touche finale de la maquette de la revue, nous la devions à Barthélémy[1], et c’est à elle (donc à lui) que la revue devait son allure et une bonne partie de son succès — sa cohérence, même ; parfois plus « visuelle » que réelle.

Barthélémy a publié dans la revue des dizaines de dessins et de collages , qui contribuaient à son originalité. J’ignorais alors qu’il avait, comme on le dit d’un criminel, « un passé » dans les marges de la bande dessinée, même s’il lui arrivera par la suite d’y faire des allusions.

En même temps que les éditions Ab irato poursuivent leurs activités, avec Ève, sa compagne, Barthélémy a lancé une nouvelle revue, intitulée L’Échaudée, qu’il place résolument dans la continuité d’Oiseau-tempête [2]. La filiation est certes justifiée par sa présence, et celle de certains « Oiseaux » comme Charles Reeve, et par l’esprit général de la nouvelle publication. Cependant, le fait qu’il ne s’agisse plus d’une revue « à collectif de rédaction », mais dirigée par deux personnes, entraîne nécessairement — à mes yeux du moins — un affaiblissement du contenu politique et de sa cohérence. Charbonnier (et charbonnière) étant maîtres chez eux, Ève et Barthélémy publient ce que bon leur semble, y compris de ses propres travaux en cours, ce qui peut donner lieu à quelques incongruités (je pense à une série de dessins empruntés à des BD militaires retravaillées, publiée dans le numéro un, dont il a convenu qu’elle aurait pu rester sans inconvénient dans ses cartons). Pourquoi m’attarder sur cet épisode ? D’abord parce qu’il est toujours préférable de montrer que l’écho donné à un travail ne s’apparente pas à un « copinage » niaiseux et dépourvu d’esprit critique. Ensuite, parce que L’Échaudée publie dans sa deuxième livraison[3] plusieurs pages de l’ouvrage que je souhaite évoquer ici, et dont le titre est celui du présent billet.

Il faut préciser que si c’est un service rendu à L’Échaudée de signaler sa parution aux lectrices et lecteurs, ça n’est pas nécessairement un service rendu au Rêveur captif, tant le format réduit de la revue par rapport au livre en « écrase » les dessins. Il faut impérativement feuilleter le livre en librairie.

J’ai écrit « dessins ». Il convient de préciser, pour autant que cela soit possible avec des mots, de quoi il s’agit. L’auteur utilise des procédés mixtes, combinant dessins, collages et photos, le tout en noir et blanc. S’agit-il encore de « bande dessinée » ? Voilà un débat qui ne m’intéresse guère, n’étant pas spécialiste, et convaincu par ailleurs que les formes les plus classiques (le roman, en littérature, par exemple) peuvent être subverties, voire dynamitées, sans perdre de temps à critiquer des étiquettes.

Dans la production romanesque, la dite « autofiction » donne le plus souvent des résultats assez pitoyables, pour ne rien dire des « confession » (J’ai vingt cinq ans et je baise mon prof de droit) et des « autoanalyses » (J’ai accompagné la mort de ma mère pendant six mois, bien qu’elle m’ait livrée au voisin du dessus entre l’âge de 10 ans et il y a six mois). Ici, l’exploration du rêve et par le rêve de la jeunesse de l’auteur en banlieue parisienne, de ses rapports avec son père, et avec les auteurs qui l’ont marqué nous emporte aussitôt. Pour évoquer et représenter les rêves dont il se sait captif, Schwartz use de toute la liberté et de toute la fantaisie du rêve lui-même, que les dessins et les collages servent merveilleusement.

L’Alice que nous devenons ne croise aucun lapin retardataire, mais les adultes et leurs discours terroristes sont largement aussi effrayants que la Reine ; quant au vol au-dessus des cités, il évoque davantage le 11 septembre que la fée Clochette…

Le Rêveur captif est aussi, et cela n’a rien d’accessoire, un objet magnifiquement édité par L’Apocalypse, peut-être trop cher (29 €) pour qu’on l’achète pour soi, mais idéal à offrir à quelqu’un que l’on aime. À défaut de vous rendre ce bienfait, on vous le prêtera.

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[1] Également auteur régulier d’articles.

[2] « Vous avez aimé Oiseau-tempête ? laissez-vous tenter par L’Échaudée ! »

[3] À peine sortie de l’imprimerie au moment où je rédige ce billet… Je n’ai pas eu le temps d’en consulter l’intégralité. Je recommande toutefois, sans plus attendre, un entretien fort intéressant avec Ken Knabb sur le mouvement « Occupy ».

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J’ai retrouvé, en classant quelques papiers, un inédit de Barthélémy, griffonné sur un coin de table pendant l’une des réunions d’Oiseau-tempête. J’ignore s’il l’a repris ailleurs. Je le donne ici (sans autorisation !).

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Le monde comme si vous y étiez ! (1999)

Ce texte a d’abord été publié dans la revue Oiseau-tempête (n° 5, été 1999) ; il est repris dans le recueil De Godzilla aux classes dangereuses, éditions Ab Irato. Depuis la publication initiale, les exemples de recréation virtuelle du monde capitaliste se sont multipliés. On peut se faire mettre en prison, faire la guerre ou passer les frontières sans papiers « pour de faux ». Et même « travailler » (cf. « Simulateurs de vol»).

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Sur la photo publicitaire pleine page, publiée le deuxième mois des bombardements de l’OTAN sur l’ex-Yougoslavie, on voit un appareil militaire qui vole le ventre en l’air, hélices du côté du sol. La légende dit : « Cette image d’hélicoptère, vous avez l’impression qu’elle est à l’envers… [on tourne la page] …pourtant elle est à l’endroit. Bien sûr, puisqu’il s’agit du Tigre, l’hélicoptère le plus maniable et le plus agile du monde. Pour réaliser de tels rêves, Aérospatiale et Matra ont décidé d’unir leurs forces. […] Pour aller jusqu’au bout de vos rêves. »

Un philosophe disait jadis que le monde marche sur la tête et qu’il faut le remettre sur ses pieds ; les marchands d’armes nous prouvent son erreur. Chaque chose est à sa place, et le cauchemar du monde présent est « le bout de nos rêves ». Pour ceux qui ne parviennent plus, même la tête en bas, à pleurer devant leur téléviseur, des humanitaires ont organisé une sorte de stage de rattrapage politico-émotionnel. Les spectateurs sont venus y éprouver « pour de faux » la condition de pauvre, d’humilié, de réfugié. Après ces frissons de comédie, ils pourront aller au bout du rêve démocratique en devenant actionnaires de Matra ou de Vivendi.

Noyade à sec

«Vous serez au choix : Leïla, jeune médecin algérienne menacée à la fois par les groupes armés intégristes et par les forces du gouvernement ; Luis, commerçant colombien homosexuel, harcelé par la famille de son ami ; ou Tarik, kurde persécuté par le régime irakien… […] Il s’agit d’endosser, pendant environ une heure, l’identité d’une personne contrainte de fuir son pays et de franchir les étapes d’une demande d’asile en France. […] La fuite […] est la plus éprouvante. La mise en scène est guerrière, des corps couverts de draps ensanglantés gisent au sol, des coups de feu résonnent.»

Le spectacle ainsi décrit dans le supplément édité par Le Monde et Les Inrockuptibles [1] mérite l’analyse rétrospective, tant les perspectives qu’il ouvre apparaissent vertigineuses. Pétri de bonnes intentions démocratiques et humanitaires, puisqu’organisé par une dizaine d’associations du type Amnesty, Cimade et Croix-Rouge, « Un voyage pas comme les autres » (c’est le titre) tient du happening, du jeu de rôle, du bizutage et de la thérapie de groupe. Il emprunte donc à la fois à la psychologie de bazar et aux techniques théâtrales supposées « d’avant-garde » qui impliquent le spectateur, ici dans le but de déclencher « un processus d’identification qui fonctionne étonnamment », selon les termes de l’article déjà cité. Notons que l’on attend du spectateur (de gauche) qu’il s’identifie avec la victime, dont il tient le rôle et non avec ses tourmenteurs des deux sexes, dont les rôles sont joués, pour la moitié d’entre eux, par des comédiens qui sont aussi de véritables réfugiés. Cette dernière caractéristique complique un peu le processus d’identification, qui suppose que le comédien soit réellement pris par le spectateur pour le salaud qu’il n’est pas forcément.

Anecdote : un acteur traite, c’est écrit dans le texte du spectacle, un spectateur—réfugié de « sale juif ». « Il m’a regardé en me disant : “Mais vous le pensez vraiment ?” Je me suis demandé à qui il parlait, au comédien ou à moi. Sans lâcher mon rôle, j’ai répondu : “Oui !” Il m’a fusillé du regard[2]. » Le spectacle crée donc une situation dans laquelle le salaud de comédie (peut-être juif lui-même) adresse une injure antisémite à un spectateur (peut-être juif lui-même), qui ne sait plus qui s’adresse à lui, en tant que quoi, et tente assez sainement de revenir à la réalité. Mais ce retour, la règle du jeu l’interdit, sauf si le spectateur déclare forfait, auquel cas, notez l’ultime formalité : « on lui donne aussitôt un tampon de sortie [3] ».

« Pour tempérer l’expérience vécue, explique Libération, des panneaux explicatifs sur les réfugiés » balisent le parcours. Un permanent du MRAP explique : « Le voyage interactif (sic) crée la faille destinée à faire passer des éléments de connaissance. » Une sorte de sas de décompression est prévu au bout du voyage, avec confession à des bénévoles des associations organisatrices.

Quel mélange de sotte naïveté et de snobisme peut mener ces spectateurs à croire se frotter au réel, « se mettre dans la peau » d’un réfugié politique en jouant aux gendarmes et aux demandeurs d’asile ? Quel rapport ces (braves) gens entretiennent-ils avec le monde comme il va pour ressentir le besoin de « faire semblant » de se faire houspiller par des flics ou de marcher au milieu de militaires en armes ? N’ont-ils jamais pris le métro ? participé à une manifestation ? En faveur des sans-papiers, par exemple !

Les « faux Luis », fouillés sans ménagement aux cris de « Pédé ! Les mains au mur ! Où est ta drogue ? » ont-il besoin de ce psychodrame pour ressentir — qu’ils soient eux même ou non homosexuels ou consommateurs de drogue — ce qu’il y a de violence dans pareille apostrophe ?

Le Monde juge « l’exposition […] très efficacement pédagogique », et en donne pour preuve l’inscription laissé par un enseignant sur le livre d’or. Il assure qu’il n’oubliera jamais l’expérience et conclut : « La sortie est un vrai soulagement[4] ». On comprend ce soulagement, mais quelle peut être sa valeur pédagogique ? Ce spectateur méritant n’est-il pas très légitimement et très humainement amené à juger plus « réel » le monde extérieur (où sa vie personnelle se déroule plus calmement) que sa représentation hyperréaliste concentrée ?

Admettons un instant — c’est l’hypothèse non formulée qui sous-tend le spectacle — que le monde réel, ses vrais bureaux, ses vrais barreaux, ses vrais bourreaux, sont à ce point destructeur de l’émotivité humaine, de la capacité de raisonnement et d’empathie, qu’il faille user d’une espèce d’homéopathie de la terreur pour immuniser ceux et celles qui y vivent. Pourquoi limiter la thérapeutique à quelques heures de spectacle dans une vie . L’expérience mérite d’être étendue et généralisée à tous les secteurs, géographiques et mentaux, de la vie quotidienne. Ainsi des comédiens—chômeurs pourraient-ils inspecter le domicile de chômeurs (comédiens, pourquoi pas ?) afin de vérifier, « pour de faux », s’ils n’exercent pas d’activité non déclarée. Des comédiens—violeurs pourraient, dans certaines stations de métro par exemple, se livrer à un intéressant travail de sensibilisation des femmes aux violences extra-domestiques. Ils pourraient alterner aux heures de pointe mains au cul et propositions obscènes. Je ne m’éloigne nullement, par cette suggestion, du « Voyage pas comme les autres » : « Vesna, jeune Bosniaque reçoit une main au cul d’un milicien croate (Aden) ». Cependant, comme Vesna est âgée de 12 ans dans le spectacle, et que les plus jeunes spectatrices choisissent volontiers d’incarner son personnage, les comédiens reculent devant les nécessités d’une identification—initiation bien menée. « Quand j’en vois arriver une, j’ai plutôt tendance à l’aider malgré mon rôle de policier[5], confesse un acteur à Libération. Malgré cela, je me souviens d’une jeune fille qui, en me voyant me diriger vers elle, s’est mise à appeler son copain au secours. »

La jeune fille « y croyait » ou peut-être faut-il dire « s’y croyait ». Mais où ? Dans un lieu pire que le dehors en tout cas, qu’elle aussi a du être soulagée de retrouver enfin. Il me semble que c’est aux États-Unis que de riches crétins paient fort cher pour être enfermés une nuit dans la véritable cellule d’une authentique prison… désaffectée. En partiront-ils avec une conscience plus aiguë de ces enclaves du pire dans le dehors qui est leur quotidien ? Et les spectateurs de La Villette garderont-ils autre chose que le souvenir douloureux d’émotions incontrôlables de peur et d’humiliation, d’autant plus honteuses qu’elles ont été ressenties en face de faux méchants ?

C’est, comme on le sait, l’ère du faux, qui s’étend du mensonge abstrait des discours au corps désirant (fausses érections pour faux seins) ; dès lors, il n’est pas étonnant que l’idéologie fasse de la honte véritable avec de fausses frayeurs.

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[1] Sous le patronage du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, Parc de la Villette, novembre 1998—4 avril 1999, Aden, 18 au 24 novembre 1998.

[2] Libération, 23 novembre 1998.

[3] Ibidem.

[4] Le Monde, 11 décembre 1998.

[5] On comprend ici que, de même que le spectateur n’est censé ni éprouver du plaisir à être humilié ni envier ceux qui l’humilient, ces derniers ne peuvent prendre aucun plaisir au pouvoir qu’ils exercent. On ignore comment les protagonistes sont protégés contre ces déviations.