GARE AU TGV ! [2] Progrès et vitesse : le mouvement du faux

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Je donne ici la deuxième partie du texte publié en volume en 1993 sous le titre Gare au TGV ! (Éditions Car rien n’a d’importance…), aujourd’hui épuisé.

 

 

 

Le progrès ne vaut que s’il est partagé par tous

(Proverbe SNCF)

Ça te dérange ? Moi, ça m’arrange !/ À toi la merde, à moi l’orange !

(Comptine marseillaise).

 

« Nous déclarons que la splendeur du monde s’est enrichie d’une beauté nouvelle : la beauté de la vitesse. » Le manifeste futuriste que lance Marinetti à l’aube du siècle n’exalte pas tant la vitesse, dont un cavalier audacieux pouvait bien se griser jusqu’à en mourir, que la machine : “Nous chanterons (…) les locomotives au grand poitrail, qui piaffent sur les rails, tels d’énormes chevaux d’acier bridés de longs tuyaux[1]. »

Si véritablement « une automobile de course (…) est plus belle que la victoire de Samothrace », c’est que la machine vaut mieux que l’homme ; elle doit donc le supplanter. « Après le règne animal, écrit Marinetti, voici le règne mécanique qui commence ! (…) nous préparons la création de l’HOMME mécanique aux parties remplaçables. »

Le futurisme, que les sympathies fascistes de ses animateurs ne discrédita pas, influença profondément la représentation d’un « Progrès » mythique, associé à l’image de la vitesse. En France, dans les années 25 où les affichistes Loupot et Cassandre dessinent les réclames des industriels de l’automobile et des compagnies de chemin de fer, et plus encore aux États-Unis où le streamlining (style aérodynamique) crée dans la deuxième moitié des années 30 une esthétique nouvelle, d’ailleurs séduisante, pour les voitures et les locomotives, et qui s’étend bientôt au-delà de toute justification technique aux objets domestiques : briquets, vaisselle, postes de radio, etc.

Plus que l’avion, dont les performances techniques peuvent paraître plus miraculeuses encore, mais qui ne touche terre qu’en deux points donnés de la planète, le train — qui parcourt à force ouverte tout un territoire occupé par l’animal et par l’homme — devient l’incarnation de la marche inexorable du progrès. À l’époque où les futuristes célèbrent dans un même chant la machine, la vitesse et la guerre, le « cheval d’acier » a déjà servi au génocide des peuples indiens d’Amérique du Nord.

À propos de la Chine, Simone de Beauvoir s’indigne que les mêmes « libéraux » n’aient point formulé d’objection au massacre de centaines de milliers de paysans qui sabotaient les voies ferrées au début du siècle, et reprochent au régime maoïste la « liquidation » de ce qui reste des sectes taoïstes. « Anarchistes, les taoïstes avaient toujours été hostiles à la fois à l’ordre et au progrès ; héritiers d’une vieille tradition naturiste, dégradée en animisme, explique-t-elle, ils considèrent les machines comme des inventions sacrilèges : au début du siècle, des sociétés taoïstes avaient convaincu les paysans que les chemins de fer troublaient le repos des génies de l’air et de l’eau et qu’il fallait détruire les voies ferrées[2]. » Héritière d’une vieille tradition humaniste, dégradée en stalinisme prochinois, la romancière voit la preuve du progrès dans les sacrifices humains qu’on lui offre. Prête à gober le plus grotesque des mensonges de la propagande officielle, elle décrète la peine de mort pour le paysan attaché à ses croyances et à ses traditions[3].

Sous une forme moins martiale — encore faut-il relever la métaphore du ministre Joxe pour glorifier l’action des troupes françaises lors de la dernière guerre mondiale, dite « du Golfe » : « les soldats français ont démarré comme un TGV[4] » — ces naïvetés ont pénétré l’esprit de l’époque au point qu’il est difficile de soumettre l’idée de progrès à la critique sans s’exposer au reproche de passéisme.

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