Quand ce sont les grands éditeurs qui font des «tracts» ~ …et retour de Ludivine Bantigny

Étrange époque où ce sont les éditeurs comme Gallimard – ils ont mis la main les premiers sur le nom de collection «Tracts» – ou Le Seuil – qui suit avec la collection «Libelle» (c’est moins bon…) qui éditent des tracts.

Sans doute est-ce le signe qu’il ne se trouve plus personne pour rédiger de véritables tracts, recto verso maximum, en général, et aller les distribuer dans une manifestation en risquant de de prendre un pain dans la gueule… À moins que ce soit les occasions de distribuer qui se fassent rares… Ou bien les deux.

Bref, Gallimard et Le Seuil (il en existe peut-être d’autres, je n’ai pas cherché) éditent des «tracts d’intervention».

La première différence entre ces «tracts» et la feuille que l’on désignait jusqu’ici par ce vocable est que les «tracts» Gallimard sont vendus, au lieu d’être donnés. On insiste sur le fait qu’ils «ne coûtent pas cher». Ils ne coûtent pas cher parce qu’ils sont peu épais. Il est exact cependant que d’après un sondage (très) rapide, il ne semble pas qu’ils soient vendus –relativement – plus chers, ce qui est assez fréquent dans de petits formats.

La seconde différence est que ces «tracts» sont vendus non dans la rue, entre deux stands de merguez, mais dans des librairies. Je suis un ami des libraires, dont je me réjouis du succès qu’ils connaissent depuis quelques mois et auxquel·les je souhaite longue vie, mais je sais que tout le monde ne fréquente pas les librairies. Distribuer un tract dans un rassemblement (ou y installer un stand de librairie, comme sait si bien le faire Libertalia) n’a rien à voir avec le fait de confier à un diffuseur quelques milliers de livres.

Par ailleurs, il faut noter que ces grands éditeurs viennent là marauder sur les terres de tout petits éditeurs militants, qui font le choix de prix très bas et d’une diffusion souvent mixte – réseau militant et quelques librairies classiques, mais sympathisantes – ou strictement militante.

Il n’y a rien de bien étonnant à voir un secteur de la production capitaliste prendre acte de la désuétude d’une pratique militante et, parallèlement, de la multiplication et du succès relatif de microstructures militantes pour tenter d’occuper le segment de marché concerné.

Mais avons-nous de quoi nous en réjouir ? Voilà de quoi je doute fort.

Les éditeurs s’adressent aux auteurs et aux autrices connues : il faut qu’il ou elle ait la notoriété nécessaire pour vendre, au sens strict, son opuscule. Attendez-vous donc à voir Badiou, Bantigny et Lordon s’autorésumer, se faire tout petits pour qu’on les voit mieux…

J’ai lu, sur la recommandation de deux camarades, et je dois le dire avec un certain plaisir, L’ensauvagement du capital de Ludivine Bantigny. Il ne manque pas une indignation nourrie d’exemples tiers-mondistes (ah ce que coûtent aux petits enfants de là-bas nos magnifiques smartphones !), pas une nostalgie adroitement placée (le facteur qui considérait les gens de son village comme des «usagers» : le croirez-vous ? le père de l’autrice était facteur), pas un rappel historique (Catalogne 36, Rojava aujourd’hui), pas une référence pas tout fait encore décolorée par l’usage (William Morris)…

Ah si, tout de même, Bantigny nous parle beaucoup de son étonnement douloureux devant le cynisme des partisans du monde actuel auxquels le spectacle l’oppose régulièrement dans des émissions de radio ou de télévision. Ces gens-là n’écoutent pas ce qu’on leur dit ; ils n’ont que mépris pour les pauvres… Brave Ludivine, toujours sur le front.

Et puis ? Que nous dit ce «tract» ?

Le message est contenu dans le titre : L’ensauvagement du capital.

Voilà.

Contrairement à ce qu’un sinistre quelconque a prétendu, ça n’est pas nous (les petits, les sans-grade) qui sommes de plus en plus sauvages, c’est le système qui le dit qui y est !

Bien, bien, bien.

Statut de l’ouvrage: acheté en librairie.

Une « commune racialiste » à la faculté de Tolbiac ?

Tant que vous étiez occupé·e·s à rejouer Mai 68 en farce (Heil Marx !)…

En farce, oui, car chère petites dindes, chers dindonneaux, il ne suffit pas de se réunir à 400 dans un amphithéâtre pour prétendre être une « assemblée générale ».

Passons sur le fait que, constituée aux trois quarts d’échecs d’IVG de la classe moyenne et de la petite bourgeoisie, vous nous la faite « sous-off » plutôt que « générale ». Mais en plus, en matière d’assemblée qui ne représente, ne constitue ni ne crée rien, vous êtes imbattables ! Du jamais vu !

Mais bon, vous collectez de l’argent pour les cheminots en grève, et ça c’est gentil et utile !

Or voilà que certain·e·s d’entre vous organisent des réunions « en non-mixité raciale » (Aïe Hitler !).

C’est quoi votre problème ? Vous n’avez pas trouvé de Katangais ? Les loulous de la cité voisine sont trop mal polis avec les filles ?

Vos parents sont d’anciens soixante-huitards, c’est ça ? Maman sortait toute nue de la salle de bain ? Papa était contre les punitions corporelles ? Pas la moindre paire de baffes ?

On vous a traumatisé·e·s à l’envers ?

Du coup, vous allez racler les bidets du pire de la confusion racialiste, antisémite et homophobe pour dénoncer « l’impérialisme gay »…

Jeunes crétins des deux sexes, ne croyez pas le premier démagogo venu[1]. À rebours de ce qu’il vous dit, ce que vous faites est parfois beaucoup plus con – et nuisible – que tout ce que vous pouvez imaginez !

Vivement que l’État vous coupe les bourses (Aïe !) et papa-maman les vivres : ça nous fera des vacances scolaires !

Et vous vous finirez intermittents à la SNCF ! Enfin la non-mixité de classe ! On en recausera !

[1] Aaaaah ! Lordon ! L’homme qui juge « courageux » les assassins de jeunes filles du Bataclan !…

Les dégâts collatéraux de la politique du PIR

Ces derniers jours, nous avons pu assister à quelques accidents de communication qui prêteraient à rire, si les sujets abordés et la confusion qu’ils révèlent n’étaient aussi dramatiques.

Sonia Nour, collaboratrice du maire PC de la Courneuve croit probablement rédiger un manifeste relevant du prétendu « féminisme décolonial » quand elle poste ceci sur un dit « réseau social » :

Aussitôt, la suppléante de François Ruffin à l’Assemblée, Zoé Desbureaux lui apporte son « soutien total » contre les critiques qu’on lui adresse.

L’une et l’autre seront désavouées par le maire de La Courneuve, Jean-Luc Mélenchon et François Ruffin.

Supposons Sonia Nour parfaitement sincère, ce qu’elle a cru dire dans son premier message, elle le résume dans un deuxième, que voici :

L’argumentaire féministe est ici parfaitement recevable : le meurtre au couteau de la gare Saint-Charles à Marseille heurte davantage les consciences que les meurtres domestiques visant des femmes.

Mais Sonia Nour comprend bien que c’est le terme martyr qu’on lui reproche d’avoir utilisé, sans même l’entourer de guillemets (ce que le protocole du réseau lui permettait).

Elle tente donc de le « sortir » du contexte islamiste ; elle l’aurait employé « dans le sens psychanalytique », lequel hélas n’existe pas…

Elle tente également, sans trop y croire j’imagine, de faire croire que c’est l’extrême droite – et elle seule – qui l’attaque, nécessairement de mauvaise foi, doit-on comprendre. Elle finit sur une plainte syndicale/maternelle, dont les prud’hommes auront à juger le bien-fondé.

J’ai dit que je partais du principe que le féminisme de Sonia Nour est sincère.

Je ne m’en dédis pas.

Mais c’est un féminisme « décolonial », tel que théorisé par Houria Bouteldja.

C’est-à-dire que ce féminisme-déco fait passer l’homme arabe exploité et racisé avant la femme arabe racisée (i.e. assignée à une « race » par les discriminations racistes qu’elle subit), exploitée et dominée par les hommes, laquelle ne doit pas endosser le « féminisme colonial » ou féminisme « blanc » qui serait trop heureux de faire enfermer les malheureux frères, sous le mince prétexte qu’ils frappent ou violent des femmes.

Sonia Nour, en tant que femme « racisée » et que féministe-déco autoproclamée pratique l’ « intersectionnalitée » de la manière suivante : la conjugaison des deux caractéristiques lui permet de mettre son féminisme-déco au service de son antiracisme racialiste (en mode Bouteldja).

Au moment où elle rédige son premier message, le mot « martyr » vient spontanément sous sa plume. Elle ne marque aucun distance critique d’avec lui. Elle écrit la langue des assassins. Et elle se croit fondée à le faire – légitime – du fait de sa condition de racisée.

Oh ! je ne prétends pas qu’elle approuve le crime de Marseille ou admire celui qui l’a commis. Mais non, c’est beaucoup plus simple et bien plus terrible à mes yeux. Elle pense que son geste doit être relativisé, non seulement au regard du bilan de la misogynie quotidienne et de la tentation masculine gynécidaire, mais au regard de la condition du frère arabe racisé.

Comme dans le pseudo féminisme-déco, ce ne sont pas les victimes qui comptent, pas leur sort qui dicte l’analyse, ce sont des considérations prétendument « psychanalytiques », voire freudo-marxistes (au point où nous en sommes !)…

Les assassins du Bataclan étaient courageux, nous disent Rouillan, Lordon et Bantigny. L’égorgeur de Marseille, nous dit Sonia Nour – et ici j’assume une analyse sauvage – est un martyr qui se trompe.

D’ailleurs, se serait-il contenté de violer et battre les mêmes deux jeunes femmes – disons par hypothèse : ses cousines – Bouteldja leur aurait recommandé de s’abstenir de porter plainte pour ne pas faire le jeu du féminisme-colo blanc.

 

Dans pareil festival de confusion et de sottises entrecroisées et autoalimentées, lorsque j’entends d’excellents camarades libertaires m’expliquer que le livre La Fabrique du musulman (Libertalia) de Nedjib Sidi Moussa est tendancieux et mal venu, je me demande d’où vient leur aveuglement.

Sa plus large diffusion possible me semble au contraire et plus que jamais une urgence pour qui se proclame libertaire et féministe.

De quoi le «courage» et la «liberté d’expression» sont-ils les masques ? ~ Adieux à Frédéric Lordon et Ludivine Bantigny

Quand le doigt montre l’assassin du Bataclan, l’imbécile (de l’un ou l’autre sexe) se regarde dans la glace.

Il/elle n’aimerait pas savoir que l’élite des tueurs d’État vient de prendre position autour du bâtiment qu’il occupe, avec l’intention bien arrêtée de le/la truffer de balles.

Une balle dans le ventre ! ça doit faire horriblement mal !

Rien que d’y penser, l’imbécile éprouve une déplaisante contraction intestinale. Bref, il ou elle a peur.

Il/elle pense que l’assassin du Bataclan n’a pas eu peur. Tout sauf un lâche, puisqu’il n’a pas renoncé à assassiner en sachant que sa propre mort était quasi inéluctable.

 

C’est « une description dans sa pure positivité » [un « constat », en français courant] affirme Frédéric Lordon, dans une vidéo par laquelle il apporte, ainsi que Ludivine Bantigny, son soutien à Jean-Marc Rouillan, menacé de prison pour avoir dit – entre autres énormités – que les assassins du Bataclan n’étaient pas des lâches.

Le « constat » de Frédéric Lordon, qu’on a connu mieux inspiré, est infiniment discutable.

L’absence de « lâcheté » ou de « peur », le « courage » donc, de l’assassin du Bataclan est-il établi ? Et le « courage » doit-il s’entendre uniquement au sens étroit de « mépris du risque physique » ?

[Je sais : ça ressemble à des sujets de bac ; mais ça n’est pas moi qui fixe le niveau !]

Peut-on considérer comme « courageux face à la mort », un être humain convaincu que celle-ci lui ouvre les portes d’un paradis, où onduleront – pour le plaisir de ses sens – des jeunes femmes toutes pareilles à celles qu’il vient de couper en deux à la mitraillette ?

Certaines de ces petites salopes ne portaient même pas de soutien-gorge. Il le voit bien, maintenant que leurs corps désarticulés gisent en vrac sur le sol de la salle de spectacle. Certaines même… Mais n’affligeons pas leurs mémoires.

L’imbécile s’est regardé dans la glace. Il juge du « courage » de l’assassin, soit en le comparant – en connaisseur – avec le courage dont il a lui-même fait preuve autrefois (dans des circonstances heureusement différentes – mais précisément, il ne peut s’interdire de songer qu’en d’autres circonstances, lui-même aurait pu… d’ailleurs, il le dit à la radio), soit en l’évaluant à l’aune de sa propre peur panique de la violence physique ou de la souffrance physique, ou du bruit des armes de guerre…

Ancien pratiquant de la lutte armée ou petit(e) bourgeois(e) pusillanime, l’imbécillité les réunit dans le même « constat » : il n’était pas « lâche » d’assassiner des gamines, leurs petits amis et leurs pères, dans un lieu de plaisir ou dans un magasin juif puisque ces meurtres collectifs devaient se payer de la mort.

En voilà de la « pure positivité » !

Y’en a qu’ont pas perdu leur temps sur les bancs de la fac…

Ironie mise à part, comment d’aussi répugnants et misérables sophismes[1] peuvent-ils envahir l’esprit de gens pétris de bonnes intentions politiques, qui ne feraient pas de mal à un moineau, et qui sont peut-être même végétariens… ?

La notion de « courage », considéré comme « pure positivité » y est sans doute pour beaucoup. Car le « courage » est aussi une notion moralement positive. Personne ne nie qu’il existe des salauds courageux, mais ces salauds, au moins, sont courageux (« Eux ! », ajoute l’imbécile en se re-regardant dans la glace ou en se remémorant sa jeunesse). On peut tourner ça dans tous les sens : le salaud gagne moralement à être vu comme « courageux ».

On peut avancer l’hypothèse que dans cet étiquetage saugrenu, l’assassin récupère in extremis son humanité. Sans son « courage », il ne serait qu’un monstre incompréhensible, moralement banni de l’espèce (laquelle en souffrirait dans sa fierté).

Ça n’est d’ailleurs pas sans une certaine amertume « fin de race » que certains commentateurs ont constaté « notre » infériorité, voire « impuissance » face à des gens « qui n’ont pas peur de mourir ».

Frères humains qui devant nous… violez les femmes, humiliez les enfants, torturez les animaux, assassinez nos semblables, louez les antisémites d’hier et d’aujourd’hui, adorez les dictateurs …n’ayez contre nous les cœurs endurcis !

La plupart de ces activités étant illégales, voire sévèrement punies par la loi, nous reconnaissons le courage dont vous faites preuve.

Risquer 8 ans de réclusion pour forcer une femme : respect ! Faut en avoir ; il en avait.

Le courage ne se dispute pas : il se constate !

Le courage crée à l’assassin, au salaud, une aura, qui l’environne encore après sa mort.

Le salaud qui mitraille des gamines dont les distractions ou la religion offensent le prophète et le racheté par sa témérité forment une seule et même personne. Mais le second interdit « positivement » de traiter le premier de lâche.

L’autre facteur de confusion à l’œuvre dans ce galimatias est la notion de « liberté d’expression ».

Je précise ici – sans ambiguïté – que je la défends farouchement face à l’État et aux institutions en général. Je ne demande pas l’interdiction du Front national ou des spectacles de Dieudonné, et pas davantage la saisie des journaux néo-nazis.

D’abord parce que je sais ces mesures inutiles ; ensuite parce que je ne collabore pas avec l’État ni ne lui délègue l’application de mes colères.

Tout le monde doit avoir le droit légal de déconner, même gravement. Voire d’étaler les pulsions de haine les plus rances : ça permet de repérer l’adversaire.

Cela dit, l’exercice de la « liberté d’expression », supposée garantie contre les tentatives de limitations institutionnelles, n’est en aucune façon – pas davantage que le « courage » – un « laissez-passer » théorique, politique ou moral.

Le prestige moral de la « liberté d’expression », acquis au fil des siècles de combats pour son obtention, ne devrait jamais en quoi que ce soit rejaillir sur les idées qu’elle permet d’exprimer.

Les idées les plus odieuses doivent demeurer libres du point de vue du ministre de l’Intérieur. Pas du mien ! Je les combats par tous les moyens, elles et ceux qui les défendent.

Il m’est arrivé de témoigner pour la défense, dans un procès qui visait les responsables du site de contre-information Indymedia Paris, en venant dire à la barre que j’ai besoin que les gens dont je combats les idées puissent exprimer les leurs au grand jour. Je me fais davantage confiance qu’aux censeurs (qui me visent d’ailleurs quand ça les arrange).

Il est parfaitement raisonnable de dire que Jean-Marc Rouillan ne doit pas retourner en prison, pour des raisons politiques et tactiques – je l’ai fait longtemps avant même qu’il en sorte, et avant que ce soit la mode dans une nouvelle génération d’intellectuel(le)s.

Cela n’entraîne pas que les idées pour lesquelles nous ne voulons pas le voir incarcérer y gagne je ne sais quel certificat d’intelligence, de légitimité morale ou de pertinence politique.

Laisser entendre que les assassins du Bataclan et de l’hyper cacher ont fait preuve de « courage » n’est ni malin ni légitime, ni pertinent ni même respectable.

La « liberté d’expression » – toujours à défendre – n’y change rien !

Les assassins du Bataclan et de l’hyper cacher épuisent la définition de la lâcheté la plus répugnante. Dire le contraire est une capitulation ou une compromission.

Soyons clairs, puisque je me plains que d’autres pensent et écrivent n’importe quoi. Je soupçonne (je ne suis pas dans leur tête) que c’est une compromission chez Rouillan et une capitulation chez Lordon et Bantigny.

Je suis atterré d’entendre des gens comme Frédéric Lordon ou Ludivine Bantigny (sur la même vidéo en lien plus haut) reformuler les élucubrations de Rouillan, dans le but (certes louable) de lui éviter une réincarcération, en les censurant, en les édulcorant avec une crâne malhonnêteté intellectuelle, voire en leur accordant le statut de « pure positivité » (comme la gravité universelle, par exemple).

Notre époque a-t-elle une si grande et en même temps si honteuse nostalgie de la violence physique – partie intégrante, et aujourd’hui niée, de la culture ouvrière – pour faire du courage physique un argument politique.

Combien de fois ai-je entendu répondre à une analyse politique critique de l’action des Femen par le joker : « Quand même ! tu ne peux pas nier qu’elles sont courageuses ! »

Je n’y songe même pas ! Mais je discute politiquement une stratégie militante, je ne suis pas en train de consulter le catalogue du personnel d’une société de sécurité privée ! Du coup, je suis davantage (et plus fâcheusement) impressionné par les publicités réalisées pour un marchand de lingeries (avec slogans militants sur le torse nu) ou la cible d’action médiatique (et raciste !) choisie dans Le Parisien libéré que par une dent cassée dans un affrontement avec des néo-nazis.

Nous retombons dans les mêmes ornières. Mener une action raciste à La Chapelle, prémâchée par des racistes, publicisée par des médias racistes ne peut pas être qualifié – entre militant(e)s révolutionnaires discutant stratégie – de « courageux ». Même dans le cas où les activistes se font traîner la poitrine nue sur le goudron (je ne doute pas que c’est désagréable…).

Jusqu’où irons-nous si l’assassin de jeunes gens ne peut être traité de lâche, si le crétin qui l’affirme ne peut plus être traité de (dangereux) crétin, si le « courage » efface les compromissions et les fautes.

Quand Frédéric Lordon et Ludivine Bantigny vont-ils nous interdire (oh! moralement, s’entend !) de constater, « positivement » pour le coup, l’antisémitisme de Dieudonné. Quand vont-ils rejoindre le mauvais farceur Hazan et contester celui d’Houria Boutelja, une jeune femme dont Éric Hazan affirme que nous lui en voulons parce qu’elle est une femme – antiféministe, certes, mais bon, personne n’est parfaite ! – et qu’elle est courageuse !

Quand va-t-on nous dire qu’il y a du « courage » à saluer le dictateur Ahmadinejad comme un héros ? Et après tout, pourquoi ne pas voir une espèce de « courage » intellectuel (et même physique: une paire de claques est vite arrivée !) à faire de l’antiféminisme sous couvert de sororité « de race sociale » ? Surtout quand c’est édité à La Fabrique…*

Si nous admettions que certains mots-valeurs – courage, lâcheté, liberté – ont perdu leur sens et peuvent être remis en circulation après rebattage des cartes, en fonction de règles sémantiques que personne ne semble se soucier de préciser, ici pour défendre untel à raison de son passé glorieux, là pour soutenir telle autre en fonction de sa « race » revendiquée, si nous admettions n’importe qui peut dire et faire n’importe quoi en se voyant reconnu le « droit » politique de le dire et de le faire, alors…

[Parenthèse: Et merde ! les trentenaires, ne venez pas nous expliquez qu’il n’y avait pas de militantes féministes, y compris naturistes, avant les Femen. Ne nous dites pas non plus que les immigré(e)s n’ont jamais mené de luttes, en tant que travailleurs et en tant qu’immigrés, avant l’emploi du terme douteux d’« islamophobie » et votre prurit « décolonial ». Vous êtes simplement trop jeunes et/ou ignorant(e)s. Contentez-vous de la lecture d’une collection des cent premiers numéros de Libération.]

Alors, disais-je…

a) Nous participerions collectivement à une confusion théorique dont les seuls à tirer les marrons du feu seront mécaniquement les plus confus d’entre les confus : les complotistes et les fanatiques (islamistes, racialistes, antisémites).

b) Nous contribuerions aussi à créer, sous prétexte d’un débat fédérateur (pourquoi pas d’« amour révolutionnaire » comme dit l’admiratrice d’Ahmadinejad?), une ambiance de violence embrouillée qui va figer nos discussions et nos recherches pour longtemps.

On ne réfléchit pas sainement, que ce soit autour d’une bière ou d’un thé à la menthe, dans une pseudo-collectivité (la « gauche radicale » ?) où les antisémites et les maniaques de la kalachnikov seraient des modèles de courage ou des précurseures intellectuelles.

Si ce sont bien là les prodromes[2] d’une époque à venir, elle mérite le nom de barbarie.

[1] Argument ou raisonnement faux, malgré une apparence de vérité et/ou de logique.

[2] Signes avant-coureurs.

Dernière minute

* La chose s’est faite – ou au moins a été publiée – au moment même où je rédigeais et mettais en ligne le texte ci-dessus, dans une tribune intitulée «Vers l’émancipation, contre la calomnie. En soutien à Houria Bouteldja et à l’antiracisme politique», publiée par Le Monde.

Conclusion de ladite tribune:

«Une telle pensée, qui travaille les catégories existantes pour mieux s’en échapper, est en avance sur son temps, décalée dans son époque. Elle dérange, choque, indigne qui veut lire trop vite et condamner sans procès. Ce ne sera pas la première fois qu’une telle discordance des temps est à l’œuvre : les révolutionnaires, les marxistes, les libertaires, les féministes l’ont toutes et tous éprouvée. Ce combat revient à se délester de nos catégories ; il commence par une prise de conscience. Notre émancipation est à ce prix.»
C’est encore pire que tout ce qu’on pouvait imaginer de plus confus et de plus stupide (très repentant et masochiste aussi!).
«Sans procès»! osent écrire ces inutiles idiots.
C’est votre choix de ne pas entendre telle phrase d’une émission, d’en sauteur une dans un paragraphe, de ne pas me/nous lire, mais au moins abstenez-vous de nous donner des leçons d’honnêteté.
 
Les signataires:
Ludivine Bantigny (historienne), Maxime Benatouil (co-président de l’Union juive française pour la paix), Judith Bernard (metteure en scène et journaliste), Déborah Cohen (historienne), Christine Delphy (sociologue et militante féministe), Annie Ernaux (écrivaine), Fabrice Flipo (philosophe), Isabelle Garo (philosophe), Eric Hazan (éditeur et écrivain), Stathis Kouvelakis (philosophe), Philippe Marlière (politiste), Dominique Natanson (co-président de l’Union juive française pour la paix), Olivier Neveux (universitaire), Ugo Palheta (sociologue), Geneviève Rail (universitaire, Simone de Beauvoir Institute and Womens Studies, Canada), Catherine Samary (économiste), Michèle Sibony (Union juive française pour la paix), Isabelle Stengers (philosophe), Julien Théry (historien), Rémy Toulouse (éditeur).

Appel(s) pour soutenir le «Lieu dit», à Ménilmontant

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Depuis 12 années, le LIEU DIT tient à Ménilmontant, 6 rue Sorbier, un double rôle. D’un côté, c’est un restaurant, plus amical que beaucoup, mais qui n’est pas seul de cette espèce dans le quartier. De l’autre, c’est un lieu de rencontres autour de livres, de figures d’une gauche qu’on dit radicale pour ne pas dire révolutionnaire, de débats, de projections de films, de concerts.

Ce rôle-là est devenu essentiel au fil des années : le LIEU DIT est plus que nécessaire dans le contexte politique actuel, il est indispensable. C’est là que nous nous retrouvons les soirs où « il se passe quelque chose », là que nous avons pu voir débattre, discuter parfois âprement des individus tels qu’Alain Badiou, Daniel Bensaïd, les Pinçon-Charlot et bien d’autres.

Mais ce double rôle n’est pas sans créer des difficultés pour le LIEU DIT. L’activité rémunératrice – le restaurant – est handicapée par les réunions politiques qui occupent plusieurs fois par semaine une grande partie de la place des dîneurs. Pour cette raison, Hossein, qui tient tout sur ses épaules, éprouve en ce moment de sérieuses difficultés financières.

L’existence du LIEU DIT est menacée, et nous ne pouvons pas nous en passer. C’est pourquoi nous faisons appel à vous pour que cette aventure unique puisse continuer à nous rassembler et à nous instruire, dans le climat d’amitié qui la rend si précieuse.

Frédéric Lordon et Éric Hazan

Envoyez vos dons à l’ordre de

ASSOCIATION DES AMIS DU LIEU DIT, 6, rue Sorbier 75020 Paris.

 

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J’ajoute…

que la meilleure manière de soutenir un bar-restaurant est d’y aller boire et manger avec des ami(e)s.

J’y étais hier soir. Après que les deux parties de salle ont été remplies par les assistant(e)s à un débat, seule quatre tables ont été occupées par des dîneurs et dîneuses, dont moi et mon amie, qui ne venions pas assister au débat.

Si la moitié des personnes heureuses de pouvoir assister gracieusement à une discussion dans un local accueillant étaient simplement restées là pour dîner, le problème ne se serait pas posé dans les mêmes termes.

Donc, des dons oui, pour celles et ceux qui le peuvent, afin de franchir un cap difficile, et ensuite un minimum de logique et de solidarité devrait suffire à sauver le Lieu dit. Nul doute que ce minimum fait partie de l’équipement intellectuel d’une bonne partie des gens qui utilisent le local…

Ensuite, il reste la morosité post-tueries de novembre qui retient beaucoup de gens chez eux. Mais soyons logiques (je sais, je l’ai déjà demandé!), si l’on ne juge pas déraisonnable de venir assister et participer à une discussion dans un lieu public (et exposé!), pourquoi serait-il plus risqué de s’y éjouir en commun en mariant mots d’esprits et mets de bouche ?

Il serait navrant et paradoxal que préserver un endroit si bien et si joliment nommé — «lieu dit» — se révèle pour nous (et se réduise à) une utopie, soit précisément une absence de lieu…

Qu’on se le dise !

Claude Guillon

Le site du Lieu dit.

On peut s’abonner à la lettre électronique ou consulter le programme des rencontres sur le site.