
Les Fils de la nuit. Souvenirs de la guerre d’Espagne
Antoine Gimenez & les Giménologues, L’Insomniaque, 558 pages, 16 euros.
Cette note de lecture doit commencer par quelques mots d’excuses à l’adresse des « Giménologues » éditeurs du texte de Gimenez, que j’avais rencontrés quand ils mettaient la dernière main à leur travail. Même sans être soumis à la dictature moderne de l’« actualité » — je me flatte d’y résister — je devrais pouvoir rendre compte d’un livre dans un délai inférieur à deux ans après sa parution ! J’épargnerai au lecteur la liste de douteuses circonstances atténuantes (manie de lire vingt livres en même temps, problèmes de santé, commandes urgentes, etc.) pour en venir à une nouvelle consolante : ce livre n’avait nul besoin de moi pour rencontrer son public. Cet ouvrage, dont la lecture s’impose à quiconque souhaite s’informer sur la révolution espagnole, s’est en effet vendu à plusieurs milliers d’exemplaires.
Après une présentation sommaire, je me bornerai donc à esquisser quelques réflexions qui prennent pour prétexte la manière dont Gimenez évoque les épisodes érotiques et/ou amoureux de son aventure espagnole, et l’exercice de la violence par les anarchistes, telle qu’il la rapporte.

Le volume, édité par L’Insomniaque et les Giménologues mérite bien de comporter la mention de ces derniers, outre celle de l’auteur du texte principal, sur la couverture. En effet, les éditeurs de Gimenez ont accompli un travail gigantesque, qui produit plus de la moitié de ce gros livre de 558 pages. Ce sont, en réalité, deux livres qui s’offrent au lecteur : d’abord le récit de Bruno Salvadori alias Antoine Gimenez, jeune anarchiste d’origine italienne engagé dans le Groupe international de la colonne Durruti, entre 1936 et 1938, qu’il rédige au milieu des années 1970, et l’étude de ce Groupe qui s’est imposée aux Giménologues, dès lors qu’ils ont voulu comprendre et présenter le récit du premier.
Les Giménologues poursuivent d’ailleurs leur travail sur un site Internet, constamment enrichi (ajoutons qu’il existe également un feuilleton radiophonique réalisé à partir des souvenirs de Gimenez ; voir sur le site).

Gimenez n’est ni un théoricien ni un écrivain, et c’est sans doute ce qui rend son récit aussi précieux, et d’une lecture aussi aisée. Il raconte sa vie dans l’Espagne noire et rouge de la révolution qu’a suscitée le coup d’état fasciste. Il la raconte non sans forfanterie parfois, pas en tant que guerrier mais en tant que jeune homme sûr de sa force et de sa séduction. C’est en effet l’un des charmes du récit qu’il entremêle, comme ils le sont inextricablement dans la vie, les épisodes amoureux et/ou érotiques, les événements militaires et les considérations politiques. Les Giménologues expliquent dans leur introduction que certains éditeurs pressentis, en France et en Espagne, et parmi eux des libertaires, proposèrent à l’auteur d’élaguer son texte de passages jugés scabreux. C’est une question politique d’importance et qui mérite sans doute mieux que la pique envoyée à quelques curés anarchistes. En effet, l’imbrication de la vie incarnée et de la lutte révolutionnaire devrait aller de soi pour des militants anarchistes, et nous savons qu’il n’en a pas toujours été ainsi. De surcroît, le récit de Gimenez montre de manière très simple et très touchante comment la société espagnole est l’objet et le théâtre de bouleversements sociaux très profonds, qui concernent notamment la condition des femmes et leur liberté amoureuse et érotique. La seconde semble — est-ce un paradoxe ? — bien davantage étendue par l’atmosphère de la révolution que n’est bouleversée la première. Ce que l’on attend des femmes — y compris des femmes combattantes — c’est encore le plus souvent la cuisine et la lessive, même si on leur offre en retour une gratitude et une estime sincères.
Cela n’empêche pas de remarquer, sans ironie méchante, que Gimenez use, probablement en toute innocence, de clichés empruntés à la littérature érotique classique[1], ce qui peut contribuer à susciter l’agacement chez certains lecteurs déjà mal disposés. Je pense ici notamment à l’épisode où notre héros déshabille (mais c’est parce qu’elle est trempée par l’averse !) une jeune religieuse échappée d’un couvent, laquelle va naturellement s’éveiller au plaisir dans ses bras. Que l’épisode soit rigoureusement exact, ce dont je ne doute pas, n’empêche nullement qu’il s’agit d’un cliché, ici mis en scène de manière extrêmement flatteuse pour le narrateur. Il est permis au moins d’en sourire sans être bigot : une ou deux phrases de commentaire distancié auraient mis les Giménologues à l’abri du reproche de complaisance, sans pour autant verser dans la censure moraliste.
En écrivant les lignes qui précèdent, je prends conscience que le texte de Gimenez, de part son aspect « naïf » déjà mentionné, prête le flanc à une critique qui viserait son caractère « édifiant ». Il peut être rejeté en tant que tel. Cependant, ce serait me semble-t-il une erreur. Gimenez décrit ce qu’il voit, c’est-à-dire aussi bien entendu ce qu’il croit. Et sa description se fait toujours « en gros plan », au niveau de l’être humain ; il observe en même temps qu’il ressent. Exemple : le camarade tueur de curé (au sens propre), qui, en pleine visite domiciliaire et déchristianisatrice, glisse sous les draps de la vieille femme l’énorme christ qu’elle n’arrivait pas à décrocher pour le cacher : « Elle pourrait être ma grand-mère, et la tienne aussi…». C’est que le déchristianisateur aussi vit sa vie simplement et « en gros plan » : il tue les curés parce que ce sont des ennemis du peuple et qu’il ne veut pour lui-même ni dieu ni maître, mais il ne va pas priver une grand-mère de tous ses fétiches. Une balle, une émotion ; un coup de fusil, un coup de cœur… c’est tout le rythme du récit de Gimenez.
On peut tuer au combat, autre chose est d’appliquer une « peine de mort ». Les anarchistes ne s’en privent guère plus que les autres, mais lorsque deux membres du Groupe international se vantent d’avoir participé à un peloton d’exécution de prisonniers, Louis Berthomieux, le responsable désigné du Groupe demande leur exclusion en mettant son départ dans la balance.
Or le débat ne portera pas sur la question de savoir si l’on peut ou doit exécuter des prisonniers, mais sur la liberté des camarades d’agir selon leur bon plaisir. Comment leur reprocher de s’être fait assassins de sang froid puisqu’ils en ont eu envie ? Les membres du Groupe sortent, au moins pratiquement, de cette ornière théorique et morale en considérant qu’eux aussi ont le droit de choisir ceux avec qui ils combattent et risquent leur vie. Les fusilleurs seront donc exclus, non parce qu’ils ont commis un crime ou une faute, mais en raison dune espèce d’incompatibilité d’humeur avec le groupe.
Gimenez raconte encore que Durruti a fait juger un militant anarchiste qui a conservé, pour les offrir à sa compagne, des bijoux récupérés chez un richard barcelonais. Il est condamné à mort par les délégués réunis des centuries. Gimenez rapporte sans critique l’histoire, et sa morale assassine : « L’or, l’argent, les bijoux devaient servir à nous procurer les armes qui manquaient et non à parer les femmes… », etc. C’est qu’il n’y participe pas ; le fusillé n’est pas un camarade intimement connu dans le combat quotidien, même si c’est un militant anarchiste incontesté. Mais Gimenez, se retournant sur le passé pour écrire son récit, n’a pas un mot de regret pour l’homme assassiné, pas un mot de critique pour la doctrine de l’exemplarité de la peine de mort à la manière anarchiste. Il ne lui vient pas à l’esprit, semble-t-il, que le voleur qui a voulu épater sa compagne s’est rendu coupable d’une gaminerie, guère plus signifiante dans le registre de l’erreur politique que la « coupable » mansuétude du déchristianisateur négligeant de voler le crucifix à la vielle dame l’est dans celui de l’entorse bienvenue à une politique rigide.
Les anarchistes espagnols que décrit Gimenez sont religieux. Ils mènent la guerre sociale à coups de morale et de bons sentiments. Un coup de fusil, un coup de cœur. Il y a des gens qui s’écoutent, qui se regardent agir, ce sont des prétentieux. Les anarchistes se sentent vivre, ils suivent leurs émotions, un jour ceci, le lendemain cela. Ce sont des exaltés. Je récuse le meurtre d’un ennemi, j’assassine un camarade. Pour des breloques ? Non, pour un principe ! Les anarchistes sont des hérétiques. Malraux écrit quelque part qu’ils sont prêts à commettre toutes les erreurs pourvu qu’ils puissent les payer de leur vie. Cette formule m’a toujours agacé. Elle m’agace encore, mais j’ai longtemps pensé qu’elle manifestait la volonté d’un adversaire politique de discréditer les libertaires tout en se donnant l’air de comprendre et d’apprécier chez eux un « sens du tragique », certes condamné par l’histoire et ses philosophies scientifiques, mais tellement décoratif, et d’un excellent rapport littéraire. La lecture d’un texte comme celui de Gimenez confirme qu’elle correspond à une réalité profonde, au moins du mouvement anarchiste espagnol, même si elle n’en épuise pas la réalité.
De ce point de vue, la découverte en français des mémoires d’un militant d’abord proche compagnon de Durruti comme Garcia Oliver, permettra de donner — du même point de vue individuel, « en gros plan », et à la première personne — une autre image du mouvement. Je ne veux pas dire ici que nous ne sachions rien du rôle des anarchistes dans la révolution espagnole, mais que le contraste est important entre les études générales (sur les collectivisations, par exemple) et les témoignages personnels, nécessairement imprégnés d’une mystique idéologique, dont je ne suis pas certain qu’elle vaut toujours mieux que les idéologies froides.
J’imagine que ces lignes paraîtront sacrilèges (c’est bien le problème !) à certain(e)s lectrices et lecteurs libertaires. Comment se permettre de critiquer un homme qui a eu le courage d’aller risquer sa vie pour vivre une révolution anarchiste, qui a vécu des scènes aussi terribles que celle où un camarade doit achever de deux coups de fusils deux femmes du Groupe, dont les fascistes ont ouvert le ventre au couteau…
C’est que, s’il est possible (je ne dis pas « légitime ») de fusiller un camarade parce qu’il a conservé un bijou volé, alors on doit aussi pouvoir lui adresser, à lui et à ses camarades du peloton d’exécution, des critiques. Aussi dures soient-elles, elles ne sont pas mortelles[2].
Comme je feuillette le livre et retrouve les passages que j’y ai soulignés, je tombe sur l’évocation d’une salve non mortelle, précisément. On a arrêté, près de la tente de Durruti, trois ou quatre hommes qui venaient l’assassiner. On les fusille… et on leur jette un seau d’eau à la figure. Les fusils étaient chargés de cartouche à blanc. On leur explique que les anarchistes font la guerre à l’ignorance et non aux pauvres bougres.
Passons sur le fait que la fausse exécution serait considérée, si pratiquée par l’ennemi, comme une forme de torture et non de mansuétude. Les assassins ratés retourneront hébétés dans leurs foyers raconter que les anarchistes les ont exécutés pour de rire. Pour l’Arsène Lupin fusillé, il s’agissait de démontrer à tous les militants qu’on ne rigole pas avec les biens récupérés pour le peuple. Exemplarité toujours.
Il est possible qu’il s’agisse d’un piège difficile à éviter, surtout dans une période de crise révolutionnaire, où les nécessités de l’action laissent peu de temps à la réflexion et où l’on apparaît d’abord par ses actes. Cependant, il n’est pas inutile de relier, lorsque nous est donné le loisir du retour en arrière, ces événements avec les réflexions théoriques qui les ont précédés (je pense aux textes de Kropotkine sur la morale).
Le type de questionnement qui s’impose ici n’est en effet pas propre aux temps de guerre civile, dont on peut toujours — pour s’en réjouir ou le déplorer — juger le retour improbable ou très éloigné. En tous temps, des militants peuvent, au nom d’un prolétariat ou d’un mouvement révolutionnaire qu’ils prétendent incarner, décréter la peine de mort pour un policier, un politicien ou un patron de l’industrie. Il peut s’agir d’une «vengeance politique» (tel flic a tué un manifestant), mais le plus souvent il s’agit d’une action spectaculaire a visée exemplaire. Elle « montrera » que l’ennemi de classe lui aussi peut (doit) trembler ; elle « réveillera » un prolétariat engourdi par la répression et l’embourgeoisement (« Le peuple est vieux » disait une chanson anarchiste).
« Nous nous battons, mais nous n’assassinons pas », dit Berthomieux en demandant l’exclusion des deux membres d’un peloton aux membres du Groupe international de la colonne Durruti. Il est navrant que des militants qui se veulent révolutionnaires se mettent en situation de dire : « Certes, nous assassinons, mais c’est parce que nous nous battons. »
Amère ironie, dans ce cas de figure, c’est la victime — par sa qualité de patron, de fasciste, de « salaud » — qui donne son sens à l’acte de tuer, lequel est en quelque sorte déréalisé. L’assassin est le moyen neutre d’une justice immanente, que l’idéologie vient expliquer comme la physique explique la chute des corps. Si l’exemplarité s’avère un échec (le prolétariat ne s’est pas « réveillé »), l’acte lui-même — le meurtre — n’en est pas affecté, puisque le statut de la victime (patron) n’est pas modifié. Autrement dit : On ne peut pas se tromper en tuant un patron. La phrase sonne comme un slogan teinté d’humour noir. Elle redevient sinistre si l’on veut bien se souvenir qu’elle se décline nécessairement en : On ne peut pas se tromper en tuant un traître… un déviationniste… un violeur… un bourgeois… un imbécile… Chacun(e) imaginera aisément les catégories à ajouter, en fonction des ses propres détestations.
Le lecteur de 2008 m’objectera que je parle ici davantage de Jean-Marc Rouillan et du groupe Action directe que d’Antoine Gimenez, révolté anarchiste (selon ses propres termes) participant à une incontestable révolution. C’est sans doute l’une des qualités paradoxales du récit de Gimenez de nous amener, par sa sincérité et sa simplicité, à nous (re)poser des questions que lui-même n’affronte pas, parce qu’il les pose sans s’en rendre compte.
On peut télécharger le texte du livre sur le site de l’Insomniaque (lien à droite sur votre écran).

L’Insomniaque a publié en mai 2008 un roman de Ricardo Vasquez Prada, intitulé Dans un village d’Aragon dont je ne veux pas rappeler le nom…, qui n’est pas sans rapport avec le récit de Gimenez. Je reproduis le texte de quatrième de couverture :
« En juillet 1936, l’arrivée des troupes franquistes dans un village d’Aragon précipité dans l’horreur ses habitants, parmi lesquels la famille du menuisier don Pedro. Pour sa femme, dona Maria, et ses deux filles, il s’ensuivra une petite odyssée, tissée de tragédies, d’amours et d’espoirs, au gré des aléas d’une terrible lutte à mort. Parallèlement, un torero et un étudiant de leurs amis rejoignent la fameuse colonne Durruti, au-delà de la ligne de front toute proche…
En toile de fond se profile un affrontement entre les fascistes, auxquels se rallient les grands propriétaires terriens, et la nouvelle société égalitaire et communautaire que tentent d’instaurer les anarchistes. »
190 p. 12 euros

On trouvera des textes, de Simone Weil et d’Albert Camus, sur les problèmes de la violence révolutionnaire, dans l’excellent Albert Camus et les libertaires (1948-1960), textes rassemblés par Lou Marin chez les jeunes éditions Égrégores de Marseille (361 pages, 15 euros).

[1] « Les seins jaillirent blancs comme l’albâtre » ; « sa croupe s’offrit comme un énorme fruit porté par les colonnes de ses cuisses nerveuses » ; « cuisses écartées, offrant à ma vue une figue dont la chair gonflée par la sève aurait fait éclater la peau » etc.
[2] On lira, sur la variété et la complexité des réactions de la population sur la question de l’attitude vis-à-vis des prisonniers, la note 16, aux pages 243-246 du livre.