JE CHANTE LE CORPS CRITIQUE. Chap. 1 Production et reproduction : corps de classe, corps de genre

Je chante le corps critique

On trouvera ci-dessous le premier chapitre de mon livre Je chante le corps Capture d’écran 2014-11-09 à 10.52.22critique, publié chez H & O.

J’ai mis en ligne l’intégralité de ce livre avant même d’avoir trouvé un éditeur ; je l’ai laissé en ligne par la suite. Je récidive ici. Cependant, je ne saurais trop conseiller à celles et ceux qui s’intéressent à son contenu de se soucier aussi de son support papier, et d’en acheter un exemplaire. Non pas tant pour soutenir matériellement l’auteur (je n’y gagnerai pas un centime) mais pour convaincre l’éditeur (celui-ci et d’autres) que prendre en charge un ouvrage de cette sorte a encore un sens. Je ne choquerai ici que les ignorants du travail intellectuel : je n’aurais jamais fourni un tel effort pour simplement alimenter la colonne de mon blog. La lecture n’est pas une activité « neutre », et encore moins « privée »… pas de responsabilité politique en tout cas.

 

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  1. Salariat et hygiénisme

Paris, le 23 mars 1979, avenue de l’Opéra. Les affrontements avec la police sont violents ; les militants autonomes ont réussi à faire cause commune avec des sidérurgistes, notamment de la CFDT de Longwy. Tous les sympathisants révolutionnaires qui n’ont pas été préventivement raflés le matin sont présents. Les bureaucrates de la CGT peinent à repêcher leurs militants au milieu des bagarres, pour les amener vers les cars. L’air est irrespirable, saturé de gaz lacrymogène. Je me trouve dans un groupe hétéroclite qui reflue. Un militant CGT crie son indignation. Nous sommes pareillement équipés — casque et gants — mais c’est sa tenue de travail, tandis que je corresponds au portrait-robot du « casseur ». À la fin des années 70, les affrontements physiques sont encore courants entre cégétistes d’un côté, anarchistes, gauchistes ou autonomes de l’autre.

Que gueule-t-il ?

« On devrait pas r’culer. On a qu’à résister ! »

Et comme je lui fais observer que nous avons les mains vides, contre les fusils lance-grenades et les matraques, il ajoute, campé sur ses jambes, en écartant les bras du corps : « Rien qu’avec not’ force ! »

Paris, le 10 juin 2003, place de la Concorde. La police occupe le pont et interdit l’accès à l’Assemblée. Après quelques échauffourées, le service d’ordre CGT qui protégeait les barrières métalliques s’est retiré. À part les CRS, personne n’est casqué ni armé. Quelques rares bouteilles vides volent vers le barrage. Le grenadage commence. À chaque fois que le nuage s’étend sur la place, la foule se retire en désordre. On voit beaucoup de jeunes femmes, probablement des enseignantes en grève et des intermittentes du spectacle. Lorsque le nuage se disperse, les manifestant(e)s, très mobiles, reviennent obstinément narguer les gardiens du pont. Après plusieurs aller et retour, je remarque un groupe d’hommes, presque seuls à ne pas se joindre au ballet général. Ils portent des gilets fluorescents. Il faudra que les tirs les visent délibérément pour qu’ils consentent à s’écarter de quelques mètres, encore est-ce d’un pas presque nonchalant. Ils me disent être employés au chauffage urbain.

Deux exemples, à vingt ans d’intervalle, d’une différence persistante d’attitude corporelle dans les manifestations de rue, surtout lorsqu’elles tournent à l’émeute. Le plus souvent, les militants des groupes révolutionnaires, les manifestants isolés, et après 1990, les jeunes de banlieue, pratiquent une hypermobilité, plus ou moins délibérée, plus ou moins efficace, tandis que l’ouvrier, lui, fait front. C’est peut-être une erreur stratégique dans telle situation précise, mais c’est ainsi qu’il se tient. La jeune prof, l’employé de bureau au chômage ou l’étudiant ne sont pas moins courageux. Peut-être sont-ils en meilleure forme physique. Mais ils n’ont pas acquis le même mode d’emploi de leur corps et de sa force. On dira que c’est dans l’affrontement physique, et plus particulièrement dans le combat de rue, que le corps de classe se manifeste avec le plus d’évidence.

Esperluette

[1] Le 15 novembre 2000, quatre ouvriers de la Compagnie parisienne de chauffage urbain mourraient dans un accident dû à une pression excessive de vapeur, alors qu’ils mettaient une canalisation en service, boulevard Ney, près de la porte de Clignancourt. Dix autres étaient blessés, dont deux grièvement. Vaporisés, les corps de ces ouvriers morts d’un accident du travail sur ou plutôt sous la voie publique, ont laissé moins de trace dans la presse, dans les déclarations des autorités et dans la mémoire des Parisiens que les victimes de l’éruption de Pompéi, dont au moins l’ombre reste portée par quelques murs.

Esperluette

La vue, l’ouïe, le toucher, le goût, l’odorat, l’équilibre, le travail mobilise et dégrade toutes les fonctions du corps. Doigts coupés par les presses, orteils écrasés par les briques chaudes à peine démoulées, poumons brûlés par les vapeurs toxiques, maux d’estomac et troubles du sommeil, arthrose, rhumatismes et varices dans les conserveries, arrachement musculaire au énième pack de bouteilles d’eau minérale déplacé à bout de bras par la caissière du supermarché[2], troubles oculaires et musculo-squelettiques des employé(e)s du tertiaire.

« Gueules noires » des mineurs, maquillées de charbon, dont le noir de fumée (utilisé dans la fabrication des pneus) cernait les yeux des dockers qui le transportaient ; corps jaunis par le tétryl des ouvrières anglaises fabricant des obus pendant la Première guerre mondiale, qui leur valent le surnom de « filles canari[3] » ; mains colorées par la teinture des jeans, mains bleues, dont les ouvrières licenciées par la firme Levi’s ont fait un nom collectif et le titre d’un livre[4]. Elles y racontent les doigts emmaillotés de pansements pour ne pas tacher de sang les pantalons neufs ; les doigts cousus par la machine, deux aiguilles enfoncées dans la chair.

Esperluette

 

Je repense aux doigts bleus, cousus sur le tissu rêche, devant cette publicité de Levi’s : une jeune femme en jean, assise dans une position étrange, fesses posées, dos rond, la jambe droite relevée, en appui sur le bras droit, le gauche dissimulant sa poitrine nue[5]. Sa bouche est entr’ouverte, son visage penché en avant, ses paupières baissées ; elle ne peut regarder que son sexe, dissimulé à nos regards par la jambe levée. Posture acrobatique et nudité suggèrent l’idée d’un ajustement érotique : la femme observe ce qui la pénètre.

« Le jean ajusté. Rien ne pourra les séparer », confirme le texte qui barre verticalement la page. On ne distingue pas immédiatement le détail qui forme le ressort de la publicité : le jean est cousu sur les reins de la jeune femme. Comme le pantalon baille légèrement, le fil s’étire d’un ou deux centimètres entre la ceinture et la chair.

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Autre publicité Levi’s utilisant le même ressort fantasmatique (voir la partie de l’image que j’ai entourée).

 

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« Cène de ménage » chez les marchands de vent (2005)

L’Église catholique veut censurer les publicitaires

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Les évêques visent juste en s’attaquant à la publicité : c’est bien elle, en effet, qui a relayé dans le capitalisme post-moderne la religion dans le rôle de fabrique sociale de l’imaginaire.

De plus, les responsables catholiques espèrent que la censure d’une affiche vantant une marque de prêt-à-porter suscitera moins d’hostilité que celle d’un film ou d’un livre.

J’avais signalé, en 1997, le retour à l’offensive de l’Église catholique[1] via notamment la création par l’épiscopat de l’association Croyances et libertés. celle-ci est une machine de guerre idéologique et juridique destinée à introduire l’idée religieuse de blasphème (à l’origine : parole de mauvaise augure) dans une jurisprudence laïque, et à réoccuper un terrain abandonné trop longtemps aux seuls intégristes.

L’affaire de l’affiche publicitaire pour Marithé et François Girbaud est intéressante dans la mesure où son caractère érotique est discret, contrairement à ce que prétend l’association épiscopale. On sait qu’il s’agit d’un pastiche de la Cène, notamment peinte par Léonard de Vinci, dernier repas qu’aurait pris, selon la légende biblique, le Christ en compagnie des apôtres.

Sur douze apôtres, répartis en quatre trios, onze sont ici des femmes (jeunes, jolies, très minces, poitrines de pré-adolescentes). Un seul personnage masculin, debout, de dos (le dos nu), entre les jambe d’une apôtre assise, la tête reposant sur l’épaule d’une autre, debout. Les mais gauches des deux jeunes femmes se recouvrent sur le flanc de l’homme.

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Je ne crois pas, contrairement à ce qu’avance un journaliste du Monde[2], que ce soit « lui qui focalise les passions [sic] », davantage que les femmes qui l’entourent. L’avocat des évêques assure qu’il est « nu, dans une attitude lascive ». Il n’est que torse nu, même si son jean comporte à la taille une pièce surpiquée d’une couleur différente qui peut donner l’impression qu’il s’agit d’un caleçon que le jean, porté sur les fesses, dévoilerait.

Non, le scandale, c’est évidemment que c’est UNE Christ que cette Cène nous montre ; une fille de dieu aux longs cheveux châtains ondulants jusqu’à la taille.

Pour qui douterait du sexe de cette Christ au torse androgyne, le publicitaire a disposé devant elle, outre trois poissons, symboles chrétiens (je crois qu’il s’agit de maquereaux !), deux figues, dont l’une est ouvertes en deux. On sait que ce fruit symbolise depuis l’antiquité à la fois le sexe de la femme et l’anus[3].

Voilà qui chatouille, comme n’a pas manqué de la remarquer le magistrat auteur du jugement, le « tréfonds des croyance intimes » d’une secte patriarcale, misogyne et antisexuelle.

La Cène a déjà été interprétée/parodiée par d’autres publicitaires (pour la marque Volkswagen en 1997) et par des artistes contemporains (Andy Warhol a remplacé les apôtres par des motos). Je souhaite attirer l’attention ici sur une autre satire, autrement violente et sexualisée : celle intégrée par c à son film Viridiana, palme d’or au festival de Cannes en 1961, censuré par le régime franquiste.

Je ne peux mieux faire que d’extraire la citation suivante du livre que je suis en train d’écrire[4] :

« Lors d’un banquet organisé par des gueux en l’absence de leur bienfaitrice, une pauvresse annonce qu’elle va prendre l’assemblée en photo avec l’appareil « que lui a donné son papa ». Les convives prennent la pose dans une évidente parodie de la Cène — le repas que, dans la légende biblique, le Christ prend avec ses apôtres, la veille de la Passion. Au moment où l’on s’attend à l’éclair d’un flash, la mendiante soulève ses jupes et exhibe son sexe, déclenchant un tonnerre de rires et d’exclamations. Voyez, dit-elle en somme, et prenez-en de la graine, ceci est la chair, la seule icône vraie, le reflet inversé du monde qui conjure les mauvais augures doloristes, ces obscénités, et illumine la vie. »

On voit que les tréfonds intimes sont ici fouaillés, et la religion traitée pour ce qu’elle est : une hypocrite obscénité.

Le film de Bunuel étant susceptible d’être diffusé à tout moment dans les cinémathèques, les festivals, et à la télévision (il est disponible en DVD), les évêques se doivent logiquement d’en exiger la censure !

On peut prévoir qu’ils tenteront l’aventure un jour ou l’autre, et d’autant plus sûrement qu’ils auront effectivement réussi à introduire le blasphème dans la jurisprudence. D’autant plus encore qu’ils n’entendent pas laisser aux musulmans le terrain de la lutte pour l’ostentation religieuse. En témoignent les immenses calicots accrochés aux églises à l’occasion des fêtes catholiques ou la croix de bois dressée devant Notre-Dame à Noël 2004.

Répétons ici que la « liberté de croyance » est une contradiction qu’il n’est envisageable de tolérer qu’à la seule et sine qua non condition qu’il est permis à chacun(e) d’en rire, gaiement ou cruellement, selon l’humeur.

Si les sectateurs de l’une ou l’autre des religions existantes ou à venir prétendent régenter l’affichage public, l’expression artistique ou la tenue vestimentaire des femmes, il faudra faire subir aux signes ostentatoires de leurs cultes le même sort que les militant(e)s antipublicité réservent aux affiches qui recouvrent les couloirs du métropolitain.

Entre l’obscurantisme religieux et la marchandisation publicitaire de l’espace, je n’ai pas à choisir : ce sont deux systèmes de conditionnement et de croyance, et partant n’en déplaise aux évêques, deux antagonistes de la liberté.

La pensée libre est par essence blasphématoire aux yeux du croyant. Tant mieux !

Aux lions, les chrétiens !

Au cirque, les publicitaires !

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[1] Voir, sur ce blog « L’Église catholique passe à l’offensive ».

[2] Le Monde, 12 mars 2005.

[3] Cf. C. Guillon, Le Siège de l’âme, éd. Zulma, 1999.

[4] Je chante le corps critique.

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Samedi 2 avril 2005, à la Maison du peuple de Saint-Nazaire (Place Allende), Rencontres et débats autour de la séparation de l’Église et de l’État.

10h 30 Spectacle « Marianne et le goupillon », Thierry MAILLART et Lucien SEROUX

14 h « La croyance : de l’institution au sujet ? », Philippe COUTANT

15h 30 « Douleur physique, soins palliatifs et droit au suicide : résistance du discours religieux sur le corps », Claude GUILLON

17 h « La Vie d’un jeune nazairien militant catholique dans les années d’avant-guerre », Roger GUERRAND