ÉCONOMIE DE LA MISÈRE. Le «Revenu garanti»

 

Économie de la misère

 

Je reproduis la seconde partie de mon livre Économie de la misère (La Digitale, 1999), principalement consacrée au « revenu garanti ». Sur mon ancien site, des extraits (plus courts) étaient répartis en plusieurs articles. Le texte est republié ici intégralement et d’un seul tenant.

Économie de la misère est disponible en librairies. Pour consulter le site des Éditions La Digitale, voir la colonne des liens (à droite sur votre écran).

 

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I. Les sources du « garantisme »

L’idée d’un « revenu garanti » est défendue depuis les années 30, et plus encore depuis la fin des années 70, par des groupes et des personnalités très disparates quant à leur motivations politiques et au contenu qu’ils donnent à cette notion, que l’on retrouvera d’ailleurs sous des appellations variées.

Au fil des vingt dernières années, des groupes militants ont donné à l’idée de revenu garanti le statut de revendication, et favorisé une relative uniformisation des références historiques et théoriques des partisans de son instauration.

Je commencerai par rappeler les sources historiques revendiquées par les « garantistes », avant de proposer une analyse de la nature et de la signification des justifications qu’ils donnent de leur démarche.

L’accord se fait généralement Pour attribuer à l’anglais Thomas Paine la première proposition explicite et détaillée d’une allocation sans contrepartie d’activité.

Dans un texte sur la justice agraire[1], rédigé durant l’hiver 1795-1796, et publié au printemps 1797, d’abord à Paris, puis à Londres, Paine propose :

« Un fonds national pour payer à tous les individus qui auront atteint l’âge de vingt-un [sic] ans, la somme de quinze livres sterling, à titre d’indemnité du droit naturel, dont le système des propriétés territoriales les a dépouillés. Et pour payer annuellement la somme de six livres sterling, durant leur vie, à tous les individus qui ont atteint l’âge de cinquante ans, et aux autres, à mesure qu’ils arriveront audit âge. […]

« Je propose d’abord de faire les paiements tels que je les ai énoncés, à tous les individus, pauvres ou riches. Cette mesure commune est propre à éviter toute odieuse distinction, et elle est d’autant plus convenable qu’à titre d’indemnité ou de compensation d’une propriété naturelle, tous les individus y ont un droit égal, indépendamment des propriétés qu’ils peuvent avoir créées ou acquises par hérédité ou de toute manière. […] »

L’idée maîtresse du texte est aussi celle de la Révolution française, c’est le « droit naturel » ; elle s’appuie en outre sur un raisonnement comparatiste à l’effet ravageur : il est inadmissible qu’un individu né dans une société qui se prétend civilisée vive moins bien qu’un simple sauvage à l’état de nature.

« Pour bien concevoir ce que l’état de société devrait être, il est indispensable d’avoir quelques notions de l’état primitif et naturel des hommes, tel qu’il est encore aujourd’hui. On n’aperçoit chez eux aucun vestige de la misère humaine, dont toutes les villes de l’Europe nous présentent le hideux spectacle. L’indigence est donc un des fruits qu’a produits la vie civilisée. Elle n’existe point dans l’état naturel. […] . Considérant en conséquence, comme un principe admis, qu’aucun individu né dans un état civilisé, ne doit se trouver dans une situation pire que celle où il serait s’il fût né avant l’établissement de cette civilisation […] »

L’argumentaire de Paine repose également sur une analyse de classe :

«La propriété personnelle est l’effet de la société, et sans son secours, il serait aussi impossible à l’individu de l’acquérir que de créer la terre. […] Si on examinait la question plus particulièrement, on trouverait que les amas [accumulations] des propriétés [possessions] personnelles se font le plus souvent aux dépens des malheureux, qui, en travaillant pour les produire, ont reçu un trop faible salaire. L’ouvrier languit dans sa vieillesse et périt dans la misère, tandis que celui qui l’exploite nage dans l’abondance […]».

Même si Paine s’intéresse d’abord à la justice agraire, son biographe Bernard Vincent souligne que la « notion d’une dette sociale signifie simplement que toute propriété (spéculation financière par exemple, ou richesse provenant de l’industrie), et non seulement la terre, pourrait être taxée ou redistribuée pour le bien commun[2] ». Toutefois, Paine ne propose pas de taxer la propriété personnelle.

Il affirme que la civilisation « est aussi odieuse qu’injuste […], absolument l’opposé de ce qu’elle devrait être, et il est nécessaire qu’il s’y fasse une révolution ». Il ne se présente pas pour autant comme ennemi de l’ordre, des propriétés, et du travail, tout au contraire, c’est en philanthrope qu’il suggère aux maîtres du jour, pour assurer le bonheur commun, de corriger constitutionnellement le vice qui existe dans la Constitution. En cela, il préfigure le réformisme de groupes actuels comme Agir ensemble contre le chômage (AC !), qui se contentent d’ailleurs de réclamer l’application d’un principe déjà inscrit dans la Constitution.

En parlant de la nécessaire réforme constitutionnelle comme d’une « révolution », Thomas Paine entend qu’un bouleversement salutaire est le seul moyen d’éviter une autre révolution, non plus réalisée d’en haut, mais ourdie dans l’ombre par des conspirateurs, royalistes ou babouvistes :

« Depuis l’établissement de la Constitution, nous avons vu échouer deux conspirations ; celle de Babeuf, et celle de quelques personnages à peine connus, qui se décorent du méprisable nom de royalistes. Le vice du principe de la Constitution fut la source de la conspiration de Babeuf. Il se servit du ressentiment que ce défaut avait produit, et au lieu d’y chercher un remède par des moyens légitimes et constitutionnels, ou d’indiquer quelque expédient utile à la société, les conspirateurs firent tous leurs efforts pour ramener le désordre et la confusion, et se constituer personnellement en Directoire, ce qui est formellement destructif de l’élection et de la représentation. […] Quant au vice qui existe dans la Constitution […] , tant qu’il subsistera, il donnera de l’espoir et fournira des moyens aux conspirateurs.»

Selon Bernard Vincent, ce texte eut très peu d’écho à l’époque. Il n’a été redécouvert qu’à la fin des années 90 (en le présentant dans la revue du MAUSS, en mai 1996, Alain Caillé déclare en avoir pris connaissance deux mois plus tôt). Son auteur se trouve, depuis, régulièrement cité comme précurseur de la notion de revenu social. Personne, et surtout pas certains garantistes issus d’une mouvance autonome révolutionnaire (qui sera étudiée plus loin) ne juge utile de mentionner le fait que le premier système de revenu garanti a été proposé comme préservatif contre l’insurrection communiste[3] !

Mentionnons encore dans cette préhistoire théorique du garantisme, la position de Fourier, qui, certainement sans avoir connaissance de la brochure de Paine, affirme cinquante ans plus tard, sous le titre de paragraphe Justice distributive : « Le premier signe de justice devrait être de garantir au peuple un minimum croissant en raison du progrès social[4]. »

« Garantir le minimum au peuple, indique-t-il ailleurs, on en trouve le moyen dans l’énorme produit que fournira le régime sociétaire; sa propriété d’attirer au travail fait disparaître le danger qu’il y aurait dans l’état actuel à garantir au pauvre une subsistance qui serait pour lui un appât à la fainéantise; mais il n’y aura aucun risque à lui faire l’avance d’un minimum de 400 francs, quand on saura qu’il doit en produire 600, au moins, en se livrant au travail devenu plaisir et métamorphosé en fêtes perpétuelles[5] ».

Une fois évoquées ces traces, pour certaines récemment exhumées par un courant de pensée, qui à travers elles se cherche une légitimité idéologique, il faut maintenant étudier les principaux groupes ou « mouvances » qui, des premières décennies du vingtième siècle jusqu’à aujourd’hui, ont défendu le garantisme.

 

 

II. Le duboinisme

Auteur, dans les années 30 et 40, de nombreux livres et articles, le premier théoricien et propagandiste moderne du garantisme français se nomme Jacques Duboin (1878-1976). D’abord banquier, il fut député de Haute-Savoie, et sous secrétaire d’État au Trésor en 1924. C’est donc un notable qui élabore la théorie d’une économie distributive, l’abondancisme, dont le revenu d’existence garanti est une des pièces maîtresses (avec la monnaie gagée sur la production), ou pour mieux dire une des conséquences logiques.

Relatant l’une des conférence-débats tenues dans les années 30 par Droit au travail (DAT), l’organisation qui diffuse ses thèses, Duboin précise sa pensée sur l’idée de « minimum vital », que revendiquent certains groupes de gauche : « Un auditeur [annonce] que la Ligue des Droits de l’Homme, préoccupée de l’ampleur du problème, [a] voté un amendement Rodrigues[6] réclamant le minimum vital pour tous les Français. […] Un minimum vital ! mais les négriers le fournissaient déjà à leurs esclaves pour leur conserver la santé. C’est le maximum vital que veut l’abondance[7]. » Quant au reste, hormis l’idéologie politique que nous aborderons plus loin, Duboin partage avec tous les réformateurs sociaux (dont Fourier, qu’il cite élogieusement à propos du travail attrayant) le souci de l’éducation des enfants, qu’il envisage d’une manière que l’on peut qualifier, sans sentimentalisme excessif, de rude : « On s’efforcera aussi de les habituer progressivement au froid et au chaud afin d’éviter qu’ils ne s’enrhument au plus petit changement de temps. Je propose, à cet effet, qu’on les entraîne à marcher pieds nus aussi bien dans la rosée que sur le gravier, et même à courir dans les chaumes[8] » . Le séjour à la campagne jusqu’à l’âge de douze ans et l’usage des plantes médicinales viennent compléter une vision naturaliste de la vie saine[9].

Malgré un regain d’intérêt récent pour la figure de son fondateur, et le fait que sa fille continue de publier un bulletin intitulé La Grande relève [10], l’école duboiniste connaît, depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, une éclipse qu’explique sans doute en grande partie les relations du maître et de nombre de ses disciples avec les nazis français et allemands. Cet épisode est abordé ici parce qu’il n’a malheureusement pas retenu l’attention du récent biographe de Duboin, et parce qu’il illustre, dans le genre tragi-comique, les errements auxquels peut mener l’économisme à la fois dogmatique et naïf de certains garantistes. Il ne s’agit évidemment pour moi ni d’affirmer ni de laisser entendre, au-delà des faits établis, que Jacques Duboin et tous ses émules ont été des sympathisants nazis. Encore moins que les duboinistes d’aujourd’hui, et encore moins s’il est possible les garantistes en général mériteraient, par rebond, le même infamant soupçon. Il n’en demeure pas moins que Duboin lui-même, et de nombreux duboinistes avec lui, ont travaillé avec des nazis français et allemands, au sein d’un groupe nazi français, pour un idéal dont ils ont affirmé par la suite qu’ils étaient certains de son inéluctable suprématie sur toute autre idéologie mise à son contact. Dissoudre le maréchalisme, la collaboration et l’hitlérisme dans la réforme économique, telle était paraît-il la stratégie des duboinistes. Elle aboutit dans les faits à ce paradoxe, qui ne pouvait hélas que s’imposer à notre attention dans une chronologie du garantisme, que le premier organisme, officieux mais proche du pouvoir en place[11], à recommander l’instauration d’un revenu garanti, s’intitule le groupe « Collaboration », qu’il réunit duboinistes et nazis français[12] et s’attire les louanges d’économistes nationaux-socialistes allemands. Après la Libération encore, bien que soucieux de justifier l’attitude des duboinistes, un Élysée Reybaud[13] ne peut s’empêcher de noter « qu’aucun parti, sauf de tout nouveaux se rattachant aux thèses de l’abondance n’a de programme économique aussi avancé que celui exprimé par le “groupe collaboration”, justement honni à d’autres titres[14]. » Lire la suite

TERRORISATION : LA PEUR COMME ARME ET COMME MARCHANDISE (2011)

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éjà remarqué comme auteur de L’Ennemi intérieur. La généalogie coloniale et militaire de l’ordre sécuritaire dans la France contemporaine (La Découverte, 2009), Mathieu Rigouste vient de publier chez Libertalia, dans la même collection « À boulets rouges » où j’ai publié La Terrorisation démocratique, un essai très complémentaire du mien. L’auteur y traite en détail d’un aspect que je n’ai fait qu’évoquer : Les Marchands de peur. Il est sous-titré : La bande à Bauer et l’idéologie sécuritaire. Il démontre notamment comment un certain nombre de personnages, tels Alain Bauer et Xavier Raufer, sont parvenus à maîtriser les deux « manettes de commande » de la production et de la vente de peur. D’une part ils occupent des postes dans des institutions ad hoc et des médias, au sein desquels ils théorisent la fabrication des menaces, extérieures ou intérieures, qui sont censées justifier un arsenal juridique (que j’ai analysé) et militaro-policier ; d’autre part, ils vendent directement, aux entreprises ou aux collectivités locales, leur « expertise » en matière de « sécurité ». L’immense avantage de ce système est de s’auto-alimenter, une fois lancé. « En l’occurrence, c’est bien la sécurisation qui fait augmenter le “sentiment d’insécurité”. Ainsi, plus on déploie de policiers dans une zone, plus se répand l’idée que la zone est “à risques”. » (p. 20)

Fidèle au «cahier des charges» de la collection, le livre de Rigouste est facile à lire, court (150 p.) et bon marché (8 €).

On aimerait pouvoir attribuer les mêmes qualités au livre de Serge Quadruppani intitulé La Politique de la peur (Seuil, coll. « Non conforme »). Certes facile à lire (mais l’auteur avait habitué son lectorat à une écriture, ici absente), et correctement documenté, l’ouvrage est plus long d’un tiers et plus de deux fois plus cher (la remarque vaut dans une comparaison avec le livre de Rigouste comme avec le mien).

J’avais cité en bibliographie le premier livre de Quadruppani sur la question (L’Antiterrorisme en France, ou la terreur intégrée : 1981-1989, La Découverte, 1989). Il cite honnêtement La Terrorisation, à trois reprises, dans La Politique de la peur.

Si les bonnes manières se trouvent ainsi heureusement illustrées de part et d’autre, exercice méritoire de la part de gens qui ne se saluent plus depuis quinze ans, il était un motif particulier d’attendre l’ouvrage de Quadruppani. Son livre de 1989 lui donnait une légitimité incontestable sur le sujet, mais le fait de publier après La Terrorisation, paru en 2009, présentait évidemment une difficulté. Pour le dire rapidement : il fallait faire visiblement mieux, ou au moins aborder le sujet, identique, d’une autre manière. Lire la suite

L’Offensive de printemps (1980)

De ce texte anecdotique et didactique, je ne dispose que de la version dactylographiée. Je n’ai pu vérifier ni à quel journal il était destiné ni s’il a été publié. Traitant de la violence de rue au début des années 80, crépuscule du mouvement autonome[1] et veille de l’arrivée de la gauche aux affaires, il fournit quelques éléments de réflexion (et de comparaison historique) sur l’usage collectif de la violence. La signature est empruntée à l’un des meilleurs écrivains révolutionnaires de langue française, Georges Darien, auteur notamment du Voleur, et de La Belle France.

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Dans un tract diffusé le 20 mai [1980], une « Conjuration des vandales » se félicite de ce que « la colère est devenue un peu plus intelligente ». Ce 20 mai précisément, la colère ne cassait pas des briques !

Boulevard de Port Royal, alors que le cortège occupe la chaussée, un certain nombre d’autonomes (à lire entre guillemets) passent à l’offensive sur les trottoirs. Le résultat, prévisible par l’étudiant le plus stupide, ne se fait pas attendre. Les CRS chargent sur le trottoir, matraquent, gazent et procèdent aux arrestations rituelles. Pendant ce temps, le cortège tient, malgré la charge, les gaz et la panique (minimale). La manifestation est néanmoins coupée en trois. Scénario banal et lassant qui m’inspire les réflexions suivantes.

– 1. La plupart des camarades autonomes refusent obstinément, quelle que soit la situation militaire du moment, de former des chaînes intégrées au cortège. Il s’agit d’un principe, donc d’une erreur. Dans le cas précis évoqué ce refus maladif a eu des conséquences désastreuses.

– 2. Il ne s’agit évidemment pas de reprocher aux autonomes d’avoir fait matraquer d’innocents étudiants, d’avoir pris en otage la manif ou autre billevesée. Constatons simplement qu’une action irréfléchie a entraîné une défaite sur le terrain et gaspillé les chances d’offensive collective.

– 3. Les camarades autonomes semblent ne comprendre l’offensive qu’individuelle ou par petits groupes affinitaires. La plupart étaient venus en veston, sans le minimum d’équipement défensif (casque, foulard, lunettes). Dans ces conditions, l’offensive consiste à jeter quelques projectiles en direction de la police et à fuir à la première charge. Tout procès d’intention mis à part, on a là une caricature de la provocation.

– 4. Quel est donc l’intérêt de semblables amusements ? S’agit-il de blesser autant de flics que possible ? Si oui, cotisez-vous pour faire l’emplette d’une mitrailleuse. S’agit-il de se défouler sans trop de risques, quitte à abandonner le terrain à l’adversaire ? Si oui, essayez plutôt la bioénergie, la méditation ou même le militantisme mais… ailleurs, y’a de la place.

– 5. L’affrontement avec la police n’est pas en soi un acte glorieux ni passionnant. C’est dans et par l’affrontement collectif avec la police que peut se structurer une « intelligence de la révolte » (cf. 23 mars [1979, date de l’arrivée à Paris de la marche des sidérurgistes ; lesquels ont combattus la police dans le quartier de l’Opéra, aux côtés des autonomes]). Une condition à cela est que les camarades sachent, quand il le faut, s’intégrer au cortège, y former des chaînes dont on ne doute pas qu’elles seront plus solides et déterminées que celles formées par le vulgaire.

– 6. Il semble que les camarades autonomes n’aient jamais vu de manifestation globalement offensive. Ce fut pourtant le cas lors de certains manifs Vietnam ou Chili. On y voyait fonctionner ensemble des groupes de choc armés et des milliers de manifestants casqués en chaînes serrées. Question : que font les flics devant 6 000 manifestants casqués avançant en rang serrés. Réponse : ils reculent, figurez-vous ! Les flics ont eux aussi la trouille, il serait bon de s’en souvenir.

– 7. Le 20 mai, lors de la dissolution, quelques rangs de manifestants décidés et équipés auraient pu entraîner le cortège et faire reculer la police. Au lieu de cela, quelques bureaucrates allèrent s’entendre ordonner la dispersion [par les flics] et l’organisèrent (très mal, bien sûr). Les autonomes n’étaient plus là depuis longtemps.

– 8. Ma dernière remarque s’adresse à tout manifestant, casseur ou non, décidé à mener la manif jusqu’à son terme, malgré les flics, simplement soucieux de rentrer chez lui en bon état. Le minimum que vous puissiez faire est de vous munir d’un casque, d’un foulard, d’une paire de gants, de lunettes étanches (type lunettes de piscine, dans tous les grands magasins). Pensez aussi à emporter citrons et bicarbonate de soude. Préférez les baskets aux sabots, les pantalons aux grandes robes, les mains libres aux sacs encombrants. Tout le monde sait ça, penserez-vous, eh bien non. À chaque grenadage, on voit 2 000 personnes essayer de se nouer un mouchoir trop court autour du pif. Quant aux imbéciles qui croient encore qu’en venant casqué à une manif on risque d’être repéré, matraqué, voire déconsidéré aux yeux des concierges, ils croient surtout en la police de leur pays. Qu’ils restent donc devant la télé !

Pour ceux qui n’auraient pas couru assez vite, rappelons, on ne le fera jamais assez, que quelque soient les circonstances et ce que les flics pourront leur raconter il ne faut jamais rien déclarer ni signer (c’est un droit inscrit dans la loi). Enfin, ne jamais accepter d’être jugé en flagrant délit, ce qui nous éviterait des cas comme celui de Dominique Ferret, condamné à un an de prison pour des violences qu’il nie (mais il en reconnaît d’autres et a accepté les flags).

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[1] Nébuleuse de groupes et de journaux issus majoritairement du maoïsme, rejoints par des libertaires et quelques rares trotskistes, le mouvement « autonome » est influencé idéologiquement par son homologue italien, et notamment par les textes de Toni Negri. Il pratique volontiers le coup de main (contre un commissariat, des magasins de luxe) et saisit toutes les occasions d’affrontement avec la police.

 

Ce texte a été publié dansrubon5

L’Atome crochu (1980)

Publié dans Patchwork, revue du CINEL, Centre d’initiatives pour de nouveaux espaces de liberté, animé notamment par Félix Guattari (sans indication de numérotation ni de date [1980]). La livraison contient des textes de Guattari, de l’écrivaine féministe Françoise d’Eaubonne, du philosophe Toni Negri[1], etc. Les idées évoquées dans cet article ont été reprises dans De la Révolution (chapitre premier « Le réel et la fission » ; sur ce livre, voir plus loin).

Ce court article est rédigé l’année suivant l’accident survenu à la centrale nucléaire américaine de Three Mile Island qui entraîna le déplacement de deux cent mille personnes, le temps que les autorités s’assurent que le cœur de la centrale ne risquait pas d’exploser. Le ministre français de l’Industrie André Giraud déclarait à ce propos, en avril 1979 : « La première observation me paraît être, compte tenu de l’enchaînement tout à fait exceptionnel des six défaillances et erreurs […], la confirmation de la faible probabilité d’un tel accident. ». Sept ans plus tard, il estimera que de mauvais esprits font un usage déloyal de la catastrophe de Tchernobyl.

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L’écologisme a renouvelé l’illusion d’un monde à préserver du saccage de la bourgeoisie. Par malheur, il n’existe nulle part une nature, un monde, qui ne soit déjà totalement aux mains de la bourgeoisie. Nous vivons dans le monde de la bourgeoisie, c’est le seul. Il ne s’agit pas de tempérer son pouvoir sur le monde mais de la détruire avant qu’elle n’ait détruit la planète.

Il est facile de se gausser des prophéties apocalyptiques. Il est plus urgent de mesurer en quoi la banalisation du nucléaire transforme réellement les conditions de la lutte de classe.

La bourgeoisie domine le monde mais elle maîtrise mal sa domination. Son pouvoir l’effraie autant que ceux qui lui résistent. Elle a su réduire à la misère totale les rapports humains et piller le tiers monde, mais le vertige la saisit. Comment dominer encore pour croire qu’on se domine ? Que détruire pour prouver sa force ? La guerre peut être envisagée comme réponse complémentaire, le nucléaire, lui, est inévitable.

Le nucléaire nous est imposé par la réalité du monde, disent nos maîtres. « L’énergie facile c’est fini », le pétrole est rare donc cher… Le nucléaire est le seul recours. C’est bien la réalité du monde de la bourgeoisie. Et c’est pourquoi elle doit nécessairement jouer le nucléaire, car si elle ne croit pas à l’économie (prouvée par la crise) et à la rareté, qui y croira ? La bourgeoisie se refroidit plus vite que le soleil, lequel n’étant pas « économisé » comme énergie n’est pas rare. Les dangers immédiats du nucléaire sont nombreux. Les écologistes ont su les dénoncer comme les mensonges maladroits des États et des industriels. Mais à chaque fois que l’on débat des dangers du nucléaire, on dissimule un peu le danger nucléaire. La société nucléaire est bien au sens littéral une société totalitaire (et non « policière »). Sa caractéristique n’est pas un renforcement du contrôle de la société par l’État mais au contraire une perte définitive de contrôle, y compris par la bourgeoisie, du destin des hommes et de leur planète.

Sans mesurer sa tâche ni la comprendre, la bourgeoisie aura marqué la planète d’un sceau indélébile. Le totalitarisme résidera dans l’absence définitive d’alternative. Nous pourrons nous débarrasser des énarques et de Georges Marchais [dirigeant stalinien français], mais pas de 200 surgénérateurs. L’histoire de l’humanité sera figée dans le « choix » entre la société déshumanisée que nous connaissons et la destruction de la planète avec ses maîtres (généralisation du terrorisme).

La bourgeoisie rêve de fonder enfin sa domination dans les centrales, sans voir qu’elle risque de casser son jouet et nous avec. Les bourgeois sont les vrais punks, incapables de dominer correctement le présent, ils s’apprêtent à supprimer l’avenir.

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[1] Théoricien du mouvement autonome italien, incarcéré pour une participation, qu’il nie, à des actions armées ; élu député du Parti radical (1983), il peut s’exiler en France, d’où il retournera affronter la justice italienne. Cf. Marx au-delà de Marx, L’Harmattan, 1996 ; Exil, Mille et une nuits, 1998. Pour une critique de la vision économiste de Negri, voir mon Économie de la misère, La Digitale, 1999.

L’AVENIR DU CAPITALISME EN FRANCE, un rapport patronal (2004)

Du texte qui suit, on pourrait dire qu’il a été trouvé sur le disque dur d’un ordinateur patronal, comme les manuscrits de certains récits de voyage sont supposés avoir été découverts dans un coffre, au fond d’un grenier. Il est bien normal que les conventions littéraires suivent l’évolution des techniques.

D’ailleurs, tout les documents cités en référence sont scrupuleusement exacts (le lecteur pourra aisément se reporter aux originaux). Le sort des urnes n’a certes pas favorisé [immédiatement !] les projets des patrons dynamiques du mystérieux cercle « L’esprit d’Entreprise ».

Il me semble cependant que leur rapport sur l’avenir du capitalisme en France, dont personne n’a jusqu’ici jugé bon de faire état, n’a rien perdu de son intérêt. C’est pourquoi je le mets aujourd’hui à la disposition du public.

 

Claude GUILLON

Juin 2004

 

 

[Dix ans plus tard, on reconnaîtra des personnages qui n’ont pas cessé de nuire, et des questions qui n’ont pas fini de se poser.]

 

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L’AVENIR DU CAPITALISME EN FRANCE

ET LES ENJEUX ÉLECTORAUX DE L’ANNÉE 2002

 

Cercle L’Esprit d’Entreprise

 

Qui sait si une étude plus approfondie et plus complète des lois naturelles qui gouvernent l’activité humaine ne rapprochera pas peu à peu de l’économie politique l’élite dirigeante du socialisme ?

Gustave de Molinari

Esquisse de l’organisation politique et économique de la société future (1899)

 

 

À l’approche de plusieurs échéances électorales, alors que le principal regroupement d’entrepreneurs français a fait connaître son projet de société — d’autant plus remarqué qu’il apparaît comme le seul cohérent, voire le seul existant —, nous nous proposons d’étudier dans cette note[1] les aspects de la situation présente qui peuvent éclairer le positionnement des entrepreneurs de notre pays.

Nous traiterons successivement de la politique du Medef, de l’action du gouvernement en place depuis 1997, et de l’état des forces sociales, souhaitant que ces réflexions, que nous avons voulues sans ambages, puissent aider nos sympathisants à clarifier leurs positions dans le débat professionnel et public.

 

I. Le Medef et l’action publique entrepreneuriale

 

La création du Medef est apparue à beaucoup de jeunes entrepreneurs libéraux comme un repositionnement bienvenu, voire — selon une expression entendue à maintes reprises — comme une véritable et longtemps souhaitée « révolution culturelle ». Le changement de dénomination du principal syndicat patronal était particulièrement heureux[2]. D’autres initiatives l’étaient moins et auraient dû éveiller l’attention. S’il était sans doute indiqué de bousculer l’ancienne organisation du CNPF en commissions, qui pouvaient s’analyser comme une mosaïque de féodalités internes, on peut douter si la création de « Groupes de propositions et d’actions (GPA) » avait d’autre but que d’asseoir le pouvoir d’un homme, et d’autre avantage innovant qu’introduire avenue Pierre-I-de-Serbie un vocabulaire commun au militant gauchiste et au commando parachutiste.

Il nous faut, à ce stade de notre exposé, évoquer un questionnement que l’on ne manquera pas d’opposer à ce travail : nous n’avons nullement souci de nous inscrire dans des querelles de personnes, même si l’analyse de leur action s’inscrit dans la logique de notre réflexion. Nous nous préoccupons du calendrier électoral et non de celui des instances patronales. Pour injurieuse à l’égard des individus que puisse paraître cette affirmation, notre préoccupation est d’une autre ampleur : il s’agit de la pérennité — toujours remise en question — du système du monde qui fait que nous sommes quelque chose dans ce monde.

On voit par là que nous ne chercherons pas, en revanche, à écarter le reproche benêt d’« égoïsme », pour peu toutefois que cette qualité soit envisagée comme la base d’une saine et dynamique coopération entre les forces vives de la société, dont nous sommes.

La disparition de la droite du paysage politique — paradoxalement dissimulée par le système cohabitationniste : l’arbre Chirac cache un désert —, est probablement la meilleure excuse que pourrait mettre en avant l’équipe du Medef.

Certains dirigeants ont pu juger qu’il fallait pallier l’absence, peut-être irrémédiable, de la droite et apparaître, une fois l’entreprise audacieusement rebaptisée « cellule de base de la société » (M. Seillière), comme « une force de proposition ».

Observons cependant qu’il est délicat d’affirmer, même si cela est vrai, être « les seuls à ce jour à proposer une réforme des régimes de retraite, de la Sécurité sociale, de la formation professionnelle, une réforme des relations sociales [sic], des relations du travail […], des réformes institutionnelles en Europe » et d’assurer dans la même phrase : « Nous ne faisons pas de politique ».

Nous disons « délicat » et non « contradictoire », non pas que cette contradiction ait une chance d’échapper au commentateur le plus obtus ; elle saute aux yeux. Il ne s’agit pas de spéculer sur le caractère moral du mensonge, mais d’évaluer l’intérêt pratique de chaque mensonge particulier.

Or il apparaît qu’en se présentant concrètement comme le seul « parti » de droite porteur d’un projet capitaliste, baptisé « refondation sociale », les dirigeants du Medef ont pris, inconsidérément, le risque d’une stratégie qui — pour ne manquer ni de bien-fondés idéologiques ni d’effets positifs — expose l’ensemble des entrepreneurs à des conséquences imprévisibles. C’est selon une expression frappante de M. Seillière, qui se défend précisément d’y céder, la tentation d’une « aventure aventureuse ».

 

Des stratégies et des hommes

À lire les déclarations de ses promoteurs, on a pu se demander quels sont les ressorts réels de la stratégie de refondation sociale.

S’agit-il de négocier avec les partis de droite une reconversion politicienne ? Elle se heurterait sans doute à bien des craintes jalouses.

À moins que l’équipe dirigeante du Medef, enivré par ses propres discours, ait fini par considérer l’organisation comme à la fois le gouvernement (caché), la force vive et la tête pensante de la Nation… Ce qui est, on en conviendra, beaucoup pour un tandem !

Le cas particulier de la réforme proposée de la Sécurité sociale est un bon exemple de procédés que nous jugeons maladroits. Non que la refonte du système actuel, déficitaire et archaïque, ne soit un chantier prioritaire. On peut d’ailleurs admettre que M. Kessler peut faire là, comme dans le dossier du PARE (sur lequel nous reviendrons), un usage habile de la complaisance de la CFDT et de l’embarras des pouvoirs publics. De même, l’on peut comprendre la tentation de « passer en force » en s’appuyant sur ces éléments positifs. Fallait-il pour autant se mettre en situation d’être épinglé, y compris par les journalistes les plus complaisants, en qualité de président de la FFSA venu substituer les compagnies d’assurance au système étatique.

Attardons-nous sur l’une des réponses de M. Kessler au reproche d’être « juge et partie » formulé, sur LCI, par Isabelle Gounin (23 nov. 2001).

« Quand il y a un problème de catastrophe naturelle et de volcans en éruption, on va consulter un volcanologue, de façon à ce que celui-ci puisse donner sa science. […] Je suis fier, en ce qui me concerne, de pouvoir contribuer, en tant que responsable du MEDEF, à faire en sorte qu’émerge un système nouveau correspondant au nouvel univers des risques dans lequel nous sommes, au nouvel univers technologique, au nouvel univers européen. »

L’assimilation des problèmes économiques ou politiques à des faits de nature est de tradition libérale, et nous ne trouvons rien à y redire. En revanche, la comparaison que M. Kessler induit entre le scientifique qui donne sa compétence pour prévenir une catastrophe (ou ses conséquences) et l’assureur dont le métier est de vendre des contrats, c’est-à-dire dont toute la « science » consiste à faire le meilleur profit possible sur un produit[3], cette comparaison, disons-nous, est désastreuse. L’image du volcanologue/scientifique, d’ailleurs paré d’une aura de gratuité idéale très discutable (lorsqu’un scientifique n’est pas salarié par un trust, c’est qu’il est subventionné par l’armée) est fatale à celle du commercial.

Il eut été facile de contourner cette difficulté en confiant le soin de la communication du projet à une personnalité moins évidemment bénéficiaire de ses retombées.

Nous avons dit qu’il n’est pas de la vocation du présent rapport de figurer comme pièce à charge dans quelque procès intenté à tel ou tel des dirigeants actuels du Medef. Cependant, l’objectif que nous nous sommes fixé — proposer une évaluation de l’action publique de cette organisation, de ses conséquences et implications — nous amène logiquement au listing critique de déclarations, communiqués et autres discours. De l’énumération au bêtisier, nous devons reconnaître que le pas se trouve aisément franchi, sans avoir à nous en excuser.

La stratégie, et cela est particulièrement sensible dans le domaine de la communication, est aussi un problème d’hommes. Si nous avons dû juger sans indulgence certaines prises de position de M. Kessler, la confusion d’expression dont il arrive à M. Seillière de faire preuve aurait pu alerter depuis longtemps une équipe moins soumise à la volonté d’un homme, et plus soucieuse de l’image managériale ainsi diffusée.

L’exemple que nous citerons ici a été considéré par nous sans parti pris, et en tenant compte des inévitables maladresses ou lapsus qu’entraîne la prise de parole publique chez une personne qui n’a reçu ni don particulier ni formation adéquate. On tiendra compte également d’éventuels défauts de transcription, en notant que cet extrait d’un entretien entre M. Elkabbach et M. Seillière[4] a été reproduit depuis sur le site Internet du Medef, sans erratum ni commentaire.

Nous estimons qu’il mérite également d’être cité pour l’outrecuidance des prétentions de pouvoir qu’il manifeste. Non qu’il existe par nature une borne au pouvoir que peut légitimement se proposer d’exercer celui qui anime la société, la nourrit et prépare l’avenir de ses enfants, bref celui qui incarne, au plein sens du terme, l’esprit d’entreprise, auquel on sait que notre cercle est suffisamment attaché pour en avoir fait sa raison sociale. Il y a néanmoins quelque chose d’enfantin, donc de maladroit, donc de dangereux, à afficher des prétentions d’autant plus démunies de moyens qu’on ne s’adresse pas à une foule ou à des électeurs, mais à l’adversaire. L’ambition est une force, disait Clauzewitz, pourvu qu’elle ne se révèle que dans la victoire.

Le journaliste demande à M. Seillière quelle est la légitimité de son organisation comparée à celle des élus.

« Eh bien, écoutez, depuis des mois, des années, le politique, le législateur, l’administratif, pénètre [sic] dans le détail des entreprises pour régler et intervenir dans l’intimité du quotidien des entreprises. Eh bien les entreprises réclament de pouvoir, elles, dire aux politiques, de la façon la plus ferme, ce qu’il convient de faire ou de ne pas faire, non seulement dans l’entreprise où on doit nous laisser travailler sans s’occuper de nous, et bien entendu, s’occuper plus [sic], l’État n’est même pas capable de mettre les 35 heures [sic], comme vous le savez dans sa propre Fonction publique [;] alors qu’il nous laisse travailler et nous lui dirons comment nous voyons qu’il devrait travailler. »

Loin de la revendication positive de la place légitime de l’entrepreneur dans la société moderne, M. Seillière présente ce qu’il a appelé quelques instants plus tôt dans le même entretien sa « volonté d’ingérence dans le débat public » comme la riposte de dirigeants harcelés par le fisc, l’URSSAF et les médecins du travail. La tonalité poujadiste est probablement douce aux oreilles des patrons de PME ; elle n’atténue pas l’incongruité du terme « ingérence », ou pour mieux dire le contresens qu’il implique. L’ingérence s’entend en effet comme une pratique invasive dans un domaine (ou un territoire) extérieur à celui qui l’envisage. En parlant d’ingérence dans le débat public, M. Seillière, faute de disposer par ailleurs des divisions aéroportées nécessaires, s’avoue incapable de la justifier par ses propres moyens théoriques. Nous voici passés de l’ambition à l’esprit de revanche, l’un et l’autre étant également désarmés.

Ainsi donc, les entreprises « réclament »-t-elles par la voix de M. Seillière, de pouvoir dire aux politiques, « de la façon la plus ferme », ce qu’il convient de faire ou de ne pas faire. Et ce « non seulement dans l’entreprise ». Ici, une espèce de hoquet théorique nous prive de la suite logique d’une phrase, qu’il est pourtant aisé de reconstituer : non seulement dans l’entreprise… mais partout ailleurs. S’est-on bien avisé que c’est à une parodie involontaire de pronunciamiento radiophonique, que s’est ainsi livré M. Seillière ? Le style factieux était-il le plus pertinent pour présenter, en tant qu’élément moteur de la société civile, des propositions de réformes ? La question se suffit à elle-même.

Dans le même entretien, M. Seillière promet il est vrai que, par sa voix, les entrepreneurs vont « se faire entendre lourdement ». C’est au moins un point de son programme immédiatement réalisé.

 

Les privatisations : l’exemple de British Railway

Interrogé sur un prétendu silence du Medef sur l’« échec » des chemins de fer anglais, dont la privatisation sous gouvernement conservateur est entérinée sous le gouvernement de Tony Blair, M. Kessler répond de la manière suivante[5] :

« L’entreprise British Railway marchait extrêmement mal avant sa privatisation. Et donc, ce n’est pas une panacée la privatisation. Après vous devez avoir le meilleur gestionnaire, vous devez avoir des gens qui font des choix, vous avez des gens qui doivent trouver des financements correspondants, etc. […] La seule différence entre un monopole public et l’entreprise privatisée, c’est que le monopole public survivra toujours parce que les contribuables viendront toujours renflouer les caisses. […] En ce qui concerne l’entreprise privée, lorsqu’elle a des difficultés, eh bien malheureusement elle disparaît, c’est ça qu’on appelle aussi la sanction du marché. Vous me parliez de la sanction de la concurrence, eh bien les gens qui sont privatisés, c’est-à-dire des hommes, des actionnaires de British Railway qui doivent effectivement se mordre les doigts d’avoir donné leur argent éventuellement à cette entreprise. Mais c’est eux qui portent la responsabilité de l’échec et ce n’est pas le contribuable. »

Il semble particulièrement mal venu d’envisager avec ce froid détachement tout médical rien moins que la disparition du réseau ferré national comme une conséquence possible, normale, et point si fâcheuse de sa privatisation ! Quant à ne prendre en considération comme étant touchés par la « sanction du marché » que les actionnaires, sans souffler mot ni des employés de British Railway ni des usagers, pour ne rien dire de la proportion d’entre ces derniers — heureusement faible — qui ont péri dans les accidents causés conjointement par les compressions de personnel, le souci de rentabilité et la vétusté du matériel, voilà ce qui s’appelle une bourde. On imagine le taux de sympathie que peut recueillir ce type de discours opposé au dernier docu-drame larmoyant d’un Ken Loach… En fait, n’importe quel auditeur non prévenu est amené à conclure que mieux vaut un service public imparfait et financé par l’impôt, qu’un système privatisé, condamné à moyen terme, entre les mains d’entrepreneurs cupides. En termes de communication, c’est un désastre.

Kessler s’était déjà fait une espèce de célébrité en déclarant, à propos des tempêtes des 26 et 27 décembre 1999, qui avaient causé la mort de 88 personnes : « Ce sinistre est plutôt positif pour le produit intérieur brut (PIB) national[6]. »

Il n’est pas interdit de dire ce que tout le monde sait ; encore faut-il choisir et son interlocuteur et ses mots. Ainsi, à la question « Que va-t-il se passer si la droite l’emporte ? », Dominique Strauss-Kahn, alors ministre de l’Industrie, répondait-il : « Rien. Leur politique économique ne sera pas très différente de la nôtre. » Il avait soin cependant de réserver cette évidence à un organe de presse[7] peu lu dans le prétendu « peuple de gauche ». Ça n’est pas par hasard si nous opposons deux hommes et deux méthodes ; chacun connaît les liens personnels et de travail qui unissent de longue date Dominique Strauss-Kahn et Denis Kessler. Leur collaboration a abouti, entre autres, à la publication d’un livre prémonitoire sur la question des retraites[8]. Non d’ailleurs que Dominique Strauss-Kahn ait toujours fait preuve de l’habileté et de la maîtrise que sa formation et les hautes fonctions auxquelles il était parvenu eussent pu faire attendre de lui. Disons néanmoins qu’entre le professeur et l’assistant, notre préférence va au premier, dont nous nous réjouissons que son retour dans la vie politique semble s’annoncer sous les auspices les plus rassurantes. Un partisan de l’économie de marché aussi talentueux, habitué — comme dirigeant du cabinet « DSK Consultants » — à travailler à Bruxelles, au service de grandes entreprises françaises, est évidemment, à nos yeux, un facteur d’équilibre déterminant pour une équipe gouvernementale social-démocrate. Se voyant confié demain le ministère de l’Économie, ou — à défaut, oserions-nous dire — Premier ministre dans un gouvernement socialiste, M. Jospin étant chef de l’État, Dominique Strauss-Kahn se trouverait en position de réaliser le programme que M. Kessler a chanté de ville en ville.


Quelle mobilité pour le « capital humain » ?

N’était sa grandiloquence cinématographique, nous aurions peu à reprocher au thème cher à M. Kessler du « Grand retour du capital humain[9] », par lequel il a choisi d’annoncer son projet de privatisation de l’enseignement, à partir du stade secondaire (les crèches, maternelles, et écoles primaires restant à la charge de l’État). Il est de bonne politique d’insister sur la nécessaire rationalisation des dépenses d’éducation et de santé (ces dernières d’ailleurs omises par M. Kessler) pour l’accroissement de la productivité du travail des générations prochainement impliquées sur le marché. En revanche, l’affirmation selon laquelle « les hommes seront demain aussi mobiles que les capitaux et les technologies » paraît d’anticipation banale ou sans contenu.

À moins qu’un esprit attentif songe à la mettre en relation avec la réponse — excessivement franche — faite à la question d’une journaliste[10] :

« F. Belkacem — Vouloir effacer un déficit de plus de 200 milliards de francs par an, c’est le montant actuel du déficit de l’État français, vous êtes d’accord. Mais c’est ni plus ni moins demander la suppression de plusieurs centaines de milliers d’emplois de fonctionnaires [souligné par nous]. Pourquoi est-ce que vous ne le dites pas clairement ça ?

Kessler — Nous le disons très clairement. »

La suite de l’entretien venait heureusement contredire cette prétention à l’absolue clarté du discours. Cependant, on peut douter de la nécessité et même — au regard des souvenirs de l’hiver 1995 — de l’innocuité de l’annonce d’une telle « mobilisation » du capital humain dans la fonction publique. Que celle-ci puisse être — outre les pesanteurs budgétaires ni supportables ni justifiables qu’elle entraîne — considérée comme un « réservoir de conflits », cela mérite en effet d’être discuté. Le morcellement et la privatisation progressive, très avancés par exemple dans le secteur des postes et télécommunications, semblent de loin préférables à des annonces provocatrices, d’ailleurs dépourvues de moyens. Ou bien elles passent inaperçu, comme cela semble avoir été le cas, ou bien elles risquent d’alimenter un climat social de méfiance armée.


Un capitalisme révolutionnaire ?

François Ewald, détaillant ce qu’il estime être les « succès » du Medef, s’attache à une question de sémantique politique qui retiendra notre attention.

Passons sur l’enthousiasme dont il fait montre pour le néologisme « refondation », effectivement promis à un brillant avenir, quand l’adjectif « refondateur », dont il est dérivé, n’avait guère porté chance aux minoritaires du Parti communiste qui l’employaient comme signe de ralliement.

Ewald avance que « le mot [refondation] vient prendre la place de celui désormais impossible de révolution. Quand la révolution n’est plus possible, ajoute-t-il, il faut refonder[11]. »

Il nous semble que M. Ewald, qui ne dissimule nullement, et c’est tout à son honneur, une jeunesse aux engagements tumultueux au sein d’une organisation marxiste finalement dissoute, laisse ici percer des nostalgies personnelles dont il ne mesure sans doute pas les implications pour un lecteur non averti.

Il n’est pas dans notre vocation d’entrepreneurs de nous avancer en rénovateurs — précisément — de systèmes de croyance collective. Nous nous féliciterons par exemple de ce que le mythe de la grève générale est tombé en désuétude, au moins dans nos sociétés développées, avec le vieux mouvement ouvrier et sa culture d’opposition. Faudrait-il lui trouver un substitut quand personne ne songe plus à faire référence à lui ?

Est-il plus raisonnable de convoquer l’épouvantail, mais c’est plutôt ici l’idéal révolutionnaire, dont seul le caractère impraticable justifierait le virage refondateur ?

Nous préférons pousser le principe de précaution jusqu’à écarter ce qui peut rappeler le prurit révolutionnaire[12]. Si refondation il doit y avoir, c’est pour renouveler les justifications du système que nous utilisons pour sa communication, et non parce qu’une stratégie alternative/adverse (la révolution) a échoué. Prenons garde également que l’argument des horreurs du régime soviétique, prototype de l’« épouvantail rouge », perd chaque année un peu plus de pertinence aux yeux des jeunes générations.

Partisans de la modernisation, bien sûr ! Du changement, naturellement ! Et « révolutionnaires » même, s’il s’agit, comme la publicité a su le faire dans les années 70 et 80, de qualifier tels pour les rendre désirables tous les objets de consommation, du tampon périodique au moulin à café. Mais écartons jusqu’à l’idée d’un bouleversement social. Et quant à la révolution, faisons plutôt, comme M. Ewald le suggère dans une première formulation maladroite, comme si le mot même était impossible !

 

Des points marqués

Il convient de relever, une fois posées les critiques précédentes, les points marqués par le Medef. Il s’agit essentiellement de l’imposition de thèmes idéologiques dans le débat public et dans les négociations entre partenaires sociaux. Ces thèmes peuvent se voir tout bonnement repris, par tel syndicat et par le gouvernement ; au moins apparaissent-ils incontournables.

Nous suivrons sur ce point l’analyse de François Ewald : « Il ne s’agit pas de dire que le Premier ministre [L. Jospin] épouserait désormais les thèses du Medef, mais que la problématisation des rapports de la loi et du contrat que le Medef a proposé est reconnue comme un problème réel auquel il convient de donner une solution[13]. »

Le meilleur exemple de ce processus est sans conteste la création du PARE, qui vient entériner l’idée d’une responsabilité individuelle du chômeur et la légitimité d’un dispositif de remise au travail plus strict, même si le système retenu n’est pas aussi coercitif que le souhaitait le Medef. Il peut d’ailleurs être porté conjointement au crédit de ce dernier et, dans une moindre mesure, à celui du gouvernement Jospin.

Au-delà du dispositif lui-même, le plus beau succès du Medef est d’avoir su optimiser la collaboration de la CFDT. On a pu entendre, par exemple, M. Trogrlic, secrétaire confédéral et responsable de la prospective économique de ce syndicat, donner la réplique à M. Kessler lors de l’Université d’été des maires (4 et 5 juillet 2001, à l’IEP de Paris), et faire ce vibrant éloge de la révision de la protection sociale acquise :

« L’assurance-chômage est l’assurance d’avoir un revenu et un salaire ; il faut la transformer en l’assurance d’avoir un emploi et de pouvoir être mobile à partir de celui-ci. C’est la raison pour laquelle je suis un fervent partisan du PARE. »

La CFDT fait d’ailleurs, sur son site Internet, la promotion du PARE (« Le bon plan pour l’emploi ») et de la refondation sociale. Mme Notat, qui en commente les « enjeux », a bien du mal à trouver les mots qui donneraient à ses mandants l’impression de divergences entre les deux organisations. Elle parle certes de « vraie confrontation », « sportive » de surcroît, mais ne trouve à reprocher aux patrons que « des logiques différentes » des siennes (elle s’abstient de dire en quoi) et « des positions parfois à l’emporte-pièce » ! Nous sommes heureusement plus proches de l’émulation du brain storming que de la lutte des classes.

Ajoutons qu’il importe peu que le Medef ait d’abord beaucoup emprunté à la CFDT, comme le laisse entendre Bernard Brunhes[14]. Il n’est que de voir l’écho médiatique obtenu par l’une et l’autre organisations pour voir laquelle a su le mieux tirer profit du fond idéologique commun.

 

II. Le bilan social-démocrate

La droite a pu longtemps faire croire, et peut-être y a-t-elle cru elle-même, que l’économie est une science — « le bon sens mis en lois », selon la formule d’un célèbre économiste anglais — et qu’elle en possédait seule les formules, les techniques et les spécialistes.

Durant la période des Trente glorieuses, une majorité de dirigeants d’entreprise ont ainsi pu faire coïncider idéalement leurs convictions politiques et leurs intérêts.

Qu’on le déplore ou que l’on s’en félicite, cette période est révolue.

Nous pensons que le développement du capitalisme moderne exige de se départir d’une vision, que nous appellerons faute de mieux « démocratique », des rapports entre politique(s) et entreprises, vision selon laquelle il serait bon ou même nécessaire pour nous qu’exercent le pouvoir politique des hommes qui affichent des choix idéologiques proches des nôtres.

Ainsi le citoyen naïf cherche-t-il sur les panneaux électoraux « le-candidat-qui-se-rapproche-le-plus-de-ses-opinions ».

Il ne s’agit pas de priver le dirigeant d’opinions. Il y a droit, de même que tout homme moderne revendique l’affection de ses proches, des soins de qualité, et des loisirs culturels. Ses opinions, ses convictions même, peuvent d’ailleurs utilement renforcer ses capacités d’affirmation sur le marché.

Le concept de « commerce équitable » peut être considéré comme un exemple très positif de potentialisation du marché (réel) par son contraire symbolique (la justice). De manière équivalente, éthique et « développement durable » se combinent pour le meilleur marché possible. Comme le notait M. Kessler, « Gagner la bataille du développement durable, c’est aussi gagner la bataille de l’éthique : c’est assurer l’acceptabilité sur le long terme des activités industrielles[15] […]. »

Clairement, ou si l’on veut brutalement formulée, la question qui se pose à nous en cette période électorale doit s’entendre ainsi : quelle est, du strict point de vue de l’affermissement de notre position dans la société française dans les mois et les années qui viennent, la meilleure configuration politique ?

À cette question, nous répondons — avec la conscience d’inviter le lecteur à reconnaître une évidence —  que la meilleure configuration politique, du point de vue de la pérennité capitaliste, est sans conteste le maintien aux affaires de la gauche social-démocrate.

Cette affirmation posée, quelques nuances doivent être apportées.

Le choix de la gauche social-démocrate s’impose pour deux raisons, si étroitement liées qu’elles dépassent en se confondant le banal constat de la fin de l’opposition droite-gauche.

  • La gauche française (et européenne) a, dans les deux dernières décennies, modernisé le système économique plus efficacement que la droite n’a et n’aurait pu le faire.
  • La droite française ne dispose plus ni d’un programme ni d’hommes pour l’incarner devant l’opinion. Ironie de l’histoire, elle se voit réduite — mais au bénéfice de la gauche —, au rôle de « repoussoir soviétique » (qui fait tant défaut à l’Occident depuis la chute du mur).

L’apparente sévérité, pour la droite, de cette analyse doit être atténuée, au plan moral au moins, puisqu’en bonne justice on ne saurait lui reprocher d’être constitutionnellement plus mal équipée que la gauche pour assurer l’ordre dans la production privée, dans la fonction publique, et dans l’opinion.

En même temps qu’il le phagocytait et le vidait de sa substance, le Parti socialiste a su, sous la direction de François Mitterrand, utiliser au mieux les dernières influences dont disposait le Parti communiste, ce qu’aucun gouvernement de droite n’aurait pu se flatter de faire.

De même, les grands chantiers de la privatisation et du démantèlement des archaïsmes dudit « service public » ont pu être entrepris avec de bonnes chances de succès par un gouvernement dirigée par M. Jospin, là où M. Juppé a jeté et jetterait immanquablement demain des centaines de milliers de mécontents dans la rue. Lire la suite

Non seulement… mais encore (2005)

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NON SEULEMENT …

Non seulement l’Europe telle qu’elle est aujourd’hui est déjà le moyen d’« harmoniser » l’exploitation à l’échelle d’un continent, en brisant les acquis des luttes ouvrières des siècles passés là où ils subsistent et en instituant un « service minimum démocratique » (parlement et marché [de dupes]) dans les anciens pays stalinisés…

Non seulement cette Europe — supposée faire contrepoids aux USA — s’est empressée, après le 11 septembre 2001, d’emboîter le pas à la Maison Blanche en adoptant une législation dite « antiterroriste » qui permet de criminaliser le mouvement social et qui donne, par le « mandat d’arrêt européen », des pouvoirs exorbitants aux magistrats des pays de l’Union. Concrètement : un juge de Berlin peut faire arrêter directement à Paris un(e) manifestant(e) français(e) accusé(e) d’avoir résisté aux flics lors d’une manifestation internationale ou d’avoir insulté le gouvernement allemand sur Internet. La prétendue « fin des frontières », que nous vantent Habermas et Negri, c’est d’abord pour les flics et les juges !

Non seulement il pouvait être pertinent de saisir l’occasion du référendum pour jeter une poignée de sable dans l’engrenage de la construction d’une nouvelle puissance capitaliste…

 

…MAIS ENCORE

La parenthèse référendaire fermée, nous n’en resterons pas là !

Rien n’est inéluctable dans la libéralisation européenne. La rue a déjà fait reculer au moins partiellement les gouvernements : Devaquet sur l’éducation, Balladur sur le CIP, Juppé et son plan… Si les mouvements des intermittents, des enseignants, celui contre la réforme des retraites et, cette année, le mouvement lycéen (bien peu soutenu malgré les appels de la Coordination nationale) n’ont pu aboutir à des résultats aussi concrets, ils ont montré des capacités de mobilisation toujours présentes.

Dans la dernière décennie, beaucoup de gens qui n’étaient pas « politisés » ont découvert l’utilité et le plaisir de se battre ensemble et (re)commencé à réfléchir aux moyens de changer le monde. Il y aura, dans les années à venir, bien d’autres luttes, bien d’autres occasions de nous rencontrer. D’autres victoires et aussi d’autres défaites, que nous ferons en sorte de faire payer le plus cher possible à nos gestionnaires.

Certes, ils nous pourrissent la vie et nous donnent des cauchemars, mais soyons certains que nos rêves sont leurs cauchemars à eux, qui n’ont jamais digéré leur chiasse de mai 68.

Ils aiment les uniformes, nous aimons la diversité !

Ils n’ont à la bouche que la « sécurité », et nous voulons des aventures !

Ils nous parlent d’économie et nous aimons nous dépenser sans compter dans l’amour, la solidarité et la création !

Ils nous parlent « responsabilité individuelle », mais jurent qu’ils ne sont jamais coupables de rien.

Ils nous veulent « mobiles », « flexibles », « adaptables », comme des câbles d’ordinateurs ou des raccords gaz : c’est pour mieux capter notre énergie.

Tout leur système est un produit toxique qui empoisonne l’eau que nous buvons, l’air que nous respirons et contamine jusqu’au sang qui coule dans nos veines !

Ils nous disent de nous « protéger », mais comment nous protéger d’eux ?

À l’« Europe », présente ou à venir, nous préférons le monde : un monde entier à inventer, sans exploitation ni argent, sans « étrangers » mais riche de personnes singulières.

Ce monde-là ne se construit pas dans les urnes, mais dans les luttes et dans la vie.

À la moindre incartade, les bouffons nous menacent d’une « crise » ! Une crise c’est encore trop peu !

Foutons-leur une révolution, communiste, libertaire et internationale !

 

Capture d’écran 2014-11-09 à 10.52.38 Claude Guillon

Paris, le 29 mai 2005

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Friandises

 

« Que des dirigeants de gauche, et à peu près toute la classe politique, aient accepté de délayer à longueur d’argumentaires les tracts d’Attac, à la manière de François Mitterrand plaidant pour la rupture avec le capitalisme dans les années 70, on est en plein délire, plus de trente ans après et après le succès que l’on sait. »

Serge July, Libération, 30 mai 2005.

 

Note à l’usage des jeunes générations : Mitterrand n’avait aucune intention de rompre avec le capitalisme, mais souhaitait refonder le parti socialiste autour de ce thème mobilisateur, avec l’aide de « petites mains trotskistes » comme Lionel Jospin. A l’époque July cessait tout juste de croire à la prochaine guerre civile en France. La manœuvre de Mitterrand a parfaitement réussi, et le fait que July ait toujours été un crétin, maoïste d’abord libéral ensuite, ne dit rien sur la pertinence d’une stratégie anticapitaliste. Ce que par parenthèse Attac n’est nullement, qui ne combat que le capitalisme financier.

« Le non est aussi la victoire d’une protestation tous azimuts. Comme si nous devions vivre désormais dans une démocratie du mécontentement généralisé. »

Jean-Marie Colombani, Le Monde, 31 mai 2005.

 

 

JE CHANTE LE CORPS CRITIQUE. Chap. 5 Art, sexe et religion : tisser ou trancher les liens ?

 Je chante le corps critique

On trouvera ci-dessous le cinquième chapitre de mon livre Je chante le corps critique sous-titré « Les usages politiques du corps » (éditions H&O, 2008 ; voir lien dans la colonne de droite).

 

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Capture d’écran 2014-11-09 à 10.52.22J’ai mis en ligne l’intégralité de ce livre avant même d’avoir trouvé un éditeur ; je l’ai laissé en ligne par la suite. Je récidive ici. Cependant, je ne saurais trop conseiller à celles et ceux qui s’intéressent à son contenu de se soucier aussi de son support papier, et d’en acheter un exemplaire. Non pas tant pour soutenir matériellement l’auteur (je n’y gagnerai pas un centime) mais pour convaincre l’éditeur (celui-ci et d’autres) que prendre en charge un ouvrage de cette sorte a encore un sens. Je ne choquerai ici que les ignorants du travail intellectuel : je n’aurais jamais fourni un tel effort pour simplement alimenter la colonne de mon blog. La lecture n’est pas une activité «neutre», et encore moins «privée»… pas de responsabilité politique en tout cas.

 

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« Jésus a dit : si la chair s’est produite à cause de l’esprit, c’est une merveille ; mais si l’esprit s’est produit à cause du corps, c’est une merveille de merveille. Mais moi, je m’émerveille de ceci : comment cette grande richesse s’est mise dans cette pauvreté. »

L’Évangile selon Thomas, (milieu du IIe siècle[1]).

 

 

Les sociétés occidentales ont mis près de vingt siècles à dissocier la création artistique du lien culturel et social dominant qu’était la religion. Impossible d’envisager l’art sans considérer non seulement sa relation étroite avec la vision religieuse du monde, mais encore le lexique même de la religion : mots, mythes et personnages. Évidente jusqu’au XVIIIe siècle, cette double relation demeure, dans sa seconde composante, jusque dans l’art contemporain et ses avant-gardes les plus ironiques et les plus critiques vis-à-vis de la religion, du cinéma des Bunuel et Pasolini aux performances féministes de la seconde moitié du XXe siècle jusqu’à nos jours.

De ce point de vue, il n’est pas surprenant que des artistes — dont beaucoup sont des femmes ou des personnes qui remettent en question les genres, masculin et féminin — et qui s’inscrivent dans la filiation des acteurs de foire, danseurs et baladins, longtemps déconsidérés voire pourchassés par l’Église, s’approprient tardivement une tradition artistique imprégnée de religiosité et endossent des questionnements existentiels dont l’Église a perdu le contrôle idéologique.

C’est assez dire qu’il n’est pas sans intérêt de mettre en lumière les correspondances entre la religion et cette autre tentative de re-lier qu’est l’activité artistique quand elle se combine avec la communication : théâtre, vidéo, performances. Et d’autant plus lorsque l’art part et parle du corps. Le lecteur non-latiniste voudra bien garder à l’esprit les étymologies, d’ailleurs discutées, du mot religion (lat. religare, relier, ou religere, reconsidérer avec attention) et du mot sexe (lat. secare, couper, diviser).

 

  1. Religion : connaissance et haine du corps

 

Dès les premières lignes de son Adieu au corps (1999), David Le Breton attribue certains comportements de désaffection vis-à-vis du corps — automutilations et sexualité virtuelle via Internet — à l’influence historique d’un courant « gnostique ». Il affirme d’emblée que « les différentes doctrines gnostiques radicalisent la haine du corps » (p. 7). Supposé à l’origine du phénomène, le gnosticisme en est aussi le présent — « une donnée structurale de l’extrême contemporain[2] » — et l’avenir, puisque l’auteur évoque dans sa conclusion (p. 221) « le monde gnostique de la haine du corps que préfigure une part de la culture virtuelle ».

Puisant son information, si l’on croit la bibliographie, dans un unique ouvrage de vulgarisation publié dans la collection Que sais-je ? à la fin des années 1950[3], et guidé par ce que l’on pourrait appeler une « intuition contrariée », D. Le Breton s’engage dans une voie doublement discutable. Il place les adeptes modernes des scarifications et du branding (marquage) sous le patronage des gnostiques, minoritaires combattus par l’Église catholique, ce qui est d’autant plus incongru que parmi les nombreuses et virulentes attaques publiées contre eux par les hérésiologues ne se trouve pas celle d’automutilations[4], tandis que la tradition catholique est — elle — riche en exemples de « branding mystique », dont nous citerons bientôt quelques-uns. D. Le Breton semble considérer par ailleurs que les « différentes doctrines gnostiques » professent une haine du corps qui prendrait les mêmes formes dans tous les groupes. Inaugurer par une telle proposition la critique qu’il fait de la dite « sexualité virtuelle », censément née avec le réseau Internet, est particulièrement mal venu quand on sait que de nombreux gnostiques se livraient à des orgies. Nous observerons d’ailleurs que ces pratiques ont conservé intacte, depuis le IIe siècle, leur capacité de révulser les commentateurs, sectateurs rivaux, historiens ou sociologues. Nous ne visons pas cette fois M. Le Breton qui a choisi de ne pas évoquer ceux que l’on verra qualifiés par les historiens de « gnostiques licencieux », expression au charme désuet que nous reprendrons à notre compte.

Cependant, rendons grâce à M. Le Breton ! En effet, l’examen de son intuition contrariée et de la pétition de principe qui en procède nous amènera à la conclusion paradoxale qu’il y a bien une teinte gnostique dans certaines attitudes contemporaines vis-à-vis du corps sexué, qu’il s’agisse de pratiques érotiques, littéraires ou théâtrales, laquelle teinte exprime non pas une « haine » univoque du corps mais un malaise identitaire parfois violent.

En 1984 encore, dans sa préface au livre d’Irénée Contre les hérésies. Dénonciation et réfutation de la gnose au nom menteur, le cardinal Decourtray juge fondée et actuelle la stigmatisation du courant gnostique : « En luttant contre le gnosticisme, le deuxième évêque de Lyon a combattu [vers 150], il y a exactement dix-huit siècles, la déviance la plus redoutable que rencontre aujourd’hui la foi chrétienne, du moins en Occident[5]. » La lutte idéologique se poursuivant, le mensonge conserve toute son utilité. Decourtray ajoute donc : « Les sectes auxquelles est affronté Irénée s’accrochent, en effet, comme autant de plantes parasites, au tronc de la grande Église. » La réalité est autre, et plus diverse. C’est antérieurement à la formation de l’Église que se développent dans l’empire romain un grand nombre de groupes religieux, souvent autour d’une personnalité charismatique. C’est par la suite que l’ensemble disparate de ces sectes, qui ont en commun d’avoir été persécutées et vaincues par l’État romain et par l’Église — qui lui est associée sous le règne de Constantin (IVe siècle) —, sera qualifié de gnostique (du grec gnôsis, connaissance). Si certains parmi les premiers gnostiques — Simon le Magicien, Ménandre — ignorent le christianisme dans leurs systèmes, d’autres groupes se considèrent bel et bien chrétiens, sinon les seuls chrétiens véritables. Il faut encore signaler que si l’on connaît des rivalités entre différents groupes gnostiques, ceux-ci sont d’une grande porosité ; les textes ésotériques y circulent, sont repris, amalgamés à la doctrine locale[6]. Il est particulièrement remarquable que des pratiques aussi opposées que l’ascétisme abstinent et l’« ascétisme licencieux » puissent procéder d’un tronc idéologique commun.

Les théories gnostiques nous sont connues par des manuscrits d’époques, dont un ensemble de plus de quarante textes en dialectes coptes a été découvert en 1945 à Nag Hammadi[7] en Égypte, et par les notations des hérésiologues et autres « chrétiens officiels » ; ce sont ces derniers qui nous renseignent sur les pratiques initiatiques des gnostiques, à partir des témoignages de sectaires repenti(e)s.

Voyons maintenant en quoi le gnosticisme peut être effectivement assimilé à une « haine du corps ». Nombreux sont les textes gnostiques, écrit Henri-Charles Puech, qui assimilent le corps à « un vêtement, à un cadavre, à un tombeau, à une prison, à une chaîne, à un lien […] ou à un compagnon mal intentionné et indésirable, à un intrus, à un “brigand”, à un adversaire dont l’inimitié, la jalousie, la rébellion excitent et entretiennent en nous contradictions, luttes, révoltes, guerre intestine, parfois aussi (et les deux images vont souvent de pair) à un dragon dévorant et à une mer dont les houles tumultueuses ou les tempêtes menacent de nous engloutir[8]. »

Ce corps dans lequel le gnostique estime qu’il a été jeté, comme dans le monde, par de mauvais anges, il s’en dissocie soit par l’ascèse abstinente — les privations —, soit par ce que nous appellons une ascèse licencieuse, que le même H.-C. Puech évoque dans une accumulation de termes moralisateurs : « [le gnostique] use et abuse, sans limite ni scrupule, de la chair, du corps, de tout ce qui appartient au monde matériel, se plongeant même, pour tout épuiser, tout bafouer, tout nier, dans l’abject et l’immonde, qui ne sauraient ni le souiller ni l’asservir[9]. » On trouve une formule très voisine chez Serge Hutin, l’informateur de M. Le Breton : « Chez les gnostiques licencieux, il y a une véritable rage frénétique d’abaisser, d’humilier le corps : l’expérience du péché procure le sentiment de notre déchéance mais, ce faisant, il abaisse ce qui doit être abaissé : l’homme payera sa dette en péchant. Le gnostique exaltera la promiscuité sexuelle, toutes les formes de débauche charnelle. Nous verrons à quelles aberrations incroyables certains gnostiques qui se croyaient chrétiens se sont livrés[10]. » Nous voyons, outre les étroitesses d’esprit des historiens, la source idéologique du malentendu : le gnostique est réputé « humilier » et « rabaisser » son corps, il se plonge dans une « abjection » qu’il nie et dont son abjection même est supposée le sauver. Malheureux gnostique licencieux qui ignore une morale catholique antisexuelle encore point fixée à l’époque où il se livre à d’« incroyables aberrations », parmi lesquelles M. Hutin compte, en frissonnant, la « spermatophagie » !

Certains auteurs ont préféré la dénégation à l’indignation : les hérésiologues auront sans doute diffamé leurs rivaux, épuisant un catalogue d’horreurs fantasmées[11]. Plusieurs arguments peuvent amener à relativiser le risque de prendre en considération des informations falsifiées. Un moyen de recoupement consiste à comparer les résumés que fait, par exemple, Irénée de Lyon des idées gnostiques avec ce que nous en savons par les textes gnostiques eux-mêmes. Sa connaissance des doctrines est excellente et ses présentations, auxquelles il mêle une ironie irrésistible, conformes aux originaux. C’est d’autant plus remarquable que la gnose — réservée aux initié(e)s — est celée dans des textes parfois fort beaux mais presque toujours abscons et malaisés à résumer. Si Irénée prend la peine de présenter de manière rigoureuse les textes, pourquoi mentirait-il sur les seules pratiques gnostiques, les unes et les autres étant connus de ses contemporains ? Par ailleurs, on retrouve dans d’autres systèmes religieux, notamment le bouddhisme tantrique, des modes d’ascèse licencieuse qui évoquent par bien des aspects les gnosticismes préchrétien et chrétien.

« L’un des premiers traités tantriques bouddhistes, écrit Mircea Eliade, le Guhyasamaja Tantra, affirme péremptoirement que : “personne ne réussit à obtenir la perfection moyennant des opérations difficiles et ennuyeuses ; mais que la perfection peut facilement être acquise moyennant la satisfaction de tous les désirs” […]. Le même texte précise que la luxure est permise (par ex. le fait de manger n’importe quelle viande, y compris la chair humaine[12]). » Et lorsque M. Eliade dit de l’initié tantrique qu’il « se trouve par-delà le bien et le mal : rien ne le salit, quoi qu’il fasse[13] », ses termes s’appliquent parfaitement au gnostique, dont il n’est pas impossible que les idées aient pénétré en Inde[14].

Pour considérer un exemple plus actuel et plus proche, peut-être aussi plus inattendu, il semble que l’on peut faire une « lecture gnostique » du récit intitulé La vie sexuelle de Catherine M., rédigé par Catherine Millet, une spécialiste de l’art contemporain[15]. Mieux vaut d’ailleurs envisager une lecture englobant le texte et sa réception, tant l’étonnement réprobateur, mêlé de fascination, de maints critiques, visait une absence (surestimée) d’intérêt pour le plaisir. Il mettait en valeur du même coup la dimension proprement ascétique de la démarche de la narratrice, ascèse licencieuse s’il en fut.

Eros gnostique et androgynie

L’un des reproches adressés par Irénée aux gnostiques qu’il combat est de procéder au recrutement par séduction de nombreuses femmes. Marc, rival direct d’Iréne dans la région de Lyon, s’intéresserait de préférence, selon Irénée, aux riches élégantes, qu’il abuse en leur promettant la lumière, dont il est évidemment le vecteur charnel : « Tiens-toi prête comme une épouse qui attend son époux, dit Marc, afin que tu sois ce que je suis, et moi, ce que tu es. Installe dans ta chambre nuptiale la semence de la Lumière. Reçois de moi l’Époux, fais-lui place en toi et trouve place en lui. Voici que la Grâce est descendue sur toi : ouvre la bouche et prophétise[16] ! » Remarquons ici que le mode de recrutement par l’« initiation sexuelle » des femmes, et parfois des hommes, menée par le chef d’une secte et de rares élus désignés par lui, n’a perdu ni son actualité ni son efficacité. Une femme de quarante-deux ans, animatrice d’un groupe « raélien » à Paris, déclare :

« J’étais avec un homme et je ne concevais pas de lui être infidèle. Pourtant, j’étouffais, je me sentais mal. Grâce à Raël, je me suis découverte moi-même. Je suis mieux dans ma peau. Pour moi, la notion de plaisir est assez nouvelle[17]. »

Revenons à Marc : « [Il] use aussi de philtres et de charmes, sinon avec toutes les femmes, du moins avec certaines d’entre elles, pour pouvoir déshonorer leur corps. Elles-mêmes, une fois revenues à l’Église de Dieu, ont souvent avoué qu’elles avaient été souillées par lui en leur corps et qu’elles avaient ressenti une violente passion pour lui[18]. » C’est bien le moment de soupçonner, non pas tant Irénée de calomnier son rival, que les dames séduites et repentantes de mettre au compte de breuvages magiques l’appétit autant érotique que gnostique qu’elles avouent avoir éprouvé. Quant à Irénée, on devine que le choque autant l’égalité que Marc institue entre lui et ses initiées que la voie peccamineuse qu’il emploie.

Le polémiste chrétien Tertullien (IIe siècle) fustige « [les] femmes hérétiques — quelle n’est pas leur audace ! Elles n’ont aucune retenue ; elles ne craignent pas d’enseigner, de prendre part à des discussions, de se livrer à des exorcismes, d’entreprendre des guérisons, voire de baptiser[19] ! » Les femmes occupent en effet des places d’influence dans plusieurs sectes, les Marcionistes (de Marcion), les Carpocraciens et les Montanistes (de Montan). Hippolyte de Rome se moque de ces derniers qui « se sont laissé surprendre et tromper par des femmelettes nommées Priscille et Maximille, qu’ils regardent comme des prophétesses. […] Certains d’entre eux osent même dire qu’il y a eu en ces femmes quelque chose de plus grand que le Christ[20]. » Non seulement, certains groupes instituent ainsi une égalité entre les sexes, assez effective pour être scandaleuse, mais la doctrine gnostique porte la trace d’une plainte féminine. Dans la Pistis Sophia , attribué au gnostique Valentin, Marie de Magdala se plaint au Christ que Pierre est un misogyne : « Il hait notre sexe[21] ».

L’appréciation de la valeur, positive ou négative, attribuée par les gnostiques à la féminité est particulièrement délicate et nous ne donnerons ici que quelques éléments d’analyse qui renvoient, nous semble-t-il, aux problématiques concernant l’androgynie, le transsexualisme et les pratiques transgenre.

Plusieurs textes semblent indiquer que le processus d’ascension vers la lumière suppose la transformation du féminin en masculin. Dans l’utime logion (ou « dit ») de L’Évangile selon Thomas, Jésus réplique à Simon Pierre qui vient de réclamer l’exclusion de Marie, « indigne de la vie » puisque femme : « Voici que je l’attirerai afin de la rendre mâle, pour qu’elle devienne aussi un esprit vivant, semblable à vous mâles. Car toute femme qui se fera mâle entrera dans le royaume des cieux[22]. » Dans L’Évangile de Marie, note E. Pagels, c’est la Madeleine elle-même qui invite les disciples du Seigneur à louer sa grandeur « car il nous a préparées, et a fait de nous des hommes[23] ». Cependant, L’Exégèse de l’âme contient un passage qui paraît indiquer un processus inverse. Le texte décrit les tourments et la rédemption de l’âme qui, après sa chute d’auprès du Père, a été entraînée dans la prostitution par des amants trompeurs : « Le Père lui fera miséricorde : il détournera sa matrice des réalités extérieures et de nouveau la tournera à l’intérieur ; l’âme recouvrera sa disposition propre. Car il n’en va pas [de l’âme] comme des femmes : les matrices corporelles en effet sont à l’intérieur du corps comme les autres entrailles tandis que la matrice de l’âme est tournée vers l’extérieur, tout comme les organes virils sont à l’extérieur. Si donc la matrice de l’âme se tourne, par la volonté du Père, vers l’intérieur, elle est baptisée et aussitôt purifiée de la souillure extérieure qui a été imprimée sur elle[24] […]. » Le masculin, tourné vers l’extérieur, doit être retourné comme un gant, sur un modèle — une matrice — de nature féminine. Dans un poème gnostique du corpus de Nag Hammadi, Le Tonnerre, Esprit de Perfection, s’exprime une puissance féminine : « Je suis celle qu’on honore et celle qu’on méprise. Je suis la prostituée et la sainte. Je suis l’épouse et la vierge. Je suis (la mère) et la fille… Je suis celle dont les noces sont grandioses, encore que je n’ai point de mari… Je suis le savoir et l’ignorance… Je suis sans vergogne et j’ai honte. Je suis la force et je suis la crainte… Je suis insensée, et je suis sage… Je suis sans dieu, et je suis celle dont le Dieu est grand[25]. »

On notera que la honte est assimilée à l’ignorance dans le logion 37 de L’Évangile selon Thomas : « Jésus dit : lorsque vous vous départez de votre pruderie et prenez vos vêtements, les déposez à vos pieds comme les tout petits enfants, les piétinez, alors vous verrez le Fils […] » (Suarez, p. 37), et dans les Actes de Thomas, où l’épousée qui vient de recevoir les enseignements de Jésus s’écrie : « Désormais je ne me voilerai plus, parce que le miroir de la honte a été ôté de moi ; et dès lors je ne suis plus honteuse ni effrayée parce que l’acte de la honte et de la confusion est parti loin de moi[26] ! »

Sans chercher à toute force la résolution synthétique du dilemme de la prééminence d’un genre sur l’autre, il nous faut insister sur l’importance dans les textes gnostiques du thème de l’androgynie. Dans sa notice sur les Naassènes (de naas, serpent), Hippolyte de Rome signale que l’Adam qu’ils honorent comme origine de l’univers est « un homme et un fils d’homme. Cet homme est androgyne ». Les mêmes Naassènes commentaient ainsi le mythe grec de Cybèle, né(e) à la fois mâle et femelle, castrée par les dieux, et dont le jeune amant Attis a été ou se serait castré lui-même : « La mère des dieux [Cybèle] a-t-elle mutilé Attis, bien qu’elle l’eut pour amant : c’est que, là-haut, la bienheureuse nature des être supérieurs au monde et éternels veut faire monter vers elle la vertu masculine de l’âme. Car, dit [le Naassène], l’homme est androgyne. C’est pour ces raisons que ce qu’on appelle le commerce de la femme avec l’homme est, dans la doctrine une abomination et une souillure. Car, dit-il, Attis a été mutilé, c’est-à-dire séparé des parties matérielles et inférieures de la création, pour passer à l’existence éternelle là-haut, où, dit-il, il n’y a ni femelle ni mâle, mais une nouvelle créature, un homme nouveau, qui est androgyne[27]. » On aura remarqué la qualification des organes mâles comme « parties matérielles et inférieures de la création ».

Selon Clément d’Alexandrie, on trouve dans L’Évangile des Égyptiens, que les Naassènes connaissaient, un passage évoquant un dialogue entre Salomé et le Seigneur. Comme elle lui demande quand sera connu la réponse à ses questions, le Seigneur répond : « Lorsque les deux seront un et que le mâle avec la femelle [ne seront] ni mâle ni femelle[28]. » Dans l’un des textes de Nag Hammadi La Pensée primordiale à trois formes (Protennoia Trimorphique), le personnage éponyme s’exprime ainsi : « Je suis androgyne. [Je suis à la fois Mère et] Père, car [je copule] avec moi-même… [et avec ceux qui] m’[aiment]… Je suis le Sein maternel qui donne forme au Tout[29]. »

 

Un « communisme érotique » ?

D’après Hippolyte, qui cite l’Apophasis (déclaration ou révélation), ouvrage qu’il attribue au gnostique Simon, les disciples de ce dernier professent que « toute terre est terre, et peu importe où l’on sème, pourvu qu’on sème. » Ils approuvent la promiscuité érotique « déclarant que c’est là l’amour parfait, le saint des Saints et l’accomplissement de la parole “Sanctifiez-vous les uns les autres[30]”. » La justification du caractère interchangeable des partenaires dans un coït ayant pour finalité la procréation est loin de faire l’unanimité des gnostiques licencieux. Nous disposons d’une documentation précise sur les Barbéliotes (adorateurs d’une déesse-mère nommée Barbélo) par un transfuge de la secte, Épiphane, qui y passa assez de temps pour assimiler ses rites et les textes qui y circulaient, avant de la quitter et d’en faire excommunier quatre-vingt adeptes qui, information sur l’interpénétration des doctrines et des groupes religieux, étaient chrétiens.

Les Barbéliotes « mettent leurs femmes en commun […]. Lorsqu’ils ont bien banqueté et se sont, si je puis dire, rempli les veines d’un surplus de puissance, ils passent à la débauche. L’homme quitte sa place à côté de sa femme en disant à celle-ci : “Lève-toi et accomplis l’agapê [l’amour] avec le frère”. […] Une fois qu’ils se sont ainsi unis, comme si le crime de leur prostitution ne suffisait pas, ils élèvent vers le ciel leur propre ignominie : l’homme et la femme recueillent dans leurs propres mains l’émission de l’homme, s’avancent les yeux au ciel et leur ignominie dans les mains et prient à la manière des Stratiotiques et des Gnostiques ; ils offrent au Père, à la Nature du Tout, ce qu’ils ont dans les mains en disant : “Nous t’offrons ce don, le corps du Christ”. Puis ils le mangent et communient à leur propre ignominie, en disant : “Voici le corps du Christ, voici la Pâque pour laquelle nos corps souffrent et sont contraints de confesser la passion du Christ”. Ils font de même avec les menstrues de la femme. Ils recueillent le sang de son impureté et y communient de la même manière. Et ils disent : “Voici le sang du Christ”. […] Bien qu’ils pratiquent un commerce promiscuitaire, ils enseignent que l’on ne doit pas procréer d’enfants. […] Lorsque l’un d’entre eux, par surprise, a laissé la semence pénétrer trop avant et que la femme est enceinte […], ils extirpent l’embryon dès qu’ils peuvent le saisir avec les doigts, ils prennent cet avorton et le pilent dans une sorte de mortier, y mélangeant du miel, du poivre et différents condiments, ainsi que des huiles parfumées, pour conjurer le dégoût, puis ils se réunissent […] et chacun communie de ses doigts à cette pâtée d’avorton. […] Lorsque dans leurs réunions, ils entrent en extase, ils barbouillent leurs mains avec la honte de leur émission séminale, ils l’étendent et, avec les mains ainsi souillées et le corps entièrement nu, ils prient afin d’obtenir, par cette action, libre accès auprès de Dieu[31]. »

S’il juge leur conduite érotique et anticonceptionnelle « grossière et répugnante », Leisegang n’en écrit pas moins pertinemment des Barbéliotes que « leur communisme sexuel [exige] que tous soient aimés par tous afin de sauver le logos spermatikos [la raison séminale du monde]. Aucune femme, aucun enfant ne doivent être désirés pour eux-mêmes et personne ne doit mépriser un autre, car l’Agapé [l’amour] et le salut du sperma importent au Tout[32]. » C’est à la fois la dimension exceptionnelle de ce communisme, si l’on retient le terme, peut-être devrions-nous dire plus prudemment de cette mise en commun des femmes, et son cadre : il semble bien exclure l’inclination, le « choix » du partenaire, la passion de forme romantique, mais il n’exclut personne de l’exercice commun de l’érotisme. Il n’apparaît pas, comme c’est le cas dans nombre de sectes licencieuses, anciennes et modernes, qu’un chef s’attribue ici un privilège érotique aux dépens des affilié(e)s, dissimulant son pouvoir derrière des pratiques communautaires. Il n’existe pas de hiérarchie entre les individus (s’il en existe peut-être une entre les genres) et personne ne peut être ni méprisé ni considéré uniquement dans son rôle de reproducteur du groupe.

On peut discerner un écho contemporain, certes très atténué et presque entièrement symbolique, des célébrations Barbéliotes dans un genre de manifestation politique satirique : la parodie de prière et le cantique distribués sous forme de tract puis mis en scène par un collectif Laissez les jouir, lors d’une manifestation anti-intégriste, à Paris, au début des années 2000.

« Ceci est mon gode, c’est un jouet sexuel. Il est un des nombreux apôtres de Sainte jouissance. Il faut l’utiliser avec un préservatif car on peut l’utiliser avec de multiples partenaires, femmes et hommes, devant et derrière, notamment lors de PARTOUZE [sic pour les capitales et le singulier].

Connaissez-vous le clitoris ? C’est un autre apôtre de Saint orgasme, petit organe fait de chair et de sang, qui peut, lorsqu’il est ingénieusement stimulé, avec le doigt, la langue, les seins, produire un intense plaisir, qui amène le paradis sur terre.

Et l’anus ? Nos dignes ancêtres de Sodome et Gomorrhe nous ont enseigné la voie anale, sainte Sodomie priez pour nous. »

« Cantique : Priez pour nos spermatozoïdes récoltés par le latex, priez pour nos ovules qui grâce à la pilule ne seront jamais fécondés. Laissez les jouir, laissez les jouir, laissez les jouir. »

 

Dans l’Église : masochisme, anorexie et sainteté

Contrairement aux pratiques de l’ascèse gnostique qui ne sont ni agressives ni mutilantes (sauf pour les fœtus), on retrouve dans celles qu’alimente le mysticisme chrétien la préfiguration des techniques « modernes » de scarifications et de brûlures, ainsi qu’une tentation anorexique parfois doublée de mortification (ingestion de nourritures dégoûtantes).

Au XVIIe siècle, des religieuses se gravent sur la peau le nom de Jésus : ainsi Mme de Chantal, dont Maupas du Tour écrit qu’elle « eut bien le courage et la générosité de prendre un fer tout rouge de feu, duquel se servant comme d’un burin, elle-même, se grava le saint et sacré Nom de Jésus sur sa poitrine[33] ». Telle visitandine « imprime “le sacré Nom sur son cœur” par le fer et le feu, et fait “découler sur ses bras de la cire d’Espagne toute brûlante” ». Une autre « grave “sur son cœur avec le fer le Saint et Sacré Nom de Jésus, en lettres capitales de la longueur d’un demi-doigt (comme nous l’avons vu après sa mort[34])” ». Le dolorisme religieux peut se faire ostentatoire et quitter le secret de la clôture, et ce sont des cortèges de milliers de « flagellants », hommes, jeunes gens et garçonnets (les religieuses se fouettent en privé). L’Église catholique adopte une attitude ambiguë, tolérante, remontrante ou répressive selon qu’elle craint d’être déconsidéré par des excès ou concurrencée par des mouvements sociaux et religieux incontrôlables[35]. Rappelons que les groupes gnostiques originaux, antérieurs au christianisme avec lequel ils entreront en lutte, n’ont jamais adopté le culte du martyre. La plupart des gnostiques récusent en effet le récit de la mort du Christ en croix. Il n’y a donc pas lieu de suivre son exemple en faisant le sacrifice de sa propre vie. Quant à la douleur que recherchent les mystiques, elle est superfétatoire pour les gnostiques, précisément parce qu’ils considèrent que l’enveloppe corporelle est en quelque sorte déjà une punition en elle-même et non en raison des péchés auxquels elle expose.

Rudolph M. Bell a étudié les pratiques anorexiques et d’automutilation des mystiques catholiques dont il dresse un impressionnant catalogue. Catherine de Sienne se flagelle avec une chaîne de fer quotidiennement, « une fois pour ses péchés, une autre pour les vivants et une autre pour les morts. [Un fois pour le Père, une fois pour le fils, une fois pour le Saint-Esprit ?] Elle finit par être trop faible pour poursuivre ces châtiments qui duraient à chaque fois entre une heure et une heure et demie, jusqu’à ce que le sang coule de ses épaules jusqu’à ses pieds[36]. » Véronique Giuliani, sur ordre de son confesseur, nettoie les murs de la cellule où elle est enfermée avec la langue, avalant toiles et araignées. Elle s’est constitué un arsenal : des dizaines de chaînes différentes, un joug de bois, « et la grosse pierre sous laquelle elle avait écrasé sa langue ». Angèle de Folino confesse avoir désiré se promener nue dans les rues, arborant autour du cou des poissons morts et des pièces de viandes en putréfaction. De dix à vingt-deux ans, Benveneta Bojani porte un cilice : « Elle se ceignit le thorax d’une chaîne en fer et elle noua étroitement une corde autour de ses hanches. Pendant deux ans, à mesure que son corps se développait, la corde s’incrusta dans sa chair. […] Si elle se sentait emportée par le sommeil, elle se baignait les yeux avec du vinaigre [qui, dans le récit biblique, imprègne l’éponge que le légionnaire romain tend, par dérision, au Christ crucifié qui réclame à boire]. Trois fois par jour, elle se fouettait le dos[37]. » Francesca de ‘Ponziani, mariée de force par son père à treize ans, est atteinte de paralysie après la nuit de noces. Dès l’année suivante, elle porte un cilice sous sa robe, et serre autour de ses hanches une ceinture en fer et une autre avec des pointes de métal qui pénètrent sa chair. À titre de mortification préalable au coït conjugal, elle s’écorche la vulve avec de la cire ou du saindoux brûlant. Son mari déclara n’avoir jamais remarqué des pratiques mystiques dont il ne voulait pas tenir compte. Pas question de reconnaître la présence au logis d’une sainte qui escamoterait l’épouse consentante.

Eustoche de Messine s’expose nue au soleil sicilien des journées entières, au point que sa peau noircit et se craquelle. Son comportement, aujourd’hui presque banal, ne peut être à l’époque que celui d’une folle ou d’une sainte. Comme tant de ses pareilles, elle porte deux cilices, dont l’un est fait de ronces. Colomba da Rieti se nourrit de légumes avariés. Elle porte un cilice et une ceinture de fer. Comme elle est victime d’une tentative de viol, ses agresseurs sont épouvantés par ses prothèses et les traces de flagellations qui marquent sa chair. Tandis que les deux plus jeunes s’enfuient, le troisième tombe à genoux et l’implore d’intercéder par ses prières pour son épouse défunte et sa fille dans les ordres. La quincaillerie masochiste, dévoilée par force, signale la sainte où les rôdeurs espéraient une fille quelconque, c’est-à-dire une putain.

Engagées, estime Bell, dans « une lutte intense pour acquérir leur autonomie, s’affranchir du monde masculin qui les entourait et, finalement, de leur propre corps », les saintes dominicaines meurent plus souvent (de faim) que leurs homologues franciscaines, qui trouvent dans la figure de Marie un modèle féminin et un réconfort[38]. Lire la suite