Ce rapport, rédigé par Keegan Elmer et Geoffrey Crothall est publié par le China Labour Bulletin, association basée à Hong Kong, qui diffuse des informations sur les luttes des travailleurs/euses en Chine.
Maoïsme
«Communisation» (suite) Une lettre d’André Dréan
J’ai reçu d’André Dréan le texte/lettre suivant, qui répond aux critiques de Lola (celle de 2012 et l’ajout acerbe d’aujourd’hui). André m’ayant laissé libre de l’usage que je pourrais vouloir en faire, j’ai décidé de le publier (j’ai simplement omis les formules amicales conclusives). [Et, sans le vouloir! la fin de l’avant-dernière phrase, que je rétablis, avec mes excuses…]
Lola ayant de son côté évoqué la perspective d’une réponse actuelle et probablement collective au texte d’André publié ici-même (« Les voies de la communisation ne sont pas impénétrables », je me suis engagé à le publier.
Si ce blogue a vocation à accueillir (aussi) des textes qui ne sont pas de moi, et avec lesquels je ne suis pas nécessairement d’accord, sur des sujets théoriques variés — il y en aura donc d’autres sur la critique du marxisme, de l’anarchisme, et de la « communisation » — je n’envisage pas d’héberger indéfiniment les échanges entre deux personnes.
C’est le moment de signaler que vient de se créer opportunément un forum d’échanges sur la communisation.
JE CHANTE LE CORPS CRITIQUE. Chap. 1 Production et reproduction : corps de classe, corps de genre
On trouvera ci-dessous le premier chapitre de mon livre Je chante le corps critique, publié chez H & O.
J’ai mis en ligne l’intégralité de ce livre avant même d’avoir trouvé un éditeur ; je l’ai laissé en ligne par la suite. Je récidive ici. Cependant, je ne saurais trop conseiller à celles et ceux qui s’intéressent à son contenu de se soucier aussi de son support papier, et d’en acheter un exemplaire. Non pas tant pour soutenir matériellement l’auteur (je n’y gagnerai pas un centime) mais pour convaincre l’éditeur (celui-ci et d’autres) que prendre en charge un ouvrage de cette sorte a encore un sens. Je ne choquerai ici que les ignorants du travail intellectuel : je n’aurais jamais fourni un tel effort pour simplement alimenter la colonne de mon blog. La lecture n’est pas une activité « neutre », et encore moins « privée »… pas de responsabilité politique en tout cas.
- Salariat et hygiénisme
Paris, le 23 mars 1979, avenue de l’Opéra. Les affrontements avec la police sont violents ; les militants autonomes ont réussi à faire cause commune avec des sidérurgistes, notamment de la CFDT de Longwy. Tous les sympathisants révolutionnaires qui n’ont pas été préventivement raflés le matin sont présents. Les bureaucrates de la CGT peinent à repêcher leurs militants au milieu des bagarres, pour les amener vers les cars. L’air est irrespirable, saturé de gaz lacrymogène. Je me trouve dans un groupe hétéroclite qui reflue. Un militant CGT crie son indignation. Nous sommes pareillement équipés — casque et gants — mais c’est sa tenue de travail, tandis que je corresponds au portrait-robot du « casseur ». À la fin des années 70, les affrontements physiques sont encore courants entre cégétistes d’un côté, anarchistes, gauchistes ou autonomes de l’autre.
Que gueule-t-il ?
« On devrait pas r’culer. On a qu’à résister ! »
Et comme je lui fais observer que nous avons les mains vides, contre les fusils lance-grenades et les matraques, il ajoute, campé sur ses jambes, en écartant les bras du corps : « Rien qu’avec not’ force ! »
Paris, le 10 juin 2003, place de la Concorde. La police occupe le pont et interdit l’accès à l’Assemblée. Après quelques échauffourées, le service d’ordre CGT qui protégeait les barrières métalliques s’est retiré. À part les CRS, personne n’est casqué ni armé. Quelques rares bouteilles vides volent vers le barrage. Le grenadage commence. À chaque fois que le nuage s’étend sur la place, la foule se retire en désordre. On voit beaucoup de jeunes femmes, probablement des enseignantes en grève et des intermittentes du spectacle. Lorsque le nuage se disperse, les manifestant(e)s, très mobiles, reviennent obstinément narguer les gardiens du pont. Après plusieurs aller et retour, je remarque un groupe d’hommes, presque seuls à ne pas se joindre au ballet général. Ils portent des gilets fluorescents. Il faudra que les tirs les visent délibérément pour qu’ils consentent à s’écarter de quelques mètres, encore est-ce d’un pas presque nonchalant. Ils me disent être employés au chauffage urbain.
Deux exemples, à vingt ans d’intervalle, d’une différence persistante d’attitude corporelle dans les manifestations de rue, surtout lorsqu’elles tournent à l’émeute. Le plus souvent, les militants des groupes révolutionnaires, les manifestants isolés, et après 1990, les jeunes de banlieue, pratiquent une hypermobilité, plus ou moins délibérée, plus ou moins efficace, tandis que l’ouvrier, lui, fait front. C’est peut-être une erreur stratégique dans telle situation précise, mais c’est ainsi qu’il se tient. La jeune prof, l’employé de bureau au chômage ou l’étudiant ne sont pas moins courageux. Peut-être sont-ils en meilleure forme physique. Mais ils n’ont pas acquis le même mode d’emploi de leur corps et de sa force. On dira que c’est dans l’affrontement physique, et plus particulièrement dans le combat de rue, que le corps de classe se manifeste avec le plus d’évidence.
[1] Le 15 novembre 2000, quatre ouvriers de la Compagnie parisienne de chauffage urbain mourraient dans un accident dû à une pression excessive de vapeur, alors qu’ils mettaient une canalisation en service, boulevard Ney, près de la porte de Clignancourt. Dix autres étaient blessés, dont deux grièvement. Vaporisés, les corps de ces ouvriers morts d’un accident du travail sur ou plutôt sous la voie publique, ont laissé moins de trace dans la presse, dans les déclarations des autorités et dans la mémoire des Parisiens que les victimes de l’éruption de Pompéi, dont au moins l’ombre reste portée par quelques murs.
La vue, l’ouïe, le toucher, le goût, l’odorat, l’équilibre, le travail mobilise et dégrade toutes les fonctions du corps. Doigts coupés par les presses, orteils écrasés par les briques chaudes à peine démoulées, poumons brûlés par les vapeurs toxiques, maux d’estomac et troubles du sommeil, arthrose, rhumatismes et varices dans les conserveries, arrachement musculaire au énième pack de bouteilles d’eau minérale déplacé à bout de bras par la caissière du supermarché[2], troubles oculaires et musculo-squelettiques des employé(e)s du tertiaire.
« Gueules noires » des mineurs, maquillées de charbon, dont le noir de fumée (utilisé dans la fabrication des pneus) cernait les yeux des dockers qui le transportaient ; corps jaunis par le tétryl des ouvrières anglaises fabricant des obus pendant la Première guerre mondiale, qui leur valent le surnom de « filles canari[3] » ; mains colorées par la teinture des jeans, mains bleues, dont les ouvrières licenciées par la firme Levi’s ont fait un nom collectif et le titre d’un livre[4]. Elles y racontent les doigts emmaillotés de pansements pour ne pas tacher de sang les pantalons neufs ; les doigts cousus par la machine, deux aiguilles enfoncées dans la chair.
Je repense aux doigts bleus, cousus sur le tissu rêche, devant cette publicité de Levi’s : une jeune femme en jean, assise dans une position étrange, fesses posées, dos rond, la jambe droite relevée, en appui sur le bras droit, le gauche dissimulant sa poitrine nue[5]. Sa bouche est entr’ouverte, son visage penché en avant, ses paupières baissées ; elle ne peut regarder que son sexe, dissimulé à nos regards par la jambe levée. Posture acrobatique et nudité suggèrent l’idée d’un ajustement érotique : la femme observe ce qui la pénètre.
« Le jean ajusté. Rien ne pourra les séparer », confirme le texte qui barre verticalement la page. On ne distingue pas immédiatement le détail qui forme le ressort de la publicité : le jean est cousu sur les reins de la jeune femme. Comme le pantalon baille légèrement, le fil s’étire d’un ou deux centimètres entre la ceinture et la chair.

Autre publicité Levi’s utilisant le même ressort fantasmatique (voir la partie de l’image que j’ai entourée).
Simon Leys est mort (11 août 2014)
D’abord connu en France en 1971 par la publication aux Éditions Champ libre de son livre intitulé Les Habits neufs du président Mao (aujourd’hui disponible au Livre de poche), Pierre Ryckmans, qui avait pris pour nom de plume « Simon Leys », est décédé à Canberra (Australie), à l’âge de 78 ans.
En lien, l’article du site australien annonçant la nouvelle, répercutée par Le Monde à 11 h ce matin, mais absente du site de Libération à 17h 30 [bourde rectifiée à 18h 36, probablement un record !].
DE QUOI DSK EST-IL LE NON-DIT ? «Qu’est-ce que c’est “dégueulasse”?» (2012)
« L’affaire DSK aura révélé une bien triste image de l’Amérique » se navrait avec affectation Pascal Bruckner dans une tribune du Monde (24 août 2011). « Punir la France pour l’Irak, pour Roman Polanski, pour les lois sur le voile et le niqab, mettre au pas cette nation récalcitrante qui s’entête dans ses mœurs dissolues, tel est le sens ultime de l’affaire DSK au moment où l’Amérique mord la poussière et cherche des boucs émissaires à son déclin. » Mieux informé, Bruckner eut pu rédiger un article pertinent sur le puritanisme étasunien, mais aussi sur ses évolutions perceptibles (par exemple la déclaration d’inconstitutionnalité frappant les lois dites « anti-sodomie », lesquelles visaient en réalité tous les actes érotiques « stériles ». Voir Le Siège de l’âme.).
Moins de préjugés nationalistes lui eussent évité d’assurer que « seul un pays malade de sa sexualité [comme les États-Unis] peut imaginer de tels sévices [prisonniers entassés nus à Abou Grahib]. » Comme si les tortures sexuelles et les viols commis pendant la guerre d’Algérie par des parachutistes français sur des prisonnières (« indigènes » ou non) relevaient d’une saine virilité gauloise… Ce que bien sûr Bruckner, qui n’a certainement jamais violé personne, ne pense pas. Mais il oublie de se souvenir au moment adéquat qu’il ne le pense pas. Il est vrai que le « sexe » est de ces sujets qui font fourcher l’esprit, la langue, et la queue (comme disait un diable de mes amis).
La langue qui fourche ment-elle ? Ou bien, au contraire, révèle-t-elle davantage que la langue droite, « soutenue » dit-on. In vino veritas. In cauda venenum. Allez savoir !
Examinons le cas d’un autre spécialiste de l’amour et de la morale, d’ailleurs coauteur jadis avec Bruckner d’un ouvrage sur l’amour[1], Alain Finkielkraut.
Les journalistes n’oublient pas leur ancienne collaboration et Libération a réuni les deux auteurs à Lyon, en novembre 2011. À propos d’amour, bien entendu. Ce fut l’occasion pour Finkielkraut de dire de DSK : « Il aime les parties fines, la débauche. Il est libertin et c’est une manière d’aimer les femmes[2] ».
« Mœurs dissolues » et « parties fines »… ? Dissolues ; signifie dissoutes ; mais dans quoi ? Et fines ? Le contraire de « grossières » ? Fines, comme « fines gueules », « fine champagne ». « Partie fine » : partie de débauche ; pop. partouze. Débaucher : le verbe viendrait du vocabulaire de la menuiserie. Débaucher, c’est d’abord dégrossir, puis fendre du bois.

La «Pin up» flic : une tentative de synthèse.
On a beau fureter dans les dictionnaires, sauter du coq à l’âne, jouer avec les mots, comment lire « une manière d’aimer les femmes » dans des partouzes tarifées, avec des prostituées, et comme clients des flics et des patrons ?
Ou bien s’agit-il d’ « aimer » les femmes, comme on aime les grosses cylindrées, le bœuf bourguignon ou les signes extérieurs de richesse ?
Du fric, des flics, du pouvoir (ne manque qu’un évêque ; les temps changent !). Dans quoi ces mœurs se sont-elles dissoutes, sinon dans les eaux glacées du calcul égoïste. Dans une caricature des mœurs aristocratiques puis bourgeoises de toujours. Même manière d’« aimer les femmes » chez DSK et ses commensaux, chez Berlusconi, et sans doute chez Poutine. Lire la suite
Tarnac, ou de l’utilité douteuse des idiots (2009)
Faisant retour sur l’affaire de Tarnac[1], Laurent Joffrin, qui se qualifie lui-même d’« idiot utile » — selon l’ironique expression de Lénine — reproche à Éric Hazan, éditeur de L’Insurrection qui vient d’avoir avoué une « ruse tactique ». Il aurait reconnu son mépris du droidelhommisme auquel il a pourtant eu recours pour réclamer l’élargissement de Julien Coupat et de ses ami(e)s.
Si Éric Hazan avait procédé exactement comme le prétend Joffrin, il mériterait bien lui aussi l’épithète d’idiot, dont l’utilité serait sujette à caution. Faudrait-il pas être sot, en effet, pour saborder un outil politique supposé avoir prouvé son efficacité, alors que nul ne sait encore si l’affaire de Tarnac se soldera par un non-lieu, un procès, ou de nouvelles mises en examen. On imagine le fâcheux effet d’un tel retournement stratégique lors d’une audience. Pour ne rien dire des innombrables embastillements à venir, à propos desquels les protestations « démocratiques » ne recueilleraient que les sarcasmes des personnalités et journalistes auxquels elles s’adresseraient.
Or, dans le texte que reproduit d’ailleurs Joffrin dans le sien, Hazan exprime un point de vue assez différent :
« Pour retourner contre l’appareil d’État les armes qu’il pointait sur nous, nous avons fait appel dans nos interventions publiques au vieux fonds humaniste-démocratique de la gauche. Dans l’inquiétude où nous étions sur le sort de nos amis emprisonnés, nous avons eu spontanément recours à cet arsenal usé mais rassurant [Je souligne. C.G.], le mieux fait pour réunir des voix, des sympathies, des signatures. »
Davantage que l’aveu d’une stratégie cynique, c’est l’aveu d’une naïveté politique. D’une illusion devrais-je dire, et point dissipée au moment où Hazan écrit son texte, puisqu’il semble toujours penser que le registre démocrate est le plus efficace « pour réunir des voix, des sympathies, des signatures ». Jamais prouvé par rien, cet a priori dispense presque toujours les militants de rédiger leurs appels et pétitions sans recourir aux clichés, politiques et rédactionnels, qui viennent « spontanément » — c’est-à-dire dans une complète détermination culturelle — à leur esprit. Lire la suite
JE BOYCOTTE… (2008)
Boycottage : action visant à isoler matériellement et moralement un individu ou une institution, en dénonçant ou sabotant l’utilisation des marchandises (objets ou idéologies) qu’ils mettent en circulation.
Je boycotte les bureaucrates sanglants de Pékin qui tuent, dans la région autonome du Tibet et en Chine, pour garder la main sur le chrome, le cuivre et l’uranium tibétains, pour contrôler au Tibet le plus grand réservoir d’eau potable de l’Asie, pour éviter que les régions chinoises ne fassent sécession comme celles de l’ex-URSS, et pour maintenir leur pouvoir de classe sur une immense main-d’œuvre louée à bas prix au capitalisme mondial.
Je boycotte les ordures d’État, en France et ailleurs, qui les soutiennent, les excusent ou les ménagent en espérant — les crétins ! — «conquérir un nouveau marché».
Je boycotte un Sarkozy qui ose déclarer que : « Le souhait de la France est que tous les Tibétains se sentent en mesure de vivre pleinement leur identité culturelle et spirituelle au sein de la République populaire de Chine. » Lire la suite
Nos si jolis dissidents (1989)
Publié dans L’Idiot international (n° 11, 19 juillet 1989), cet article a donné lieu à une polémique, centrée sur la compromission avec des organes de presse bourgeois, dont je donne les pièces en annexe.
Il fallait un point d’orgue à la symphonie de mensonge et d’hypocrisie dont la presse française nous a étourdis depuis plus d’un mois au sujet de la Chine : l’arrivée à Paris de deux « dissidents », Yan Jiaqi et Wu’er, tombe fort à propos. Ah les braves gens que ces dissidents-là ! Et comme ils savent donner un cachet d’authenticité au discours démocratique occidental sur les peuples opprimés !
Par parenthèse, il existait bel et bien des opposants chinois en exil à Paris avant juin 1989, mais qu’auraient-ils eu à dire puisque la Chine était réputée en voie de démocratisation accélérée ? Certes, Deng Xiaoping avait réprimé le Printemps de Pékin de 1979 et collé au trou ses animateurs, les Wei Jingsheng et Ren Wanding (à nouveau arrêté le 10 juin dernier). Bien sûr, il organisait de temps à autre des campagnes d’exécution publique de milliers de « droits communs ». Sans doute pouvait-on déplorer des condamnations à 10 ans de prison pour délit d’opinion politique ou religieuse, l’avortement et la stérilisation forcée de milliers de femmes, mais chaque État a ses problèmes, chaque ethnie ses coutumes, et l’on jugeait malséant de mentionner ces choses dans les reportages touristiques idylliques que publiaient nos journaux. « L’ère Deng est celle du miracle chinois » titrait en août 1985 le quotidien socialisant Le Matin.
Le comment-taire
Survint la lame de fond du Printemps 89. Prolongement d’une longue série de manifestations et d’émeutes dont on s’était abstenu d’entretenir le public français (notamment à Shanghai en décembre 1986), elle fut aussitôt présentée comme une surprise absolue.
Comme il suffit à la télévision de diffuser des images muettes ou assorties d’un comment-taire judicieux pour persuader le téléspectateur ahuri qu’il est le témoin privilégié de son époque, on omit prudemment de donner la parole aux manifestants (jamais une banderole ou un tract traduit). Ainsi se trouvaient évités à la fois la délicate question de savoir comment des gens pouvaient réclamer si nombreux ce que l’on affirmait ici qu’ils avaient depuis longtemps, et le risque toujours redoutable qu’ils puissent désirer autre chose que le scrutin proportionnel, sept chaînes de télé et des actions Paribas, soit la formule du bonheur moderne. À titre d’exemple, les contestataires de 1979 réclamaient bien une « démocratie »… Par quoi ils entendaient le programme de la Commune de Paris de 1871, ce qui n’est évidemment pas à mettre dans toutes les cervelles !
Après avoir propagé l’illusion d’une libéralisation inéluctable, liée mécaniquement au progrès du commerce et soutenu par l’ensemble du « monde libre », les médias firent croire aux naïfs émeutiers qu’ils leur suffiraient d’être filmés par la télévision pour être à l’abri des massacres. « Even the American can see you », disait devant la caméra un jeune manifestant à un soldat qui ne pouvait le comprendre !
Ouvriers canailles
En effet, les manifestants furent assassinés sous nos yeux. Parmi eux, beaucoup étaient des ouvriers et des chômeurs. Dans toutes les grandes villes de Chine se sont formés des organisations autonomes de travailleurs, ce qui donne à ce mouvement social d’une ampleur sans précédent depuis 1945 l’allure de ce qu’il faut bien appeler une révolution, bien éloignée du seul « mouvement étudiant » dont les journalistes s’obstinent encore à parler aujourd’hui. Nos dissidents, eux aussi, tiennent la canaille en piètre estime. Yan est un universitaire, ancien conseiller de Zhao Ziyang (ex-secrétaire du PCC), Wu’er est étudiant. Ce dernier estime que « les étudiants sont la force motrice du peuple », et que les ouvriers « n’ont pas une idée très claire de la démocratie ». Qu’en pensent Guo Haifeng, Yang Fuqiang, Guo Yaxiong et des centaines d’autres membres de la Fédération autonome des ouvriers de Pékin ? et Xu Bingli, ouvrier shangaïen de 51 ans, leader de l’Union autonome pour les droits ? et Peng Jing, employé dans une usine pharmaceutique, accusé d’avoir fait partie des « Brave la mort » de Tiananmen ? Tous arrêtés, mort peut-être aujourd’hui, qui n’ont pas risqué leur vie pour qu’un bureaucrate au rancart et un futur cadre posent au gouvernement provisoire dans les locaux du Monde (cf. le numéro du 11 juillet).
« Encore marqués par la brutalité de la répression », écrit le journal, nos dissidents s’empressent de condamner tout recours à la violence, qu’ils assimilent au « terrorisme ». Personne ne songe à leur demander s’ils entendent ainsi désavouer rétrospectivement ceux qui se sont battus à coup de pierres et de cocktails molotov contre les chars, et les exécutés de Shanghai, tous des ouvriers justement !
Peut-être Xu Guoming, Xie Hanwu et Yan Xuerong, coupables d’avoir incendié le train qui venait d’écraser des manifestants étaient-ils de ces « enragés » que Cavanna a dénoncés dans ces colonnes mêmes (L’Idiot, n° 7). Ces enragés qui poussaient les gentils étudiants « à toujours plus osé, toujours plus intolérable. C’étaient des flics, révèle Cavanna, des flics ou des vendus aux flics. » S’il y avait peut-être des « petits cons » place Tiananmen, il se trouve des sinistres crétins partout pour voir dans un jeune prolo révolté un flic ou un arriéré aux idées fumeuses.
Rompant avec les « solidarités » sélectives et pleurnichardes, quarante personnes membres du comité « Pékins de tous les pays unissons-nous ! » ont occupé le 29 juin dernier les services éducatifs de l’ambassade de Chine à Paris. Dans un texte[1], dont je cite la conclusion, elle affirmaient notamment : « Le sang coule aujourd’hui dans la continuité d’une dictature dont sont complices ceux qui feignent de croire que ce qu’ont fait les révoltés pouvait être toléré à Paris mieux qu’en Chine (comment furent traités les étudiants français de 1986 quand ils prétendirent manifester devant l’Assemblée[2] ?). […] Frères de Pékin et d’ailleurs, pourrons-nous vous dire nos rêves ? Au moins avons-nous des ennemis communs : ceux qui ont encensé vos bourreaux, ceux qui leur vendent des armes, ceux qui vous ensevelissent aujourd’hui sous le mensonge et les larmes. »
Je reçus à la mi septembre 1989, d’un groupe ultra-gauche nantais, « Les amis de Varlet* », dont j’avais rencontré l’un des membres, la lettre suivante, ouverte sur une citation puisée dans De la Révolution [3] :
Camarade, nous avons eu la surprise d’apprendre que toi, que nous avions toute raison de croire jusque-là assez critique sur les choses de ce monde, et en particulier sur le journalisme, tu avais choisi d’exprimer longuement ta pensée dans L’Idiot international, cette exécrable publication du bouffon Jean-Hedern Hallier.
Dans le numéro […], tu es présenté, en première page, comme un argument de vente, un article de choix, au même titre que Besson et Nabe, dont l’aisance dans l’abjection est le titre de gloire. Depuis lors, Sollers, Autant-Lara, et quelques autres “paladins de la pensée[4]”, ont été honorés de la même façon.
Croirais-tu que figurer de la sorte dans ce marécage est susceptible de mettre en valeur les idées que tu défends.
Dans l’attente d’une réponse…
* Référence à Jean-François Varlet, révolutionnaire du courant des Enragés pendant la Révolution française. On trouve des textes de lui sur mon blog historien La Révolution et nous.
Ma réponse aux «Amis de Varlet»
Cher(e)s ami(e)s, je ne suis pas certain d’avoir à me réjouir que l’on se soucie comme vous le faites de mon honorabilité théorique — ce genre de correspondance, dont toute l’ultra-gauche raffole, m’emmerde prodigieusement —, mais enfin je suis sensible à l’intérêt qui perce sous votre aimable remontrance.
Pour ce qui concerne l’effet publicitaire de mon nom, laissez-moi rire. Mon nom ne fait rien vendre, pas même mes propres livres et, au risque de vous décevoir peut-être, je le déplore.
Je ne vois guère de rapport entre la citation de moi que vous reproduisez et la question que vous posez. Publier un texte dans un journal ne signifie pas que l’on se fasse des illusions sur le journalisme. À ce propos, ai-je mal compris les propos de Patrick Drevet ou bien vous arrive-t-il d’envoyer des communiqués à la presse locale ?
À mon avis, la seule question qui se pose à chaque fois que l’on utilise un organe de presse que l’on ne contrôle pas est : les tares propres à ce support vont-elles annuler le caractère (supposé) subversif du message. Comme c’est parfaitement invérifiable, je juge au coup par coup et subjectivement.
Je ne suis pas certain d’avoir eu raison de répondre favorablement à la proposition de « carte blanche » faite par un journaliste de L’Idiot. Je n’étais pas mécontent de donner un peu d’écho au texte des « Pékins », de publier là un point de vue qu’aucun autre journal n’ aurait accepté, et d’y répondre au crapuleux Cavanna. Si cette invite m’avait été adressée après que les propos antisémites d’un Autant-Lara se fussent étalés dans cette feuille, j’aurais refusé. Ma réponse favorable eut d’ailleurs une conséquence inattendue. Elle contribua à l’éclatement du groupe « Les Amis de Varlet », fort de onze personnes, lesquelles (sans doute lassées d’agir ensemble) se découvrirent incapables de résoudre la contradiction soulevée par ma remarque sur leurs propres rapports avec la presse locale.
[1] Le texte en question, « Pas de larmes pour Pékin », à la diffusion duquel j’ai participé, comme à l’ocupation de l’ambassade, était intégralement reproduit en regard de mon article.
[2] À ce propos, voir sur ce blog la présentation du texte « Glossaire ».
[3] « Je suis toujours confondu d’entendre une personne, que j’avais toute raison de croire jusque-là assez critique sur les choses de ce monde, avouer sa préférence pour tel speaker ou tel spécialiste de politique étrangère. »
[4] Parmi ces pitoyables paladins : les écrivains Patrick Besson, Marc-Édouard Nabe et Philippe Sollers, et le cinéaste Claude Autant-Lara.
Écoutes
La proposition faite par un journaliste de L’idiot eut une conséquence cocasse que j’avais négligé d’indiquer dans le texte ci-dessus : en contact téléphonique avec la rédaction (même si je n’ai croisé Jean-Hedern Hallier qu’une fois, sans lui parler), j’étais automatiquement intégré par la police aux personnes de sa connaissance, et en tant que tel mis sur écoute.
Je ne dis pas que mon téléphone n’avait jamais été surveillé auparavant ou qu’il ne l’a jamais été depuis, mais cette fois la preuve matérielle en a été apportée. Mon nom figurait sur la liste des personnes « écoutées » publiée par la suite par les journalistes* travaillant sur la cellule gendarmique d’écoutes téléphoniques mise en place à la demande de François Mitterrand. Celui-ci se méfiait d’Hallier, qui menaçait de révéler l’existence de sa fille Mazarine…
* Voir Pontaut, Jean-Marie & Dupuis, Jérôme, Les Oreilles du Président, Fayard, 1996.
L’article (moins la précision sur les écoutes) a été republié dans
À propos de l’auteur de “Tentative de bilan du Comité de lutte Renault”
e reproduis à part la note concernant Nicolas Boulte, auteur de la Tentative de bilan du Comité de lutte Renault, cité dans Le Militantisme, stade suprême de l’aliénation (republié sur ce blog).
D’abord catho de gauche, comme beaucoup de militants maoïstes, Nicolas Boulte adopte un pseudo biblique : Baruch Zorobabel. Baruch, accessoirement le prénom de Spinoza, est un scribe proche de Jérémie, qui lui dicte ses prophéties. Zorobabel est le prince de Juda qui ramène les Juifs de Babylone à Jérusalem et entreprend la reconstruction du Temple avec Josué. Ces références ne lui vaudront aucune mansuétude de la part du petit chef de la Gauche prolétarienne (GP, groupe d’inspiration maoïste) Benny Lévy (décédé en octobre 2003), qui, à rebours de Boulte, a pris un pseudo catholique : Pierre Victor.
Leader de l’association des étudiants de l’Institut catholique, Boulte est, en 1965, président de la Jeunesse universitaire chrétienne (JUC), scission de la JEC (Jeunesse étudiante chrétienne). Il sera, en 1968, secrétaire du Comité Vietnam national. Il collabore au Nouvel Observateur.
Établi chez Renault en tant que militant de la GP, il est licencié après l’assassinat de Pierre Overney par un vigile de l’usine, le 25 février 1972.
Déjà critique à l’égard de la GP, il fait part, en interne, de ses virulentes critiques à l’égard des dirigeants, qu’il accuse surtout d’avoir adopté une stratégie de la tension, faute de pouvoir élaborer une véritable stratégie politique.
« Il est convoqué devant une sort de tribunal où, une nuit entière, on cherche à lui extorquer une autocritique. Il n’a pas le droit de prendre des notes pour répondre à se accusateurs. Insultes et injures pleuvent. Il résiste. On le menace, s’il rend public son bilan de le “barraminer, c’est-à-dire de le ramener dans le droit chemin manu militari [1]. »
Boulte ne cède pas et rédige, d’abord comme document interne, sa Tentative de bilan. Selon Rémi Hess — alors militant du groupe Vive la révolution —, Boulte est « tabassé dans une cave par un commando mao[2] ». Il tente de se suicider ; il est découvert à temps et réanimé. Il se tuera pour de bon trois ans plus tard, en mai 1975, après avoir envoyé au Monde sa notice nécrologique :
« On nous prie d’annoncer que Nicolas Boulte s’est donné la mort volontairement, lucidement. “À ce dont l’esprit se contente, on mesure l’étendue de sa perte” (Hegel). »
[1] Hamon Hervé, Rotman Patrick, Génération. 2. Les Années de poudre, Seuil, 1988, p. 421. «Barramine», frapper à l’aide d’une barre de fer, dite barre à mine.
[2] Hess Rémi, « Le Maoïsme, l’analyse et les analyseurs », L’Homme et la société, n° 29-30, juillet-décembre 1973, pp. 35-44.
Le Maoïsme à travers le petit livre rouge, par Ngô Van
Né en 1913, Ngô Van Xuyet est mort à Paris en janvier 2005. Ses obsèques ont eu lieu le mercredi 5 janvier 2005 au cimetière parisien d’Ivry.
Mon livre Je chante le corps critique lui est fraternellement dédié.
L’Insomniaque, a publié de lui, en l’an 2000, Au pays de la Cloche fêlée. Tribulations d’un cochinchinois à l’époque coloniale, puis Au pays d’Héloïse, avec une cinquantaine d’illustrations dont une vingtaine d’œuvres de Van lui-même :
« Il s’agit d’un volet inachevé des souvenirs de Van , augmenté de textes pour la plupart inédits ; notamment ses impressions sur Mai 68 ou sur l’influence de Jean-Jacques Rousseau dans le combat anticolonialiste en Indochine. »
Le texte ci-dessous reproduit de Ngô Van a été d’abord publié dans la revue Informations et Correspondances ouvrières (ICO) n° 112-113, décembre 1971-janvier 1972.
Il est repris ici du site Chat qui pêche sur lequel on peut lire de nombreux autres articles de Van.
Voir en bas du texte une présentation en anglais.
Par ces notes, nous avons l’intention de contribuer à la démystification parmi nous de ce nouvel « isme » qui se manifeste bruyamment depuis mai 1968, et essayer de faire connaître ce monde si lointain qui participe à l’universalité du système d’oppression et d’exploitation inauguré un demi-siècle plus tôt en Russie sous le drapeau du marxisme-léninisme.
L’attrait exercé par le maoïsme sur les esprits dans les régions à économie essentiellement agricole où les paysans pauvres constituent la majorité des exploités, et sur une fraction agissante de la jeunesse des pays fortement industrialisés, nous semble provenir de deux faits principaux. Issue victorieuse d’une guerre de paysans menée par Mao contre la bourgeoisie et ses seigneurs de guerre puissamment appuyés par les impérialismes ; attitude antiaméricaine du régime de Mao.
Pour les paysans pauvres embrigadés sous la bannière des partis nationalistes, la victoire de Mao semble ouvrir à leurs propres luttes une perspective de succès qui fait naître un espoir comparable à celui qui agita le monde ouvrier au lendemain de la prise du pouvoir par les bolcheviks en 1917. Pour la jeunesse occidentale animée d’un esprit de révolte contre l’écrasement des faibles par les forts, et prisonnière d’un monde capitaliste en crise permanente et sans mouvement ouvrier révolutionnaire. « Mao c’est le chemin, le long chemin de la victoire. » (La Cause du Peuple, 1er août 1971).
Qu’en est-il dans les faits ? Après vingt ans de régime maoïste, le capitalisme d’État chinois, évolue vers l’impérialisme et tend à disputer des zones d’influence aux autres impérialistes. « Mais la Chine est une grande puissance pas comme les autres », nous disent les maos. Bien sûr, si les troupes chinoises ont occupé le Tibet, ce fut pour « libérer les Tibétains du féodalisme ». Et « l’internationalisme d’un type nouveau » (La Cause du Peuple dixit) de la Chine de Mao consiste à défendre les droits des Bengalis du Pakistan oriental à se faire massacrer par les armées de Karachi auxquelles elle apporta aide et soutien au nom de l’intégrité territoriale du Pakistan; en contrepartie, Mao trouve en le général Yahya un allié militaire contre l’Inde. La république populaire ne cède point le pas aux autres puissances dans la pénétration en Afrique. Avec le fruit de travail des ouvriers et paysans chinois, les bureaucrates de Pékin contribuent à consolider le pouvoir et les bases d’exploitation des bourgeoisies africaines en vue d’avoir leur alliance. Au « socialiste » Sékou Touré, n’ont-ils pas offert dix millions de dollars à titre d’aide contre la subversion au moment de « l’invasion portugaise » ?
Récemment, après la dispute sanglante pour le pouvoir entre colonels et généraux à Khartoum, où communistes et syndicalistes furent pendus par les vainqueurs, à peine les Russes étaient-ils évincés du Soudan, que les émissaires de Mao vinrent proposer les services de la Chine. Les maos locaux nous expliqueront que c’est pour la cause du peuple soudanais !
Nous ne perdons pas de vue la fourniture d’armes et de vivres de la Chine aux Vietnamiens, Laotiens, Cambodgiens, Philippins, Birmans… contre l’impérialisme américain : aux naxalites du Bengale contre le pouvoir de New Delhi… On nous dit que c’est pour la cause de ces peuples, pour leur « indépendance nationale ». Mais nous ne perdons pas non plus de vue que Mao est le disciple spirituel de Staline. On se souvient que Staline porta un toast à Hitler pour le partage de la Pologne, on l’a vu annexer l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie qui appartenaient autrefois aux tsars et réduire les pays d’Europe centrale en satellites du nouvel empire russe. Mao saura bien, sur les pas de son maître, utiliser tous les mouvements dits de libération au profit des manœuvres diplomatiques de la puissance chinoise. En 1936, Mao confia à Edgar Snow (Étoile rouge de la Chine) qu’il était pour l’indépendance de Formose contre l’impérialisme japonais. Maintenant Pékin parle de Formose comme d’une province de la Chine, d’un « territoire sacré » de la grande Chine, et Mme Sie Xue-hong, une communiste formosane clandestine, réfugiée à Pékin, n’a-t-elle pas été déportée au Turkestan oriental (Sinkiang) pour avoir osé rappeler à Mao le droit des Formosans de disposer d’eux-mêmes ? Ce seront bien les paysans pauvres de tous les maquis du monde qui paieront de leur peau la politique de puissance de la Chine maoïste. Ils sont dupés d’une part par les « libérateurs », leurs nouveaux maîtres et futurs exploiteurs, d’autre part par le sauveur suprême de la Chine.
– Quels renseignements tirons-nous des « Citations du Président Mao Tsé-toung » ?
C’est sous ce titre qu’est rassemblé dans le petit livre rouge un ensemble d’extraits des écrits de Mao entre 1926 et 1964, qui furent édités à Pékin en 1966 par le « Commissariat politique général de l’armée de libération » (l’édition française ne porte pas cette mention). Ils sont présentés par Lin Piao, chef actuel de l’armée, qui exhorte « les masses des ouvriers, paysans, soldats, cadres révolutionnaires et intellectuels… à étudier les œuvres du président Mao, suivre ses enseignements et agir selon ses directives » dont l’essentiel se concentre dans ce catéchisme : « Est juste ce qui réussit, est faux ce qui échoue ».
La bureaucratie militaire qui préparait le vaste règlement de compte que fut la « révolution culturelle », d’autre part soupape de sûreté de la fermentation libertaire contre un parti bureaucratique écrasant, publiait cet opuscule à des millions d’exemplaires et répandait aussi les paroles d’un « chef militaire » (p. 102), d’un « maître qui instruit » (p. 301) et qui a réussi, donc qui est justifié par l’histoire : « En général, est juste ce qui réussit, est faux ce qui échoue » (p. 229).
Maoïsme et traditions confucianistes
La bureaucratie du capitalisme d’État, militaire et maoïste, fait de ce petit livre rouge la base morale et politique nécessaire à son autorité, tout comme les fonctionnaires-lettrés de l’ancienne bureaucratie impériale trouvaient leur appui dans les textes canoniques confucéens. Le confucianisme, expression de l’idéal moral et politique féodal de la Chine antique, fut plus d’une fois révisé par la bureaucratie impériale pour être adapté aux formes politiques du pouvoir, mais ses préceptes de base – respect du pouvoir de l’empereur et de ses mandarins, respect de la hiérarchie sociale et familiale, et soumission volontaire de l’inférieur au supérieur, chacun accomplissant les devoirs de sont état (le prince doit se conduire en prince, le sujet en sujet, le père en père, le fils en fils) – ont toujours été utilisés par les gouvernements et le demeurent encore en République populaire, d’après le catéchisme rouge actuel : « soumission de l’individu à l’organisation ; soumission de la minorité à la majorité (ce qui se traduit par la soumission de huit cents millions de paysans et d’ouvriers à une dizaine de millions de cadres maoïstes) ; soumission de l’échelon inférieur à l’échelon supérieur ; soumission de l’ensemble du parti au comité central » (p. 281). Le culte du chef génial couronne tout cet édifice « populaire ».
Remarquons qu’à côté du confucianisme, on trouve invoqué dans le petit livre rouge l’autorité d’autres sages, Lao-tseu et Souen-tseu, de l’antiquité chinoise. On y trouve également des adages millénaires exprimant la morale idéale d’une société agraire, de sorte que dans ces textes émaillés des lieux communs du matérialisme historique et de la dialectique matérialiste, Marx-Engels-Lénine-Staline, se trouvent amalgamés à l’antique pensée chinoise. Avant son accès au pouvoir, Mao s’inspirait de l’École des Lois d’avant J.-C. – art de gouverner par les lois, les punitions et les récompenses, opposé à l’art de gouverner par la morale et les rites, professé par les confucianistes – dans la rédaction du programme du parti (11-6-1945), chapitre X, art. 63 : « Les membres du parti… qui se distinguent dans l’exécution du programme du parti ainsi que de la politique et des décisions du CC et des organes supérieurs… seront récompensés ».
En s’appuyant sur la pensée antique pour la cause d’un nouveau régime d’exploitation, Mao n’a fait que suivre les traces des anciens mandarins (qui, comme lui, croyaient souvent œuvre pour un monde meilleur). Exactement comme lorsqu’il affirme que « en fin de compte, le régime socialiste se substituera au régime capitaliste, c’est une loi objective, indépendante de la volonté humaine » (p. 27); les mandarins croyaient eux aussi que le régime de leur époque – le régime impérial – était octroyé par le Ciel (t’ien-ming).
Dictature du prolétariat chinois ou dictature sur le prolétariat et les paysans chinois ?
Nous considérons la victoire militaire de Mao comme la victoire d’une guerre de paysans dans la tradition millénaire des guerres de paysans de Chine, qui n’ont contribué jusqu’à présent à d’autre « développement de l’histoire » (p. 11) qu’à la chute des dynasties et la fondation de nouvelles; ce peuple de serfs n’a vu depuis toujours que des changements de maîtres.
Avant Mao, trois chefs de paysans ont réussi : le premier, Lieou Pang, fondateur de la première dynastie des Han en 206 avant J.-C. ; le second, Tchou Wen, fondateur de la dynastie des Leang en 907, et le troisième, Tchou Yuan-tchang, devenu empereur Ming en 1368. Mao, dans la conjoncture historique du déclin des vieux impérialismes, a pu vaincre la bourgeoisie, les seigneurs de guerre appuyés par les puissances, éliminer le compradorisme[1] qu’il appelle capitalisme bureaucratique (p. 16), le régime de la propriété foncière, qu’il nomme féodalisme (p. 16) et la classe des propriétaires fonciers; il déclare que son État est fondé sur la dictature du prolétariat (p. 32) qui se propose de réaliser l’industrialisation de la Chine et de moderniser son agriculture (p. 2) ; que le prolétariat industriel est la force dirigeante de sa révolution (p. 15).
Qu’en est-il dans la réalité ? Cet « État populaire qui protège le peuple » (p. 275) avec sa police, son armée, et ses cadres hiérarchisés à l’image du mandarinat de l’ancienne Chine, est un appareil de coercition et de répression entre les mains de la nouvelle classe exploiteuse[2], la bureaucratie du capitalisme d’État contre les paysans et les ouvriers qui ne constituent encore qu’une infime partie de la population et n’ont d’autre rôle que de produire pour réaliser les plans de l’État. Cet État paternaliste extrait du labeur des ouvriers et de l’immense masse des paysans la richesse nécessaire à l’accumulation capitaliste. Lire la suite