JE CHANTE LE CORPS CRITIQUE. Chap. 1 Production et reproduction : corps de classe, corps de genre

Je chante le corps critique

On trouvera ci-dessous le premier chapitre de mon livre Je chante le corps Capture d’écran 2014-11-09 à 10.52.22critique, publié chez H & O.

J’ai mis en ligne l’intégralité de ce livre avant même d’avoir trouvé un éditeur ; je l’ai laissé en ligne par la suite. Je récidive ici. Cependant, je ne saurais trop conseiller à celles et ceux qui s’intéressent à son contenu de se soucier aussi de son support papier, et d’en acheter un exemplaire. Non pas tant pour soutenir matériellement l’auteur (je n’y gagnerai pas un centime) mais pour convaincre l’éditeur (celui-ci et d’autres) que prendre en charge un ouvrage de cette sorte a encore un sens. Je ne choquerai ici que les ignorants du travail intellectuel : je n’aurais jamais fourni un tel effort pour simplement alimenter la colonne de mon blog. La lecture n’est pas une activité « neutre », et encore moins « privée »… pas de responsabilité politique en tout cas.

 

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  1. Salariat et hygiénisme

Paris, le 23 mars 1979, avenue de l’Opéra. Les affrontements avec la police sont violents ; les militants autonomes ont réussi à faire cause commune avec des sidérurgistes, notamment de la CFDT de Longwy. Tous les sympathisants révolutionnaires qui n’ont pas été préventivement raflés le matin sont présents. Les bureaucrates de la CGT peinent à repêcher leurs militants au milieu des bagarres, pour les amener vers les cars. L’air est irrespirable, saturé de gaz lacrymogène. Je me trouve dans un groupe hétéroclite qui reflue. Un militant CGT crie son indignation. Nous sommes pareillement équipés — casque et gants — mais c’est sa tenue de travail, tandis que je corresponds au portrait-robot du « casseur ». À la fin des années 70, les affrontements physiques sont encore courants entre cégétistes d’un côté, anarchistes, gauchistes ou autonomes de l’autre.

Que gueule-t-il ?

« On devrait pas r’culer. On a qu’à résister ! »

Et comme je lui fais observer que nous avons les mains vides, contre les fusils lance-grenades et les matraques, il ajoute, campé sur ses jambes, en écartant les bras du corps : « Rien qu’avec not’ force ! »

Paris, le 10 juin 2003, place de la Concorde. La police occupe le pont et interdit l’accès à l’Assemblée. Après quelques échauffourées, le service d’ordre CGT qui protégeait les barrières métalliques s’est retiré. À part les CRS, personne n’est casqué ni armé. Quelques rares bouteilles vides volent vers le barrage. Le grenadage commence. À chaque fois que le nuage s’étend sur la place, la foule se retire en désordre. On voit beaucoup de jeunes femmes, probablement des enseignantes en grève et des intermittentes du spectacle. Lorsque le nuage se disperse, les manifestant(e)s, très mobiles, reviennent obstinément narguer les gardiens du pont. Après plusieurs aller et retour, je remarque un groupe d’hommes, presque seuls à ne pas se joindre au ballet général. Ils portent des gilets fluorescents. Il faudra que les tirs les visent délibérément pour qu’ils consentent à s’écarter de quelques mètres, encore est-ce d’un pas presque nonchalant. Ils me disent être employés au chauffage urbain.

Deux exemples, à vingt ans d’intervalle, d’une différence persistante d’attitude corporelle dans les manifestations de rue, surtout lorsqu’elles tournent à l’émeute. Le plus souvent, les militants des groupes révolutionnaires, les manifestants isolés, et après 1990, les jeunes de banlieue, pratiquent une hypermobilité, plus ou moins délibérée, plus ou moins efficace, tandis que l’ouvrier, lui, fait front. C’est peut-être une erreur stratégique dans telle situation précise, mais c’est ainsi qu’il se tient. La jeune prof, l’employé de bureau au chômage ou l’étudiant ne sont pas moins courageux. Peut-être sont-ils en meilleure forme physique. Mais ils n’ont pas acquis le même mode d’emploi de leur corps et de sa force. On dira que c’est dans l’affrontement physique, et plus particulièrement dans le combat de rue, que le corps de classe se manifeste avec le plus d’évidence.

Esperluette

[1] Le 15 novembre 2000, quatre ouvriers de la Compagnie parisienne de chauffage urbain mourraient dans un accident dû à une pression excessive de vapeur, alors qu’ils mettaient une canalisation en service, boulevard Ney, près de la porte de Clignancourt. Dix autres étaient blessés, dont deux grièvement. Vaporisés, les corps de ces ouvriers morts d’un accident du travail sur ou plutôt sous la voie publique, ont laissé moins de trace dans la presse, dans les déclarations des autorités et dans la mémoire des Parisiens que les victimes de l’éruption de Pompéi, dont au moins l’ombre reste portée par quelques murs.

Esperluette

La vue, l’ouïe, le toucher, le goût, l’odorat, l’équilibre, le travail mobilise et dégrade toutes les fonctions du corps. Doigts coupés par les presses, orteils écrasés par les briques chaudes à peine démoulées, poumons brûlés par les vapeurs toxiques, maux d’estomac et troubles du sommeil, arthrose, rhumatismes et varices dans les conserveries, arrachement musculaire au énième pack de bouteilles d’eau minérale déplacé à bout de bras par la caissière du supermarché[2], troubles oculaires et musculo-squelettiques des employé(e)s du tertiaire.

« Gueules noires » des mineurs, maquillées de charbon, dont le noir de fumée (utilisé dans la fabrication des pneus) cernait les yeux des dockers qui le transportaient ; corps jaunis par le tétryl des ouvrières anglaises fabricant des obus pendant la Première guerre mondiale, qui leur valent le surnom de « filles canari[3] » ; mains colorées par la teinture des jeans, mains bleues, dont les ouvrières licenciées par la firme Levi’s ont fait un nom collectif et le titre d’un livre[4]. Elles y racontent les doigts emmaillotés de pansements pour ne pas tacher de sang les pantalons neufs ; les doigts cousus par la machine, deux aiguilles enfoncées dans la chair.

Esperluette

 

Je repense aux doigts bleus, cousus sur le tissu rêche, devant cette publicité de Levi’s : une jeune femme en jean, assise dans une position étrange, fesses posées, dos rond, la jambe droite relevée, en appui sur le bras droit, le gauche dissimulant sa poitrine nue[5]. Sa bouche est entr’ouverte, son visage penché en avant, ses paupières baissées ; elle ne peut regarder que son sexe, dissimulé à nos regards par la jambe levée. Posture acrobatique et nudité suggèrent l’idée d’un ajustement érotique : la femme observe ce qui la pénètre.

« Le jean ajusté. Rien ne pourra les séparer », confirme le texte qui barre verticalement la page. On ne distingue pas immédiatement le détail qui forme le ressort de la publicité : le jean est cousu sur les reins de la jeune femme. Comme le pantalon baille légèrement, le fil s’étire d’un ou deux centimètres entre la ceinture et la chair.

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Autre publicité Levi’s utilisant le même ressort fantasmatique (voir la partie de l’image que j’ai entourée).

 

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UNE BONNE GUERRE! (1999)

Dommages de guerre

 

Le texte ci-dessous a été publié dans le journal On a faim ! n° 7, juin 1999, dans la rubrique «Vite fait, sur le divan».

Repris dans Dommages de guerre (L’Insomniaque, 2000), il ne l’était pas sur mon ancien site.

 

 

 

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Vite fait, sur le divan (avant l’alerte).

 

La question de savoir s’il fallait bombarder Belgrade, prétendument pour faire plier un régime effectivement dictatorial et meurtrier, ne se pose réellement ni à moi ni à aucun lecteur ou lectrice d’On a faim ! pour la raison que nous n’avons nulle part à ce type de décision. La question (voisine) de savoir « quoi faire d’autre pour les Kosovars » passe un cran dans le bourrage de crâne. D’abord parce qu’elle suppose admis que l’offensive de l’OTAN est réellement motivée par un souci humanitaire, ce qui est un mensonge. Ensuite parce qu’elle me pousse à répondre comme si j’étais l’équivalent, par exemple, du Président de la République. C’est-à-dire comme si je disposais à la fois des informations nécessaires à la prise de décision et du pouvoir. Il n’en est rien.

On peut remarquer ici que les hommes d’État français sont en fait eux aussi relativement démunis : les américains ne leur communiquent même pas les photos satellites des cibles, avant et après bombardement. Les chefs d’ici sont, dans la hiérarchie du nouvel ordre mondial, de tout petits chefs. Ils parviennent néanmoins à mener plutôt efficacement la guerre sur le front intérieur, où les sondages tiennent lieu de repérages satellites (ni plus ni moins précis).

La première victoire du complexe militaro-spectaculaire, disons de l’État pour simplifier, et cela se vérifie durant tous les conflits d’envergure, est d’amener non seulement les citoyens ordinaires, mais des opposants radicaux ou soi-disant tels, à s’interroger dans des termes choisis par lui. Les sondeurs d’opinion savent bien qu’en imposant les termes d’une question, on détermine la réponse. Dans le cas d’une guerre, accepter de débattre les questions que pose l’État et les médias, dans les formes qui leur conviennent, signifie non seulement que l’on s’expose à penser niaisement ce que l’on veut nous faire penser, mais encore que l’on admet comme donnée de départ que nous formons l’État et nous un ensemble cohérent, de type émotionnel, quelque chose comme une famille, dont les intérêts communs surpassent les divergences de détail.

La guerre se présente donc comme l’épreuve de réalité idéale, sur laquelle l’État espère, en partie à juste raison, que viendront se briser projets utopiques et révoltes radicales. Bien sûr, dans la plupart des cas, les révolutionnaires emportés par la fièvre cocardière (voir 14-18) ou simplement submergés d’émotion devant les images télévisées (aujourd’hui), et tétanisés par l’argument de la « guerre humanitaire », ne renoncent pas formellement et pour toujours à leurs prétentions critiques : ils se contentent d’envisager, souvent sans le dire, une parenthèse. Jusqu’à ce que tel ou tel objectif (choisi par des ministres et des généraux) soit atteint, le révolutionnaire renonce à exprimer son point de vue, ou plus exactement il abjure ce point de vue, comme un croyant abjure sa foi. Ce faisant, et contrairement à tout ce qu’il proclame haut et fort d’habitude (et de manière d’autant plus méprisante qu’il s’adresse à des groupes proches, donc rivaux) il donne corps à l’idée que la lutte des classes, le combat révolutionnaire, sont des jeux de société, qui peuvent être suspendus, le temps d’une pause.

 

L’exemple de la « grande guerre »

         En ce temps de guerre, quand l’édition française n’en finit pas d’exploiter le filon de la célébration de 14-18, sur le mode de la mémoire douloureuse, en vendant des centaines de milliers d’exemplaires de lettres de poilus, il est particulièrement indiqué de rappeler le débat qui agita le mouvement anarchiste. Des militants connus, parmi lesquels Kropotkine, publièrent le « Manifeste des seize ». On y lit notamment : « Nous anarchistes, nous antimilitaristes, nous, ennemis de la guerre (…) nous nous sommes rangés du côté de la résistance [à l’agression allemande] et nous n’avons pas cru devoir séparer notre sort de celui du reste de la population. (…) Et, avec ceux qui luttent, nous estimons que, à moins que la population allemande, revenant à de plus saines notions de la justice et du droit, renonce enfin à servir plus longtemps d’instrument aux projets de domination politique pangermaniste, il ne peut être question de paix. »

Remplacez «allemande» par «serbe», et vous constatez que le raisonnement de capitulation devant les règles édictées par l’État étaient les mêmes qu’aujourd’hui. A la différence qu’aucun militant libertaire n’a, à ma connaissance, appelé ces dernières semaines à la guerre démocratique-humanitaire (je dis bien libertaire et non «libéral-libertaire», variante américanisée du libéralisme sauvage). Les anarchistes sont peut-être mieux protégés que d’autres révolutionnaires par leurs réflexes antimilitaristes, encore que ces réflexes n’aient pas empêché la quasi totalité des militants de partir en 1914. Le débat empoisonna le mouvement durant quinze ans encore. Je suis de ceux qui estiment qu’il ne s’en est pas relevé, pas plus que le mouvement ouvrier dans son ensemble d’ailleurs (figé ensuite dans le soutien à l’URSS stalinienne). Voilà ce qui motive mon inquiétude, quand je constate aujourd’hui le silence et l’apathie de la majorité des libertaires français, les dérives et le renoncement de certains autres, plus nombreux (ce qui ne me console pas) dans l’ultra gauche et le milieu radical. Capituler, ne serait-ce que par un silence embarrassé, devant la raison d’État, laisser à nos ennemis le privilège exorbitant d’incarner — en kaki — l’idée de communauté humaine, c’est renoncer à ce que nous sommes, puisque, comme disait Shakespeare, nous sommes faits de la même étoffe que nos rêves.

Accessoirement, les libertaires ont perdu une occasion (ce n’est pas la première) d’apparaître dans le désert qu’est la «gauche de la gauche», comme un pôle de radicalité. A l’impossible, nous songerons plus tard. Tâchons pour l’instant, plus d’un mois après le déclenchement d’une guerre que l’on fait en notre nom, et quelle que soit son issue, de nous ressaisir, et de sauver l’honneur de l’idéal internationaliste dont nous nous proclamons les hérauts.

 

                                            Claude Guillon

Objecteur-insoumis par tous les temps, de guerre comme de paix.

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Trousse d’urgence

 

— Les commentateurs les plus modérés reconnaissent que la guerre n’a atteint aucun de ses buts prétendus. Massacres, viols et expulsions des Kosovars ont eu lieu. Milosevic a utilisé l’offensive de l’OTAN comme occasion pour déclencher les déportations, et pour resserrer autour de lui son opinion publique. La guerre n’a pas évité de morts kosovars, mais elle a tué des civils serbes qui ne seraient pas morts autrement.

— L’argument selon lequel l’offensive a été déclenchée parce qu’il était impossible moralement de laisser faire un dictateur est une obscénité. On en laisse faire autant aux dirigeant postaliniens chinois, en Chine même et au Tibet ; on les reçoit dans les capitales occidentales ; la France les soutient à l’ONU ; les pays occidentaux les financent. Parce que cela arrange tout le monde que l’immense Chine connaisse une relative stabilité, et parce que l’on espère l’ouverture d’un juteux marché.

— L’objectif de la guerre est avant tout politique et stratégique. L’OTAN souhaitait, à la veille de son cinquantième anniversaire, justifier le redéploiement de ses bases en Europe de l’est, et pour cela utiliser la dictature néo-stalinienne de Milosevic comme nouvel épouvantail, l’URSS ayant implosé.

— Le raisonnement selon lequel «il peut être nécessaire, hélas, de tuer quelques personnes innocentes pour en sauver de nombreuses autres» a un inconvénient pratique : on n’est jamais sûr que ça marche. Et un inconvénient moral : c’est exactement le raisonnement qui justifie la torture («je torture celui-là, mais c’est pour sauver la vie des clients du café où il a, peut-être, placé une bombe». On ne peut pas penser à moitié comme un militaire.

— La protestation contre la guerre obligerait à de compromettants voisinages (serbes milosevichiens, staliniens, nouvelle droite, etc.)… Quand Alain Juppé a qualifié le FN de parti fasciste, est-ce que j’étais contraint pour autant d’éprouver soudain de la sympathie ou de la reconnaissance pour un Premier ministre ? Était-ce une raison pour renoncer à qualifier le FN de fasciste parce qu’un adversaire le faisait, quinze ans après nous ? Niaiseries. Je suis opposé à la guerre pour des raisons très différentes de celles des néo-fascistes. Si je les croise, je peux le leur expliquer à coups de manche de pioche.

— Hormis des actions ponctuelles (manif contre une ambassade, etc.), la meilleure manière de pratiquer l’internationalisme est de se battre là où l’on vit contre les représentants locaux du capitalisme et ceux qui le servent.

DOMMAGES DE GUERRE. Dans l’émission «Chroniques rebelles» (Radio libertaire, 25 mars 2000)

Dommages de guerre

 

On trouvera ici la retranscription, revue par moi et légèrement réduite, d’un entretien dans l’émission « Chroniques rebelles » (Radio libertaire, 25 mars 2000) à propos du livre que j’ai consacré au conflit du Kosovo : Dommages de guerre. Paris-Pristina-Belgrade-1999 (L’Insomniaque, mars 2000).

Remerciements à Christiane pour son invitation, et à Roberte Tortet pour son aide précieuse.

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Chroniques rebelles : Àprès la « guerre propre », où les populations irakiennes se sont fait massacrer par les défenseurs du « droit international » — en fait pour du pétrole — et parce qu’elles n’étaient pas capables de chasser leur dictateur qui avait si bien servi les intérêts occidentaux jusque-là, on a tiré du chapeau la « guerre humanitaire », histoire de relancer les ventes d’armes et d’écouler les anciens stocks. Et allons-y sous la bannière de l’OTAN : qu’un « sang impur abreuve leurs sillons » ! Des civils déchiquetés par les bombes destinées à des tanks… l’industrie civile détruite… il y a évidemment des « dommages collatéraux »… Mais c’était une « bonne guerre » !

Marek Edelman, ancien dirigeant de l’insurrection du ghetto de Varsovie, l’affirme : « Pour la première fois dans l’histoire, il s’agit d’une guerre qui ne vise ni la conquête d’un territoire, ni la défense d’intérêts économiques. Pour la première fois, le monde a déclaré la guerre pour des raisons humanitaires. »

Le concept de « guerre humanitaire » lancé avec autant d’apparente conviction repousse encore, si cela est possible, les frontières du cynisme et de l’horreur.

Finalement, les théâtres d’opération sont des terrains d’essais pour les nouvelles armes. Le salon du Bourget qui a suivi la Guerre en Serbie et au Kosovo a été un succès ! Rien de plus convaincant pour les États-clients que les expériences in vivo ! Et après les destructions, il faut bien reconstruire… Pour ceux qui en profitent c’est une bonne guerre !

En Tchétchénie, ce ne devait pas être une bonne guerre pour les États-Unis et l’Europe, puisque Grosny a été rasée sans soulever — à quelques rares exceptions près — l’intérêt de la « diplomatie morale ».

 

            Chroniques rebelles : Pourquoi le sous-titre : « Paris—Pristina—Belgrade—1999 ? »

Claude Guillon: — Pour montrer qu’à mon sens les dommages de guerre ne sont pas seulement du côté de ceux qui ont reçu des bombes sur la tête ou de ceux qui ont été chassés par la soldatesque et les milices serbes, mais qu’ils se comptent aussi chez nous, dans les milieux libertaires, où la guerre n’a pas provoqué toutes les oppositions et toutes les réflexions qu’on aurait pu espérer, chez des gens qui — traditionnellement — sont méfiants vis à vis de l’État, antimilitaristes, qui ont donc en principe des réflexes qui devraient leur permettre de résister plus facilement que l’électeur moyen à une propagande télévisuelle d’État. Il y a d’ailleurs une espèce d’exception française. Ça s’est plus mal passé ici, ou mieux, suivant qu’on adopte le point de vue des libertaires ou celui de l’État, que dans d’autres pays comme l’Espagne, l’Italie où le mouvement d’opposition à la guerre a été beaucoup plus fort. Lire la suite

DOMMAGES DE GUERRE. Chap. III. «“Réalisme” et résignation».

Dommages de guerre

 

Je donne ci-dessous le troisième chapitre de Dommages de guerre, «“Réalisme” et résignation», édité en l’an 2000 par L’Insomniaque. Ce chapitre est particulièrement consacré à l’analyse de l’attitude des libertaires français face à la guerre menée au Kosovo.

[C’est au moment de transférer les textes depuis mon ancien site sur le présent blogue que je constate qu’à la suite d’une confusion, et sans doute d’un splendide acte manqué, ce texte avait été remplacé sur le site par un double de l’enregistrement — sur le même sujet — d’une émission de Radio libertaire. Voici le tir rectifié.]

(L’illustration de la couverture du livre est de Dragan.)

 

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Oh! ne les faites pas lever!

C’est le naufrage…

Arthur Rimbaud, Les Assis.

Responsable du projet « Santé mentale » mis en place cinq ans plus tôt en Bosnie par Médecins du monde, un psychiatre décrit ainsi, en 1999, les détériorations men­tales subies par les réfugiés du Kosovo fuyant l’armée, les milices serbes, et les bombardements de l’OTAN : « La réponse aiguë, avec sidération, perte des repères temporo-spatiaux, perte de la notion même de l’événement traumatique, au cours du premier mois ; le stress post-traumatique, qui peut prendre place au cours de la phase qui va de un à six mois après le traumatisme ; et, au-delà de six mois, des troubles de l’adaptation[1]. » On ne peut qu’être frappé de l’exactitude avec laquelle la description de la première phase, dite aiguë, s’ap­plique, en France, aux milieux révolutionnaires et singulière­ment au mouvement libertaire[2] qu’on aurait pu croire immu­nisé contre la résignation par une haine de l’État et un antimilitarisme constitutifs. Et pourtant…

La sidération est, d’après Littré, l’état d’anéantissement produit par certaines maladies, qui semblent frapper les organes avec la promptitude de l’éclair ou de la foudre, autrefois attribué à l’influence malfaisante des astres. Quel terme pourrait mieux caractériser l’apathie quasi générale des révolutionnaires, en ce printemps 1999 où le plus prosaïque des bombardements est vendu par les états-majors et la télévision comme une version domestique de la Guerre des étoiles, la bonne conscience humanitaire en sus ? Les primitifs superstitieux levaient avec terreur leur regard vers les cieux; anarchistes farouches, antifascistes radicaux et contempteurs maniaques du spectacle (le concentré et le diffus) baissent le nez devant leur écran de télévision, acceptant les sanglants augures qu’il dispense dans un halo bleuté avec la même résignation, la même abdication de la pensée, la même crédulité que la plus sotte des midinettes consultant l’horoscope. Ah non ! décidément, le monde n’est pas tendre à qui prétend le bouleverser, et la vie même semble se rire de qui veut la changer, prouvant — dès qu’elle cesse d’être quotidienne — qu’elle peut être pire encore qu’à l’accoutumée. N’allez pas dire au plus debordiste des révolutionnaires que c’est là précisément la réaction qu’on attend de lui, l’absence de réaction devrais-je dire! Il s’y connaît en complot. Il s’est méfié de tout : du journal, de la police, et même de la météorologie nationale ! Cette fois, le temps est à la guerre, ses rhumatismes le lui confirment. Et si malgré tout le soupçon lui vient que le monde en guerre est mené par ces maîtres qu’hier il affectait de mépriser, et que l’écœurante bouillie de sang, de larmes, de sperme (en parts égales ; faire revenir) qu’on lui sert à l’heure des repas a la même origine, et par tant la même fonction hypnotique qu’elle a toujours eue, il se cabre, se maîtrise, et peut-être s’estime pour cela. C’est ici que le comportement des militants se démarque de celui des réfugiés; si ces derniers présentent des troubles de l’adaptation, la guerre provoque chez les militants un grave prurit d’adaptation au monde. Car enfin, peut-on toujours douter ? Est-il sain ou raisonnable de toujours dire non ? La critique n’est-elle pas quelquefois trop aisée, quand l’art de la guerre est, lui, toujours difficile ? N’y a-t-il pas de la grandeur dans le renoncement, comme il y a de la douceur dans l’abandon… Eh pardieu, ce sont de grandes et bonnes questions de psychologie religieuse, mais les révolutionnaires sidérés ne se les posent pas. Ils jouissent simplement du plaisir — certes un peu coupable, mais la transgression est une épice — de ressentir enfin la même chose que leurs semblables, au même moment, devant le même écran, qu’ils croient scruter, quand en vérité c’est l’écran qui les surveille.

Interrogé sur l’utilisation par le gouvernement serbe, à des fins de propagande, d’un slogan publicitaire de sa marque (Just do it !) un responsable de Nike déclare, exprimant sans le savoir un désarroi partagé par beaucoup de révolutionnaires : « C’est tellement loin de nous, de tout ce qu’on est, de tout ce qu’on veut faire, qu’il n’y a rien à dire, rien à en penser[3]» C’est qu’en effet, du côté de l’OTAN, le chantre du social-libéralisme Tony Blair n’hésite pas, lui non plus, à pratiquer le détournement idéologique, affirmant sans vergogne : « Nous ne nous battons pas pour des territoires mais pour des valeurs. Pour un nouvel internationalisme. » Le terme, explique doctement le journaliste du Monde tout juste revenu de son Robert en douze volumes, « a quelque chose à la fois de suranné et de sulfureux, qui évoque les premiers temps du mouvement ouvrier et l’ère des révolutions[4]. »

C’est reparti comme en 14 !

Guerre, révolution, et mouvement ouvrier au début du XXe siècle, l’évocation n’est pas si désuète que les maîtres du monde la dédaignent. Ainsi découvre-t-on que la formation universitaire de Jamie Shea l’a préparé à jouer quotidiennement sur CNN le représentant de commerce de l’OTAN. Sa thèse d’histoire contemporaine à Oxford s’intitule « Les intellectuels européens et la guerre de 14-18 [5] ».

La Première Guerre mondiale fut la défaite, définitive à ce jour, de l’internationalisme révolutionnaire. La pitoyable répétition du Kosovo montre que ce qui se joua, et fut perdu alors, n’a été ni compris ni dépassé. Au contraire, devrais-je dire, puisque les débats du début du siècle (qui se prolongèrent jusque dans les années 1930) eurent lieu au grand jour, relavés malgré la censure par les personnalités en vue du mouvement et par sa presse, tandis que bien des libertaires actuels ont jugé plus prudent de confiner leurs états d’âme dans les conversations particulières (pas avec n’importe qui !) ou le bulletin intérieur de leur groupe. Tel militant d’une organisation ayant pris position clairement contre la guerre peut parfaitement laisser entendre en privé qu’il se félicite de la correction infligée « aux Serbes » ; face à un opposant, il se retranchera discrètement derrière la position confédérale. Lorsque la discussion s’affiche, elle ne vise pas à combattre les thèmes de la propagande officielle dans l’esprit de militants hésitants, mais à justifier une confusion que l’on s’avoue incapable de dissiper. L’inconséquence est revendiquée comme un providentiel antidote du dogmatisme ! Lire la suite

Democratic Terrorization

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Interview conducted and published by Barricata n° 20. Translated from the French by NOT BORED ! 12 October 2009.

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 An interview with Claude Guillon

Q : You will soon publish Democratic Terrorization (Libertalia), which analyzes in detail the French and European legislative arsenals concerning anti-terrorism. Can you develop the thesis of your book and compare the situations in 1986 and today ?

Claude Guillon : The word « thesis » is too solemn ! The purpose of the book is to clarify the nature and history of the so-called « anti-terrorism » laws at the national and European levels. A large part of the public, including the activist milieus, have discovered the existence of and certain details in these texts because of the « Tarnac Affair. » The most common reaction has been to say, « But this isn’t important ! He [Julien Coupat] wasn’t a terrorist, just a guy who was accused — without proof — of having delayed a high-speed train for several hours ! » This is a naive and poorly informed point of view. The texts that were first adopted by the European Union after September 11, 2001, and then, later, by the different States, permit the authorities to describe all crimes as « terrorist », including political or union-based actions that are marginally legal. The so-called « anti-terrorism » laws have broken with common law. In France, during the mid-1980s, they created what is today called common law. The rule is simple: the State decides what merits being described as « terrorist » and repressed as such. It is important to understand the evolution of the last 20 years, because today it isn’t a matter of repealing the anti-terrorist texts, as if they were a kind of excrescence that could simply be cut off. There is a logical ensemble of texts on « terrorism », immigration, and delinquency, especially among youths. I call this logic « terrorization ». In their pretense to control all aspects of life, these texts are often delirious, often piled together without concern for coherence or even « efficiency ». In the case of the « Tarnac Affair », for example, this can give the false impression of being a crude and ridiculous shambles, some kind of « blunder ».

Q : In the last chapter of your book, you mention the many databased files at the disposition of the forces of repression. Besson has abandoned the DNA tests. Will the government retreat, now that is it faced with a post-Tarnac rebellion ? Or will it be a question of a simple economic and strategic retreat ?

Claude Guillon : The appearance of the book comes too soon to confirm this retreat, but I noted that no one wanted to publish the application decrees for the text. … Moreover, at the moment when the tests were [first] introduced in the law, there were a few quite strong critiques in the ranks of the Right. To say this in class terms, a fraction of the bourgeoisie, and not the least Rightist, cried « daredevil », because this proposal unfortunately recalls somber periods, as one says, and no doubt especially because it touches one of the fundamentals of the bourgeois order: the family, parental lines, and thus inheritance.

To respond to your question, I think that this [practice] will be put in play, one day or another, because it is in the logic of the market for « biological security » — one can already buy paternity tests on the Internet — and because there is another logic that ceaselessly produces new regulations. These two logics obviously feed off of each other: when a technical means of control exists, one [must] legalize and commercialize it.

Q : With respect to terrorization, you evoke two « dangerous combined figures » : the youth and the foreigner. What about the worker who makes demands ?

Claude Guillon : The worker in struggle, as well as the political activist, are quite involved, but at the end of the line. Though they are each involved, they do not feel that they are involved, at least not yet. The dangerous figures (the young delinquents and foreigners, who are thought to be delinquents due to the sole fact of their « illegal » presence) have been very closely associated with the figure of the terrorist. This all becomes a caricature in the actions of someone like Sarkozy, back when he was the Minister of the Interior. In 1986, one started to introduce the notion of « subjectivity », that is to say, elasticity, from the point of view of power, into the legal definition. After September 11, 2001, European authorities bluntly drew up a list of acts that could be classified as « terrorist ». One finds in them almost everything, including the activist repertoire: occupations, sabotage, etc. It is « terrorist intentions » that count and, of course, it is the cops and the judges who decide what your intentions are !

Q : Can you tell us how the European Mandate of Arrest, which is still hardly known, functions in this mechanism ?

Claude Guillon : This mandate falls within the logic of repressive harmonization that prevails over a larger and larger geographic space. It presents itself as an exchange of favors between the various « democracies » ; it is a form of legal recognition, in the same way that one speaks of diplomatic recognition. Concretely, the mandate means that any judge in any country in the E.U. can issue an arrest warrant for any national citizen of another country in the E.U. An example : I have participated in a demonstration in Genoa ; I return to Paris, where I live ; an Italian judge, who thinks that I am the one in the hood in a blurry photo, can have me arrested three months later by French cops. French justice, or my lawyer, can only oppose the execution of a warrant in a limited number of cases. The first targets of these European mandates were Basque autonomists. These legal measures, which the French Left encouraged and regularly congratulates itself on, are an important instrument of political repression, but the measure of their importance hasn’t yet been taken.

Q : You have recently published two other books. The first concerns the notion of body critique [corps critique] ; the other is about the Enrages. How do you articulate your reflections ? What is the link between the body, political history and anti-terrorist legislation ?

Claude Guillon : Your question points in the direction of « My life, my work ». I will try to be brief ! First of all, I consider myself to me an anarchist activist. For me, writing is a privileged tool, because it is the one I use the least poorly. In short, this is what they made me believe at school !

From my first publications, I have placed myself within a current of reflection upon the importance of the body in politics, which was an immediate translation of the struggles of the era (the end of the 1960s and the beginning of the 1970s) in favor of freely available abortion and contraceptives, and feminist and homosexual struggles. It was also an immediate antecedent of radical tendencies in psychoanalysis, especially Wilhelm Reich and his German Sexpol, and, further back in time, Fourierist amorous utopias. The efforts of Reich during the 1930s turned upon the articulations between the body, the unconscious and politics, most notably through erotic fleshing out [l’épanouissement érotique]. In the recent book that you mentioned, I tried to give flesh to the notion of « body critique », as one speaks of « mental critique », at the moment when scientists, avant-garde artists and enlightened activists were attempting to put a « supercession » of the body into practice, which is the goal of libertarian utopias.

OK the French Revolution. Along with many others (Kropotkin, Guerin, etc), I hold that it is a matrix that still hasn’t produced all of its effects. Despite a superabundant historical production on the subject, the Revolution is still poorly known and poorly understood. I have chosen to focus on the Enrages, the faction that seems to me to be the most radical and the least studied. One must always remember that many of the most interesting figures among the Enrages were women and that they posed, in actions, a certain number of questions that we are still exploring today. Furthermore, I think that the study of the French Revolution is indispensable for anyone interested in direct democracy.

With respect to these fundamental questions, the analysis of the « anti-terrorist » arsenal can seem anecdotal, although it isn’t without connection to history, because during the period of the Terror, the actions taken against the conspirators were centralized in Paris, just as the anti-terrorist measures of today are. And they are certainly connected to the body, since it is more and more the very locus [le support] of identification and the target of biometric surveillance. We can say that my arrangement with Libertalia has allowed me to re-state the point, but concerning a contemporary question, upon which I started working after the [French] riots of 2005 and the state of emergency, which, as I have said in passing, have not caused many more reactions than the anti-terrorist laws.

Q : To finish: have you any advice to give us ?

Claude Guillon : I can mention the forthcoming republication of E. Armand’s The Sexual Revolution and Amorous Camaraderie by Gaetano Manfredonia (Editions 9782355220104Zones). And, from my own recent reading: the passionate Desorceler, by the anthropologist Jeanne Favret-Saada (L’Olivier), and El Indio, a crude novel, not well written, but praised by Jules Celma, the guy who published the Journal d’un éducastreur through Champ Libre in 1971.

“ANTISÉMITISME ET SIONISME”, une brochure de 1900

[Ce texte avait été d’abord publié sur mon site en octobre 2007]

 

C’est à la fin 1891 que naît à Paris le groupe des Étudiants Socialistes Révolutionnaires Internationalistes (ESRI), d’abord de tendance laïque et socialiste. À l’initiative de Jules-Louis Breton, étudiant au Collège de France, Alexandre Zévaès (droit) et Léon Thivrier (médecine), ce sont vingt-cinq étudiants qui se réunissent pour faire pièce à l’influence des associations étudiantes catholiques. Parmi les premiers ESRI, Marc Pierrot, futur médecin et militant anarchiste, collaborera aux Temps nouveaux, journal de Jean Grave, et à L’Encyclopédie anarchiste de Sébastien Faure. Autre figure anarchiste : Maria Isidorovna Goldsmith, docteur es-sciences, amie de Kropotkine ; faute d’avoir été naturalisée française, elle ne pût occuper de fonction en rapport avec ses compétences ; elle collaborera à la presse anarchiste sous les pseudonymes de Maria Corn et Isidine et jouera un rôle décisif chez les ESRI à partir de 1897. Elle s’est suicidée en janvier 1933.

Jean Maitron, qui a publié le premier travail consacré aux ESRI[1], divise la vie du groupe en deux périodes : celle du « pluralisme socialiste », de 1891 à 1893, durant laquelle des étudiants de diverses tendances socialistes, la période anarchiste enfin, de 1894 à 1903. Le groupe organise une bibliothèque et de nombreuses conférences, à usage de formation interne d’une part, publiques d’autre part (sur un rythme mensuel en 1893-1894). Les premières réunissaient une cinquantaine de personnes, les secondes en moyenne cinq cent.

Le groupe réunit, fin 1891, 62 adhérents et 4 adhérentes. Elles sont russes, ils sont 37 Français, 11 Roumains et 11 Russes. Fait remarquable : la majorité (23) étudient la médecine. L’année scolaire 1892-1893, les effectifs tombent à 43, mais les filles sont 6 (4 Russes, une Polonaise et une Italienne). On voit que le qualificatif « internationaliste » ne relève pas de la seule déclamation idéologique : le groupe est international.

En mai 1893, Zévaès et Thiercelin emmènent une partie du groupe former, dans une scission guediste (du nom du socialiste Jules Guesde, qui a formé avec Lafargue le Parti ouvrier français), le Groupe des Étudiants Collectivistes. Restent aux ESRI 12 adhérents et 2 adhérentes (les étudiants en médecine sont toujours majoritaires, mais les Français le sont devenus). Le groupe ira en s’amenuisant et se recentrera sur la rédaction de très nombreuses brochures : 21 entre 1894 et 1901, dont 7 sont l’édition de rapports rédigés pour être présentés au Congrès ouvrier de 1900 (finalement interdit), c’est le cas de Antisémitisme et sionisme que l’on peut lire ci-après. Parmi ces publications, un livre de 174 pages : Comment l’État enseigne la morale.

Marc Pierrot explique comment ces brochures étaient élaborées : « Elles étaient l’œuvre d’une commission et discutées chapitre par chapitre au cours des séances publiques. Cette commission comprenait de 6 à 12 membres. Leur collaboration fut tellement enchevêtrée dans certaines brochures qu’il me serait impossible de dire aujourd’hui quelle fut la part de chacun[2]. »

Maitron considère que le travail théorique des ESRI a été le laboratoire où s’est constitué en grande partie la doctrine du syndicalisme révolutionnaire, alors que la majorité des anarchistes entraient dans les syndicats[3]. Il s’appuie, entre autres, sur les souvenirs de Pierre Monatte, qui fut le dernier secrétaire du groupe, ainsi que sur ceux de Pierrot : « Le mérite du groupe fut d’avoir aidé à dégager les principes du syndicalisme révolutionnaire, au moment même où celui-ci naissait et se développait ». Et Maitron de conclure : « Ils ont mis à profit les solides études politiques et sociales auxquelles ils s’étaient adonnés, pour apporter à la doctrine qui s’élaborait, une formulation plus achevée et ils ont bénéficié, en milieu ouvrier, d’un préjugé favorable résultant du prestige qui s’attachait à leur culture et à leur situation sociale. »

Assez curieusement, le texte Antisémitisme et sionisme ne fait pas mention de l’affaire Dreyfus, alors que l’existence du groupe est à peu exactement contemporaine de cette dernière (1892-1902 pour les ESRI ; 1894-1906 pour l’affaire). On sait que les développements de l’affaire firent beaucoup pour resserrer les rangs des anarchistes, d’abord peu enclins à intervenir dans ce qu’ils considèrent comme une querelle entre militaires, pour la défense de Dreyfus, et surtout contre les antisémites à la Drumont (on se reportera pour la période aux travaux de Philippe Oriol). Cependant, le texte des ESRI montre qu’existait chez certains militants la tentation d’un « antisémitisme révolutionnaire », assez au moins pour mériter une sévère mise au point. On verra que les rédacteurs et rédactrices refusent d’envisager une « question de race », quand bien même ils/elles ne doutent pas de l’existence scientifique de races différentes. On remarquera également que pour ces anarchistes, ce qu’il n’appellent pas la « question juive » se présente sous deux formes également dangereuses, le piège antisémite et le piège sioniste. Cette position peut être difficilement lisible aujourd’hui, surtout si on la considère à l’aune des amalgames partisans entre antisionisme et antisémitisme. Pour les ESRI, la question est assez simple : toutes les pratiques, toutes les idéologies qui divisent les prolétaires et affaiblissent la classe doivent être combattues. Et l’antisémitisme et les « colonies » — on aurait dit dans les années 1970 les « communautés » — sionistes ou anarchistes en font partie.

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ANTISÉMITISME ET SIONISME

 

Le groupe des E.S.R.I. de Paris

Éditions de l’Humanité nouvelle, 15, rue des Saint-Pères, Paris, 1900, 8 p.

 

Rapport présenté au Congrès ouvrier révolutionnaire international (Paris 1900) par le groupe des Étudiants socialistes révolutionnaires internationalistes de Paris.

 

Un socialiste, un anarchiste peuvent-ils logiquement être antisémites ? Doivent-ils même se mêler à un mouvement antisémitique, avec l’espoir de détourner ce mouvement de son but primitif vers un résultat plus conforme à leurs aspirations ? Telle est la double question qu’on a proposé au Congrès d’examiner. Le plus étrange, assurément, c’est que les circonstances nous aient amenées à discuter sur une opinion qui avait pu paraître définitivement écartée. Il y a dix ans, n’importe quel Congrès socialiste ou anarchiste se serait abstenu de perdre son temps dans une pareille controverse : on se serait contenté de rappeler que le prolétariat poursuit l’affranchissement des hommes sans distinction de sexe, de race ou de nationalité. C’était clair, c’était logique, c’était suffisant : aujourd’hui, c’est encore clair et logique, mais il est fort malheureux que ce ne soit plus suffisant. Nous assistons, en effet, à une perversion étrange des traditions de la langue française : nous avons vu naître ou revivre des [démocrates chrétiens] ; on a composé, sans que le bon sens adressât une proposée aux Barbares, le monstre bicéphale appelé [socialiste-nationaliste] ; enfin, symptôme plus grave, l’attitude de certains chefs d’un parti scientifique puissant a pu faire croire que, tout en se gardant d’une alliance avec les antisémites, ils se croyaient tenus de les ménager. Certains de nos camarades même, toujours persuadés qu’il faut se mêler à tout mouvement quel qu’il soit, pour le détourner ensuite au plus grand profit de la Révolution, n’ont pas craint de s’engager jusqu’à un certain point dans cette voie décevante.

Ce que nous voulons faire ici, ce n’est pas une réfutation générale de l’antisémitisme, ce n’est pas montrer que les faits énoncés par les écrivains antisémites sont faux ou dénaturés ; cette œuvre a déjà été accomplie un peu partout et les réfutations sont généralement bonnes, parce que c’était vraiment un travail facile. L’objet de ce rapport est de dire en quelques mots l’histoire de l’antisémitisme en France au XIXe siècle, de montrer quelles gens sont antisémites et pourquoi ils le sont, de se demander si les socialistes et les anarchistes peuvent participer au mouvement antisémite soit dans son intégralité, soit en favorisant les solutions lâches et équivoques, comme le sionisme, soit avec l’espoir que d’une révolution antisémitique naîtrait la Révolution totale.

Après avoir été maintenu pendant dix-huit siècles par l’oppression romaine et chrétienne, le sémitisme fut aboli en 1789 par la déclaration des Droits de l’homme. Il fut ressuscité par Napoléon Ier, cet Italien catholique, superstitieux, fanatique, dont on ne dira jamais assez haut les méfaits. L’œuvre de la Révolution fut d’ailleurs assez durable pour que cette poussée d’antisémitisme prit fin avec l’Empire. Elle reparut sous la monarchie de juillet qui, à beaucoup d’égards, fut plus réactionnaire que la Restauration. Une vague théorie antisémite se fit jour dans le livre de Toussenel : Les Juifs rois de l’époque. Ce livre est de 1836, c’est-à-dire du temps qui sépare Casimir-Périer de Guizot, époque fertile en fusillades de prolétaires, cependant que se constituait en France l’industrialisme moderne. La seconde République eut d’autres préoccupations que de favoriser ou contrarier les Juifs ; sous Napoléon III ils furent trop nécessaires à l’organisation des grandes sociétés modernes de crédit pour qu’on songeât à les persécuter. Vint enfin le régime dont nous jouissons, d’abord dirigé par les libéraux, qui, à côté de défauts innombrables, avaient cette qualité d’être des libéraux conscients. Mais ils furent remplacés, vers 1885, par des opportunistes, et la réaction commença : La France juive , de Drumont, est de 1886. Qu’on nous entende bien : quand nous parlons de réactionnaires et de progressistes, il ne s’agit pas de définir la distance qui sépare M. Méline[4] de M. Bourgeois[5]. Nous donnons au mot réactionnaire un sens beaucoup plus large que celui de conservateur ; il faut tenir compte de l’évolution générale, et il est bien certain que les constituants de 1789 étaient des esprits beaucoup plus hardis que nos radicaux. Il était donc intéressant de constater que tous les mouvements antisémites ont correspondu à des mouvements de réaction, et, si nous sortons de France, nous voyons que le pays ou l’antisémitisme est le plus fort est l’Autriche, c’est-à-dire précisément le pays qui fut pendant tout le XIXe siècle le centre de la contre-révolution, le pays qui garda le plus longtemps le système féodal et qui soutint si énergiquement en Europe ce qu’on a appelé la Politique de Metternich.

Qu’est-ce donc que l’antisémitisme ? Est-ce une question de races ? Les théoriciens qui le soutiennent sont fort embarrassés pour être logiques ; ils parlent d’Aryens et d’Asiatiques et sont dès lors obligés d’être beaucoup plus affirmatifs sur la pureté de race des Aryens que la science n’ose le faire aujourd’hui. Peu nous importe, d’ailleurs, avec le plan que nous nous sommes tracés ici : cette considération de races aurait de l’importance si elle avait un résultat pratique ; mais on ne voit pas bien les populations passionnées par un problème d’ethnographie.

L’antisémitisme est-il une querelle religieuse ? Pour les chefs du parti et surtout pour les chefs occultes, les Congrégations et aussi le Clergé séculier, quoi qu’on en dise, cela est absolument vrai. Mais il est remarquable que ces chefs avouent ressentir pour les Juifs une haine de race, ce qui est faux, même pour eux, et qu’ils se défendent de vouloir ressusciter les guerres de religion, ce qui est pourtant l’exacte vérité. C’est qu’ils sentent bien, en réalité, qu’un mouvement religieux est aujourd’hui très difficile à provoquer en France. Lire la suite

1936-1938 Antoine Gimenez, ou la révolution vivante (2008)

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Les Fils de la nuit. Souvenirs de la guerre d’Espagne

Antoine Gimenez & les Giménologues, L’Insomniaque, 558 pages, 16 euros.

 

Cette note de lecture doit commencer par quelques mots d’excuses à l’adresse des « Giménologues » éditeurs du texte de Gimenez, que j’avais rencontrés quand ils mettaient la dernière main à leur travail. Même sans être soumis à la dictature moderne de l’« actualité » — je me flatte d’y résister — je devrais pouvoir rendre compte d’un livre dans un délai inférieur à deux ans après sa parution ! J’épargnerai au lecteur la liste de douteuses circonstances atténuantes (manie de lire vingt livres en même temps, problèmes de santé, commandes urgentes, etc.) pour en venir à une nouvelle consolante : ce livre n’avait nul besoin de moi pour rencontrer son public. Cet ouvrage, dont la lecture s’impose à quiconque souhaite s’informer sur la révolution espagnole, s’est en effet vendu à plusieurs milliers d’exemplaires.

Après une présentation sommaire, je me bornerai donc à esquisser quelques réflexions qui prennent pour prétexte la manière dont Gimenez évoque les épisodes érotiques et/ou amoureux de son aventure espagnole, et l’exercice de la violence par les anarchistes, telle qu’il la rapporte.

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Le volume, édité par L’Insomniaque et les Giménologues mérite bien de comporter la mention de ces derniers, outre celle de l’auteur du texte principal, sur la couverture. En effet, les éditeurs de Gimenez ont accompli un travail gigantesque, qui produit plus de la moitié de ce gros livre de 558 pages. Ce sont, en réalité, deux livres qui s’offrent au lecteur : d’abord le récit de Bruno Salvadori alias Antoine Gimenez, jeune anarchiste d’origine italienne engagé dans le Groupe international de la colonne Durruti, entre 1936 et 1938, qu’il rédige au milieu des années 1970, et l’étude de ce Groupe qui s’est imposée aux Giménologues, dès lors qu’ils ont voulu comprendre et présenter le récit du premier.

Les Giménologues poursuivent d’ailleurs leur travail sur un site Internet, constamment enrichi (ajoutons qu’il existe également un feuilleton radiophonique réalisé à partir des souvenirs de Gimenez ; voir sur le site).

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Gimenez n’est ni un théoricien ni un écrivain, et c’est sans doute ce qui rend son récit aussi précieux, et d’une lecture aussi aisée. Il raconte sa vie dans l’Espagne noire et rouge de la révolution qu’a suscitée le coup d’état fasciste. Il la raconte non sans forfanterie parfois, pas en tant que guerrier mais en tant que jeune homme sûr de sa force et de sa séduction. C’est en effet l’un des charmes du récit qu’il entremêle, comme ils le sont inextricablement dans la vie, les épisodes amoureux et/ou érotiques, les événements militaires et les considérations politiques. Les Giménologues expliquent dans leur introduction que certains éditeurs pressentis, en France et en Espagne, et parmi eux des libertaires, proposèrent à l’auteur d’élaguer son texte de passages jugés scabreux. C’est une question politique d’importance et qui mérite sans doute mieux que la pique envoyée à quelques curés anarchistes. En effet, l’imbrication de la vie incarnée et de la lutte révolutionnaire devrait aller de soi pour des militants anarchistes, et nous savons qu’il n’en a pas toujours été ainsi. De surcroît, le récit de Gimenez montre de manière très simple et très touchante comment la société espagnole est l’objet et le théâtre de bouleversements sociaux très profonds, qui concernent notamment la condition des femmes et leur liberté amoureuse et érotique. La seconde semble — est-ce un paradoxe ? — bien davantage étendue par l’atmosphère de la révolution que n’est bouleversée la première. Ce que l’on attend des femmes — y compris des femmes combattantes — c’est encore le plus souvent la cuisine et la lessive, même si on leur offre en retour une gratitude et une estime sincères.

Cela n’empêche pas de remarquer, sans ironie méchante, que Gimenez use, probablement en toute innocence, de clichés empruntés à la littérature érotique classique[1], ce qui peut contribuer à susciter l’agacement chez certains lecteurs déjà mal disposés. Je pense ici notamment à l’épisode où notre héros déshabille (mais c’est parce qu’elle est trempée par l’averse !) une jeune religieuse échappée d’un couvent, laquelle va naturellement s’éveiller au plaisir dans ses bras. Que l’épisode soit rigoureusement exact, ce dont je ne doute pas, n’empêche nullement qu’il s’agit d’un cliché, ici mis en scène de manière extrêmement flatteuse pour le narrateur. Il est permis au moins d’en sourire sans être bigot : une ou deux phrases de commentaire distancié auraient mis les Giménologues à l’abri du reproche de complaisance, sans pour autant verser dans la censure moraliste.

En écrivant les lignes qui précèdent, je prends conscience que le texte de Gimenez, de part son aspect « naïf » déjà mentionné, prête le flanc à une critique qui viserait son caractère « édifiant ». Il peut être rejeté en tant que tel. Cependant, ce serait me semble-t-il une erreur. Gimenez décrit ce qu’il voit, c’est-à-dire aussi bien entendu ce qu’il croit. Et sa description se fait toujours « en gros plan », au niveau de l’être humain ; il observe en même temps qu’il ressent. Exemple : le camarade tueur de curé (au sens propre), qui, en pleine visite domiciliaire et déchristianisatrice, glisse sous les draps de la vieille femme l’énorme christ qu’elle n’arrivait pas à décrocher pour le cacher : « Elle pourrait être ma grand-mère, et la tienne aussi…». C’est que le déchristianisateur aussi vit sa vie simplement et « en gros plan » : il tue les curés parce que ce sont des ennemis du peuple et qu’il ne veut pour lui-même ni dieu ni maître, mais il ne va pas priver une grand-mère de tous ses fétiches. Une balle, une émotion ; un coup de fusil, un coup de cœur… c’est tout le rythme du récit de Gimenez.

On peut tuer au combat, autre chose est d’appliquer une « peine de mort ». Les anarchistes ne s’en privent guère plus que les autres, mais lorsque deux membres du Groupe international se vantent d’avoir participé à un peloton d’exécution de prisonniers, Louis Berthomieux, le responsable désigné du Groupe demande leur exclusion en mettant son départ dans la balance.

Or le débat ne portera pas sur la question de savoir si l’on peut ou doit exécuter des prisonniers, mais sur la liberté des camarades d’agir selon leur bon plaisir. Comment leur reprocher de s’être fait assassins de sang froid puisqu’ils en ont eu envie ? Les membres du Groupe sortent, au moins pratiquement, de cette ornière théorique et morale en considérant qu’eux aussi ont le droit de choisir ceux avec qui ils combattent et risquent leur vie. Les fusilleurs seront donc exclus, non parce qu’ils ont commis un crime ou une faute, mais en raison dune espèce d’incompatibilité d’humeur avec le groupe.

Gimenez raconte encore que Durruti a fait juger un militant anarchiste qui a conservé, pour les offrir à sa compagne, des bijoux récupérés chez un richard barcelonais. Il est condamné à mort par les délégués réunis des centuries. Gimenez rapporte sans critique l’histoire, et sa morale assassine : « L’or, l’argent, les bijoux devaient servir à nous procurer les armes qui manquaient et non à parer les femmes… », etc. C’est qu’il n’y participe pas ; le fusillé n’est pas un camarade intimement connu dans le combat quotidien, même si c’est un militant anarchiste incontesté. Mais Gimenez, se retournant sur le passé pour écrire son récit, n’a pas un mot de regret pour l’homme assassiné, pas un mot de critique pour la doctrine de l’exemplarité de la peine de mort à la manière anarchiste. Il ne lui vient pas à l’esprit, semble-t-il, que le voleur qui a voulu épater sa compagne s’est rendu coupable d’une gaminerie, guère plus signifiante dans le registre de l’erreur politique que la « coupable » mansuétude du déchristianisateur négligeant de voler le crucifix à la vielle dame l’est dans celui de l’entorse bienvenue à une politique rigide.

Les anarchistes espagnols que décrit Gimenez sont religieux. Ils mènent la guerre sociale à coups de morale et de bons sentiments. Un coup de fusil, un coup de cœur. Il y a des gens qui s’écoutent, qui se regardent agir, ce sont des prétentieux. Les anarchistes se sentent vivre, ils suivent leurs émotions, un jour ceci, le lendemain cela. Ce sont des exaltés. Je récuse le meurtre d’un ennemi, j’assassine un camarade. Pour des breloques ? Non, pour un principe ! Les anarchistes sont des hérétiques. Malraux écrit quelque part qu’ils sont prêts à commettre toutes les erreurs pourvu qu’ils puissent les payer de leur vie. Cette formule m’a toujours agacé. Elle m’agace encore, mais j’ai longtemps pensé qu’elle manifestait la volonté d’un adversaire politique de discréditer les libertaires tout en se donnant l’air de comprendre et d’apprécier chez eux un « sens du tragique », certes condamné par l’histoire et ses philosophies scientifiques, mais tellement décoratif, et d’un excellent rapport littéraire. La lecture d’un texte comme celui de Gimenez confirme qu’elle correspond à une réalité profonde, au moins du mouvement anarchiste espagnol, même si elle n’en épuise pas la réalité.

De ce point de vue, la découverte en français des mémoires d’un militant d’abord proche compagnon de Durruti comme Garcia Oliver, permettra de donner — du même point de vue individuel, « en gros plan », et à la première personne — une autre image du mouvement. Je ne veux pas dire ici que nous ne sachions rien du rôle des anarchistes dans la révolution espagnole, mais que le contraste est important entre les études générales (sur les collectivisations, par exemple) et les témoignages personnels, nécessairement imprégnés d’une mystique idéologique, dont je ne suis pas certain qu’elle vaut toujours mieux que les idéologies froides.

J’imagine que ces lignes paraîtront sacrilèges (c’est bien le problème !) à certain(e)s lectrices et lecteurs libertaires. Comment se permettre de critiquer un homme qui a eu le courage d’aller risquer sa vie pour vivre une révolution anarchiste, qui a vécu des scènes aussi terribles que celle où un camarade doit achever de deux coups de fusils deux femmes du Groupe, dont les fascistes ont ouvert le ventre au couteau…

C’est que, s’il est possible (je ne dis pas « légitime ») de fusiller un camarade parce qu’il a conservé un bijou volé, alors on doit aussi pouvoir lui adresser, à lui et à ses camarades du peloton d’exécution, des critiques. Aussi dures soient-elles, elles ne sont pas mortelles[2].

Comme je feuillette le livre et retrouve les passages que j’y ai soulignés, je tombe sur l’évocation d’une salve non mortelle, précisément. On a arrêté, près de la tente de Durruti, trois ou quatre hommes qui venaient l’assassiner. On les fusille… et on leur jette un seau d’eau à la figure. Les fusils étaient chargés de cartouche à blanc. On leur explique que les anarchistes font la guerre à l’ignorance et non aux pauvres bougres.

Passons sur le fait que la fausse exécution serait considérée, si pratiquée par l’ennemi, comme une forme de torture et non de mansuétude. Les assassins ratés retourneront hébétés dans leurs foyers raconter que les anarchistes les ont exécutés pour de rire. Pour l’Arsène Lupin fusillé, il s’agissait de démontrer à tous les militants qu’on ne rigole pas avec les biens récupérés pour le peuple. Exemplarité toujours.

Il est possible qu’il s’agisse d’un piège difficile à éviter, surtout dans une période de crise révolutionnaire, où les nécessités de l’action laissent peu de temps à la réflexion et où l’on apparaît d’abord par ses actes. Cependant, il n’est pas inutile de relier, lorsque nous est donné le loisir du retour en arrière, ces événements avec les réflexions théoriques qui les ont précédés (je pense aux textes de Kropotkine sur la morale).

Le type de questionnement qui s’impose ici n’est en effet pas propre aux temps de guerre civile, dont on peut toujours — pour s’en réjouir ou le déplorer — juger le retour improbable ou très éloigné. En tous temps, des militants peuvent, au nom d’un prolétariat ou d’un mouvement révolutionnaire qu’ils prétendent incarner, décréter la peine de mort pour un policier, un politicien ou un patron de l’industrie. Il peut s’agir d’une «vengeance politique» (tel flic a tué un manifestant), mais le plus souvent il s’agit d’une action spectaculaire a visée exemplaire. Elle « montrera » que l’ennemi de classe lui aussi peut (doit) trembler ; elle « réveillera » un prolétariat engourdi par la répression et l’embourgeoisement (« Le peuple est vieux » disait une chanson anarchiste).

« Nous nous battons, mais nous n’assassinons pas », dit Berthomieux en demandant l’exclusion des deux membres d’un peloton aux membres du Groupe international de la colonne Durruti. Il est navrant que des militants qui se veulent révolutionnaires se mettent en situation de dire : « Certes, nous assassinons, mais c’est parce que nous nous battons. »

Amère ironie, dans ce cas de figure, c’est la victime — par sa qualité de patron, de fasciste, de « salaud » — qui donne son sens à l’acte de tuer, lequel est en quelque sorte déréalisé. L’assassin est le moyen neutre d’une justice immanente, que l’idéologie vient expliquer comme la physique explique la chute des corps. Si l’exemplarité s’avère un échec (le prolétariat ne s’est pas « réveillé »), l’acte lui-même — le meurtre — n’en est pas affecté, puisque le statut de la victime (patron) n’est pas modifié. Autrement dit : On ne peut pas se tromper en tuant un patron. La phrase sonne comme un slogan teinté d’humour noir. Elle redevient sinistre si l’on veut bien se souvenir qu’elle se décline nécessairement en : On ne peut pas se tromper en tuant un traître… un déviationniste… un violeur… un bourgeois… un imbécile… Chacun(e) imaginera aisément les catégories à ajouter, en fonction des ses propres détestations.

Le lecteur de 2008 m’objectera que je parle ici davantage de Jean-Marc Rouillan et du groupe Action directe que d’Antoine Gimenez, révolté anarchiste (selon ses propres termes) participant à une incontestable révolution. C’est sans doute l’une des qualités paradoxales du récit de Gimenez de nous amener, par sa sincérité et sa simplicité, à nous (re)poser des questions que lui-même n’affronte pas, parce qu’il les pose sans s’en rendre compte.

Capture d’écran 2014-11-09 à 10.52.38 On peut télécharger le texte du livre sur le site de l’Insomniaque (lien à droite sur votre écran).

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Capture d’écran 2014-11-13 à 14.20.56L’Insomniaque a publié en mai 2008 un roman de Ricardo Vasquez Prada, intitulé Dans un village d’Aragon dont je ne veux pas rappeler le nom…, qui n’est pas sans rapport avec le récit de Gimenez. Je reproduis le texte de quatrième de couverture :

« En juillet 1936, l’arrivée des troupes franquistes dans un village d’Aragon précipité dans l’horreur ses habitants, parmi lesquels la famille du menuisier don Pedro. Pour sa femme, dona Maria, et ses deux filles, il s’ensuivra une petite odyssée, tissée de tragédies, d’amours et d’espoirs, au gré des aléas d’une terrible lutte à mort. Parallèlement, un torero et un étudiant de leurs amis rejoignent la fameuse colonne Durruti, au-delà de la ligne de front toute proche…

En toile de fond se profile un affrontement entre les fascistes, auxquels se rallient les grands propriétaires terriens, et la nouvelle société égalitaire et communautaire que tentent d’instaurer les anarchistes. »

190 p. 12 euros

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On trouvera des textes, de Simone Weil et d’Albert Camus, sur les problèmes de la violence révolutionnaire, dans l’excellent Albert Camus et les libertaires (1948-1960), textes rassemblés par Lou Marin chez les jeunes éditions Égrégores de Marseille (361 pages, 15 euros).

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[1] « Les seins jaillirent blancs comme l’albâtre » ; « sa croupe s’offrit comme un énorme fruit porté par les colonnes de ses cuisses nerveuses » ; « cuisses écartées, offrant à ma vue une figue dont la chair gonflée par la sève aurait fait éclater la peau » etc.

[2] On lira, sur la variété et la complexité des réactions de la population sur la question de l’attitude vis-à-vis des prisonniers, la note 16, aux pages 243-246 du livre.