ÉCONOMIE DE LA MISÈRE. Le «Revenu garanti»

 

Économie de la misère

 

Je reproduis la seconde partie de mon livre Économie de la misère (La Digitale, 1999), principalement consacrée au « revenu garanti ». Sur mon ancien site, des extraits (plus courts) étaient répartis en plusieurs articles. Le texte est republié ici intégralement et d’un seul tenant.

Économie de la misère est disponible en librairies. Pour consulter le site des Éditions La Digitale, voir la colonne des liens (à droite sur votre écran).

 

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I. Les sources du « garantisme »

L’idée d’un « revenu garanti » est défendue depuis les années 30, et plus encore depuis la fin des années 70, par des groupes et des personnalités très disparates quant à leur motivations politiques et au contenu qu’ils donnent à cette notion, que l’on retrouvera d’ailleurs sous des appellations variées.

Au fil des vingt dernières années, des groupes militants ont donné à l’idée de revenu garanti le statut de revendication, et favorisé une relative uniformisation des références historiques et théoriques des partisans de son instauration.

Je commencerai par rappeler les sources historiques revendiquées par les « garantistes », avant de proposer une analyse de la nature et de la signification des justifications qu’ils donnent de leur démarche.

L’accord se fait généralement Pour attribuer à l’anglais Thomas Paine la première proposition explicite et détaillée d’une allocation sans contrepartie d’activité.

Dans un texte sur la justice agraire[1], rédigé durant l’hiver 1795-1796, et publié au printemps 1797, d’abord à Paris, puis à Londres, Paine propose :

« Un fonds national pour payer à tous les individus qui auront atteint l’âge de vingt-un [sic] ans, la somme de quinze livres sterling, à titre d’indemnité du droit naturel, dont le système des propriétés territoriales les a dépouillés. Et pour payer annuellement la somme de six livres sterling, durant leur vie, à tous les individus qui ont atteint l’âge de cinquante ans, et aux autres, à mesure qu’ils arriveront audit âge. […]

« Je propose d’abord de faire les paiements tels que je les ai énoncés, à tous les individus, pauvres ou riches. Cette mesure commune est propre à éviter toute odieuse distinction, et elle est d’autant plus convenable qu’à titre d’indemnité ou de compensation d’une propriété naturelle, tous les individus y ont un droit égal, indépendamment des propriétés qu’ils peuvent avoir créées ou acquises par hérédité ou de toute manière. […] »

L’idée maîtresse du texte est aussi celle de la Révolution française, c’est le « droit naturel » ; elle s’appuie en outre sur un raisonnement comparatiste à l’effet ravageur : il est inadmissible qu’un individu né dans une société qui se prétend civilisée vive moins bien qu’un simple sauvage à l’état de nature.

« Pour bien concevoir ce que l’état de société devrait être, il est indispensable d’avoir quelques notions de l’état primitif et naturel des hommes, tel qu’il est encore aujourd’hui. On n’aperçoit chez eux aucun vestige de la misère humaine, dont toutes les villes de l’Europe nous présentent le hideux spectacle. L’indigence est donc un des fruits qu’a produits la vie civilisée. Elle n’existe point dans l’état naturel. […] . Considérant en conséquence, comme un principe admis, qu’aucun individu né dans un état civilisé, ne doit se trouver dans une situation pire que celle où il serait s’il fût né avant l’établissement de cette civilisation […] »

L’argumentaire de Paine repose également sur une analyse de classe :

«La propriété personnelle est l’effet de la société, et sans son secours, il serait aussi impossible à l’individu de l’acquérir que de créer la terre. […] Si on examinait la question plus particulièrement, on trouverait que les amas [accumulations] des propriétés [possessions] personnelles se font le plus souvent aux dépens des malheureux, qui, en travaillant pour les produire, ont reçu un trop faible salaire. L’ouvrier languit dans sa vieillesse et périt dans la misère, tandis que celui qui l’exploite nage dans l’abondance […]».

Même si Paine s’intéresse d’abord à la justice agraire, son biographe Bernard Vincent souligne que la « notion d’une dette sociale signifie simplement que toute propriété (spéculation financière par exemple, ou richesse provenant de l’industrie), et non seulement la terre, pourrait être taxée ou redistribuée pour le bien commun[2] ». Toutefois, Paine ne propose pas de taxer la propriété personnelle.

Il affirme que la civilisation « est aussi odieuse qu’injuste […], absolument l’opposé de ce qu’elle devrait être, et il est nécessaire qu’il s’y fasse une révolution ». Il ne se présente pas pour autant comme ennemi de l’ordre, des propriétés, et du travail, tout au contraire, c’est en philanthrope qu’il suggère aux maîtres du jour, pour assurer le bonheur commun, de corriger constitutionnellement le vice qui existe dans la Constitution. En cela, il préfigure le réformisme de groupes actuels comme Agir ensemble contre le chômage (AC !), qui se contentent d’ailleurs de réclamer l’application d’un principe déjà inscrit dans la Constitution.

En parlant de la nécessaire réforme constitutionnelle comme d’une « révolution », Thomas Paine entend qu’un bouleversement salutaire est le seul moyen d’éviter une autre révolution, non plus réalisée d’en haut, mais ourdie dans l’ombre par des conspirateurs, royalistes ou babouvistes :

« Depuis l’établissement de la Constitution, nous avons vu échouer deux conspirations ; celle de Babeuf, et celle de quelques personnages à peine connus, qui se décorent du méprisable nom de royalistes. Le vice du principe de la Constitution fut la source de la conspiration de Babeuf. Il se servit du ressentiment que ce défaut avait produit, et au lieu d’y chercher un remède par des moyens légitimes et constitutionnels, ou d’indiquer quelque expédient utile à la société, les conspirateurs firent tous leurs efforts pour ramener le désordre et la confusion, et se constituer personnellement en Directoire, ce qui est formellement destructif de l’élection et de la représentation. […] Quant au vice qui existe dans la Constitution […] , tant qu’il subsistera, il donnera de l’espoir et fournira des moyens aux conspirateurs.»

Selon Bernard Vincent, ce texte eut très peu d’écho à l’époque. Il n’a été redécouvert qu’à la fin des années 90 (en le présentant dans la revue du MAUSS, en mai 1996, Alain Caillé déclare en avoir pris connaissance deux mois plus tôt). Son auteur se trouve, depuis, régulièrement cité comme précurseur de la notion de revenu social. Personne, et surtout pas certains garantistes issus d’une mouvance autonome révolutionnaire (qui sera étudiée plus loin) ne juge utile de mentionner le fait que le premier système de revenu garanti a été proposé comme préservatif contre l’insurrection communiste[3] !

Mentionnons encore dans cette préhistoire théorique du garantisme, la position de Fourier, qui, certainement sans avoir connaissance de la brochure de Paine, affirme cinquante ans plus tard, sous le titre de paragraphe Justice distributive : « Le premier signe de justice devrait être de garantir au peuple un minimum croissant en raison du progrès social[4]. »

« Garantir le minimum au peuple, indique-t-il ailleurs, on en trouve le moyen dans l’énorme produit que fournira le régime sociétaire; sa propriété d’attirer au travail fait disparaître le danger qu’il y aurait dans l’état actuel à garantir au pauvre une subsistance qui serait pour lui un appât à la fainéantise; mais il n’y aura aucun risque à lui faire l’avance d’un minimum de 400 francs, quand on saura qu’il doit en produire 600, au moins, en se livrant au travail devenu plaisir et métamorphosé en fêtes perpétuelles[5] ».

Une fois évoquées ces traces, pour certaines récemment exhumées par un courant de pensée, qui à travers elles se cherche une légitimité idéologique, il faut maintenant étudier les principaux groupes ou « mouvances » qui, des premières décennies du vingtième siècle jusqu’à aujourd’hui, ont défendu le garantisme.

 

 

II. Le duboinisme

Auteur, dans les années 30 et 40, de nombreux livres et articles, le premier théoricien et propagandiste moderne du garantisme français se nomme Jacques Duboin (1878-1976). D’abord banquier, il fut député de Haute-Savoie, et sous secrétaire d’État au Trésor en 1924. C’est donc un notable qui élabore la théorie d’une économie distributive, l’abondancisme, dont le revenu d’existence garanti est une des pièces maîtresses (avec la monnaie gagée sur la production), ou pour mieux dire une des conséquences logiques.

Relatant l’une des conférence-débats tenues dans les années 30 par Droit au travail (DAT), l’organisation qui diffuse ses thèses, Duboin précise sa pensée sur l’idée de « minimum vital », que revendiquent certains groupes de gauche : « Un auditeur [annonce] que la Ligue des Droits de l’Homme, préoccupée de l’ampleur du problème, [a] voté un amendement Rodrigues[6] réclamant le minimum vital pour tous les Français. […] Un minimum vital ! mais les négriers le fournissaient déjà à leurs esclaves pour leur conserver la santé. C’est le maximum vital que veut l’abondance[7]. » Quant au reste, hormis l’idéologie politique que nous aborderons plus loin, Duboin partage avec tous les réformateurs sociaux (dont Fourier, qu’il cite élogieusement à propos du travail attrayant) le souci de l’éducation des enfants, qu’il envisage d’une manière que l’on peut qualifier, sans sentimentalisme excessif, de rude : « On s’efforcera aussi de les habituer progressivement au froid et au chaud afin d’éviter qu’ils ne s’enrhument au plus petit changement de temps. Je propose, à cet effet, qu’on les entraîne à marcher pieds nus aussi bien dans la rosée que sur le gravier, et même à courir dans les chaumes[8] » . Le séjour à la campagne jusqu’à l’âge de douze ans et l’usage des plantes médicinales viennent compléter une vision naturaliste de la vie saine[9].

Malgré un regain d’intérêt récent pour la figure de son fondateur, et le fait que sa fille continue de publier un bulletin intitulé La Grande relève [10], l’école duboiniste connaît, depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, une éclipse qu’explique sans doute en grande partie les relations du maître et de nombre de ses disciples avec les nazis français et allemands. Cet épisode est abordé ici parce qu’il n’a malheureusement pas retenu l’attention du récent biographe de Duboin, et parce qu’il illustre, dans le genre tragi-comique, les errements auxquels peut mener l’économisme à la fois dogmatique et naïf de certains garantistes. Il ne s’agit évidemment pour moi ni d’affirmer ni de laisser entendre, au-delà des faits établis, que Jacques Duboin et tous ses émules ont été des sympathisants nazis. Encore moins que les duboinistes d’aujourd’hui, et encore moins s’il est possible les garantistes en général mériteraient, par rebond, le même infamant soupçon. Il n’en demeure pas moins que Duboin lui-même, et de nombreux duboinistes avec lui, ont travaillé avec des nazis français et allemands, au sein d’un groupe nazi français, pour un idéal dont ils ont affirmé par la suite qu’ils étaient certains de son inéluctable suprématie sur toute autre idéologie mise à son contact. Dissoudre le maréchalisme, la collaboration et l’hitlérisme dans la réforme économique, telle était paraît-il la stratégie des duboinistes. Elle aboutit dans les faits à ce paradoxe, qui ne pouvait hélas que s’imposer à notre attention dans une chronologie du garantisme, que le premier organisme, officieux mais proche du pouvoir en place[11], à recommander l’instauration d’un revenu garanti, s’intitule le groupe « Collaboration », qu’il réunit duboinistes et nazis français[12] et s’attire les louanges d’économistes nationaux-socialistes allemands. Après la Libération encore, bien que soucieux de justifier l’attitude des duboinistes, un Élysée Reybaud[13] ne peut s’empêcher de noter « qu’aucun parti, sauf de tout nouveaux se rattachant aux thèses de l’abondance n’a de programme économique aussi avancé que celui exprimé par le “groupe collaboration”, justement honni à d’autres titres[14]. » Lire la suite

L’«ÉCONOMIE RÉELLE» : UNE FICTION CAPITALISTE. Notes succinctes sur le peu de réalité de l’économie (2008)

 

 

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uel réel ? « Crise financière » oblige, on entend et on lit partout en cet automne 2008 qu’il faut — et qu’il suffirait de — « revenir à l’économie réelle ». La réalité ! Voilà qui sonne de manière rassurante. Quoi de plus intangible, de plus objectif que la réalité ?

Or, pour nous en tenir d’abord au vocabulaire, il se trouve que réalité vient de reellité (du bas latin realitas), qui signifie au XIVe siècle « contrat rendu réel[1] ». À notre époque de médias de masses, la réalité du monde — et particulièrement de l’économie, qui est sa « loi naturelle » — c’est le contrat social, rendu « réel » par l’absorption quotidienne de la vérité télédiffusée du monde. Autrement dit : à chaque fois que j’allume la télévision ou la radio, que je me connecte sur le site d’un journal, je suis supposé confirmer mon acceptation du contrat social[2]. On voit que loin d’offrir un support matériel solide, tout est fiction dans cette reellité : fiction, le contrat social ; fictions, les « nouvelles » médiatiquement distillées, et fiction le récit capitaliste des temps héroïques où l’on ne pensait qu’à produire pour le bien de tous.

 

Le réel capitaliste, c’est le travail exploité

Lisons le discours de Nicolas Sarkozy, président de la République française, le 25 septembre 2008. Quelle est la fiction qu’il bâtit ? Le monde enchanté du capital, revu par un Walt Disney plus niais que nature :

« La génération qui avait vaincu le communisme [qui ? où ? de quoi parle-t-il ?] avait rêvé d’un monde où la démocratie et le marché résoudraient tous les problèmes de l’humanité. […]

« Pendant plusieurs décennies, on a créé les conditions dans lesquelles l’industrie se trouvait soumise à la logique de la rentabilité financière à court terme. […]

« Mais ce système, il faut le dire parce que c’est la vérité, ce n’est pas l’économie de marché, ce n’est pas le capitalisme. L’économie de marché, c’est un marché régulé, mis au service du développement, au service de la société, au service de tous. […] L’économie de marché, c’est la concurrence qui réduit les prix, qui élimine les rentes et qui profite à tous les consommateurs. […]

« La crise financière [coupure dans la version du {Monde}] n’est pas la crise du capitalisme. C’est la crise d’un système qui s’est éloigné des valeurs les plus fondamentales du capitalisme, qui a en quelque sorte trahi l’esprit du capitalisme. Je veux le dire aux Français : l’anticapitalisme n’offre aucune solution à la crise actuelle[3]. »

Le directeur du Bureau international du travail (BIT) Juan Somavia ne dit pas autre chose, qui affirme : « Nous devons revenir à la fonction première et légitime de la finance, qui est de promouvoir l’économie réelle, de prêter aux entrepreneurs qui investissent, innovent, créent des emplois, produisent[4]. »

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Constatant qu’aux États-Unis, « le 1% le plus riche de la population gagne plus de 16% du revenu national, contre 7% après guerre », l’économiste Daniel Cohen conclut : « C’est une véritable perversion du capitalisme traditionnel[5]. »

Nous sommes donc invités à comprendre que le capitalisme des origines, fondamentalement bon (pour tous !), s’est ou a été perverti, probablement par l’avidité des banquiers et des traders. On trouvait bon qu’ils affirment dans les années 1980 « Greed is good », la cupidité est une bonne chose, mais la crise est là, qui montre que l’on s’est détourné de la production d’objets de consommation et de la finance qui lubrifiait les chaînes de montage pour tomber dans la «folie» des marchés (Sarkozy).

Il y a dans ce récit plusieurs mensonges historiques et théoriques, emboîtés comme poupées gigognes, que je vais tenter de distinguer les uns des autres.

 

Des fictions gigognes

On prétend que le fondement du capitalisme serait la production de biens de consommation.

C’est doublement inexact.

Tout d’abord, le fondement du capitalisme, son ressort si l’on veut, n’est pas la « production », mais l’exploitation du travail.

Notez que tout le monde s’y perd un peu. Ainsi un Alain Badiou, qui-sait-de-quoi-Sarkozy-est-le-nom, a oublié de quoi le capitalisme est fait : « La foule abasourdie […] voit passer des chiffres aussi gigantesques qu’obscurs et y compare machinalement les ressources qui sont les siennes, ou même, pour une part très considérable de l’humanité, la pure et simple non-ressource qui fait le fond amer et courageux à la fois de sa vie. Je dis que là est le réel, et que nous n’y aurons accès qu’en nous détournant de l’écran du spectacle […]. Il n’y a donc rien de plus “réel” dans la soute de la production capitaliste que dans son étage marchand ou son compartiment spéculatif[6]. » Ainsi, le réel capitaliste serait non pas l’exploitation du travail, mais la différences des fortunes, la pauvreté, ou le fait d’être à l’écart de l’économie.

En second lieu, la tendance du capitalisme a s’émanciper du «réel» tangible du procès de production (la chaîne de montage) est aussi vieille que l’essor industriel. Elle est décrite par Marx au milieu du dix-neuvième siècle :

« À mesure que se développe la grande industrie, la création de la richesse réelle dépend moins du temps de travail et du quantum de travail employé que de la puissance des agents mis en mouvement au cours du temps de travail, laquelle à son tour — leur puissance efficace — n’a elle-même aucun rapport avec le temps de travail immédiatement dépensé pour les produire, mais dépend bien plutôt du niveau général de la science et du progrès de la technologie, autrement dit de l’application de cette science à la production. […]

» Dans cette mutation, ce n’est ni le travail immédiat effectué par l’homme lui-même, ni son temps de travail, mais l’appropriation de sa propre force productive générale, sa compréhension et sa domination de la nature, par son existence en tant que corps social, qui apparaît comme le grand pilier fondamental de la production et de la richesse. Le vol du temps de travail d’autrui, sur quoi repose la richesse actuelle, apparaît comme une base misérable comparée à celle, nouvellement développée, qui a été créée par la grande industrie elle-même.

» Le développement du capital fixe [les machines] indique jusqu’à quel degré le savoir social général, la connaissance, est devenue force productive immédiate, et, par suite, jusqu’à quel point les conditions du processus vital de la société sont elles-mêmes passées sous le contrôle du general intellect, et sont réorganisées conformément à lui. Jusqu’à quel degré les forces productives sociales sont produites, non seulement sous la forme du savoir, mais comme organes immédiats de la pratique sociale ; du processus réel de la vie[7]. »

Cette tendance capitaliste (s’émanciper de la matière) peut être lue dans la financiarisation croissante, mais elle se traduit surtout dans la fiction d’un capitalisme purement marchand, sans fabrication ni usines (fabless en novlangue). L’idéal étant la « firme creuse » (hollow corporation), centrée sur les tâches les plus éloignées de la production matérielle (conception, commercialisation…) et qui délègue les autres à la sous-traitance, délocalisée en fonction du moindre coût de production[8]. C’est déjà une manière pour le système de s’imaginer une second life virtuelle, dans une espèce de quatrième dimension où le travail productif n’apparaît jamais. Cette « refondation » présente l’avantage d’avouer sur quoi elle repose : rien, du rien.

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Enfin, le système capitaliste lui-même repose sur une parfaite abstraction : la valeur, dont l’argent est le support, de plus en plus souvent immatériel lui-même, à l’heure des cartes à puces. Sans l’abstraction de la valeur, pas de capitalisme, pas de prétendue « économie réelle ».

 

La grenouille et le bœuf

La tendance du système capitaliste à ignorer les frontières date de ses origines. L’expansion géographique, que l’on nomme aujourd’hui « mondialisation », est déjà repérée par Marx comme constitutive du système. Dans le terme mondialisation, on peut entendre aussi l’inévitable limite du processus. Une fois que le système a gagné l’ensemble de la planète — c’est fait ! — que lui reste-t-il comme possibilités ? Chercher d’autres mondes habités ? Sans être écartée, la perspective n’est pas centrale. Il semble bien que sa réaction, au sens chimique, soit plutôt de se détruire lui-même, ou si l’on veut d’imploser. Peut-être est-ce là ce que vise le sociologue altermondialiste Immanuel Wallerstein, lorsqu’il déclare :

« La situation devient chaotique, incontrôlable pour les forces qui la dominaient jusqu’alors, et l’on voit émerger une lutte, non plus entre les tenants et les adversaires du système, mais entre tous les acteurs pour déterminer ce qui va le remplacer. Je réserve l’usage du mot “crise” à ce type de période. Eh bien, nous sommes en crise. Le capitalisme touche à sa fin[9]. »

La question qui est posée ici est celle de l’irrationalité constitutive du système.

Un Sarkozy essaie de faire croire que c’est «l’idée que les marchés ont toujours raison [qui] était une idée folle (discours du 25 septembre 2008).»

On peut qualifier cette idée de « folle », et elle a en effet prospéré, par exemple chez les dirigeants de l’Agence américaine de projets de recherche avancée pour la défense (Darpa). S’inspirant des spéculations sur les prix du marché pétrolier, les concepteurs prévoyaient d’offrir à des traders d’investir de l’argent sur un FutureMAP (Marché à terme appliqué à la prédiction). Les traders auraient intégré à leurs calculs les risques d’attentats terroristes, de guerres civiles, de coups d’État, etc. Le Pentagone aurait enregistré et « analysé » les tendances de ce nouveau marché. « Les marchés à terme ont prouvé qu’ils pouvaient prédire des choses comme le résultat des élections ; ils sont souvent meilleurs que les experts », affirmaient les concepteurs. Or, ce comble de la croyance imbécile dans l’économie comme lieu de production de la vérité, a été dénoncé en 2003 comme immoral et ridicule par l’opposition démocrate et la presse, et abandonné[10]. » Il est donc inexact de laisser entendre que seule la dite «crise financière» aurait servi de signal pour alerter les gestionnaires sur le caractère délirant de l’idée selon laquelle les marchés ont toujours raison. Il existe bien des modes de régulation mineure, de caractère politique et médiatique, qui cependant, et logiquement, ne remettent pas en cause le fonctionnement même du système.

Par contre, l’irrationalité constitutive du système capitaliste se lit dans son incapacité à prendre en compte des pans entiers du réel : la finitude de l’espace géographique disponible, le caractère épuisable et dégradable des ressources naturelles (pétrole, eau…), la fragilité des écosystèmes, etc.

La « folie » du système ne réside pas dans le fait que seuls 2% des transactions monétaires sont directement liés à la production, mais dans le fait qu’il faut procéder à une évaluation économique de l’activité des insectes pollinisateurs (153 milliards d’euros, soit 9,5% de la valeur de la production alimentaire mondiale) pour chiffrer le coût de l’emploi massif et systématique des insecticides industriels…

Comment aurait-on pensé à l’importance « économique » des abeilles dans la production alimentaire, puisqu’on ne les paye pas et qu’elles ignorent la grève ?

Tel a toujours été « l’esprit » du capitalisme.

Quant à la manière dont le capitalisme contemporain cherche à s’émanciper de la chair, du corps, j’y ai consacré une part importante de mon dernier opus Je chante le corps critique (H&O, 2008). Je me borne ici à y renvoyer le lecteur après quelques phrases de rappel.

Déclaré « obsolète » (démodé), le corps humain sera « augmenté », appareillé, « amélioré », de telle manière qu’on trouvera bientôt aussi peu de citoyens réfractaires aux exosquelettes (membres ajoutés) et aux micro-ordinateurs greffés qu’on en trouve aujourd’hui aux téléphones portables.

La fabrication — hélas bien avancée ! — d’un corps machinique auquel le vieux corps humain ne servira que de support est l’une des manières dont le capitalisme essaie de dépasser les limites biologiques et matérielles de l’humain.

C’est aussi la fin programmée de notre espèce.

Une broutille, en regard du formidable développement des secteurs de pointe : nanotechnologies, biométrie, robotique.

« La peur est la principale menace qui pèse aujourd’hui sur l’économie », fait dire à M. Sarkozy l’un de ses porte-plume. Il veut dire que la véritable crise qu’il redoute est une crise de confiance dans les « valeurs » de l’économie. Et il a raison. Vivement la crise !

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[1] Cf. « “Réalisme” et résignation », in Guillon Claude, Dommages de guerre (Paris-Prisitina-Belgrade-1999), L’Insomniaque, 2000.

[2] Le contrat social prend et prendra d’ailleurs de plus en plus la forme d’une espèce d’injonction thérapeutique : si je souhaite demeurer « en liberté », je dois accepter une exposition quotidienne aux «nouvelles» (et [accessoirement ?] aux ondes électromagnétiques). Le téléphone portable, via lequel je peux être connecté à Internet ou à des réseaux locaux, peut être considéré comme l’équivalent marchand et médiatique du bracelet électronique.

[3] La dernière phrase est probablement une tentative pour ramener à la raison les 13 pour cent d’électeurs qui, dans les sondages, se disent prêts à voter pour le candidat du Nouveau parti anticapitaliste à la prochaine élection présidentielle. Le Monde, 27 septembre 2008.

[4] Le Monde, 28 octobre 2008.

[5] Le Monde 2, 18 octobre 2008.

[6] Le Monde, 18 octobre 2008.

[7] Marx, Manuscrits de 1857-1858 (« Grundrisse »), Le chapitre du capital. VII, 3, Éditions sociales, 1980, t. II, p. 192, 193, 194. J’ai proposé de traduire le terme general intellect, qui figure en anglais dans le texte de Marx, par « intelligence sociale » ; Économie de la misère, La Digitale, 1999.

[8] Sur l’application de ces idéaux immatériels à la formation, cf. « Simulateurs de vol », Oiseau-tempête n° 10, 2003, repris in De Godzilla aux classes dangereuses, recueil de textes de Alfredo Fernandez, Claude Guillon, Charles Reeve, Barthélémy Schwartz, Éditions Ab irato, 2007.

[9] Le Monde, 12-13 octobre 2008.

[10] Je reprends ici l’essentiel d’une note de Je chante le corps critique. Les usages politiques du corps, H&O, 2008.