1977 : l’assassinat d’Andréas Baader et de ses camarades

Plus le temps passe et plus nombreux sont les journalistes, historiens, voire militants qui évoquent les suicides des militant(e)s de la Fraction armée rouge, en 1976 et 1977, sans imprimer ou faire entendre au moins des guillemets de pudeur ou de prudence. Il m’a donc semblé utile de reproduire l’essentiel du chapitre II de Suicide, mode d’emploi (1982), intitulé « Le massacre d’État » (l’autre partie, déjà mise ne ligne, concerne la mort de Robert Boulin). Lorsque le terme « terroriste » y apparaît, il s’agit de l’image spectaculaire qu’instrumentalisent la presse et l’État.

J’ai procédé à quelques corrections de ponctuation et ajouté des notes entres crochets dans le texte. À la suite du chapitre de 1982, j’ai résumé les informations contenues dans Le Droit à la mort (éditions IMHO).

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« Le problème qu’ils ont avec nous, c’est que notre conscience politique ne quittera pas notre corps sans que ce qu’on appelle “vie” ne le quitte aussi. »

Lettre d’Ulrike Meinhof à ses avocats (février 1974).

 

 

George Orwell attirait l’attention sur la nécessité de décrypter le langage du pouvoir. « L’esclavage c’est la liberté » ; un meurtre est un suicide. Giuseppe Pinelli défenestré à Milan, José Tronelle égorgé à la Santé, meurtre avéré ou décès inexplicable, la vérité d’État tranche.

La Fraction Armée Rouge allemande (R A. F.) est décimée dans les années 70 [du XXe siècle]. Certains de ses militants sont abattus dans la rue, d’autres succombent aux mauvais traitements et à l’absence de soins (Katharina Hammerschmidt, Siegfried Hausner). On laisse Holger Meins mourir de sa grève de la faim. C’est dans le cadre d’une politique d’élimination que s’inscrivent les « suicides » d’Ulrike Meinhof, d’Andréas Baader, de Gudrun Ensslin, de Jan-Carl Raspe et d’Ingrid Schubert, ainsi que la « tentative de suicide » d’Irmgard Moeller.

Il est de règle aujourd’hui chez les intellectuels français de faire précéder toute déclaration concernant la R. A. F. d’un « avertissement » par lequel ils protestent de leur opposition à la lutte armée en occident. Nous nous en dispenserons. Libre aux démocrates d’y voir un soutien tacite à la guérilla, et aux partisans de la R. A. F. de penser que nous parlons forcément contre eux[1].

L’assassinat des militants allemands montre comment l’État a su utiliser le potentiel émotionnel du « suicide » pour accréditer la plus cynique des fables. Tout se passe comme s’il suffisait de prononcer le mot pour brouiller les cartes, prendre de l’avance sur la vérité des faits, et se dispenser d’avoir à les établir.

La première cible des assassins d’État est Ulrike Meinhof, considérée comme l’idéologue du groupe. La synthèse en une femme de l’amante, de l’intellectuelle et de la pétroleuse en fait la victime symbolique idéale. Avant même de penser à la tuer, on cherche comme c’est souvent le cas, à détruire son image et son prestige. Elle est placée à l’isolement total (y compris acoustique) pendant deux cent trente-sept jours. Durant cette période, le parquet étudie la possibilité de l’interner en hôpital psychiatrique. Ce projet est contrarié par la première grève de la faim des prisonnier(e)s qui permet de dénoncer publiquement la privation sensorielle comme élément d’une stratégie de lavage des cerveaux. Le parquet change de tactique : se fondant sur l’existence chez Meinhof d’une tumeur au cerveau dont il exagère la malignité, il ordonne une série d’examens qui seront pratiqués si nécessaire par la contrainte, et sous anesthésie. Ces examens préparent, semble-t-il, une intervention chirurgicale. L’intention est claire, et benoîtement exposée par le procureur fédéral Zeiss : « Ce serait gênant pour ces gens si l’on s’apercevait qu’ils ont suivi une folle[2]. » Les protestations internationales font échouer cette deuxième tentative. Le 9 mais 1976, Ulrike Meinhof est retrouvée pendue dans sa cellule. La thèse du suicide est aussitôt décrétée par les autorités, et reprise par les médias. L’autopsie est pratiquée à la hâte, sans qu’aucune personnalité indépendante puisse y assister (ni les avocats ni la famille ne peuvent voir le corps). Elle est à tel point bâclée que sur le plan médico-légal on ne peut parler que de sabotage. Ainsi, on ne procède à aucune recherche d’histamine. Cette hormone tissulaire est produite en grande quantité par les cellules vivantes de la peau à l’endroit d’une blessure. En comparant le taux d’histamine de la peau autour des marques de strangulation et dans une autre région du cou, on peut déterminer si la personne s’est pendue, ou si le corps a été pendu post mortem.

Les constatations faites dans la cellule relèvent de la même fantaisie. La corde avec laquelle Meinhof est censée s’être pendue est certes mesurée… amputée de presque une moitié. Sa longueur réelle est de 80 centimètres environ : on communique aux experts le chiffre de 51 centimètres. Ce raccourci n’est pas innocent ; Meinhof aurait effectivement pu se pendre avec une corde de 51 centimètres. Avec la corde retrouvée autour de son cou (80 cms), elle n’a pu qu’être pendue après que la rigidité cadavérique permet de maintenir le corps droit, et la tête dans la boucle, hors de laquelle elle aurait glissé immédiatement avec une corde trop courte. Pour plus de sûreté, on « retrouve » son pied gauche, bien à plat, en équilibre sur la chaise qu’elle est supposée avoir utilisée. Autrement dit, elle est réputée s’être pendue debout sur une chaise, et par un nœud coulant trop large dont sa tête sortait par un mouvement naturel. Aucun des signes habituels de la mort par asphyxie (les rapports officiels parlent bien d’asphyxie et non de fracture des vertèbres cervicales) : saillie des yeux ou de la langue, visage bleui par le manque d’oxygène. Un groupe de médecins anglais en conclut qu’il s’agit « d’une mort par arrêt cardiaque par voie réflexogène après étranglement par constriction de la carotide et pression sur le nerf pneumogastrique[3] ». Les mêmes médecins, analysant les rapports d’autopsie, attirent l’attention sur la mention d’un œdème important dans les parties génitales extérieures, et de tuméfactions sur les deux mollets. On relève également une éraflure couverte de sang caillé sur la hanche droite. Enfin l’examen de taches sur le slip de la victime permet de déceler la présence de sperme (le parquet glosera sans fin au motif que s’il y a sperme on n’a pu trouver de spermatozoïdes). À la certitude du meurtre s’ajoute l’hypothèse du viol.

Il reste à savoir comment on a pu pénétrer dans la cellule de Meinhof. Il apparaît d’ailleurs, en dehors même de la contestation du suicide, que certaines constatations officielles ne peuvent être expliquées que par l’intrusion d’un tiers dans la cellule. Chaque soir, les détenu(e)s de Stammheim doivent remettre aux gardiens les ampoules électriques et les tubes néon qu’on leur rendra le lendemain. Pourtant, lorsque le corps de Meinhof est découvert, une ampoule est normalement vissée sur la lampe de bureau. Les faibles traces de doigts qu’on peut y déceler ne peuvent correspondre aux empreintes de la prisonnière. Qu’importe, le résultat de cette expertise n’est transmis au Parquet que quinze jours après que l’instruction a été close.

L’enquête parlementaire qui suit la mort de Meinhof permet de déterminer qu’il existe un accès secret au septième étage de la prison. Un escalier relie la cour à tous les étages de la prison. Un escalier relie la cour à tous les étages, les portes ne s’ouvrent que de l’extérieur grâce à une clef spéciale. La porte du septième étage est hors de vue du bureau des gardiens, et le système d’alarme peut être débranché. Les honorables parlementaires confirment ainsi les craintes exprimées par certains prisonniers : contrairement au mensonge officiel selon lequel il n’existerait qu’un seul accès au septième étage, les fonctionnaires du B. K. A. (Office fédéral de la police criminelle) et du B. N. D. (services secrets) disposent d’une entrée privée à Stammheim. On n’a pas fini de s’en servir.

Dès le surlendemain de la mort d’Ulrike Meinhof, Jan-Carl Raspe fait une déclaration au procès de Stuttgart-Stammehim au nom des accusé(e) de la R. A. F. Il est clair pour eux qu’Ulrike a été exécutée, et que cela marque un tournant dans la politique d’élimination de la guérilla. Les détenu(e)s participent activement à la contre-enquête, et dénoncent les mensonges orchestrés par les médias. Un an plus tard, le 7 avril 1977, le commando « Ulrike Meinhof » de la R. A. F. exécute le procureur fédéral Buback, jugé directement responsable du meurtre d’Holger Meins, de Siegfried Hausner et d’ Ulrike Meinhof. Dans le communiqué de revendication, il est dit : « Nous empêcherons que l’accusation fédérale utilise la quatrième grève de la faim collective des prisonniers (…) pour assassiner Andréas, Gudrun et Jan, comme le propage déjà ouvertement la guerre psychologique depuis la mort d’ Ulrike[4]. »

Les acteurs sont en place, le scénario est rodé, chacun peut dès ce moment prévoir la suite. Le processus de décapitation de la guérilla va se poursuivre. Le 5 septembre 1977 l’ancien SS Hans Martin Schleyer, patron des patrons allemands, est enlevé. Le 13 octobre, un Boeing de la Lufthansa qui assure la liaison Palma de Majorque-Francfort est détourné avec quatre-vingt-onze passagers à son bord. L’objectif de ces deux actions coordonnées est d’obtenir la libération de onze détenu(e)s de la R. A. F. et de deux Palestiniens incarcérés en Turquie. Le 17 octobre, l’assaut est donné au Boeing de Mogadiscio par un commando spécial de la police allemande. Trois des pirates de l’air sont tués, la quatrième grièvement blessée.

Le mardi 18 octobre au matin, on « découvre » dans leurs cellules les corps de Baader, Ensslin et Raspe. Seule Irmgard Moeller survit à ses blessures.

On pourrait s’attendre à ce que le gouvernement, déjà clairement accusé de meurtre sur la personne de Meinhof, prenne un luxe de précautions pour que, cette fois, l’action des enquêteurs soit irréprochable. Au contraire, la mascarade reprend, chaque jour apporte une nouvelle contradiction, une nouvelle incohérence. Le magazine Stern, pourtant peu suspect de sympathie pour les terroristes (qui l’ont dénoncé à l’époque comme agent de la propagande gouvernementale), a publié en octobre 1980 un dossier récapitulatif sur « Le cas Stammheim[5] ». Il n’est pas vain, comme on peut l’imaginer, de se pencher aujourd’hui sur les rapports d’enquête. La « vérité officielle » est maintenant définitive dans sa forme. Elle parle d’elle-même.

Andréas Baader se serait tiré une balle dans la nuque, maquillant ainsi son suicide en meurtre, telle est la version aussitôt diffusée. Malheureusement, le Dr Hoffman, expert du B. K. A., dépose un rapport selon lequel le tir a été effectué d’une distance de 30 à 40 centimètres, ce qui rend l’hypothèse du suicide matériellement absurde. Réalisant sa bévue, l’expert tentera d’expliquer les faibles traces de poudre relevées sur la peau (plus les traces sont légères plus le coup a été tiré de loin), mais sans succès. Les rapports de la police et des médecins légistes se contredisent sur le déroulement du « combat simulé » par Baader. La balle mortelle est celle que l’on trouve près du corps pour les uns ; elle a d’abord ricoché dans le mur pour les autres, qui y trouvent des traces de sang et des débris d peau qui avaient échappé aux premiers. Autre énigme : le sable retrouvé sous les semelles de Baader. le service fédéral d’investigation criminelle de Wiesbaden ne pourra finalement affirmer s’il peut provenir de la cour située au huitième étage de la prison où les détenus effectuent leur promenade. Baader est-il sorti de Stammheim ? Avec qui et pourquoi faire ?

Jan-Carl Raspe se serait tiré une balle dans la tête. Sur le point capital de savoir s’il a été découvert le pistolet à la main (fait qui, selon le Pr Karl Sellier, expert de médecine légale cité par Stern, doit faire penser au meurtre ; en cas de suicide les muscles se détendent après la mort et l’arme tombe), les témoignages divergent. Oui, disent d’abord les quatre fonctionnaires qui l’ont trouvé ; non, rectifie le procureur Christ. Le Pr Hartmann, expert désigné, tente d’emporter la décision devant la commission d’enquête parlementaire : « Je me fais l’avocat du diable, imaginons un tireur, il devrait être placé entre le lit de Raspe et le mur, et il n’y a pas de place. » Si, répond Stern, photos à l’appui ! Dernière incohérence : les recherches de poudre sur la main de Raspe n’ayant rien donné, aucune expertise n’est faite pour savoir si l’arme qui l’a tué laisse des traces de poudre sur la main du tireur !

Gudrun Ensslin est retrouvée pendue. Comme pour Meinhof, les experts, qui n’ont guère progressé, se procèdent pas à la recherche d’histamine. L’expert Rauschke, qui s’est déjà signalé dans le passé par son autopsie-boucherie de Meinhof (rendant toute contre-expertise impossible), et par son dévouement aveugle à l’accusation, se charge cette fois de faire disparaître la chaise sur laquelle Ensslin serait montée. Encore ne le sait-on que grâce aux protestations de l’expert viennois Holczabek. Aucune analyse n’a donc pu être faite sur cette chaise : empreintes digitales, etc. Le fil, ou la ficelle, qui soutenait le cadavre provenait-il de l’électrophone de la victime ? Eh bien, « d’après l’apparence extérieure », ledit fil et le fil électrique sont identiques. Les rapports de police n’en disent pas plus. C’est d’autant plus regrettable que ce fil a cassé… quand on a dépendu le corps. Bien entendu, aucune expertise n’a cherché à évaluer le poids que ce fils pouvait supporter.

Irmgard Moeller, elle, est vivante. Elle se serait enfoncé un couteau de cuisine, dont la lame mesure 9 centimètres, dans le sein gauche. l’entaille la plus profonde ne mesure que 4 centimètres. le procureur Christ a beau jeu d’en tirer argument en faveur du suicide. S’il s’agissait d’un meurtre, pourquoi l’avoir ratée ? L’argument peut retenir l’attention de qui ignore le témoignage du Pr Eberhard qui opère Moeller le 18 octobre 1977. Il relève, lui, une piqûre profonde de 7 centimètres qui « cause une imprégnation sanguine du tissu graisseux entourant le péricarde, et dont la largeur indique un coup porté avec force ». Le procureur Christ n’en souffle mot.

On savait déjà que les services secrets accédaient librement au septième étage de Stammheim, l’enquête montre cette fois que le système de surveillance vidéo (Siemens) ne fonctionne pas. Le 9 novembre 1977, un enquêteur peut courir le long du couloir de l’étage et pénétrer successivement dans plusieurs cellules sans déclencher le moindre signal d’alarme.

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Plan de la prison de Stammheim publié par Stern (30 octobre 1980).

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Contre A. D. et contre l’État (1985)

«Contre Action directe et contre l’État» : ce texte a connu une fortune particulière, probablement due au malaise du milieu anarchiste, puisqu’il fut publié dans pas moins de trois revues anarchistes : IRL, journal d’expressions libertaires de Lyon, où il est intitulé « Contre A.D. contre l’État » (n° 60, mars-avril 1985) ; dans Le Monde libertaire (n° 566, 13 mars 1985) ; dans L’Entr’aide, journal du Collectif anarchiste de contre-information sociale et de solidarité (n° 5-6, mars 1985). La revue italienne A, rivista anarchica, se faisait largement l’écho de la publication dans IRL.

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Après une longue éclipse, le groupe Action Directe a choisi de réapparaître en février dernier sur le devant de la scène du spectacle politique en assassinant un militaire français. Il confirme ainsi son alignement sur ce qui reste en Europe des organisations de « lutte armée » (R.A.F. [Fraction armée rouge allemande], B.R. [Brigades rouges italiennes, crées fin 1970]).

Libertaire, je ne partage rien avec des groupes

— qui confondent la lutte des classes avec une guerre des gangs et l’action révolutionnaire avec une stratégie purement militaire.

— qui tentent de justifier une pratique avant-gardiste, étrangère à tout mouvement social, par une langue de bois archéo-léniniste.

— qui se font le bras armé de la diplomatie du Kremlin en Europe de l’ouest.

Qui pleurera un marchand de canons victime d’un accident du travail ? Il en faudrait davantage pour me réjouir. Par exemple que ses assassins avancent l’ombre d’un argument tendant à établir que ce type d’action nous rapproche tant soit peu de la révolution communiste et libertaire pour laquelle je me bats. En fait, les seuls interlocuteurs auxquels s’adresse A.D., ce sont l’État et ses flics. C’est à eux qu’A.D. veut montrer sa détermination, ses capacités militaires. L’État français a donc trouvé lui aussi ses bouffons sanglants ; il ne me fait pas rire pour autant.

Rien ne devrait induire les révolutionnaires dans l’illusion qu’ils peuvent s’abstenir de penser l’époque qu’ils vivent jusques et y compris dans ses péripéties les plus embarrassantes et qu’ayant pensé ils peuvent se taire. Lire la suite

Vous avez demandé la révolution… ne quittez pas (1984)

Ce texte a été publié, dans le premier numéro du bulletin Prisonniers de la démocratie, en août 1984. À la suite d’une erreur (objet d’un erratum dans la seconde livraison), seul le prénom de l’auteur était indiqué.

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L’étude de l’histoire du mouvement révolutionnaire montre que la question de l’exercice de la contrainte s’est toujours posé immédiatement, dès la première rupture territoriale avec l’ordre établi.

Il existe deux types de protestations indignées contre une telle affirmation :

– 1. Elle serait l’expression d’ambitions Fouquier-Tinvillesques (1764-1795).

— Mais c’est justement dans l’hypothèse où les juges bourgeois sont mis hors d’état de nuire et où la révolution a su se prémunir contre les prétendants à leur succession que se posent à nous, entre autres, le problème de savoir que faire des accapareurs, des assassins, des violeurs, etc.

– 2. La révolution détruit les rapports sociaux capitalistes, non les individus, même s’il arrive aux premiers de s’incarner dans les seconds. Or, sauf à se limiter à une vision classique et classiste de la révolution, son mouvement même abolira les rapports sociaux qui produisent violeurs, accapareurs, etc.

— Donc, s’il y a viol, on peut en déduire au choix : a) que la révolution n’a pas encore commencé (Repassez demain !), b) qu’elle a échoué.

Voilà un raisonnement qui, honteux peut-être, se mord férocement la queue. Notons au passage qu’il ne répond en aucune manière à la question posée qui est sommée de ne plus se poser jusqu’au jour où elle sera résolue.

L’exemple du viol a été mille fois utilisé et il conserve, me semble-t-il, toute son efficacité en ce qu’il pose utilement des questions difficiles.

Il est exact que sous prétexte de faire reconnaître par la société un crime courant commis le plus souvent contre des femmes, le mouvement féministe a apporté une caution inespérée à l’idéologie judiciaire. Pour autant, évacuer la question du viol en décrétant qu’il ne s’agit que d’une violence parmi d’autres, et équivalente aux autres, me paraît présomptueux et inefficace. Pour réduire le viol à une violence ordinaire on doit postuler que le sexe est une région du corps parfaitement équivalente à toutes les autres. J’ai le sentiment que personne n’agit et ne pense en fonction de ce postulat, dont par ailleurs je vois mal sur quoi il se fonde. Comme je ne vois pas non plus à quoi ça sert (sinon justement à « banaliser » le viol) je me refuse à partir de là.

Je constate que le viol commis par un être de chair et d’os n’est pas vécu de la même manière que le « viol psychique » auquel peuvent être assimilés la publicité ou l’obligation du salariat[1]. Il me paraît normal qu’aucune oppression générale et anonyme ne rende plus supportable une violence directe subie dans son corps et infligée par le corps d’un autre. J’émets l’hypothèse que ce qui rend le viol particulièrement humiliant, c’est qu’il impose un simulacre de don amoureux.

Vouloir éliminer cette question amène à de curieuses affirmations. Ainsi est-il étrange d’écrire que c’est l’intervention de l’État qui « transforme en horreur » les délits sexuels. Si l’on veut parler du viol, c’est une horreur, effectivement produite par un mode de rapports inhumains, mais à laquelle l’intervention des flics et des juges ne fait qu’ajouter de l’horreur. On peut fort bien décider de se passer de cette horreur supplémentaire, voire tenter de faire l’économie de la vengeance. Reste une nécessité de protection à laquelle la prison répond à la manière bourgeoise, c’est à dire : individuellement, ponctuellement, mensongèrement, en fabriquant une deuxième victime, le violeur détenu. Mépriser ce besoin de protection, ignorer en quoi la prison y répond, c’est renvoyer les gens — singulièrement les femmes — au temps de la révolution, où enfin la question sera posée différemment. S’ensuit dans la tête du plus grand nombre l’idée qu’il est plus commode de tolérer la prison (éventuellement réformée) dans le monde tel qu’il est, où — au moins — on peut laisser aux salauds le soin de faire le sale boulot.

On m’objectera que la révolution communiste abolira les occasions de sale boulot. Dans la pratique, c’est à dire en l’état actuel de la théorie et du mouvement social, il s’agit à mon sens d’une utopie (quelque chose qui n’a pas de lieu pour être). Utopie pernicieuse parce qu’elle n’est pas présentée comme telle et parce qu’elle risque de servir de repoussoir au monde présent.

Dire que la révolution que nous souhaitons n’aura rien de commun avec aucune des révolutions passées, c’est dire aussi que nous ne pouvons que l’espérer, la rêver, mais en aucune façon la penser. À tout prendre, l’utopie d’un Fourier est en prise plus directe sur ma vie.

Je ne vois pas que l’alternative soit entre « imaginer une société sans prison » et « désirer une société où ce seraient d’autres qui subiraient l’enfermement ». Je peux tout imaginer. Ce qui m’intéresse, c’est ce que je peux faire passer de ce que j’imagine dans le monde (et comment m’y prendre). Bien sûr, je n’ai rien à dire à qui « désire » prendre le pouvoir pour le seul plaisir de l’exercer contre les autres. Néanmoins, rien ne me permet de penser aujourd’hui qu’un mouvement révolutionnaire pourra s’abstenir de faire subir à ses ennemis ce que subissent aujourd’hui les prisonniers (on peut sûrement faire plus rationnel, plus « humain »). La révolution et la démocratie ont peut-être des ennemis communs ? Peut-être ceux-là regretteront-ils la répression bourgeoise en période révolutionnaire ? Je n’en sais rien et ne veux rien promettre. La question n’est pas tant de savoir ce que nous désirons, mais quel rapport existe et existera entre ce que nous désirons ou imaginons et ce que nous pourrons faire. Je note n’avoir rencontré aucun partisan de l’abolition présente et à venir des prisons qui n’admette, en privé, l’hypothèse que la révolution doive recourir à la torture, à l’enfermement, à l’assassinat… Cette prudente concession à l’expérience historique est curieusement absente des textes publics.

Dire que je me bats aujourd’hui pour la destruction des prisons, donc pour la libération de tous les prisonniers (violeurs et fascistes compris), c’est faire un usage qui me paraît concrètement subversif de l’utopie, c’est à dire d’une « revendication » qui n’a aucune chance d’être jamais satisfaite par les maîtres (étant entendu que nous combattons pareillement tout contrôle social susceptible de remplacer en tout ou partie les murs de la taule).

C’est montrer que nous ne pouvons rien accepter de ce monde, dans ce monde.

Ce monde sans prisons est une impossibilité ; supprimons donc ce monde, nous y verrons plus clair. Mais ne faisons croire à personne qu’un monde sans pouvoir est réalisable ; c’est une illusion qui, dès que pratiquée, risque de sombrer dans le ridicule et le sang.

 

Les révolutionnaires ont-ils un « statut[2] » ?

Dénoncer le régime disciplinaire infligé aux membres d’Action directe va de soi. On peut voir à juste raison dans le choix des chefs d’inculpation, « association de malfaiteurs » et non « reconstitution de ligue dissoute », une volonté de criminaliser l’action de ces militants. Leurs motivations seraient crapuleuses (braquages) et sanguinaires (« terrorisme »), et leurs déclarations politiques ne serviraient qu’à duper l’opinion de gauche. Répondre à ces calomnies est une tâche de solidarité et aussi une manière intelligente de se protéger soi-même, l’État utilisant toujours les mêmes procédés pour éliminer les révolutionnaires.

Donc, le souci des militants d’AD de proclamer leur engagement révolutionnaire contre les mensonges de la presse et de l’État est aussi le mien. Reste à savoir comment procéder. Or ce que propose Hellyette revient à réclamer un « statut politique ». Il me semble qu’il est impossible de soutenir ce mot d’ordre sans entretenir de graves ambiguïtés. Il ne suffit pas d’écarter le mot pour éviter la chose (« je ne demande pas de privilèges »). Tout « statut politique » est de fait un privilège.

« Tout homme n’est pas mon frère », comme le disait justement Marx, et les prisons enferment des salauds, des fascistes, et plus simplement des gens avec lesquels je n’ai rien à faire. Pourtant, je suis favorable à la destruction aujourd’hui de toutes les prisons. Je sais comment la prison sert de régulateur de la violence sociale à la bourgeoisie. Je sais aussi que c’est au nom du peuple, en mon nom, que l’on enferme chaque jour, et je ne le supporte pas.

Je comprends d’autant moins comment un révolutionnaire emprisonné peut réclamer pour les seuls révolutionnaires des droits qui viendraient sanctionner je ne sais quelle supériorité. Le délinquant moyen serait au mieux un individu révolté ; le militant verrait plus loin, vers la révolution. Je veux bien que cette distinction reflète une part de la réalité. Mais si cela peut justifier aux yeux de l’État une différence de traitement entre « politiques » et « droits communs », ce ne peut être qu’au détriment des premiers. Le « statut politique », les militants d’AD l’ont déjà !

Par ailleurs, les revendications énumérées par Hellyette me paraissent intéressantes et de nature précisément à permettre l’affirmation d’une identité révolutionnaire pour autant qu’elles soient proposées à l’approbation de tous les prisonniers. Il me semble qu’un révolutionnaire se fait d’autant mieux « reconnaître » en tant que tel qu’il est le premier et/ou le plus déterminé à proposer des mots d’ordre clairs et radicaux à tous les opprimés, ici à tous les prisonniers (étant entendu que lesdits mots d’ordre peuvent être revus et corrigés).

Je me pose des questions sur un « internationalisme révolutionnaire » qui exclue les fumeurs de H, les voleurs de voitures ou les braqueurs du bénéfice du « statut politique », mais l’accorde aux Arméniens, Corses et Basques nationalistes.

Pas de droite, le FLNC ? Qui va en décider ? L’État ? Une commission de prisonniers d’AD ? Plus on envisage les implications concrètes de telles propositions, plus on se heurte à des absurdités. Il me paraît probable que les taules renferment des individus qui ne se pensent pas révolutionnaires et le sont mille fois plus que les militants nationalistes du FLNC ou de l’ETA qui, à mon point de vue, ne le sont pas du tout.

(Parenthèse : il semble que pour certains, les nationalismes, en s’armant, perdraient leur caractère contre-révolutionnaire. Par un tour de passe-passe vraiment extraordinaire, l’internationalisme se comprendrait comme une coordination des nationalismes. Un révolutionnaire se doit de dénoncer les pratiques colonialistes françaises à Tahiti et à Bastia. Par ailleurs, il ne peut qu’être hostile, en tant qu’internationaliste, à l’« indépendance » de la Corse ou de Tahiti.)

Je pense que l’on a toujours intérêt à adopter une stratégie révolutionnaire aussi large que possible. En luttant pour les droits de tous les prisonniers, les militants luttent d’abord pour leurs propres droits. Ils peuvent ainsi dénoncer la prison comme instrument de répression et d’exclusion et faire tomber le masque du libéralisme de gauche ; autrement dit : faire avancer de pair leurs affaires et celles de la révolution.

Dans cette optique, il est au mieux dérisoire, au pire erroné, d’exclure à l’avance du bénéfice des droits que l’on réclame, certaines catégories de « politiques », ici les fascistes. Il n’entre aucun humanisme dans ma remarque ; il s’agit de savoir dans et contre quelle société on se bat. Exemple : je suis hostile à la dissolution du Front national (et de la FANE, du SAC[3], d’AD, etc.), mais je pense que c’est aux révolutionnaires d’interdire militairement les meetings de Le Pen s’ils le jugent bon. Chaque mesure de répression politique (dissolution d’organisation, saisie de journal ou de livre) renforce la loi et l’idéologie que l’on utilisera demain contre moi et mes amis. Il se trouve qu’en démocratie, les droits reconnus au militant fasciste me protègent aussi moi. Si l’on entend ignorer complètement le fonctionnement de la société (ce qui à mon avis n’a pas de sens), il ne faut parler ni de « reconnaissance » ni de « statut politique ».

15 juin 1984.

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[1] Ces critiques visent un article publié dans la revue La Banquise (« Pour un monde sans morale », n° 1, premier trimestre 1983), à laquelle participaient certains animateurs de Prisonniers de la démocratie. Extraits : « Comme si infliger à une femme la pénétration d’un pénis par la violence était plus dégoûtant que de la forcer à l’esclavage salarial par la pression économique ! […] Comme si la manipulation publicitaire, les innombrables agressions physiques du travail ou la mise en carte par les organismes de contrôle social ne constituaient pas des violences intimes au moins aussi profondes qu’un coït imposé ! » (p. 36-37).

[2] Je me suis appuyé pour rédiger cette partie de mon texte sur celui d’Hellyette Bess [militante du groupe Action directe (AD)] daté du 21 mai 1984 (« Pour la reconnaissance de notre identité politique »). Les idées que je suis amené à critiquer ne sont pas forcément les siennes. L’organisation Action directe est fondée en 1979 par des libertaires, rejoints par des militants issus de l’autonomie. Elle se signale d’abord par des mitraillages de bâtiments administratifs, puis, après sa dissolution en août 1982, par des attentats à l’explosif et la revendication des meurtres du général René Audran, patron des ventes d’armes françaises (janvier 1985) et de Georges Besse, patron de Renault (novembre 1986). Au milieu des années 80, AD fusionne avec plusieurs groupes européens de lutte armée, notamment la Fraction armée rouge (RAF) allemande, née en 1968, dont elle adopte le vocabulaire et les analyses prosoviétiques.

[3] La FANE était un groupuscule néo-nazi, le Service d’action civique une milice gaulliste.

 

Ce texte a été republié dansrubon5