JE CHANTE LE CORPS CRITIQUE. Chap. 5 Art, sexe et religion : tisser ou trancher les liens ?

 Je chante le corps critique

On trouvera ci-dessous le cinquième chapitre de mon livre Je chante le corps critique sous-titré « Les usages politiques du corps » (éditions H&O, 2008 ; voir lien dans la colonne de droite).

 

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Capture d’écran 2014-11-09 à 10.52.22J’ai mis en ligne l’intégralité de ce livre avant même d’avoir trouvé un éditeur ; je l’ai laissé en ligne par la suite. Je récidive ici. Cependant, je ne saurais trop conseiller à celles et ceux qui s’intéressent à son contenu de se soucier aussi de son support papier, et d’en acheter un exemplaire. Non pas tant pour soutenir matériellement l’auteur (je n’y gagnerai pas un centime) mais pour convaincre l’éditeur (celui-ci et d’autres) que prendre en charge un ouvrage de cette sorte a encore un sens. Je ne choquerai ici que les ignorants du travail intellectuel : je n’aurais jamais fourni un tel effort pour simplement alimenter la colonne de mon blog. La lecture n’est pas une activité «neutre», et encore moins «privée»… pas de responsabilité politique en tout cas.

 

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« Jésus a dit : si la chair s’est produite à cause de l’esprit, c’est une merveille ; mais si l’esprit s’est produit à cause du corps, c’est une merveille de merveille. Mais moi, je m’émerveille de ceci : comment cette grande richesse s’est mise dans cette pauvreté. »

L’Évangile selon Thomas, (milieu du IIe siècle[1]).

 

 

Les sociétés occidentales ont mis près de vingt siècles à dissocier la création artistique du lien culturel et social dominant qu’était la religion. Impossible d’envisager l’art sans considérer non seulement sa relation étroite avec la vision religieuse du monde, mais encore le lexique même de la religion : mots, mythes et personnages. Évidente jusqu’au XVIIIe siècle, cette double relation demeure, dans sa seconde composante, jusque dans l’art contemporain et ses avant-gardes les plus ironiques et les plus critiques vis-à-vis de la religion, du cinéma des Bunuel et Pasolini aux performances féministes de la seconde moitié du XXe siècle jusqu’à nos jours.

De ce point de vue, il n’est pas surprenant que des artistes — dont beaucoup sont des femmes ou des personnes qui remettent en question les genres, masculin et féminin — et qui s’inscrivent dans la filiation des acteurs de foire, danseurs et baladins, longtemps déconsidérés voire pourchassés par l’Église, s’approprient tardivement une tradition artistique imprégnée de religiosité et endossent des questionnements existentiels dont l’Église a perdu le contrôle idéologique.

C’est assez dire qu’il n’est pas sans intérêt de mettre en lumière les correspondances entre la religion et cette autre tentative de re-lier qu’est l’activité artistique quand elle se combine avec la communication : théâtre, vidéo, performances. Et d’autant plus lorsque l’art part et parle du corps. Le lecteur non-latiniste voudra bien garder à l’esprit les étymologies, d’ailleurs discutées, du mot religion (lat. religare, relier, ou religere, reconsidérer avec attention) et du mot sexe (lat. secare, couper, diviser).

 

  1. Religion : connaissance et haine du corps

 

Dès les premières lignes de son Adieu au corps (1999), David Le Breton attribue certains comportements de désaffection vis-à-vis du corps — automutilations et sexualité virtuelle via Internet — à l’influence historique d’un courant « gnostique ». Il affirme d’emblée que « les différentes doctrines gnostiques radicalisent la haine du corps » (p. 7). Supposé à l’origine du phénomène, le gnosticisme en est aussi le présent — « une donnée structurale de l’extrême contemporain[2] » — et l’avenir, puisque l’auteur évoque dans sa conclusion (p. 221) « le monde gnostique de la haine du corps que préfigure une part de la culture virtuelle ».

Puisant son information, si l’on croit la bibliographie, dans un unique ouvrage de vulgarisation publié dans la collection Que sais-je ? à la fin des années 1950[3], et guidé par ce que l’on pourrait appeler une « intuition contrariée », D. Le Breton s’engage dans une voie doublement discutable. Il place les adeptes modernes des scarifications et du branding (marquage) sous le patronage des gnostiques, minoritaires combattus par l’Église catholique, ce qui est d’autant plus incongru que parmi les nombreuses et virulentes attaques publiées contre eux par les hérésiologues ne se trouve pas celle d’automutilations[4], tandis que la tradition catholique est — elle — riche en exemples de « branding mystique », dont nous citerons bientôt quelques-uns. D. Le Breton semble considérer par ailleurs que les « différentes doctrines gnostiques » professent une haine du corps qui prendrait les mêmes formes dans tous les groupes. Inaugurer par une telle proposition la critique qu’il fait de la dite « sexualité virtuelle », censément née avec le réseau Internet, est particulièrement mal venu quand on sait que de nombreux gnostiques se livraient à des orgies. Nous observerons d’ailleurs que ces pratiques ont conservé intacte, depuis le IIe siècle, leur capacité de révulser les commentateurs, sectateurs rivaux, historiens ou sociologues. Nous ne visons pas cette fois M. Le Breton qui a choisi de ne pas évoquer ceux que l’on verra qualifiés par les historiens de « gnostiques licencieux », expression au charme désuet que nous reprendrons à notre compte.

Cependant, rendons grâce à M. Le Breton ! En effet, l’examen de son intuition contrariée et de la pétition de principe qui en procède nous amènera à la conclusion paradoxale qu’il y a bien une teinte gnostique dans certaines attitudes contemporaines vis-à-vis du corps sexué, qu’il s’agisse de pratiques érotiques, littéraires ou théâtrales, laquelle teinte exprime non pas une « haine » univoque du corps mais un malaise identitaire parfois violent.

En 1984 encore, dans sa préface au livre d’Irénée Contre les hérésies. Dénonciation et réfutation de la gnose au nom menteur, le cardinal Decourtray juge fondée et actuelle la stigmatisation du courant gnostique : « En luttant contre le gnosticisme, le deuxième évêque de Lyon a combattu [vers 150], il y a exactement dix-huit siècles, la déviance la plus redoutable que rencontre aujourd’hui la foi chrétienne, du moins en Occident[5]. » La lutte idéologique se poursuivant, le mensonge conserve toute son utilité. Decourtray ajoute donc : « Les sectes auxquelles est affronté Irénée s’accrochent, en effet, comme autant de plantes parasites, au tronc de la grande Église. » La réalité est autre, et plus diverse. C’est antérieurement à la formation de l’Église que se développent dans l’empire romain un grand nombre de groupes religieux, souvent autour d’une personnalité charismatique. C’est par la suite que l’ensemble disparate de ces sectes, qui ont en commun d’avoir été persécutées et vaincues par l’État romain et par l’Église — qui lui est associée sous le règne de Constantin (IVe siècle) —, sera qualifié de gnostique (du grec gnôsis, connaissance). Si certains parmi les premiers gnostiques — Simon le Magicien, Ménandre — ignorent le christianisme dans leurs systèmes, d’autres groupes se considèrent bel et bien chrétiens, sinon les seuls chrétiens véritables. Il faut encore signaler que si l’on connaît des rivalités entre différents groupes gnostiques, ceux-ci sont d’une grande porosité ; les textes ésotériques y circulent, sont repris, amalgamés à la doctrine locale[6]. Il est particulièrement remarquable que des pratiques aussi opposées que l’ascétisme abstinent et l’« ascétisme licencieux » puissent procéder d’un tronc idéologique commun.

Les théories gnostiques nous sont connues par des manuscrits d’époques, dont un ensemble de plus de quarante textes en dialectes coptes a été découvert en 1945 à Nag Hammadi[7] en Égypte, et par les notations des hérésiologues et autres « chrétiens officiels » ; ce sont ces derniers qui nous renseignent sur les pratiques initiatiques des gnostiques, à partir des témoignages de sectaires repenti(e)s.

Voyons maintenant en quoi le gnosticisme peut être effectivement assimilé à une « haine du corps ». Nombreux sont les textes gnostiques, écrit Henri-Charles Puech, qui assimilent le corps à « un vêtement, à un cadavre, à un tombeau, à une prison, à une chaîne, à un lien […] ou à un compagnon mal intentionné et indésirable, à un intrus, à un “brigand”, à un adversaire dont l’inimitié, la jalousie, la rébellion excitent et entretiennent en nous contradictions, luttes, révoltes, guerre intestine, parfois aussi (et les deux images vont souvent de pair) à un dragon dévorant et à une mer dont les houles tumultueuses ou les tempêtes menacent de nous engloutir[8]. »

Ce corps dans lequel le gnostique estime qu’il a été jeté, comme dans le monde, par de mauvais anges, il s’en dissocie soit par l’ascèse abstinente — les privations —, soit par ce que nous appellons une ascèse licencieuse, que le même H.-C. Puech évoque dans une accumulation de termes moralisateurs : « [le gnostique] use et abuse, sans limite ni scrupule, de la chair, du corps, de tout ce qui appartient au monde matériel, se plongeant même, pour tout épuiser, tout bafouer, tout nier, dans l’abject et l’immonde, qui ne sauraient ni le souiller ni l’asservir[9]. » On trouve une formule très voisine chez Serge Hutin, l’informateur de M. Le Breton : « Chez les gnostiques licencieux, il y a une véritable rage frénétique d’abaisser, d’humilier le corps : l’expérience du péché procure le sentiment de notre déchéance mais, ce faisant, il abaisse ce qui doit être abaissé : l’homme payera sa dette en péchant. Le gnostique exaltera la promiscuité sexuelle, toutes les formes de débauche charnelle. Nous verrons à quelles aberrations incroyables certains gnostiques qui se croyaient chrétiens se sont livrés[10]. » Nous voyons, outre les étroitesses d’esprit des historiens, la source idéologique du malentendu : le gnostique est réputé « humilier » et « rabaisser » son corps, il se plonge dans une « abjection » qu’il nie et dont son abjection même est supposée le sauver. Malheureux gnostique licencieux qui ignore une morale catholique antisexuelle encore point fixée à l’époque où il se livre à d’« incroyables aberrations », parmi lesquelles M. Hutin compte, en frissonnant, la « spermatophagie » !

Certains auteurs ont préféré la dénégation à l’indignation : les hérésiologues auront sans doute diffamé leurs rivaux, épuisant un catalogue d’horreurs fantasmées[11]. Plusieurs arguments peuvent amener à relativiser le risque de prendre en considération des informations falsifiées. Un moyen de recoupement consiste à comparer les résumés que fait, par exemple, Irénée de Lyon des idées gnostiques avec ce que nous en savons par les textes gnostiques eux-mêmes. Sa connaissance des doctrines est excellente et ses présentations, auxquelles il mêle une ironie irrésistible, conformes aux originaux. C’est d’autant plus remarquable que la gnose — réservée aux initié(e)s — est celée dans des textes parfois fort beaux mais presque toujours abscons et malaisés à résumer. Si Irénée prend la peine de présenter de manière rigoureuse les textes, pourquoi mentirait-il sur les seules pratiques gnostiques, les unes et les autres étant connus de ses contemporains ? Par ailleurs, on retrouve dans d’autres systèmes religieux, notamment le bouddhisme tantrique, des modes d’ascèse licencieuse qui évoquent par bien des aspects les gnosticismes préchrétien et chrétien.

« L’un des premiers traités tantriques bouddhistes, écrit Mircea Eliade, le Guhyasamaja Tantra, affirme péremptoirement que : “personne ne réussit à obtenir la perfection moyennant des opérations difficiles et ennuyeuses ; mais que la perfection peut facilement être acquise moyennant la satisfaction de tous les désirs” […]. Le même texte précise que la luxure est permise (par ex. le fait de manger n’importe quelle viande, y compris la chair humaine[12]). » Et lorsque M. Eliade dit de l’initié tantrique qu’il « se trouve par-delà le bien et le mal : rien ne le salit, quoi qu’il fasse[13] », ses termes s’appliquent parfaitement au gnostique, dont il n’est pas impossible que les idées aient pénétré en Inde[14].

Pour considérer un exemple plus actuel et plus proche, peut-être aussi plus inattendu, il semble que l’on peut faire une « lecture gnostique » du récit intitulé La vie sexuelle de Catherine M., rédigé par Catherine Millet, une spécialiste de l’art contemporain[15]. Mieux vaut d’ailleurs envisager une lecture englobant le texte et sa réception, tant l’étonnement réprobateur, mêlé de fascination, de maints critiques, visait une absence (surestimée) d’intérêt pour le plaisir. Il mettait en valeur du même coup la dimension proprement ascétique de la démarche de la narratrice, ascèse licencieuse s’il en fut.

Eros gnostique et androgynie

L’un des reproches adressés par Irénée aux gnostiques qu’il combat est de procéder au recrutement par séduction de nombreuses femmes. Marc, rival direct d’Iréne dans la région de Lyon, s’intéresserait de préférence, selon Irénée, aux riches élégantes, qu’il abuse en leur promettant la lumière, dont il est évidemment le vecteur charnel : « Tiens-toi prête comme une épouse qui attend son époux, dit Marc, afin que tu sois ce que je suis, et moi, ce que tu es. Installe dans ta chambre nuptiale la semence de la Lumière. Reçois de moi l’Époux, fais-lui place en toi et trouve place en lui. Voici que la Grâce est descendue sur toi : ouvre la bouche et prophétise[16] ! » Remarquons ici que le mode de recrutement par l’« initiation sexuelle » des femmes, et parfois des hommes, menée par le chef d’une secte et de rares élus désignés par lui, n’a perdu ni son actualité ni son efficacité. Une femme de quarante-deux ans, animatrice d’un groupe « raélien » à Paris, déclare :

« J’étais avec un homme et je ne concevais pas de lui être infidèle. Pourtant, j’étouffais, je me sentais mal. Grâce à Raël, je me suis découverte moi-même. Je suis mieux dans ma peau. Pour moi, la notion de plaisir est assez nouvelle[17]. »

Revenons à Marc : « [Il] use aussi de philtres et de charmes, sinon avec toutes les femmes, du moins avec certaines d’entre elles, pour pouvoir déshonorer leur corps. Elles-mêmes, une fois revenues à l’Église de Dieu, ont souvent avoué qu’elles avaient été souillées par lui en leur corps et qu’elles avaient ressenti une violente passion pour lui[18]. » C’est bien le moment de soupçonner, non pas tant Irénée de calomnier son rival, que les dames séduites et repentantes de mettre au compte de breuvages magiques l’appétit autant érotique que gnostique qu’elles avouent avoir éprouvé. Quant à Irénée, on devine que le choque autant l’égalité que Marc institue entre lui et ses initiées que la voie peccamineuse qu’il emploie.

Le polémiste chrétien Tertullien (IIe siècle) fustige « [les] femmes hérétiques — quelle n’est pas leur audace ! Elles n’ont aucune retenue ; elles ne craignent pas d’enseigner, de prendre part à des discussions, de se livrer à des exorcismes, d’entreprendre des guérisons, voire de baptiser[19] ! » Les femmes occupent en effet des places d’influence dans plusieurs sectes, les Marcionistes (de Marcion), les Carpocraciens et les Montanistes (de Montan). Hippolyte de Rome se moque de ces derniers qui « se sont laissé surprendre et tromper par des femmelettes nommées Priscille et Maximille, qu’ils regardent comme des prophétesses. […] Certains d’entre eux osent même dire qu’il y a eu en ces femmes quelque chose de plus grand que le Christ[20]. » Non seulement, certains groupes instituent ainsi une égalité entre les sexes, assez effective pour être scandaleuse, mais la doctrine gnostique porte la trace d’une plainte féminine. Dans la Pistis Sophia , attribué au gnostique Valentin, Marie de Magdala se plaint au Christ que Pierre est un misogyne : « Il hait notre sexe[21] ».

L’appréciation de la valeur, positive ou négative, attribuée par les gnostiques à la féminité est particulièrement délicate et nous ne donnerons ici que quelques éléments d’analyse qui renvoient, nous semble-t-il, aux problématiques concernant l’androgynie, le transsexualisme et les pratiques transgenre.

Plusieurs textes semblent indiquer que le processus d’ascension vers la lumière suppose la transformation du féminin en masculin. Dans l’utime logion (ou « dit ») de L’Évangile selon Thomas, Jésus réplique à Simon Pierre qui vient de réclamer l’exclusion de Marie, « indigne de la vie » puisque femme : « Voici que je l’attirerai afin de la rendre mâle, pour qu’elle devienne aussi un esprit vivant, semblable à vous mâles. Car toute femme qui se fera mâle entrera dans le royaume des cieux[22]. » Dans L’Évangile de Marie, note E. Pagels, c’est la Madeleine elle-même qui invite les disciples du Seigneur à louer sa grandeur « car il nous a préparées, et a fait de nous des hommes[23] ». Cependant, L’Exégèse de l’âme contient un passage qui paraît indiquer un processus inverse. Le texte décrit les tourments et la rédemption de l’âme qui, après sa chute d’auprès du Père, a été entraînée dans la prostitution par des amants trompeurs : « Le Père lui fera miséricorde : il détournera sa matrice des réalités extérieures et de nouveau la tournera à l’intérieur ; l’âme recouvrera sa disposition propre. Car il n’en va pas [de l’âme] comme des femmes : les matrices corporelles en effet sont à l’intérieur du corps comme les autres entrailles tandis que la matrice de l’âme est tournée vers l’extérieur, tout comme les organes virils sont à l’extérieur. Si donc la matrice de l’âme se tourne, par la volonté du Père, vers l’intérieur, elle est baptisée et aussitôt purifiée de la souillure extérieure qui a été imprimée sur elle[24] […]. » Le masculin, tourné vers l’extérieur, doit être retourné comme un gant, sur un modèle — une matrice — de nature féminine. Dans un poème gnostique du corpus de Nag Hammadi, Le Tonnerre, Esprit de Perfection, s’exprime une puissance féminine : « Je suis celle qu’on honore et celle qu’on méprise. Je suis la prostituée et la sainte. Je suis l’épouse et la vierge. Je suis (la mère) et la fille… Je suis celle dont les noces sont grandioses, encore que je n’ai point de mari… Je suis le savoir et l’ignorance… Je suis sans vergogne et j’ai honte. Je suis la force et je suis la crainte… Je suis insensée, et je suis sage… Je suis sans dieu, et je suis celle dont le Dieu est grand[25]. »

On notera que la honte est assimilée à l’ignorance dans le logion 37 de L’Évangile selon Thomas : « Jésus dit : lorsque vous vous départez de votre pruderie et prenez vos vêtements, les déposez à vos pieds comme les tout petits enfants, les piétinez, alors vous verrez le Fils […] » (Suarez, p. 37), et dans les Actes de Thomas, où l’épousée qui vient de recevoir les enseignements de Jésus s’écrie : « Désormais je ne me voilerai plus, parce que le miroir de la honte a été ôté de moi ; et dès lors je ne suis plus honteuse ni effrayée parce que l’acte de la honte et de la confusion est parti loin de moi[26] ! »

Sans chercher à toute force la résolution synthétique du dilemme de la prééminence d’un genre sur l’autre, il nous faut insister sur l’importance dans les textes gnostiques du thème de l’androgynie. Dans sa notice sur les Naassènes (de naas, serpent), Hippolyte de Rome signale que l’Adam qu’ils honorent comme origine de l’univers est « un homme et un fils d’homme. Cet homme est androgyne ». Les mêmes Naassènes commentaient ainsi le mythe grec de Cybèle, né(e) à la fois mâle et femelle, castrée par les dieux, et dont le jeune amant Attis a été ou se serait castré lui-même : « La mère des dieux [Cybèle] a-t-elle mutilé Attis, bien qu’elle l’eut pour amant : c’est que, là-haut, la bienheureuse nature des être supérieurs au monde et éternels veut faire monter vers elle la vertu masculine de l’âme. Car, dit [le Naassène], l’homme est androgyne. C’est pour ces raisons que ce qu’on appelle le commerce de la femme avec l’homme est, dans la doctrine une abomination et une souillure. Car, dit-il, Attis a été mutilé, c’est-à-dire séparé des parties matérielles et inférieures de la création, pour passer à l’existence éternelle là-haut, où, dit-il, il n’y a ni femelle ni mâle, mais une nouvelle créature, un homme nouveau, qui est androgyne[27]. » On aura remarqué la qualification des organes mâles comme « parties matérielles et inférieures de la création ».

Selon Clément d’Alexandrie, on trouve dans L’Évangile des Égyptiens, que les Naassènes connaissaient, un passage évoquant un dialogue entre Salomé et le Seigneur. Comme elle lui demande quand sera connu la réponse à ses questions, le Seigneur répond : « Lorsque les deux seront un et que le mâle avec la femelle [ne seront] ni mâle ni femelle[28]. » Dans l’un des textes de Nag Hammadi La Pensée primordiale à trois formes (Protennoia Trimorphique), le personnage éponyme s’exprime ainsi : « Je suis androgyne. [Je suis à la fois Mère et] Père, car [je copule] avec moi-même… [et avec ceux qui] m’[aiment]… Je suis le Sein maternel qui donne forme au Tout[29]. »

 

Un « communisme érotique » ?

D’après Hippolyte, qui cite l’Apophasis (déclaration ou révélation), ouvrage qu’il attribue au gnostique Simon, les disciples de ce dernier professent que « toute terre est terre, et peu importe où l’on sème, pourvu qu’on sème. » Ils approuvent la promiscuité érotique « déclarant que c’est là l’amour parfait, le saint des Saints et l’accomplissement de la parole “Sanctifiez-vous les uns les autres[30]”. » La justification du caractère interchangeable des partenaires dans un coït ayant pour finalité la procréation est loin de faire l’unanimité des gnostiques licencieux. Nous disposons d’une documentation précise sur les Barbéliotes (adorateurs d’une déesse-mère nommée Barbélo) par un transfuge de la secte, Épiphane, qui y passa assez de temps pour assimiler ses rites et les textes qui y circulaient, avant de la quitter et d’en faire excommunier quatre-vingt adeptes qui, information sur l’interpénétration des doctrines et des groupes religieux, étaient chrétiens.

Les Barbéliotes « mettent leurs femmes en commun […]. Lorsqu’ils ont bien banqueté et se sont, si je puis dire, rempli les veines d’un surplus de puissance, ils passent à la débauche. L’homme quitte sa place à côté de sa femme en disant à celle-ci : “Lève-toi et accomplis l’agapê [l’amour] avec le frère”. […] Une fois qu’ils se sont ainsi unis, comme si le crime de leur prostitution ne suffisait pas, ils élèvent vers le ciel leur propre ignominie : l’homme et la femme recueillent dans leurs propres mains l’émission de l’homme, s’avancent les yeux au ciel et leur ignominie dans les mains et prient à la manière des Stratiotiques et des Gnostiques ; ils offrent au Père, à la Nature du Tout, ce qu’ils ont dans les mains en disant : “Nous t’offrons ce don, le corps du Christ”. Puis ils le mangent et communient à leur propre ignominie, en disant : “Voici le corps du Christ, voici la Pâque pour laquelle nos corps souffrent et sont contraints de confesser la passion du Christ”. Ils font de même avec les menstrues de la femme. Ils recueillent le sang de son impureté et y communient de la même manière. Et ils disent : “Voici le sang du Christ”. […] Bien qu’ils pratiquent un commerce promiscuitaire, ils enseignent que l’on ne doit pas procréer d’enfants. […] Lorsque l’un d’entre eux, par surprise, a laissé la semence pénétrer trop avant et que la femme est enceinte […], ils extirpent l’embryon dès qu’ils peuvent le saisir avec les doigts, ils prennent cet avorton et le pilent dans une sorte de mortier, y mélangeant du miel, du poivre et différents condiments, ainsi que des huiles parfumées, pour conjurer le dégoût, puis ils se réunissent […] et chacun communie de ses doigts à cette pâtée d’avorton. […] Lorsque dans leurs réunions, ils entrent en extase, ils barbouillent leurs mains avec la honte de leur émission séminale, ils l’étendent et, avec les mains ainsi souillées et le corps entièrement nu, ils prient afin d’obtenir, par cette action, libre accès auprès de Dieu[31]. »

S’il juge leur conduite érotique et anticonceptionnelle « grossière et répugnante », Leisegang n’en écrit pas moins pertinemment des Barbéliotes que « leur communisme sexuel [exige] que tous soient aimés par tous afin de sauver le logos spermatikos [la raison séminale du monde]. Aucune femme, aucun enfant ne doivent être désirés pour eux-mêmes et personne ne doit mépriser un autre, car l’Agapé [l’amour] et le salut du sperma importent au Tout[32]. » C’est à la fois la dimension exceptionnelle de ce communisme, si l’on retient le terme, peut-être devrions-nous dire plus prudemment de cette mise en commun des femmes, et son cadre : il semble bien exclure l’inclination, le « choix » du partenaire, la passion de forme romantique, mais il n’exclut personne de l’exercice commun de l’érotisme. Il n’apparaît pas, comme c’est le cas dans nombre de sectes licencieuses, anciennes et modernes, qu’un chef s’attribue ici un privilège érotique aux dépens des affilié(e)s, dissimulant son pouvoir derrière des pratiques communautaires. Il n’existe pas de hiérarchie entre les individus (s’il en existe peut-être une entre les genres) et personne ne peut être ni méprisé ni considéré uniquement dans son rôle de reproducteur du groupe.

On peut discerner un écho contemporain, certes très atténué et presque entièrement symbolique, des célébrations Barbéliotes dans un genre de manifestation politique satirique : la parodie de prière et le cantique distribués sous forme de tract puis mis en scène par un collectif Laissez les jouir, lors d’une manifestation anti-intégriste, à Paris, au début des années 2000.

« Ceci est mon gode, c’est un jouet sexuel. Il est un des nombreux apôtres de Sainte jouissance. Il faut l’utiliser avec un préservatif car on peut l’utiliser avec de multiples partenaires, femmes et hommes, devant et derrière, notamment lors de PARTOUZE [sic pour les capitales et le singulier].

Connaissez-vous le clitoris ? C’est un autre apôtre de Saint orgasme, petit organe fait de chair et de sang, qui peut, lorsqu’il est ingénieusement stimulé, avec le doigt, la langue, les seins, produire un intense plaisir, qui amène le paradis sur terre.

Et l’anus ? Nos dignes ancêtres de Sodome et Gomorrhe nous ont enseigné la voie anale, sainte Sodomie priez pour nous. »

« Cantique : Priez pour nos spermatozoïdes récoltés par le latex, priez pour nos ovules qui grâce à la pilule ne seront jamais fécondés. Laissez les jouir, laissez les jouir, laissez les jouir. »

 

Dans l’Église : masochisme, anorexie et sainteté

Contrairement aux pratiques de l’ascèse gnostique qui ne sont ni agressives ni mutilantes (sauf pour les fœtus), on retrouve dans celles qu’alimente le mysticisme chrétien la préfiguration des techniques « modernes » de scarifications et de brûlures, ainsi qu’une tentation anorexique parfois doublée de mortification (ingestion de nourritures dégoûtantes).

Au XVIIe siècle, des religieuses se gravent sur la peau le nom de Jésus : ainsi Mme de Chantal, dont Maupas du Tour écrit qu’elle « eut bien le courage et la générosité de prendre un fer tout rouge de feu, duquel se servant comme d’un burin, elle-même, se grava le saint et sacré Nom de Jésus sur sa poitrine[33] ». Telle visitandine « imprime “le sacré Nom sur son cœur” par le fer et le feu, et fait “découler sur ses bras de la cire d’Espagne toute brûlante” ». Une autre « grave “sur son cœur avec le fer le Saint et Sacré Nom de Jésus, en lettres capitales de la longueur d’un demi-doigt (comme nous l’avons vu après sa mort[34])” ». Le dolorisme religieux peut se faire ostentatoire et quitter le secret de la clôture, et ce sont des cortèges de milliers de « flagellants », hommes, jeunes gens et garçonnets (les religieuses se fouettent en privé). L’Église catholique adopte une attitude ambiguë, tolérante, remontrante ou répressive selon qu’elle craint d’être déconsidéré par des excès ou concurrencée par des mouvements sociaux et religieux incontrôlables[35]. Rappelons que les groupes gnostiques originaux, antérieurs au christianisme avec lequel ils entreront en lutte, n’ont jamais adopté le culte du martyre. La plupart des gnostiques récusent en effet le récit de la mort du Christ en croix. Il n’y a donc pas lieu de suivre son exemple en faisant le sacrifice de sa propre vie. Quant à la douleur que recherchent les mystiques, elle est superfétatoire pour les gnostiques, précisément parce qu’ils considèrent que l’enveloppe corporelle est en quelque sorte déjà une punition en elle-même et non en raison des péchés auxquels elle expose.

Rudolph M. Bell a étudié les pratiques anorexiques et d’automutilation des mystiques catholiques dont il dresse un impressionnant catalogue. Catherine de Sienne se flagelle avec une chaîne de fer quotidiennement, « une fois pour ses péchés, une autre pour les vivants et une autre pour les morts. [Un fois pour le Père, une fois pour le fils, une fois pour le Saint-Esprit ?] Elle finit par être trop faible pour poursuivre ces châtiments qui duraient à chaque fois entre une heure et une heure et demie, jusqu’à ce que le sang coule de ses épaules jusqu’à ses pieds[36]. » Véronique Giuliani, sur ordre de son confesseur, nettoie les murs de la cellule où elle est enfermée avec la langue, avalant toiles et araignées. Elle s’est constitué un arsenal : des dizaines de chaînes différentes, un joug de bois, « et la grosse pierre sous laquelle elle avait écrasé sa langue ». Angèle de Folino confesse avoir désiré se promener nue dans les rues, arborant autour du cou des poissons morts et des pièces de viandes en putréfaction. De dix à vingt-deux ans, Benveneta Bojani porte un cilice : « Elle se ceignit le thorax d’une chaîne en fer et elle noua étroitement une corde autour de ses hanches. Pendant deux ans, à mesure que son corps se développait, la corde s’incrusta dans sa chair. […] Si elle se sentait emportée par le sommeil, elle se baignait les yeux avec du vinaigre [qui, dans le récit biblique, imprègne l’éponge que le légionnaire romain tend, par dérision, au Christ crucifié qui réclame à boire]. Trois fois par jour, elle se fouettait le dos[37]. » Francesca de ‘Ponziani, mariée de force par son père à treize ans, est atteinte de paralysie après la nuit de noces. Dès l’année suivante, elle porte un cilice sous sa robe, et serre autour de ses hanches une ceinture en fer et une autre avec des pointes de métal qui pénètrent sa chair. À titre de mortification préalable au coït conjugal, elle s’écorche la vulve avec de la cire ou du saindoux brûlant. Son mari déclara n’avoir jamais remarqué des pratiques mystiques dont il ne voulait pas tenir compte. Pas question de reconnaître la présence au logis d’une sainte qui escamoterait l’épouse consentante.

Eustoche de Messine s’expose nue au soleil sicilien des journées entières, au point que sa peau noircit et se craquelle. Son comportement, aujourd’hui presque banal, ne peut être à l’époque que celui d’une folle ou d’une sainte. Comme tant de ses pareilles, elle porte deux cilices, dont l’un est fait de ronces. Colomba da Rieti se nourrit de légumes avariés. Elle porte un cilice et une ceinture de fer. Comme elle est victime d’une tentative de viol, ses agresseurs sont épouvantés par ses prothèses et les traces de flagellations qui marquent sa chair. Tandis que les deux plus jeunes s’enfuient, le troisième tombe à genoux et l’implore d’intercéder par ses prières pour son épouse défunte et sa fille dans les ordres. La quincaillerie masochiste, dévoilée par force, signale la sainte où les rôdeurs espéraient une fille quelconque, c’est-à-dire une putain.

Engagées, estime Bell, dans « une lutte intense pour acquérir leur autonomie, s’affranchir du monde masculin qui les entourait et, finalement, de leur propre corps », les saintes dominicaines meurent plus souvent (de faim) que leurs homologues franciscaines, qui trouvent dans la figure de Marie un modèle féminin et un réconfort[38]. Lire la suite