«J’ai perdu mes utopies» ~ par Christiane Rochefort

En prélude à la lecture musicale de passages d’Archaos, le beau roman utopique de Christiane Rochefort, qui doit avoir lieu le 6 avril prochain, je publie ci-dessous l’article qu’elle avait donné au Magazine littéraire (n° 139, de juillet-août 1978) pour son numéro consacré à «La fin des utopies».

Toutes les notes sont du tenancier de ce blogue.

J’ai perdu mes utopies

Je n’arrive plus à remettre la main sur mon Erewhon [1]. Pourtant j’en gardais un souvenir ému. Notez, si c’est comme avec Thomas Morus[2] il vaut peut-être mieux que je ne retrouve pas. Thomas Morus aussi j’en gardais un souvenir ému. Je l’ouvre aujourd’hui, et je vois: la cuisine est faite par les esclaves; quand une fille est nubile, on lui donne un mari; les enfants encore trop jeunes pour servir à table se tiennent debout à côté et on leur passe de la nourriture (et quand il sont assez grands pour servir à table, ils bouffent pas du tout?), comment tout ça m’avait échappé dans mon âge adolescent je ne sais pas; et tout le monde se couche à 9 heures du soir – ce point entre autres faisant de moi à jamais une dissidente, comme le prouve l’heure qu’il est en ce moment même. Je me demande du reste dans quel de ces paradis inventés je ne tomberais pas dans ce statut, assorti probablement de travaux forcés car, dans les utopies, la seule bonne volonté et vertu suffit rarement à nourrir tout le monde.

Eh, qu’est-ce que c’est que ces façons sinistres de parler d’utopies ?

Je n’ai bien sûr pas tout lu, la bibliographie des utopies fait un livre entier. Mais pour ce que je connais, il semble que les inventeurs de ces tentatives désespérées d’organiser le bonheur en société y trimballent, à leur insu évidemment, leur solide esprit de caste, et la plus idéale justice oublie toujours une classe dans un coin. Il traîne ici et là des serviteurs dont on n’est pas habitué à se passer. Aristophane met les femmes au pouvoir mais garde les esclaves. La misogynie ingénue fleurit, et même une égalité des sexes proclamée reste de la haute fantaisie, car l’essence des rôles est tranquillement préservée — tiens bien sûr, puisqu’elle est « naturelle ». De même la misopédie [3] (il faut bien à la fin mettre un mot sur cette chose, qui n’en a pas faute d’être encore reconnue) va de soi : car il est primordial de mouler les enfants de sorte que la société idéale perdure et qu’ils n’aillent pas plus tard tout foutre en l’air, et Syl­vain Maréchal au XVIIIe siècle peut écrire sans trembler: «Que chacun rentre dans sa famille […], qu’il y commande à ses enfants», et trois lignes plus loin «Vivent l’égalité et la liberté!». Quand la famille est abolie, c’est au profit d’un État si parfait qu’on ne peut que l’aimer et le servir; on a vu ça même dans la réalité, et sur une grande échelle. Pour ne pas parler du guide, ou des sages, sans qui tout cela ne tiendrait pas, n’aurait d’ailleurs pas eu lieu. Les structures de pouvoir, bref, ne sont pas déracinées de ces âmes d’autre part sublimes. (Je n’arrive pas à remettre la main sur mon Vénus + X, mais je devrais tout de même faire une parenthèse d’excep­tion pour Sturgeon : Vénus + X, voyage au pays où l’on peut changer de sexe, contient aussi le meilleur traité d’éducation non sexiste écrit à ce jour, inclus. Dommage qu’il faille à la fin apprendre que le miracle biologique est un artifice de la science des hommes (mâles), et où sont donc passées les femmes, mystère. Bon, c’est peut-être mieux que je ne le retrouve pas, mais de toutes façons il faut lui pardonner: c’est écrit dans les années 30. Une assez belle avance.)

Et nous (femmes), les avons-nous déracinées de nos âmes, les structures de pouvoir? La première «utopie» du mouvement des femmes américaines, Scum, de Valérie Solanas, est un pur et complet renversement de pouvoir en fait, une hypothèse d’école, provocatoire et destinée à faire voir crûment, par symétrie, une situation démente, jusque-là universellement non aperçue comme telle. Un beau choc aux fins de prise de conscience, et qui a fonctionné. Bon, la tendance au renversement de pouvoir est une réaction de compensation, de décompression, de type cataclysmique vu par les millénaires à liquider d’un bloc. On préfère pourtant, quasi unanimement, ne pas en rester là – de fait, même les plus radicales optent pour un règlement de problème par l’absence: l’oppression a simplement disparu du tableau: pour Evelyne [Le Garrec] (Les femmes s’entêtent [4]), par auto-annihilation; pour Fr[ançoise] d’Eaubonne (Les bergères de l’apocalypse), par extermination guerrière, avec des conséquences fâcheuses inhérentes qui obligent à ramener l’oppresseur sous la forme amoindrie et dressable d’enfants ; et pour Monique Wittig (Les guerillières) (si je parvenais à le retrouver je pourrais faire des citations), par décision poétique, la solution la plus incontestable. Après quoi, toute domination effacée, aucun pouvoir ne vient occuper la place «vacante».

Je vais contrarier Robert Kanters[5], qui écrivit jadis que les femmes ne sont pas de taille à édifier des utopies : elles le sont probablement davantage que leurs devanciers. Bien qu’elles puissent en être contaminées, elles n’ont ni estime ni affection pour le pouvoir, chevillées au corps sauf exceptions rares et tenues pour morbides par les autres, et considèrent allègrement qu’on peut faire sans : car elles ont l’habitude de l’auto-gestion, comme le faisait déjà remar-quer Aristophane, sans en tirer toutefois toutes les conséquences, Forcément.

Dans cette direction, Ursula Le Guin (The despossessed [Les dépossédés]) fait une percée remarquable. Sur sa planète Anarès où les révolutionnaires, déportés de la planète-mère qui vit un (prophétique ou optimiste?) capitalisme écologique, instaurent une économie de gratuité, et des rapports de non possession, Ursula évite nombre d’écueils où d’autres avant elle sont tombés: ni misogynie, ni misopédie, ni racisme ni élitisme. Ni abstraite perfection: des désirs de possession et de puissance ressurgissent, qui pourrait tout fiche en l’air, rien n’est tout à fait assuré, ni immobile. Elle s’est quand même donné la facilité d’une sorte d’humanité lointaine et désabusée, qui veille un peu au grain. Qui ne s’en est donné, des facilités? Moi je me suis dispensé de l’industrie, carrément (Archaos), ce n’était pas intentionnel mais c’était plus commode que du béton à mettre en poudre. Anarès est une économie de pénurie, et je suis à mettre dans le même sac: pénurie de biens matériels, abondance de biens relationnels, on ne peut rien faire à moins, l’important c’est de changer l’être.

Mais la dimension délirante, qui fait tant défaut aux rationalisateurs organisateurs, et où se meut Monique Wittig, on ne fera rien sans non plus. Je n’ai débouché dans ce qui me semblait, enfin, une utopie que lorsque je me suis, à l’imprévu, après une longue patience, défoncée dans l’écriture au lieu de l’idéologie. En fin de compte, ce n’est pas l’idéologie et la rationalité qui peuvent produire une utopie ; tout au mieux, on en sortira de la coopérative.

L’utopie sera défoncée, ou ne sera pas.

En tant que production littéraire. Et qui sait si pas aussi comme réalité vécue? La chose n’a pas encore été tentée.

Quand, où, comment, ne demandez pas. Pas pour l’instant. Pour l’instant, la question est plutôt: pourquoi, d’essayer de songer à l’utopie me plonge, au lieu de la joie, dans la mélancolie, et, comment dire, une espèce de nostalgie rageuse?

Enfin quoi, que peut être la pensée de l’utopie, en juin 1978?

Nous, ici, nous sommes exactement dans une anti-utopie. Ce n’est pas que nous n’avons pas, dans le coin : nous avons. Mais ce que nous avons, nous est retiré dans le même mouvement. Prenons n’importe quoi. L’information. Nous avons une surabondance d’information – qui sert à nous désinformer. Les clubs de vacances. Certains sont conçus comme des vraies petites utopies, avec Nature, Liberté, culture même, et même fournitures pour besoins mystiques, et gratuité (on a payé avant). Provisoire à dates fixées, juste ce qu’il faut pour qu’on rembraye au jour décidé en haut: ce qui constitue déjà une dérision. On a tout là-bas et on n’a rien: car c’est comme une parodie. Et c’est commercialisé n’oublions pas; c’est exploité.

On se paye notre rêve. On reçoit du faux-semblant. C’est une dépossession. Et on ne peut même pas dire qu’on n’a pas puisqu’on a. C’est du zombisme. Ce serait cruel de se demander s’il vaut mieux ne pas avoir, et avoir ses désirs; car quand on n’a pas, on souffre. Pour de vrai. Nous on ne souffre pas. On est vidé par le dedans. On vit sur l’envers de l’utopie, et si on ne se pince pas pour se réveiller, dans l’utopie on n’ira jamais.

Si on se pince pour se tenir éveillé, que peut-être la pensée de l’utopie, en juin 78? Quand ce qui reste de communautés, en France, aux Etats-Unis, en Allemagne, en Italie, partout où il y en a encore, subit les persécutions systématiques du pouvoir, les brimades des polices qui ne manquent pas une occasion de venir voir sous les lits s’il n’y a pas un fugitif caché, quand un ministre argentin à la radio déclare, rassurant, que, les Escadrons de la Mort, ils sont de mieux en mieux contrôlés par sa police, quand les tortures deviennent l’habitude, quand les guerres deviennent endémiques, quand la Légion française reprend ses vieux quartiers d’Afrique, quand on se réjouit d’avoir la bombe à neutrons,

quand l’oppression devient une science normalisée à l’échelon international, quand la bio-sociologie, théorie du nazisme déguisée en science, est épidémique dans les universités US,

quand les pétroliers se brisent comme des coupes de Champagne,

quand les fleuves d’ordures vont à la mer et que la mer est remplie

et que l’Homme s’en va vers sa demeure éternelle, en bon ordre et sans moufter entraînant avec lui la Femme, l’Enfant, là Bête et le Reste,

j’en passe, j’en passe,

alors pour l’instant l’utopie ce serait:

ça me rappelle, quand j’écrivais Encore heureux qu’on va vers l’été, dans une sorte de planage béat, j’en étais vers la page 80 et tout d’un coup le soir je m’asseois, et rien. Je relis et je me dis: ma parole, t’es vraiment dingue. Pas moyen d’ajouter un mot. Le lendemain, pareil. J’y croyais plus. J’étais à la campagne, tranquille, il ne m’était rien arrivé… Je cherche des repères. Tout ce que je trouve c’est: j’étais à la ferme pour le lait, seule dans la salle, la télé marchait. Un militaire à lunettes noires descend les marches du palais présidentiel de Santiago de Chili, et dedans il y a Allende mort. Je m’asseois sur le banc. Je ne sentais rien, il ne. faut pas prétendre qu’on sent, j’étais juste un peu abrutie. Immédiatement je pense: CIA, car je suis parano. Et: ça y est, ils ont trouvé le bon truc. Et je vois – quand on est branché sur l’utopie, on est plus ou moins dans un état spécial – une énorme régression, planétaire. C’était le moment où ma machine s’était bloquée, ce même soir: je ne pouvais plus croire.

Si j’ai fini le livre, longtemps après, c’est en quelque sorte profitant d’une petite éclaircie, ou d’un oubli. Et vite vite, tant que ça dure. Il a quelque chose de hâtif ce bouquin mais tant pis. Fallait gagner de vitesse je ne savais pas quoi. Un nuage qui nous arrivait dessus.

Bon alors en ce moment l’utopie, ce serait:

pas de CRS en tenue de combat au coin des rues,

Aldo Moro largué vivant, par exemple un dimanche durant la grand’messe pour sa sécurité sur tous les bords, et un peu de gaîté,

quelques infarctus (ti?) aux sommets, pour souffler,

que les paras quand ils sautent montent au ciel au lieu de descendre,

de l’eau propre,

et que la merde arrive pas plus haut que le menton, y compris des personnes petites. De façon qu’on ait le temps un peu, de réfléchir et de devenir moins bêtes. Après on verra à se lancer dans des utopies plus compliquées, sans classes et sans pouvoir, pour une fois. Tant pis si vous me trouvez optimiste.

Christiane Rochefort

[1] Erewhon, anagramme de nowhere («nulle part» en anglais) est un roman de Samuel Butler (1872). On se souvient que le titre du roman utopique de William Morris est News from nowhere (Nouvelles de nulle part ; 1890).

[2] Thomas More, ou Morus (1478-1535) a publié Utopia en 1516.

[3] Inusité, le terme n’est pas un néologisme. Littré le mentionne en 1896 dans le «Supplément» de son Dictionnaire citant un texte de 1609 d’un Martin Despois, qui l’écrit misopædie, dans le sens de «haine de l’instruction». Ce premier sens se retrouve dans le Polylexique de E. Desormes et Adrien Basile (1897-1899). C’est Philippe Boileau de Castelnau qui reprend le terme dans une acception plus conforme à l’étymologie, proche de «mépris [ou haine] des enfants», dans un article des Annales médico-psychologiques (oct. 1861): «De la Misopédie, ou lésion de l’amour de la progéniture» (sic). Même dans ce deuxième sens, la survie du mot est aléatoire: à propos de meutres d’enfants, Le Temps du 10 décembre 1933 affirme qu’il n’existe pas (tout en le citant !), tandis que quatre ans plus tard Le Petit Parisien du 2 mars 1938 l’emploie.

[4] Les Femmes s’entêtent est le titre d’une revue féministe des années 1970, dont un recueil d’articles est paru dans la collection de poche Idées/Gallimard. C’est aussi le titre d’un numéro double des Temps modernes en 1975.

[5] Écrivain et éditeur belge. Il fut notamment responsable durant vingt années de la collection «Présence du Futur» chez Denoël.

JE CHANTE LE CORPS CRITIQUE. Chap. 6 Corps utopique — corps obsolète

 Je chante le corps critique

On trouvera ci-dessous le sixième et dernier chapitre de mon livre Je chante Capture d’écran 2014-11-09 à 10.52.22le corps critique, édité chez H & O.

J’ai mis en ligne l’intégralité de ce livre avant même d’avoir trouvé un éditeur ; je l’ai laissé en ligne par la suite. Je récidive ici. Cependant, je ne saurais trop conseiller à celles et ceux qui s’intéressent à son contenu de se soucier aussi de son support papier, et d’en acheter un exemplaire. Non pas tant pour soutenir matériellement l’auteur (je n’y gagnerai pas un centime) mais pour convaincre l’éditeur (celui-ci et d’autres) que prendre en charge un ouvrage de cette sorte a encore un sens. Je ne choquerai ici que les ignorants du travail intellectuel : je n’aurais jamais fourni un tel effort pour simplement alimenter la colonne de mon blog. La lecture n’est pas une activité « neutre », et encore moins « privée »… pas de responsabilité politique en tout cas.

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Au début du XIXe siècle, Charles Fourier imagine que les habitants du Soleil sont dotés d’un troisième bras, un archibras. L’humanité terrestre, elle, ne pourra y prétendre avant plusieurs siècles d’évolution vers l’« Harmonie ». En effet, Dieu, représentation allégorique de l’évolution, a dû refuser aux hommes « civilisés » — c’est-à-dire en perpétuelle discorde — une telle multiplication de leur force physique.

« Ce bras d’harmonie est une véritable queue d’une immense longueur à 144 vertèbres partant du coccyx […]. Ce membre est aussi redoutable qu’industrieux, il est une arme naturelle. Un habitant du soleil attendrait un lion et un taureau de pied ferme, et à 6 pas il casserait au lion l’échine d’un coup […]. L’archibras est terminé par une main très petite, allongée, aussi forte que les serres de l’aigle ou du cancre. […] S’agit-il d’un saut : dès que l’élan est pris l’archibras s’appuie en spirale. Il doit tripler au moins l’élan naturel. Il affaiblit la chute des deux tiers. On le fait tournoyer en cône pour ralentir le corps et former parachute inférieur au moyen duquel on peut tomber d’un lieu fort élevé sans autre danger qu’une contusion, vu que le premier choc est supporté par l’archibras arrivant à terre et s’y roulant en spirale pour former appui. [Les lecteurs de Spirou auront reconnu le Marsupilami.]

L’homme pourvu d’archibras ne se baisse jamais ou presque jamais dans le travail. […] Si le maçon monte au sommet d’une flèche, l’archibras lui sert à se nouer et garantir de chute en lui laissant l’usage des deux mains et de l’archimain. Les emplois sont bien plus étendus dans les travaux du matelot […]. On remplirait cent pages s’il fallait décrire en plein les précieux usages de ce membre sans lequel le corps humain est vraiment un avorton. »

D’un optimisme pragmatique, Fourier part de l’homme tel qu’il est, embarrassé de ses passions et ridicule dans ses manières hypocrites de les assouvir, pour concevoir une « régénération du corps humain » qui serait la conséquence de l’évolution sociale, soit l’organisation progressive de la société selon les principes de l’« attraction universelle » et de la mécanique passionnelle dont il est l’inventeur.

Jonathan Beecher, biographe de Fourier et premier éditeur du manuscrit[1], nous apprend que l’archibras servit aux caricaturistes des années 1840 à moquer des fouriéristes affublés d’une queue, et d’ailleurs portés à dissimuler ou à désavouer certains aspects choquants de la théorie de leur défunt maître.

Pourquoi revenir ici sur un texte pittoresque mais qui semble bien éloigné de nos préoccupations ? C’est, d’abord, que l’archibras existe désormais, réalisé au milieu des années 1970, dans un contexte sur lequel nous reviendrons. C’est enfin et surtout que les chimères socio-biologiques inventées par Fourier voilà plus d’un siècle et demi menacent de se réaliser comme symptômes et moyens d’un cauchemar technologique et politique à l’aube du troisième millénaire. La biologie a réalisé, notamment dans les dernières décennies du XXe siècle, des progrès considérables, tandis que la miniaturisation, à l’échelle nanométrique (le milliardième de mètre ; voir chap. II)) autorise des réalisations et des projets qui brouillent toujours davantage la frontière entre l’homme et la machine, la chair et l’artifice, le vivant et le mécanique.

Le XIXe siècle industriel, hygiéniste et moralisateur pose les bases des projets de gestion rationnelle et eugéniste des sociétés humaines (cf. chap. I) qui seront mis en pratique au siècle suivant. Jusqu’au début des années 1930, ces projets ne sont pas freinés dans leur expansion par des considérations éthiques, quoiqu’ils heurtent parfois la vieille morale religieuse, mais par le rythme du développement de sciences « jeunes », à commencer par la biologie. Certains pays industrialisés (États Unis, Suède) utilisent un eugénisme coercitif et sommaire (stérilisations forcées) comme moyen de contrôle des pauvres et/ou des « immoraux » (filles-mères). Les tentatives de passer de l’élaboration à la réalisation de projets d’organisation sociale, fondée sur la biologie et une sélection plus ou moins stricte des individus à diverses étapes de la vie (sélection à la naissance ou orientation scolaire et professionnelle), se heurtent à l’incompétence brouillonne et à l’archaïsme des politiciens.

Ainsi, à la fin de la première décennie du XXe siècle, le docteur Édouard Toulouse, psychiatre progressiste, médecin chef à l’asile de Villejuif, républicain qui se réclame de la tradition de la Révolution française, franc-maçon, partisan de l’égalité des droits entre hommes et femmes, eugéniste démocrate, fondateur de l’Association d’études sexologiques (1931-1935), est l’acteur-inventeur de la « biocratie » et d’une « bio-politique », qu’il nourrit de sa pratique médicale. Sa conceptualisation critique fait aujourd’hui la fortune théoricopolitique des écrits de Michel Foucault, rédigés soixante ans plus tard[2]. Toulouse emploie le terme biocratie pour la première fois en 1919[3] ; il ne cessera à partir de cette date de mettre en avant ce concept dans ses ouvrages et dans les articles qu’il publie, notamment dans le quotidien radical socialiste toulousain La Dépêche (« L’État biocratique », 7 janvier 1927 ; « La politique de la vie », 7 août 1929, etc.) Je reproduis ci-dessous un extrait d’un long texte publié dans le même journal, le dimanche 6 novembre 1932. Intitulé « La biocratie devant la crise », il est adressé « À MM. les membres du parti radical socialiste », alors au pouvoir. Toulouse y résume ses positions et emploie pour ce faire, dans les passages que je souligne, à la fois le terme biocratie et le terme bio-politique.

« [La doctrine que je représente] a même la prétention de régler tout le comportement social, puisqu’il est d’ordre biologique — la sélection des écoliers, l’orientation professionnelle et le travail, les distractions et les sports, l’activité et la morale sexuelles, et, pour tout dire, l’ensemble de la conduite individuelle comme les rapports entre les peuples, sans omettre ni la paix ni la guerre, étroitement liées à l’instinct combatif, et fortement associé à l’instinct génésique, notamment chez le mâle, et l’art même, qui applique obscurément les règles profondes de l’hygiène mentale. J’ai beau chercher, je ne vois que des faits biologiques ; et l’effort universel est de construire non pas par le raisonnement, mais par l’expérience, une bio-politique qu’il faut savoir comprendre dès maintenant pour mieux la diriger ; car elle doit aboutir au gouvernement par les sciences de la vie, à la “biocratie”, afin de préserver, développer et embellir la vie, toute la vie, physique et morale. »

Que ces conceptions scientistes et biologisantes, héritières et tout imprégnées encore du matérialisme antireligieux, soient fort répandues, y compris « à gauche » et même dans le mouvement ouvrier révolutionnaire, on s’en convaincra par la lecture d’une phrase, empruntée à l’article Biologie de l’Encyclopédie anarchiste, publiée en 1934, sous la signature de Voline[4] : « L’homme étant, tout d’abord, un phénomène biologique, sa vie et son évolution ayant pour base fondamentale des faits et des “lois” d’ordre biologique, c’est dans la biologie générale et dans la biologie de l’homme qu’il faut chercher les premiers éléments, la véritable solution des problèmes d’ordre social. »

En 1945, Toulouse écrit à son ami le psychanalyste Paul Schiff : « Ce n’est pas parce que les Allemands ont employé la stérilisation dans un but politique qu’il faut en discréditer la biocratie. Pas plus que l’emploi de la bombe atomique ne saurait discréditer la physique. La science n’est pas responsable de ses applications. La biocratie est la science du gouvernement des peuples et de la conduite personnelle. On doit en tirer des règles de vie basées sur des raisons objectives et incessamment révisables en vue du bonheur terrestre […]. Elle [la biocratie] s’oppose donc à toutes les mystiques qui perdent le sens profond de la nature animée et ont toujours eu pour résultat d’imposer des disciplines arbitraires, contraires à l’intérêt de l’individu. »

Point de vue sincère, confus, et exprimé dans le privé d’une correspondance. Confus : la biopolitique, fondatrice d’une biocratie[5], tolèrerait la séparation arbitraire de la politique et de la science biologique ? Nullement compromis avec le régime de Vichy ou l’occupant nazi, Toulouse peut s’en démarquer sans état d’âme. Est-il pour autant fondé à écrire : « La science n’est pas responsable de ses applications » ? Lire la suite

Pas de libération sans utopie amoureuse (2004)

Publié en ligne, ce texte a été repris sur plusieurs sites Internet, notamment Les Pénélopes, et dans la revue L’Émancipation syndicale et pédagogique (n° 6, février-mars 2005).

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Commentaires rapides à propos de l’appel à une manifestation contre les violences faites aux femmes, le samedi 27 novembre 2004 à Paris.

 

L’appel du Collectif national pour les droits des femmes indique la revendication que la manifestation défendra : « Ce que nous voulons, une loi-cadre qui prenne en compte toutes les sortes de violences faites aux femmes et aux lesbiennes à la maison, dans la rue, au travail, etc. Une telle loi n’est pas un rêve, les féministes espagnoles l’ont obtenue. Ce n’est qu’une question de volonté politique, ici comme dans toute l’Europe. »

Par où commencer ? Allons au plus simple : la revendication d’une « loi-cadre ». Une loi-cadre ! Qu’est-ce qu’on fait de ça ? On la pose sur la cheminée ? C’est un vieux problème de stratégie que je rappelle brièvement : ou bien l’on se bat sur ses revendications propres, irréalisables par le système, et il réplique par la répression et/ou par des réformes, ou bien on adopte une stratégie réformiste (une loi-cadre) et on n’obtient rien (ou parfois un cadre sans photo à l’intérieur).

La référence au cas espagnol est intéressante à plus d’un titre. L’appel dit que les féministes espagnoles ont obtenu une loi et ajoute : ce n’est qu’une question de volonté politique. Il me semble que les deux propositions sont LIONNE & LIONcontradictoires. Je veux bien croire qu’une partie des féministes espagnoles (et certainement pas les féministes) se réjouit de voir le gouvernement social-démocrate utiliser la cause des femmes pour se donner une image moderne et humaniste, mais c’est bien cette volonté (succédant à une grosse bourde de la droite à propos d’un événement, l’attentat de Madrid, que ni la droite ni la gauche ni les féministes n’avaient voulu ou prévu), cette volonté politicienne donc qui aboutit à la loi. Les actions des féministes contribuent sans doute à informer le public, elles fournissent des thèmes de « réformes de société » aux politiciens, mais il ne s’agit bien sûr pas de leur volonté politique à elles.

En clair : dire que ce n’est qu’une question de volonté politique revient à dire que le sort des femmes dépend de la volonté des hommes (politiques). C’est en partie vrai, mais d’autant plus que l’on se place dans la stratégie réformiste qui consiste à demander une loi, avec ou sans baguettes dorées autour.

La question s’est posée dès la Révolution française. Les femmes révolutionnaires ont participé, armées, à toutes les journées d’émeute. Elles ont milité activement dans toutes les sociétés populaires qui acceptaient de les accueillir. Le fait était d’abord si exceptionnel qu’il était mentionné dans le nom que se donnait, par exemple, la Société fraternelle des patriotes de l’un et l’autre sexe. Dès que les femmes ont essayé de faire admettre le fait acquis de leur participation citoyenne au cours de la révolution, en demandant par exemple qu’on leur distribue des armes et qu’on les entraîne à leur maniement, elles se sont heurtées au mur du double pouvoir machiste et bourgeois de députés qui entendaient mettre un terme à la révolution et renvoyer les femmes dans leurs foyers. Les militantes les plus avancées, par exemple les fondatrices de la Société des citoyennes républicaines révolutionnaires[1], n’ont pu sortir de l’impasse d’une légitimation bourgeoise et machiste de pratiques féminines autonomes (violence armée, création d’une organisation non-mixte). Leur club est fermé après que des provocateurs et provocatrices ont interdit physiquement une assemblée générale, le 28 octobre 1793, au cri de « Vive la République, à bas les révolutionnaires ! ». Il faut entendre l’ellipse : « À bas les [femmes] révolutionnaires ! », c’était en effet l’appellation courante des membres de ce club, qui avait rejoint le courant des Enragés. C’est tout un programme qui est contenu dans ce cri : en rester à la république telle qu’elle est — c’est-à-dire ne reconnaissant pour citoyens que les hommes —, mettre fin à la révolution, le tout en effaçant les femmes, jusqu’au mot !

Il ne s’agit pas, bien entendu, de porter un jugement moral rétrospectif sur les limites de ce qu’on pu dire et faire les femmes révolutionnaires d’il y a deux siècles. Il serait bon, en revanche (c’est bien le cas de le dire !), de tirer parti de cette histoire, fondatrice de la nôtre, et de ne pas renouveler à l’infini les mêmes erreurs.

Je reviens à l’appel, pour faire rapidement mention de l’embarras d’écriture des rédactrices, probablement soucieuses de ne pas paraître oublier les lesbiennes, supposées noyées dans la dénomination « femmes », et qui se trouvent du coup distinguées des femmes. Aux femmes et aux lesbiennes[2] !

Le texte d’appel se veut « réaliste », c’est en tous cas de cette manière que j’analyse l’affirmation selon laquelle la loi-cadre « n’est pas un rêve » (un ministre espagnol l’a fait). Qui rêve de lois d’ailleurs ? Sans doute manquons-nous de rêves, mais sûrement pas de lois.

On connaît l’argument machiste (franchement exprimé ou non) selon lequel si les femmes se laissent apparemment si volontiers frapper, tromper et mépriser, c’est « parce qu’elles aiment ça ». Parfaitement répugnante, l’hypothèse a l’inconvénient subsidiaire d’escamoter la question du consentement de tant de femmes, non pas à telle ou telle violence particulière, mais au système qui les engendre et les tolère. Or c’est bien, semble-t-il, de rêve qu’il s’agit, ou si l’on préfère d’utopie.

En effet, la grande faiblesse du mouvement féministe et du mouvement révolutionnaire est de n’être (plus) porteur d’aucune utopie amoureuse. On peut considérer que le séparatisme lesbien constitue une exception, mais il ne peut, par définition, prétendre à l’universalité. Nous sommes donc démuni(e)s en face d’un système qui entretient, lui, avec des moyens de persuasion à l’efficacité jamais atteinte dans l’histoire, l’utopie de la rencontre/amoureuse/romantique débouchant sur la formation du couple/exclusif/hétérosexuel (la variante homosexuelle est plus ou moins tolérée).

L’utopie de l’amour romantique prépare les femmes à considérer que la situation matérielle de domination dans laquelle elles se trouvent est soit sans inconvénient lorsque le bonheur partagé est sans nuage, soit due à une erreur dans le choix du partenaire, lorsque celui-ci se montre violent, jaloux, pervers et pingre. La femme qui se croit dans la situation de reconnaître une erreur de choix (qui existe aussi : elle s’est réellement mise sous la dépendance d’un immature violent) se fait donc le reproche, soit d’avoir mal choisi, soit pire encore d’avoir elle-même perturbé le déroulement du scénario amoureux (puisqu’« il » était « gentil » jusqu’à ce qu’elle parle de reprendre ses dîners du lundi avec ses copines de fac…). En l’absence d’une utopie de rechange, c’est-à-dire d’un autre imaginaire érotique et relationnel, en l’absence aussi d’une analyse matérialiste de la situation économique, sociale, et caractérielle de la femme dans le couple, on ne peut considérer les catastrophes de la vie amoureuse que comme relevant de la dite sphère privée, et surtout de la responsabilité personnelle.

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Sheila Kitzinger écrit, à propos de la transmission de cette utopie, qui passe certes par les magazines féminins, mais d’abord par les femmes elles-mêmes : « Une femme qui se dit “frigide, perdue, et désespérément seule”, bien qu’elle soit mariée, n’envisage pas moins de déclarer à sa fille : “Attends l’homme de ta vie. Tu sauras tout de suite que c’est lui.” […] Une autre, dont le mari passe son temps à lui dire qu’elle est grosse et qu’elle a des vergetures et qui déclare “avoir le moral à zéro” depuis la naissance de ses enfants, dit à sa fille que “la sexualité, c’est notre façon de mettre au monde de nouvelles âmes”. Une femme que son mari utilise “comme une poupée gonflable pour son plaisir” trouve pourtant le moyen de dire à sa fille que “la sexualité est l’expression d’un amour profond pour une autre personne et elle ne doit pas être gaspillée ni rabaissée”. Le rêve demeure intact, peut-être pour le salut de la mère, même si la réalité paraît souvent lui avoir appris exactement le contraire. Les femmes semblent pour la plupart ne pas vouloir ou ne pas pouvoir utiliser leur expérience personnelle pour savoir comment conseiller leurs filles. On dirait qu’entre les mères et les filles se perpétue une délicate toile de mensonge, tissée au fil des siècles, et que la femme adulte, n’ayant pas rencontré le prince Charmant, ou ayant constaté qu’il s’était vite retransformé en crapaud, veut à tout prix que sa fille vive l’histoire d’amour qui s’est révélée pour elle parfaitement illusoire[3]. »

Certes, il est autrement plus difficile d’imaginer d’autres rapports érotiques et affectifs que de dresser, par exemple, les plans d’une maison solaire et autosuffisante. J’éprouve cette difficulté comme tout le monde. Il est vrai aussi que du point de vue des femmes, toutes les expériences sont piégées et doivent être abordées avec une lucidité que l’état amoureux favorise rarement (cf. la critique a posteriori des expériences communautaires ou de l’idée d’amour libre qu’on pouvait humer dans l’air du temps des années 1970, lequel était tout de même plus respirable). Rien n’est donné, rien n’est acquis, voilà bien la seule règle de conduite, d’ailleurs commune au mouvement des femmes et au mouvement révolutionnaire.

Il me semble à la fois inévitable et souhaitable, néanmoins, de nous (re)pencher sur l’utopie pratique d’un nouveau monde amoureux, pour reprendre l’expression chère à Fourier, où d’autres manières de vivre et de satisfaire nos désirs, d’autres façons de nous rassurer les un(e)s les autres, d’autres liens entre le personnel et l’universel nous donneraient à nous et à l’humanité un horizon positif, une anticipation immédiatement vécue de bonheur — inutile d’aller jusqu’au paradis, restons sur la terre, qui est quelquefois si jolie… —, autrement plus désirable et plus enthousiasmante qu’une loi-cadre.

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[1] Sur Pauline Léon, cofondatrice de la société, voir Deux Enragés de la Révolution, Leclerc de Lyon et Pauline Léon, La Digitale, 1993 ; Notre patience est à bout. 1792-1793, Les écrits des Enragé(e)s, IMHO, 2009 et « Pauline Léon, une républicaine révolutionnaire », Annales historiques de la Révolution française, 2006.

[2] [Comme me le fait remarquer mon amie Do, mon étonnement procède de mon ignorance, à l’époque où j’écris ce texte, de l’affirmation de Monique Wittig : les lesbiennes ne sont pas des femmes. J’y reviendrai dans Je chante le corps critique (chap. V, p. 324).]

[3] L’Expérience sexuelle des femmes, Seuil, 1983, p. 214

JE CHANTE LE CORPS CRITIQUE. Chap. 5 Art, sexe et religion : tisser ou trancher les liens ?

 Je chante le corps critique

On trouvera ci-dessous le cinquième chapitre de mon livre Je chante le corps critique sous-titré « Les usages politiques du corps » (éditions H&O, 2008 ; voir lien dans la colonne de droite).

 

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Capture d’écran 2014-11-09 à 10.52.22J’ai mis en ligne l’intégralité de ce livre avant même d’avoir trouvé un éditeur ; je l’ai laissé en ligne par la suite. Je récidive ici. Cependant, je ne saurais trop conseiller à celles et ceux qui s’intéressent à son contenu de se soucier aussi de son support papier, et d’en acheter un exemplaire. Non pas tant pour soutenir matériellement l’auteur (je n’y gagnerai pas un centime) mais pour convaincre l’éditeur (celui-ci et d’autres) que prendre en charge un ouvrage de cette sorte a encore un sens. Je ne choquerai ici que les ignorants du travail intellectuel : je n’aurais jamais fourni un tel effort pour simplement alimenter la colonne de mon blog. La lecture n’est pas une activité «neutre», et encore moins «privée»… pas de responsabilité politique en tout cas.

 

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« Jésus a dit : si la chair s’est produite à cause de l’esprit, c’est une merveille ; mais si l’esprit s’est produit à cause du corps, c’est une merveille de merveille. Mais moi, je m’émerveille de ceci : comment cette grande richesse s’est mise dans cette pauvreté. »

L’Évangile selon Thomas, (milieu du IIe siècle[1]).

 

 

Les sociétés occidentales ont mis près de vingt siècles à dissocier la création artistique du lien culturel et social dominant qu’était la religion. Impossible d’envisager l’art sans considérer non seulement sa relation étroite avec la vision religieuse du monde, mais encore le lexique même de la religion : mots, mythes et personnages. Évidente jusqu’au XVIIIe siècle, cette double relation demeure, dans sa seconde composante, jusque dans l’art contemporain et ses avant-gardes les plus ironiques et les plus critiques vis-à-vis de la religion, du cinéma des Bunuel et Pasolini aux performances féministes de la seconde moitié du XXe siècle jusqu’à nos jours.

De ce point de vue, il n’est pas surprenant que des artistes — dont beaucoup sont des femmes ou des personnes qui remettent en question les genres, masculin et féminin — et qui s’inscrivent dans la filiation des acteurs de foire, danseurs et baladins, longtemps déconsidérés voire pourchassés par l’Église, s’approprient tardivement une tradition artistique imprégnée de religiosité et endossent des questionnements existentiels dont l’Église a perdu le contrôle idéologique.

C’est assez dire qu’il n’est pas sans intérêt de mettre en lumière les correspondances entre la religion et cette autre tentative de re-lier qu’est l’activité artistique quand elle se combine avec la communication : théâtre, vidéo, performances. Et d’autant plus lorsque l’art part et parle du corps. Le lecteur non-latiniste voudra bien garder à l’esprit les étymologies, d’ailleurs discutées, du mot religion (lat. religare, relier, ou religere, reconsidérer avec attention) et du mot sexe (lat. secare, couper, diviser).

 

  1. Religion : connaissance et haine du corps

 

Dès les premières lignes de son Adieu au corps (1999), David Le Breton attribue certains comportements de désaffection vis-à-vis du corps — automutilations et sexualité virtuelle via Internet — à l’influence historique d’un courant « gnostique ». Il affirme d’emblée que « les différentes doctrines gnostiques radicalisent la haine du corps » (p. 7). Supposé à l’origine du phénomène, le gnosticisme en est aussi le présent — « une donnée structurale de l’extrême contemporain[2] » — et l’avenir, puisque l’auteur évoque dans sa conclusion (p. 221) « le monde gnostique de la haine du corps que préfigure une part de la culture virtuelle ».

Puisant son information, si l’on croit la bibliographie, dans un unique ouvrage de vulgarisation publié dans la collection Que sais-je ? à la fin des années 1950[3], et guidé par ce que l’on pourrait appeler une « intuition contrariée », D. Le Breton s’engage dans une voie doublement discutable. Il place les adeptes modernes des scarifications et du branding (marquage) sous le patronage des gnostiques, minoritaires combattus par l’Église catholique, ce qui est d’autant plus incongru que parmi les nombreuses et virulentes attaques publiées contre eux par les hérésiologues ne se trouve pas celle d’automutilations[4], tandis que la tradition catholique est — elle — riche en exemples de « branding mystique », dont nous citerons bientôt quelques-uns. D. Le Breton semble considérer par ailleurs que les « différentes doctrines gnostiques » professent une haine du corps qui prendrait les mêmes formes dans tous les groupes. Inaugurer par une telle proposition la critique qu’il fait de la dite « sexualité virtuelle », censément née avec le réseau Internet, est particulièrement mal venu quand on sait que de nombreux gnostiques se livraient à des orgies. Nous observerons d’ailleurs que ces pratiques ont conservé intacte, depuis le IIe siècle, leur capacité de révulser les commentateurs, sectateurs rivaux, historiens ou sociologues. Nous ne visons pas cette fois M. Le Breton qui a choisi de ne pas évoquer ceux que l’on verra qualifiés par les historiens de « gnostiques licencieux », expression au charme désuet que nous reprendrons à notre compte.

Cependant, rendons grâce à M. Le Breton ! En effet, l’examen de son intuition contrariée et de la pétition de principe qui en procède nous amènera à la conclusion paradoxale qu’il y a bien une teinte gnostique dans certaines attitudes contemporaines vis-à-vis du corps sexué, qu’il s’agisse de pratiques érotiques, littéraires ou théâtrales, laquelle teinte exprime non pas une « haine » univoque du corps mais un malaise identitaire parfois violent.

En 1984 encore, dans sa préface au livre d’Irénée Contre les hérésies. Dénonciation et réfutation de la gnose au nom menteur, le cardinal Decourtray juge fondée et actuelle la stigmatisation du courant gnostique : « En luttant contre le gnosticisme, le deuxième évêque de Lyon a combattu [vers 150], il y a exactement dix-huit siècles, la déviance la plus redoutable que rencontre aujourd’hui la foi chrétienne, du moins en Occident[5]. » La lutte idéologique se poursuivant, le mensonge conserve toute son utilité. Decourtray ajoute donc : « Les sectes auxquelles est affronté Irénée s’accrochent, en effet, comme autant de plantes parasites, au tronc de la grande Église. » La réalité est autre, et plus diverse. C’est antérieurement à la formation de l’Église que se développent dans l’empire romain un grand nombre de groupes religieux, souvent autour d’une personnalité charismatique. C’est par la suite que l’ensemble disparate de ces sectes, qui ont en commun d’avoir été persécutées et vaincues par l’État romain et par l’Église — qui lui est associée sous le règne de Constantin (IVe siècle) —, sera qualifié de gnostique (du grec gnôsis, connaissance). Si certains parmi les premiers gnostiques — Simon le Magicien, Ménandre — ignorent le christianisme dans leurs systèmes, d’autres groupes se considèrent bel et bien chrétiens, sinon les seuls chrétiens véritables. Il faut encore signaler que si l’on connaît des rivalités entre différents groupes gnostiques, ceux-ci sont d’une grande porosité ; les textes ésotériques y circulent, sont repris, amalgamés à la doctrine locale[6]. Il est particulièrement remarquable que des pratiques aussi opposées que l’ascétisme abstinent et l’« ascétisme licencieux » puissent procéder d’un tronc idéologique commun.

Les théories gnostiques nous sont connues par des manuscrits d’époques, dont un ensemble de plus de quarante textes en dialectes coptes a été découvert en 1945 à Nag Hammadi[7] en Égypte, et par les notations des hérésiologues et autres « chrétiens officiels » ; ce sont ces derniers qui nous renseignent sur les pratiques initiatiques des gnostiques, à partir des témoignages de sectaires repenti(e)s.

Voyons maintenant en quoi le gnosticisme peut être effectivement assimilé à une « haine du corps ». Nombreux sont les textes gnostiques, écrit Henri-Charles Puech, qui assimilent le corps à « un vêtement, à un cadavre, à un tombeau, à une prison, à une chaîne, à un lien […] ou à un compagnon mal intentionné et indésirable, à un intrus, à un “brigand”, à un adversaire dont l’inimitié, la jalousie, la rébellion excitent et entretiennent en nous contradictions, luttes, révoltes, guerre intestine, parfois aussi (et les deux images vont souvent de pair) à un dragon dévorant et à une mer dont les houles tumultueuses ou les tempêtes menacent de nous engloutir[8]. »

Ce corps dans lequel le gnostique estime qu’il a été jeté, comme dans le monde, par de mauvais anges, il s’en dissocie soit par l’ascèse abstinente — les privations —, soit par ce que nous appellons une ascèse licencieuse, que le même H.-C. Puech évoque dans une accumulation de termes moralisateurs : « [le gnostique] use et abuse, sans limite ni scrupule, de la chair, du corps, de tout ce qui appartient au monde matériel, se plongeant même, pour tout épuiser, tout bafouer, tout nier, dans l’abject et l’immonde, qui ne sauraient ni le souiller ni l’asservir[9]. » On trouve une formule très voisine chez Serge Hutin, l’informateur de M. Le Breton : « Chez les gnostiques licencieux, il y a une véritable rage frénétique d’abaisser, d’humilier le corps : l’expérience du péché procure le sentiment de notre déchéance mais, ce faisant, il abaisse ce qui doit être abaissé : l’homme payera sa dette en péchant. Le gnostique exaltera la promiscuité sexuelle, toutes les formes de débauche charnelle. Nous verrons à quelles aberrations incroyables certains gnostiques qui se croyaient chrétiens se sont livrés[10]. » Nous voyons, outre les étroitesses d’esprit des historiens, la source idéologique du malentendu : le gnostique est réputé « humilier » et « rabaisser » son corps, il se plonge dans une « abjection » qu’il nie et dont son abjection même est supposée le sauver. Malheureux gnostique licencieux qui ignore une morale catholique antisexuelle encore point fixée à l’époque où il se livre à d’« incroyables aberrations », parmi lesquelles M. Hutin compte, en frissonnant, la « spermatophagie » !

Certains auteurs ont préféré la dénégation à l’indignation : les hérésiologues auront sans doute diffamé leurs rivaux, épuisant un catalogue d’horreurs fantasmées[11]. Plusieurs arguments peuvent amener à relativiser le risque de prendre en considération des informations falsifiées. Un moyen de recoupement consiste à comparer les résumés que fait, par exemple, Irénée de Lyon des idées gnostiques avec ce que nous en savons par les textes gnostiques eux-mêmes. Sa connaissance des doctrines est excellente et ses présentations, auxquelles il mêle une ironie irrésistible, conformes aux originaux. C’est d’autant plus remarquable que la gnose — réservée aux initié(e)s — est celée dans des textes parfois fort beaux mais presque toujours abscons et malaisés à résumer. Si Irénée prend la peine de présenter de manière rigoureuse les textes, pourquoi mentirait-il sur les seules pratiques gnostiques, les unes et les autres étant connus de ses contemporains ? Par ailleurs, on retrouve dans d’autres systèmes religieux, notamment le bouddhisme tantrique, des modes d’ascèse licencieuse qui évoquent par bien des aspects les gnosticismes préchrétien et chrétien.

« L’un des premiers traités tantriques bouddhistes, écrit Mircea Eliade, le Guhyasamaja Tantra, affirme péremptoirement que : “personne ne réussit à obtenir la perfection moyennant des opérations difficiles et ennuyeuses ; mais que la perfection peut facilement être acquise moyennant la satisfaction de tous les désirs” […]. Le même texte précise que la luxure est permise (par ex. le fait de manger n’importe quelle viande, y compris la chair humaine[12]). » Et lorsque M. Eliade dit de l’initié tantrique qu’il « se trouve par-delà le bien et le mal : rien ne le salit, quoi qu’il fasse[13] », ses termes s’appliquent parfaitement au gnostique, dont il n’est pas impossible que les idées aient pénétré en Inde[14].

Pour considérer un exemple plus actuel et plus proche, peut-être aussi plus inattendu, il semble que l’on peut faire une « lecture gnostique » du récit intitulé La vie sexuelle de Catherine M., rédigé par Catherine Millet, une spécialiste de l’art contemporain[15]. Mieux vaut d’ailleurs envisager une lecture englobant le texte et sa réception, tant l’étonnement réprobateur, mêlé de fascination, de maints critiques, visait une absence (surestimée) d’intérêt pour le plaisir. Il mettait en valeur du même coup la dimension proprement ascétique de la démarche de la narratrice, ascèse licencieuse s’il en fut.

Eros gnostique et androgynie

L’un des reproches adressés par Irénée aux gnostiques qu’il combat est de procéder au recrutement par séduction de nombreuses femmes. Marc, rival direct d’Iréne dans la région de Lyon, s’intéresserait de préférence, selon Irénée, aux riches élégantes, qu’il abuse en leur promettant la lumière, dont il est évidemment le vecteur charnel : « Tiens-toi prête comme une épouse qui attend son époux, dit Marc, afin que tu sois ce que je suis, et moi, ce que tu es. Installe dans ta chambre nuptiale la semence de la Lumière. Reçois de moi l’Époux, fais-lui place en toi et trouve place en lui. Voici que la Grâce est descendue sur toi : ouvre la bouche et prophétise[16] ! » Remarquons ici que le mode de recrutement par l’« initiation sexuelle » des femmes, et parfois des hommes, menée par le chef d’une secte et de rares élus désignés par lui, n’a perdu ni son actualité ni son efficacité. Une femme de quarante-deux ans, animatrice d’un groupe « raélien » à Paris, déclare :

« J’étais avec un homme et je ne concevais pas de lui être infidèle. Pourtant, j’étouffais, je me sentais mal. Grâce à Raël, je me suis découverte moi-même. Je suis mieux dans ma peau. Pour moi, la notion de plaisir est assez nouvelle[17]. »

Revenons à Marc : « [Il] use aussi de philtres et de charmes, sinon avec toutes les femmes, du moins avec certaines d’entre elles, pour pouvoir déshonorer leur corps. Elles-mêmes, une fois revenues à l’Église de Dieu, ont souvent avoué qu’elles avaient été souillées par lui en leur corps et qu’elles avaient ressenti une violente passion pour lui[18]. » C’est bien le moment de soupçonner, non pas tant Irénée de calomnier son rival, que les dames séduites et repentantes de mettre au compte de breuvages magiques l’appétit autant érotique que gnostique qu’elles avouent avoir éprouvé. Quant à Irénée, on devine que le choque autant l’égalité que Marc institue entre lui et ses initiées que la voie peccamineuse qu’il emploie.

Le polémiste chrétien Tertullien (IIe siècle) fustige « [les] femmes hérétiques — quelle n’est pas leur audace ! Elles n’ont aucune retenue ; elles ne craignent pas d’enseigner, de prendre part à des discussions, de se livrer à des exorcismes, d’entreprendre des guérisons, voire de baptiser[19] ! » Les femmes occupent en effet des places d’influence dans plusieurs sectes, les Marcionistes (de Marcion), les Carpocraciens et les Montanistes (de Montan). Hippolyte de Rome se moque de ces derniers qui « se sont laissé surprendre et tromper par des femmelettes nommées Priscille et Maximille, qu’ils regardent comme des prophétesses. […] Certains d’entre eux osent même dire qu’il y a eu en ces femmes quelque chose de plus grand que le Christ[20]. » Non seulement, certains groupes instituent ainsi une égalité entre les sexes, assez effective pour être scandaleuse, mais la doctrine gnostique porte la trace d’une plainte féminine. Dans la Pistis Sophia , attribué au gnostique Valentin, Marie de Magdala se plaint au Christ que Pierre est un misogyne : « Il hait notre sexe[21] ».

L’appréciation de la valeur, positive ou négative, attribuée par les gnostiques à la féminité est particulièrement délicate et nous ne donnerons ici que quelques éléments d’analyse qui renvoient, nous semble-t-il, aux problématiques concernant l’androgynie, le transsexualisme et les pratiques transgenre.

Plusieurs textes semblent indiquer que le processus d’ascension vers la lumière suppose la transformation du féminin en masculin. Dans l’utime logion (ou « dit ») de L’Évangile selon Thomas, Jésus réplique à Simon Pierre qui vient de réclamer l’exclusion de Marie, « indigne de la vie » puisque femme : « Voici que je l’attirerai afin de la rendre mâle, pour qu’elle devienne aussi un esprit vivant, semblable à vous mâles. Car toute femme qui se fera mâle entrera dans le royaume des cieux[22]. » Dans L’Évangile de Marie, note E. Pagels, c’est la Madeleine elle-même qui invite les disciples du Seigneur à louer sa grandeur « car il nous a préparées, et a fait de nous des hommes[23] ». Cependant, L’Exégèse de l’âme contient un passage qui paraît indiquer un processus inverse. Le texte décrit les tourments et la rédemption de l’âme qui, après sa chute d’auprès du Père, a été entraînée dans la prostitution par des amants trompeurs : « Le Père lui fera miséricorde : il détournera sa matrice des réalités extérieures et de nouveau la tournera à l’intérieur ; l’âme recouvrera sa disposition propre. Car il n’en va pas [de l’âme] comme des femmes : les matrices corporelles en effet sont à l’intérieur du corps comme les autres entrailles tandis que la matrice de l’âme est tournée vers l’extérieur, tout comme les organes virils sont à l’extérieur. Si donc la matrice de l’âme se tourne, par la volonté du Père, vers l’intérieur, elle est baptisée et aussitôt purifiée de la souillure extérieure qui a été imprimée sur elle[24] […]. » Le masculin, tourné vers l’extérieur, doit être retourné comme un gant, sur un modèle — une matrice — de nature féminine. Dans un poème gnostique du corpus de Nag Hammadi, Le Tonnerre, Esprit de Perfection, s’exprime une puissance féminine : « Je suis celle qu’on honore et celle qu’on méprise. Je suis la prostituée et la sainte. Je suis l’épouse et la vierge. Je suis (la mère) et la fille… Je suis celle dont les noces sont grandioses, encore que je n’ai point de mari… Je suis le savoir et l’ignorance… Je suis sans vergogne et j’ai honte. Je suis la force et je suis la crainte… Je suis insensée, et je suis sage… Je suis sans dieu, et je suis celle dont le Dieu est grand[25]. »

On notera que la honte est assimilée à l’ignorance dans le logion 37 de L’Évangile selon Thomas : « Jésus dit : lorsque vous vous départez de votre pruderie et prenez vos vêtements, les déposez à vos pieds comme les tout petits enfants, les piétinez, alors vous verrez le Fils […] » (Suarez, p. 37), et dans les Actes de Thomas, où l’épousée qui vient de recevoir les enseignements de Jésus s’écrie : « Désormais je ne me voilerai plus, parce que le miroir de la honte a été ôté de moi ; et dès lors je ne suis plus honteuse ni effrayée parce que l’acte de la honte et de la confusion est parti loin de moi[26] ! »

Sans chercher à toute force la résolution synthétique du dilemme de la prééminence d’un genre sur l’autre, il nous faut insister sur l’importance dans les textes gnostiques du thème de l’androgynie. Dans sa notice sur les Naassènes (de naas, serpent), Hippolyte de Rome signale que l’Adam qu’ils honorent comme origine de l’univers est « un homme et un fils d’homme. Cet homme est androgyne ». Les mêmes Naassènes commentaient ainsi le mythe grec de Cybèle, né(e) à la fois mâle et femelle, castrée par les dieux, et dont le jeune amant Attis a été ou se serait castré lui-même : « La mère des dieux [Cybèle] a-t-elle mutilé Attis, bien qu’elle l’eut pour amant : c’est que, là-haut, la bienheureuse nature des être supérieurs au monde et éternels veut faire monter vers elle la vertu masculine de l’âme. Car, dit [le Naassène], l’homme est androgyne. C’est pour ces raisons que ce qu’on appelle le commerce de la femme avec l’homme est, dans la doctrine une abomination et une souillure. Car, dit-il, Attis a été mutilé, c’est-à-dire séparé des parties matérielles et inférieures de la création, pour passer à l’existence éternelle là-haut, où, dit-il, il n’y a ni femelle ni mâle, mais une nouvelle créature, un homme nouveau, qui est androgyne[27]. » On aura remarqué la qualification des organes mâles comme « parties matérielles et inférieures de la création ».

Selon Clément d’Alexandrie, on trouve dans L’Évangile des Égyptiens, que les Naassènes connaissaient, un passage évoquant un dialogue entre Salomé et le Seigneur. Comme elle lui demande quand sera connu la réponse à ses questions, le Seigneur répond : « Lorsque les deux seront un et que le mâle avec la femelle [ne seront] ni mâle ni femelle[28]. » Dans l’un des textes de Nag Hammadi La Pensée primordiale à trois formes (Protennoia Trimorphique), le personnage éponyme s’exprime ainsi : « Je suis androgyne. [Je suis à la fois Mère et] Père, car [je copule] avec moi-même… [et avec ceux qui] m’[aiment]… Je suis le Sein maternel qui donne forme au Tout[29]. »

 

Un « communisme érotique » ?

D’après Hippolyte, qui cite l’Apophasis (déclaration ou révélation), ouvrage qu’il attribue au gnostique Simon, les disciples de ce dernier professent que « toute terre est terre, et peu importe où l’on sème, pourvu qu’on sème. » Ils approuvent la promiscuité érotique « déclarant que c’est là l’amour parfait, le saint des Saints et l’accomplissement de la parole “Sanctifiez-vous les uns les autres[30]”. » La justification du caractère interchangeable des partenaires dans un coït ayant pour finalité la procréation est loin de faire l’unanimité des gnostiques licencieux. Nous disposons d’une documentation précise sur les Barbéliotes (adorateurs d’une déesse-mère nommée Barbélo) par un transfuge de la secte, Épiphane, qui y passa assez de temps pour assimiler ses rites et les textes qui y circulaient, avant de la quitter et d’en faire excommunier quatre-vingt adeptes qui, information sur l’interpénétration des doctrines et des groupes religieux, étaient chrétiens.

Les Barbéliotes « mettent leurs femmes en commun […]. Lorsqu’ils ont bien banqueté et se sont, si je puis dire, rempli les veines d’un surplus de puissance, ils passent à la débauche. L’homme quitte sa place à côté de sa femme en disant à celle-ci : “Lève-toi et accomplis l’agapê [l’amour] avec le frère”. […] Une fois qu’ils se sont ainsi unis, comme si le crime de leur prostitution ne suffisait pas, ils élèvent vers le ciel leur propre ignominie : l’homme et la femme recueillent dans leurs propres mains l’émission de l’homme, s’avancent les yeux au ciel et leur ignominie dans les mains et prient à la manière des Stratiotiques et des Gnostiques ; ils offrent au Père, à la Nature du Tout, ce qu’ils ont dans les mains en disant : “Nous t’offrons ce don, le corps du Christ”. Puis ils le mangent et communient à leur propre ignominie, en disant : “Voici le corps du Christ, voici la Pâque pour laquelle nos corps souffrent et sont contraints de confesser la passion du Christ”. Ils font de même avec les menstrues de la femme. Ils recueillent le sang de son impureté et y communient de la même manière. Et ils disent : “Voici le sang du Christ”. […] Bien qu’ils pratiquent un commerce promiscuitaire, ils enseignent que l’on ne doit pas procréer d’enfants. […] Lorsque l’un d’entre eux, par surprise, a laissé la semence pénétrer trop avant et que la femme est enceinte […], ils extirpent l’embryon dès qu’ils peuvent le saisir avec les doigts, ils prennent cet avorton et le pilent dans une sorte de mortier, y mélangeant du miel, du poivre et différents condiments, ainsi que des huiles parfumées, pour conjurer le dégoût, puis ils se réunissent […] et chacun communie de ses doigts à cette pâtée d’avorton. […] Lorsque dans leurs réunions, ils entrent en extase, ils barbouillent leurs mains avec la honte de leur émission séminale, ils l’étendent et, avec les mains ainsi souillées et le corps entièrement nu, ils prient afin d’obtenir, par cette action, libre accès auprès de Dieu[31]. »

S’il juge leur conduite érotique et anticonceptionnelle « grossière et répugnante », Leisegang n’en écrit pas moins pertinemment des Barbéliotes que « leur communisme sexuel [exige] que tous soient aimés par tous afin de sauver le logos spermatikos [la raison séminale du monde]. Aucune femme, aucun enfant ne doivent être désirés pour eux-mêmes et personne ne doit mépriser un autre, car l’Agapé [l’amour] et le salut du sperma importent au Tout[32]. » C’est à la fois la dimension exceptionnelle de ce communisme, si l’on retient le terme, peut-être devrions-nous dire plus prudemment de cette mise en commun des femmes, et son cadre : il semble bien exclure l’inclination, le « choix » du partenaire, la passion de forme romantique, mais il n’exclut personne de l’exercice commun de l’érotisme. Il n’apparaît pas, comme c’est le cas dans nombre de sectes licencieuses, anciennes et modernes, qu’un chef s’attribue ici un privilège érotique aux dépens des affilié(e)s, dissimulant son pouvoir derrière des pratiques communautaires. Il n’existe pas de hiérarchie entre les individus (s’il en existe peut-être une entre les genres) et personne ne peut être ni méprisé ni considéré uniquement dans son rôle de reproducteur du groupe.

On peut discerner un écho contemporain, certes très atténué et presque entièrement symbolique, des célébrations Barbéliotes dans un genre de manifestation politique satirique : la parodie de prière et le cantique distribués sous forme de tract puis mis en scène par un collectif Laissez les jouir, lors d’une manifestation anti-intégriste, à Paris, au début des années 2000.

« Ceci est mon gode, c’est un jouet sexuel. Il est un des nombreux apôtres de Sainte jouissance. Il faut l’utiliser avec un préservatif car on peut l’utiliser avec de multiples partenaires, femmes et hommes, devant et derrière, notamment lors de PARTOUZE [sic pour les capitales et le singulier].

Connaissez-vous le clitoris ? C’est un autre apôtre de Saint orgasme, petit organe fait de chair et de sang, qui peut, lorsqu’il est ingénieusement stimulé, avec le doigt, la langue, les seins, produire un intense plaisir, qui amène le paradis sur terre.

Et l’anus ? Nos dignes ancêtres de Sodome et Gomorrhe nous ont enseigné la voie anale, sainte Sodomie priez pour nous. »

« Cantique : Priez pour nos spermatozoïdes récoltés par le latex, priez pour nos ovules qui grâce à la pilule ne seront jamais fécondés. Laissez les jouir, laissez les jouir, laissez les jouir. »

 

Dans l’Église : masochisme, anorexie et sainteté

Contrairement aux pratiques de l’ascèse gnostique qui ne sont ni agressives ni mutilantes (sauf pour les fœtus), on retrouve dans celles qu’alimente le mysticisme chrétien la préfiguration des techniques « modernes » de scarifications et de brûlures, ainsi qu’une tentation anorexique parfois doublée de mortification (ingestion de nourritures dégoûtantes).

Au XVIIe siècle, des religieuses se gravent sur la peau le nom de Jésus : ainsi Mme de Chantal, dont Maupas du Tour écrit qu’elle « eut bien le courage et la générosité de prendre un fer tout rouge de feu, duquel se servant comme d’un burin, elle-même, se grava le saint et sacré Nom de Jésus sur sa poitrine[33] ». Telle visitandine « imprime “le sacré Nom sur son cœur” par le fer et le feu, et fait “découler sur ses bras de la cire d’Espagne toute brûlante” ». Une autre « grave “sur son cœur avec le fer le Saint et Sacré Nom de Jésus, en lettres capitales de la longueur d’un demi-doigt (comme nous l’avons vu après sa mort[34])” ». Le dolorisme religieux peut se faire ostentatoire et quitter le secret de la clôture, et ce sont des cortèges de milliers de « flagellants », hommes, jeunes gens et garçonnets (les religieuses se fouettent en privé). L’Église catholique adopte une attitude ambiguë, tolérante, remontrante ou répressive selon qu’elle craint d’être déconsidéré par des excès ou concurrencée par des mouvements sociaux et religieux incontrôlables[35]. Rappelons que les groupes gnostiques originaux, antérieurs au christianisme avec lequel ils entreront en lutte, n’ont jamais adopté le culte du martyre. La plupart des gnostiques récusent en effet le récit de la mort du Christ en croix. Il n’y a donc pas lieu de suivre son exemple en faisant le sacrifice de sa propre vie. Quant à la douleur que recherchent les mystiques, elle est superfétatoire pour les gnostiques, précisément parce qu’ils considèrent que l’enveloppe corporelle est en quelque sorte déjà une punition en elle-même et non en raison des péchés auxquels elle expose.

Rudolph M. Bell a étudié les pratiques anorexiques et d’automutilation des mystiques catholiques dont il dresse un impressionnant catalogue. Catherine de Sienne se flagelle avec une chaîne de fer quotidiennement, « une fois pour ses péchés, une autre pour les vivants et une autre pour les morts. [Un fois pour le Père, une fois pour le fils, une fois pour le Saint-Esprit ?] Elle finit par être trop faible pour poursuivre ces châtiments qui duraient à chaque fois entre une heure et une heure et demie, jusqu’à ce que le sang coule de ses épaules jusqu’à ses pieds[36]. » Véronique Giuliani, sur ordre de son confesseur, nettoie les murs de la cellule où elle est enfermée avec la langue, avalant toiles et araignées. Elle s’est constitué un arsenal : des dizaines de chaînes différentes, un joug de bois, « et la grosse pierre sous laquelle elle avait écrasé sa langue ». Angèle de Folino confesse avoir désiré se promener nue dans les rues, arborant autour du cou des poissons morts et des pièces de viandes en putréfaction. De dix à vingt-deux ans, Benveneta Bojani porte un cilice : « Elle se ceignit le thorax d’une chaîne en fer et elle noua étroitement une corde autour de ses hanches. Pendant deux ans, à mesure que son corps se développait, la corde s’incrusta dans sa chair. […] Si elle se sentait emportée par le sommeil, elle se baignait les yeux avec du vinaigre [qui, dans le récit biblique, imprègne l’éponge que le légionnaire romain tend, par dérision, au Christ crucifié qui réclame à boire]. Trois fois par jour, elle se fouettait le dos[37]. » Francesca de ‘Ponziani, mariée de force par son père à treize ans, est atteinte de paralysie après la nuit de noces. Dès l’année suivante, elle porte un cilice sous sa robe, et serre autour de ses hanches une ceinture en fer et une autre avec des pointes de métal qui pénètrent sa chair. À titre de mortification préalable au coït conjugal, elle s’écorche la vulve avec de la cire ou du saindoux brûlant. Son mari déclara n’avoir jamais remarqué des pratiques mystiques dont il ne voulait pas tenir compte. Pas question de reconnaître la présence au logis d’une sainte qui escamoterait l’épouse consentante.

Eustoche de Messine s’expose nue au soleil sicilien des journées entières, au point que sa peau noircit et se craquelle. Son comportement, aujourd’hui presque banal, ne peut être à l’époque que celui d’une folle ou d’une sainte. Comme tant de ses pareilles, elle porte deux cilices, dont l’un est fait de ronces. Colomba da Rieti se nourrit de légumes avariés. Elle porte un cilice et une ceinture de fer. Comme elle est victime d’une tentative de viol, ses agresseurs sont épouvantés par ses prothèses et les traces de flagellations qui marquent sa chair. Tandis que les deux plus jeunes s’enfuient, le troisième tombe à genoux et l’implore d’intercéder par ses prières pour son épouse défunte et sa fille dans les ordres. La quincaillerie masochiste, dévoilée par force, signale la sainte où les rôdeurs espéraient une fille quelconque, c’est-à-dire une putain.

Engagées, estime Bell, dans « une lutte intense pour acquérir leur autonomie, s’affranchir du monde masculin qui les entourait et, finalement, de leur propre corps », les saintes dominicaines meurent plus souvent (de faim) que leurs homologues franciscaines, qui trouvent dans la figure de Marie un modèle féminin et un réconfort[38]. Lire la suite