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André Breton
“Le tarot surréaliste” ~ Guy Girard expose à Saint-Cirq-Lapopie (18 septembre-29 octobre)
RENDEZ-VOUS DE CLAUDE [2] ~ le mercredi 4 septembre, avec le Groupe surréaliste de Paris
On vous le redira, mais notez dès maintenant sur votre agenda la deuxième édition des «Rendez-vous de Claude» au Lieu Dit, le mercredi 4 septembre prochain, avec le Groupe surréaliste de Paris.
Le flyer au format pdf à faire circuler.
Surréalisme & révolution: BENJAMIN PÉRET à Caen le 5 juillet — projection & lectures
Benjamin Péret, le plus révolutionnaire des surréalistes et sans doute le plus surréaliste des révolutionnaires sera au cinéma Lux de Caen, sous la forme du magnifique film de Rémy Ricordeau.
J’avais prévu de parler ici plus longuement et de Péret et du film de Ricordeau, et puis la vie, la lutte… [J’y reviendrai, c’est promis !]
En attendant, pas une raison pour laisser les ami(e)s de Caen et sa région, récemment rencontré(e)s, manquer l’occasion d’une rencontre inédite avec ce poète en armes qui participa à la Révolution espagnole. Et avec Rémy Ricordeau qui lui consacre un film qui fera date.
On lira avec intérêt, en suivant ce lien, un entretien avec l’ami Rémy Ricordeau sur Péret et son film, disponible en DVD.
Prairial réédite “La Femme 100 têtes” de Max Ernst
En juin 2016, les éditions Prairial rééditent enfin La Femme 100 têtes, le premier des trois « romans-collage » surréalistes de Max Ernst. Voilà soixante ans que le livre était introuvable !
Pour élaborer ce « poème visible » qui s’apparente au cinéma et à la lanterne magique, l’artiste allemand a durant l’été 1929 découpé et assemblé les gravures de revues scientifiques et de vieux romans-feuilletons. Mais « si ce sont les plumes qui font le plumage, ce n’est pas la colle qui fait le collage » (Max Ernst), et le résultat donne à voir bien davantage…
Robert Desnos y trouvait « un goût de meurtre et de sang ».
André Breton y voyait le « livre d’images de ce temps où il va de plus en plus apparaître que chaque salon est descendu au fond d’un lac ».
Shlomo Sand évoque Simone Weil, André Breton & Daniel Guérin
À l’occasion de la sortie de son livre sur la crise de l’engagement des intellectuels en France, Shlomo Sand rend hommage, dans un entretien avec Daniel Mermet, à trois figures: Simone Weil, André Breton et Daniel Guérin.
CLAUDE GUILLON, UN CADAVRE — par un non-lecteur énervé de “Comment peut-on être anarchiste ?”
C’est grâce à une alerte Google (je suis résolument moderne !) que j’ai pu prendre connaissance du charmant texte d’anticipation que je reproduis ci-après.
Mais revenons quelques mois en arrière : Fin décembre 2014, un garçon qui signe du pseudonyme Patlotch (il m’indique son prénom, plus banal que cet anagramme de potlatch), dans mes âges je suppose, répond gentiment à une demande de renseignements publié sur mon blogue historien La Révolution et nous. Il se présente et me dit ce qu’il a lu de moi : « J’avais notamment lu (et relu) ta critique de la communisation puisque j’ai été un “compagnon de route” de ce “courant” entre 2005 et 2010, refusant de m’engager dans SIC (revue internationale…). J’ai regretté que tu partes de la vulgate pédagogique de Léon de Mattis pour le faire, et la conséquence, que tu surfes un peu sur le fond… Au moins ai-je bien rigolé. Merci. »
Pourquoi je t’écris ?
1) d’abord parce que tu m’en donnes l’occasion avec ce nouveau blogue et la présentation que tu en fais là. J’y suis venu plus souvent que sur le précédent pendant le transfert de l’ancien, curieux et intéressé, vu aussi mes propres ? cogitations… errements… ma propre quête initiatique ton blogue est bien présenté et agréable à parcourir, on trouve assez facilement ce qu’on cherche, vu les possibilités multiples. Je pourrais critiquer tes rubriques, mais bon, ce sont les tiennes et elles correspondent à ton genre d’interventions, à ta personnalité, au centre de gravité de tes préoccupations… perso, j’ai aussi adopté le style de courtes chroniques avec un avis personnel assumé comme tel, quasi quotidiennes, avec moult liens et références comme plaque tournantes de questions et positions qui sont en “discussions” entre théories plus qu’entre théoriciens (chacun garde ses veaux, ses cocochons, et ses cruches, l’idéologie c’est les autres.
2) sûr que nous n’avons pas le même parcours, et en plus je ne suis pas comme toi un grand homme célèbre (dit sans ironie) d’un quelconque milieu, j’ai fini par les fuir tous comme la peste, pour autant que je ne finisse pas comme Palante, ou Cioran, bien que la solitude ne me déplaise pas néanmoins, bien que tu “théorises” moins que moi les choses, j’aurais du mal à parler vraiment de désaccords où je vois plutôt des différences d’approches, de centres d’intérêts et sans doute de visées. Disons que de caractère et d’expérience je suis plutôt “anarchiste indépendant” — j’invente ce label pour l’occasion, et de raison “communiste”, pour autant que ce distinguo ait un sens (tu vas sortir “Comment peut-on être anarchiste ?” et si ça se trouve on trouverait bien des points communs si j’écrivais “comment peut-on être communiste ?” puisque je passe une bonne part de mon temps à proposer des réponses qui ne heurtent pas ce que je suis de fait, une espèce de rebelle, nonobstant mes vœux pour la révolution).
3) peut-être, selon ta réponse, t’enverrai-je ici ou là quelques remarques à tes écrits, ou bien le ferai-je sur mon blogue comme à mon habitude de “débats virtuels” (exemple : j’ai relevé récemment ton texte sur la rentrée française de Quadruppani ; du coup j’ai parcouru son blogue à lui, trop drôle après ton papier, vu ce qu’on peut y trouver de complaisance plus que de prises de positions et moins encore de critiques un tant soit peu solides) bon, c’est déjà bien long, j’arrête là, tu me diras… bonne continuation et bon courage.
Amicalement, Patlotch
Il m’explique rapidement où il vit et avec qui (une compagne, un fils, deux chats). Un contact humain fort agréable à priori.
Après la mort de ma mère, et la publication du texte « Vous faites erreur, je ne suis pas Charlie », il m’envoie un message de condoléances et d’encouragements.
Une autre fois, il regrette de s’être trompé dans la date d’un concert où il espérait me saluer. Nous échangeons d’autres mails. Quand il crée un forum internet sur la « communisation », je le signale sur ce blogue, et il m’en remercie sur le forum.
Comment ses yeux ont-ils été aussi brutalement dessillés ? Peut-être est-ce d’avoir regardé de trop près le cul d’une bouteille, vidée un soir de vague à l’âme ? Quel a été le déclencheur de sa colère ? Peut-être la recension — trop élogieuse à son goût — de mon dernier livre dans Le Monde libertaire (pour une fois que… !).
Toujours est-il que c’est « feu sur le quartier général ! », dans un style très maoïste, avec examen sévère de l’origine de classe, plus quelques allusions extravagantes : quelles sont ces « relations dans le journalisme parisien » que je préfèrerais (et à quoi ?) ? où et quand Diable ai-je « boycotté une boulangère kabyle » ?!?!…
Ayant renoncé au projet, dont il m’avait aimablement fait part, de lire mon livre, il tape à l’aveugle, m’adressant par exemple le reproche que j’adresse souvent à d’autres : confondre « domination » et « exploitation » (dont je suis censé ne rien dire…).
Le titre du papier et la citation d’André Breton renvoient au pamphlet collectif signé par les surréalistes contre Anatole France. Cette double transfiguration — moi en Anatole France, et Patlotch en André Breton — demande peu de moyens et n’est évidemment pas à mon avantage.
Cependant, je n’irai pas jusqu’à me plaindre de ces procédés.
En effet, on m’avait traité jusqu’ici d’à peu près tout : assassin en série de suicidaires éperdus (discrète allusion dans le texte, comme on le verra), harceleur de jeunes filles, violeur de petits garçons (les jours impairs, je suppose), agent secret nazi (ou quelque chose d’aussi peu sympathique), mais jamais de « salope ».
Or, vous l’ignorez peut-être chères lectrices, chers lecteurs, si vous n’êtes pas familiers du folklore post-pro-situ-ultra-gauche, quand on est un homme et qu’on n’a pas été traité de « salope » à 65 ans, eh bien on a raté sa vie ! Allant, vivement, sur mes 63, c’était un peu pour moi le dernier carat.
Me voilà, certes, prématurément refroidi, mais au moins puis-je crever l’âme en paix, « salope » estampillée pour l’éternité…
Donc, merci à toi, anonyme et prolétaire camarade « communisateur » !
Nota. Je laisse aux personnes intéressées le soin de se rendre sur le Forum Communisation ; elles pourront y consulter, outre le texte original publié ci-dessous, un ajout dans lequel mon fossoyeur assure ne « même pas arriver à [me] trouver antipathique ».
Encore une bonne nouvelle : je l’ai échappé belle !
« Il ne faut plus que mort, cet homme fasse de la poussière. »
André Breton, Un cadavre, 1924
Parlons peu parlons bien. Depuis trois ou quatre décennies dans les revues « radicales » et depuis deux ou trois sur Internet, l’étiquette radicale se porte bien, de blog anar en libertaire, qui anti-autoritaire qui antifa, qui garantissant sa pureté issue de l’ultragauche ou de l’autonomie ouvrière (qu’ils n’ont jamais vécue), qui reconverti en abolitionniste d’un prolétariat ayant perdu son identité de classe mais pas sa destinée, à leurs yeux en dernière instance, de s’auto-abolir ces gens-là, que j’ai tous peu ou prou épinglés ad nominem, sont vieux ou jeunes — les jeunes gauchistes font les vieux cons — ils ont plus ou moins de thunes, mais la plupart ne sont ni de souches ouvrières ni d’origines ethniques ou raciales leur ayant donné une expérience de la chose, de la misère ou du racisme, ou des deux. Des trois, puisque ce sont généralement des mecs, et les nanas de ces milieux itou, question origines sociales ou raciales ce sont pour la plupart des gens instruits, qui s’expriment avec facilité, à l’écrit sinon à l’oral : dans une réunion publique, beaucoup sont moins bavards qu’en ligne, pseudonyme ou pas (Guillon parle à Radio Libertaire avec les mêmes effets de langage qui vous distingue, à France Culture). Il leur est donc facile de résister à l’insulte commune : « intellos ». Mais, dans le sens que ce terme a pris dans les écoles des quartiers, ils sont bien, de fait, comme ces « intellos », c’est-à-dire des jeunes issus de milieux leur ayant offert, ou leur offrant, les moyens d’études longues et de meilleurs débouchés dans la société. Qu’ils fassent le choix de la refuser n’y change rien : ils seront toujours avantagés sur les prolos français en surplus.
Claude Guillon, un cadavre
Quand on voit un Claude Guillon, anarchiste de plume, et l’éloge de son dernier bouquin dans Le Monde libertaire : « Une écriture mordante et radicale », la modestie avec laquelle il affiche ça sur son blog « généraliste », quand on sait le peu d’expérience et de feeling prolétaire qu’il y a dans son « communisme libertaire », quand on a vu des années le relai complaisant à son texte creux au niveau théorique « Communisation, l’impensable projet », quand on sait d’où il vient : un privilégié de la race et de l’argent — issu de la petite bourgeoisie parisienne, deux parents chirurgiens-dentistes… — on comprend tout l’anarchisme de ses textes, tout son égo-narcissisme d’écrivain avec un brin de talent (pas difficile, élevé au milieu des livres, comme Dauvé…), quand on sait qu’il préfère ses relations dans le milieu du journalisme parisien, à mettre en lien de son blog des références de classes, qui feraient tache sur sa réputation mérité d’anarcho à plume du troisième âge, en mal de laisser une trace dans la littérature radicale, ils l’ad-maîtron… ton cinoche, Guillon, profites-en avant de passer. Il est en train de s’effondrer, le tien et celui d’autres, qui ne peuvent plus montrer leur petite culotte d’écrivain licencieux sur les marches du festival radical en ligne, bien de plus grande valeur intellectuelle pour leurs apports théoriques, et par conséquent moins célèbres que toi médiatiquement (les luttes suicidaires de prolos brûlant leur boîte, ça rapporte moins que tes méthodologie aux petits oignons de Suicide mode d’emploi, et itou pour tes conceptions de l’amour, qui ne sont pas prêtes de faire un tabac dans les banlieues : très fier, il y a quelques années, de boycotter ta boulangère kabyle : Oh secours ! Ma baguette parisienne ! Ni dieu ni maître ! Ni boulangère arabe ! bobo-Guillon si courageux pour te faire mousser, Peux-tu te dire anarchiste ? Sans problème, vu ce que c’est devenu aujourd’hui, c’est pas difficile. Et ta dernière ineptie — si j’en crois Le Monde Libertaire —, concernant le net qui va permettre une révolution pacifiste (mais c’est d’génial !), c’est d’une naïveté confondante et d’une ignorance crasse du fonctionnement des tuyaux : à part peut-être les vieux papiers de la révolution française, tu n’étudies rien sérieusement ajoutons-y les ronds de jambe au sergent major obsédé par l’antisémitisme et muet sur le racisme de classe anti-arabe : Yves Coleman, et à votre pote Floréal du même genre flirtant avec l’idéologie française sur les terres de Manuel Valls, en bon demi-négros du côté des maîtres alors, Guillon Claude, anar de papier qui t’offusque du mauvais service de la SNCF (que font les cheminots ? merde !), t’es beaucoup plus Charlie que tu ne veux bien le dire, y compris dans ta recherche, un peu vaine, de l’anarchie fondamentale dans la Révolution française, bien de chez nous (t’iras pas voir aussi loin que Baudelaire, c’est sûr, aucune fleur des îles ne te fera du mal)
En vrai, t’as pas un mot sérieux contre le capital, l’exploitation capitaliste pour toi, c’est la domination, les flics, les sans-papiers ça fait partie de ton folklore, un passeport pour ta bonne conscience et chez le bobos anars de base… Pas un mot contre le racisme d’aujourd’hui particulièrement contre les femmes « indigènes », t’es pas foutu de mettre les pieds dans les quartiers dont tu ne parles jamais, ou pas mieux que le Figaro et Libération : t’es juste un petit-bourge blanc, 20 ans post-68, devenu vieil anarchiste ayant acheté ton charisme dans l’édition, si peu « parallèle » et sans aucun risque que de récupérer plus tard ton pognon, un vieux con mais qui impressionne encore moyennement les jeunes idiot.e.s de ton milieu social, et racial.
Tu peux crever, salope, avec l’assurance qu’ils te feront, en face, de belles obsèques. Je ne m’y rendrai pas. Mais n’aies crainte, je n’irai pas cracher sur ta tombe.
ÉCONOMIE DE LA MISÈRE. Le plaisir utile
Ce texte constitue le cinquième chapitre de la première partie de mon livre Économie de la misère (Éditions La Digitale ; disponible).
Le plaisir utile
Si la publicité utilise largement le ressort érotique, par l’instrumentalisation du corps féminin (découpé, dénudé, provocant, toujours disponible), s’il semble que l’idéologie productiviste ait contaminé, via les modèles fournis par la pornographique et la sexologie, les comportements amoureux de certains de nos contemporains, on ne recense pas (encore) de cas de stimulation érotique directe des travailleurs sur les lieux de production. Il n’est pas fréquent non plus que l’exercice d’une activité érotique satisfaisante soit, fût-ce sous le couvert d’une respectable conjugalité, avancé comme motif d’une action revendicative, même si la grève et l’émeute sont autant d’occasions de rencontres amoureuses. Il existe pourtant, à ma connaissance, au moins deux cas de grèves « amoureuses », menées à la fin des années 70, en Italie et à Londres. Des ouvriers d’une usine de Pesaro se plaignirent qu’à dater de l’installation de nouvelles machines à encoller, leur libido ait anormalement diminué. Attribuant, à tort ou à raison, ce phénomène aux ondes électromagnétiques émises par les machines, ils se mirent en grève jusqu’au remplacement de celles-ci. Dans l’usine Londonienne de British Leyland, les ouvriers refusèrent le travail de nuit au motif qu’il compromettait leur vie amoureuse et conjugale. « Love first », titra joliment le Times [1].
Les réflexions des auteurs cités dans le chapitre précédent [non reproduit ici] attestent d’une relation certaine — par eux plus ou moins gaiement assumée — entre la question du travail (nécessité, discipline, principe de réalité) et celle du plaisir (épanouissement personnel, érotisme, émancipation des femmes). Afin peut-être de ne pas heurter de front la morale bourgeoise ou pour présenter leur critique du travail sous un jour plus pragmatique qu’utopique, des militants révolutionnaires, parfois médecins[2], seront « amenés à envisager non seulement la nécessité du repos musculaire, mais aussi l’utilité du plaisir », selon la formule du Dr Pierrot (1871-1950), auteur d’une brochure intitulée Travail et surmenage [3], largement citée dans l’Encyclopédie anarchiste. Ancien cofondateur du groupe des Étudiants socialistes révolutionnaires internationalistes (ESRI), qui devait évoluer du socialisme vers l’anarchisme, Pierrot estime que « l’observation médicale se heurte à la morale officielle [qui] fait du travail l’idéal de la vie ». La paresse s’explique, selon lui, comme une répugnance peut-être inconsciente envers une besogne déplaisante, dont le but et par conséquent l’intérêt échappent à l’ouvrier parcellaire, et dont par surcroît le profit est accaparé par un patron parasite. « Si les hommes voyaient le but de leur besogne, s’ils pouvaient comprendre dans son ensemble et dans ses parties un ouvrage qu’ils auraient reconnu eux-mêmes utile et beau, s’ils savaient que le fruit de leur propre travail profitât réellement à eux et à la communauté, alors ils pourraient s’intéresser à leur œuvre et s’adonner avec joie à un labeur librement consenti. »
Mais s’il conclut que « le plaisir est ou devrait être la base même de l’activité humaine », l’anarchiste se juge tenu de prêcher la modération. Dès lors que c’est en tant que médecin, c’est-à-dire en tant que dépositaire d’un savoir scientifique, qu’il formule ses recommandations, peut-être attend-on de lui qu’il indique les limites au-delà desquelles le plaisir — perdant son utilité — devient malsain ? « Si je prends comme exemple l’acte vénérien, il est certain que sa répétition trop fréquente en diminue la jouissance. Un fatigué génital [sic] ressent de la lassitude musculaire et cérébrale et aussi une certaine tristesse vague. C’est cette tristesse que les individus prennent parfois pour du remords, surtout lorsque l’acte ne s’accompagne pas de sentiments affectifs[4] ». Dans un texte de 1949 publié en espagnol dans la revue C.N.T. (organe de la Confédération national du travail anarcho-syndicaliste), Pierrot se réfère explicitement à l’idéal fouriériste du travail attrayant : « La fonction de la surabondance serait d’assurer à tous un superflu nécessaire aux joies de la vie et dont chacun aura libre disposition selon ses goûts. Ainsi l’inégalité n’existera plus et l’envie ne pourra plus s’exercer, puisque chacun pourra satisfaire ses goûts, par exemple soit en déplacements, en excursions ou en voyages, soit en réceptions amicales ou en joies amoureuses, soit en études ou en jouissances artistiques, soit en des marottes particulières[5]. »
Certains anarchistes n’hésitent pourtant pas à défendre le travail (et l’effort militant) contre les perversions de la mollesse, du stupre et de la fornication. Dans L’Éthique du Syndicalisme, c’est à titre de référence négative que Pierre Besnard (1886-1947) cite le droit à la paresse : « Il faut que chacun d’entre nous soit cet exemple contagieux, dont parlait Montesquieu […]. Cela se fait avec des individus normaux et sains, avec des hommes qui ont le souci du travail créateur et non avec des anormaux et des paresseux. […]. On ne s’étonnera pas que, contrairement à Paul Lafargue, auteur plus fantaisiste que marxiste, je ne revendique pas le droit à la paresse pour la classe ouvrière, mais celui au loisir sain, reposant et éducateur[6]. » Revenant quant à lui sur l’expérience des anarchistes espagnols, dont le rôle durant la révolution de 1936 fut prépondérant (jusqu’à la militarisation du mouvement sous l’égide des staliniens espagnols et soviétiques), Diego Abad de Santillan écrit : « En 1936, nous pouvions donner une forte impulsion au développement économique de l’Espagne parce que nous ajoutions à l’outillage existant la ferveur de la foi et l’intensification des efforts. […] Nous nous [en] sentions capables […], mais à travers l’instrument dont nous disposions, l’organisation syndicale [la C.N.T.] et non à travers les idylliques communes libertaires de nudistes et de pratiquants de l’amour libre[7]. »
Loin de la synthèse passionnelle imaginée par Fourier entre effort et plaisir, que reprenait à son compte (avec modération) le Dr Pierrot, mais aussi contre la pudibonderie surannée et le pseudo-réalisme des néo-proudhoniens, d’autres révolutionnaires explorent une troisième voie. Désir et plaisir ne seraient plus simplement utiles, encore moins incarneraient-ils la subversion ou le péché : ils seraient en eux-mêmes constitutifs de l’ordre social. On pourra s’étonner de trouver le surréaliste André Breton parmi ceux qui envisagent un tel renversement de perspective, au prix — dérisoire — d’une bonne gestion, qu’il semble approuver d’avance.
« Il est bien certain, affirme-t-il tout d’abord, qu’aux célèbres “À chacun selon ses capacités”, “ses œuvres” ou “ses besoins” (matériels), non seulement le surréalisme mais toute la poésie digne de ce nom tend à substituer un “À chacun selon ses désirs”. Est-ce beaucoup plus ambitieux, si l’on y réfléchit ? Qui dit qu’il ne suffirait pas d’une bonne gestion générale pour que le désir entre dans l’ordre ? Moyennant l’abolition des “verboten” en toutes langues, je ne doute pas que la pointe extrême et jusqu’à la plus asociale du désir ait tôt fait de se résorber[8]. »
Le psychanalyste Wilhelm Reich (1897-1957), disciple dissident de Freud, fondateur à Berlin de l’Association pour une politique sexuelle prolétarienne (Sexpol), bientôt exclu du parti communiste puis de l’Association psychanalytique internationale, formalisera à partir de son expérience clinique et militante une conception renouvelée de l’ordre social naturel, reposant sur le doublet : « économie sexuelle »—« démocratie du travail ». « Pour l’individu avec une structure génitale[9], la sexualité est une expérience agréable, et rien que cela ; le travail est une activité vitale heureuse et une manière de s’accomplir. Mais pour l’individu moralement structuré, c’est un devoir ennuyeux ou seulement un moyen de gagner sa vie[10]. » La prétention pseudo-scientifique (et les tracasseries staliniennes) ont fait oublier à Reich les conditions sociales concrètes dans lesquelles l’individu moyen exerce une activité salariée sans intérêt. Il est naïf — ou pervers — d’imaginer qu’une vie érotique satisfaisante (à supposer qu’elle se réduise à l’orgasme normalisé que Reich croit pouvoir quantifier à l’aide de ses appareils de mesure) métamorphose une tâche inepte, fut-elle effectuée dans un système démocratisé, en moyen d’épanouissement. C’est pourtant ce que le Dr Reich explique au « petit homme » : « [L’économie sexuelle] voudrait que tu vives ta sexualité la nuit pour ne pas en être obsédé le jour et pour te permettre d’accomplir ta tâche[11]. » Mais c’est, dès les années 30, lorsqu’il s’adresse aux jeunes du Parti communiste, que Reich résume le plus simplement sa conception de la vie saine : « Nous avons intérêt à ce que la capacité de travail de chaque militant du parti dure le plus longtemps possible, c’est pourquoi une vie sexuelle à peu près réglée est une des conditions les plus importantes. On croit gagner des forces en éliminant totalement la vie sexuelle. C’est une erreur. En vérité, lorsqu’on restreint trop sa vie sexuelle, c’est l’intensité du travail qui en pâtit : et l’on rattrape largement, grâce à la vigueur du travail que procure une vie sexuelle à peu près satisfaisante le temps que l’on perd dans sa vie privée, parce qu’on travaille alors vite et mieux[12]. » Ainsi le désir rentrerait-il dans l’ordre, selon la vision de Breton, résorbé, épuisé (de préférence la nuit), laissant à l’énergie vitale toute latitude de s’exprimer dans le militantisme social et dans le travail salarié.
[1] Libération, 28 octobre 1978. L’anecdote italienne est rapportée par le dirigeant stalinien Giovanni Berlinguer. Plus récemment, Pierre Larrouturou, partisan de la semaine de quatre jours, fait davantage confiance aux réformes qu’aux luttes sociales : « La réduction du temps de travail peut même déboucher sur un baby boom ! Des sociologues le pensent sérieusement ». Libération, 10 septembre 1997.
[2] La Doctoresse Madeleine Pelletier, féministe et néo-malthusienne, membre du Parti communiste mais collaboratrice de la presse anarchiste, fait débuter sa plaquette Le travail, Ce qu’il est, ce qu’il doit être (La Brochure mensuelle, n° 85, janvier 1930) par la phrase suivante : « L’homme est naturellement paresseux, le travail régulier est une conséquence de la civilisation. » Née en 1874, Madeleine Pelletier est morte en décembre 1939 à l’Asile de Perray-Vaucluse où, malade, elle purgeait une peine de prison, à elle infligée en application de la loi de 1920, pour avoir pratiqué des avortements.
[3] Pierrot Marc Dr, Travail et surmenage, 1911, aux Temps nouveaux.
[4] Des sentiments affectueux eussent évité un air de redondance, mais reconnaissons que cette dernière observation de Pierrot ne manque pas de pertinence.
[5] « Le facteur moral et le besoin de liberté dans l’évolution sociale et les possibilités d’élaboration d’une société future », publié en français dans Quelques études sociales, La Ruche ouvrière, 1970, p. 57.
[6] L’Éthique du Syndicalisme, édité par la Confédération générale du travail syndicaliste révolutionnaire (CGTSR), 1938, p. 20-22.
[7] Guérin, op. cit., p. 664, lettre du 10 juillet 1965.
[8] Entretien avec Claudine Chonez, Gazette des Lettres, 31 juillet 1948. C’est moi qui souligne. Breton introduit une distinction entre le désir, positif même dans sa « pointe » asociale, et la licence « qui est fautive. Parce qu’elle se cache, parce qu’elle est ruse […]. »
[9] C’est-à-dire, pour Reich, l’hétérosexuel(le) capable d’orgasme profond dans le seul coït phallus/vagin. L’individu moralement structuré, lui, souffre d’une cuirasse caractérielle qui lui interdit de décharger ses tensions et de goûter le plaisir, orgastique ou esthétique.
[10] La Fonction de l’orgasme (1947), L’Arche, 1970, p. 146.
[11] Écoute petit homme (1945), Payot, 1972, p. 52.
[12] Le Combat sexuel de la jeunesse (1932), Éditions Gît-le-Cœur, 1971, p. 91.
JE CHANTE LE CORPS CRITIQUE. Chap. 5 Art, sexe et religion : tisser ou trancher les liens ?
On trouvera ci-dessous le cinquième chapitre de mon livre Je chante le corps critique sous-titré « Les usages politiques du corps » (éditions H&O, 2008 ; voir lien dans la colonne de droite).
J’ai mis en ligne l’intégralité de ce livre avant même d’avoir trouvé un éditeur ; je l’ai laissé en ligne par la suite. Je récidive ici. Cependant, je ne saurais trop conseiller à celles et ceux qui s’intéressent à son contenu de se soucier aussi de son support papier, et d’en acheter un exemplaire. Non pas tant pour soutenir matériellement l’auteur (je n’y gagnerai pas un centime) mais pour convaincre l’éditeur (celui-ci et d’autres) que prendre en charge un ouvrage de cette sorte a encore un sens. Je ne choquerai ici que les ignorants du travail intellectuel : je n’aurais jamais fourni un tel effort pour simplement alimenter la colonne de mon blog. La lecture n’est pas une activité «neutre», et encore moins «privée»… pas de responsabilité politique en tout cas.
« Jésus a dit : si la chair s’est produite à cause de l’esprit, c’est une merveille ; mais si l’esprit s’est produit à cause du corps, c’est une merveille de merveille. Mais moi, je m’émerveille de ceci : comment cette grande richesse s’est mise dans cette pauvreté. »
L’Évangile selon Thomas, (milieu du IIe siècle[1]).
Les sociétés occidentales ont mis près de vingt siècles à dissocier la création artistique du lien culturel et social dominant qu’était la religion. Impossible d’envisager l’art sans considérer non seulement sa relation étroite avec la vision religieuse du monde, mais encore le lexique même de la religion : mots, mythes et personnages. Évidente jusqu’au XVIIIe siècle, cette double relation demeure, dans sa seconde composante, jusque dans l’art contemporain et ses avant-gardes les plus ironiques et les plus critiques vis-à-vis de la religion, du cinéma des Bunuel et Pasolini aux performances féministes de la seconde moitié du XXe siècle jusqu’à nos jours.
De ce point de vue, il n’est pas surprenant que des artistes — dont beaucoup sont des femmes ou des personnes qui remettent en question les genres, masculin et féminin — et qui s’inscrivent dans la filiation des acteurs de foire, danseurs et baladins, longtemps déconsidérés voire pourchassés par l’Église, s’approprient tardivement une tradition artistique imprégnée de religiosité et endossent des questionnements existentiels dont l’Église a perdu le contrôle idéologique.
C’est assez dire qu’il n’est pas sans intérêt de mettre en lumière les correspondances entre la religion et cette autre tentative de re-lier qu’est l’activité artistique quand elle se combine avec la communication : théâtre, vidéo, performances. Et d’autant plus lorsque l’art part et parle du corps. Le lecteur non-latiniste voudra bien garder à l’esprit les étymologies, d’ailleurs discutées, du mot religion (lat. religare, relier, ou religere, reconsidérer avec attention) et du mot sexe (lat. secare, couper, diviser).
- Religion : connaissance et haine du corps
Dès les premières lignes de son Adieu au corps (1999), David Le Breton attribue certains comportements de désaffection vis-à-vis du corps — automutilations et sexualité virtuelle via Internet — à l’influence historique d’un courant « gnostique ». Il affirme d’emblée que « les différentes doctrines gnostiques radicalisent la haine du corps » (p. 7). Supposé à l’origine du phénomène, le gnosticisme en est aussi le présent — « une donnée structurale de l’extrême contemporain[2] » — et l’avenir, puisque l’auteur évoque dans sa conclusion (p. 221) « le monde gnostique de la haine du corps que préfigure une part de la culture virtuelle ».
Puisant son information, si l’on croit la bibliographie, dans un unique ouvrage de vulgarisation publié dans la collection Que sais-je ? à la fin des années 1950[3], et guidé par ce que l’on pourrait appeler une « intuition contrariée », D. Le Breton s’engage dans une voie doublement discutable. Il place les adeptes modernes des scarifications et du branding (marquage) sous le patronage des gnostiques, minoritaires combattus par l’Église catholique, ce qui est d’autant plus incongru que parmi les nombreuses et virulentes attaques publiées contre eux par les hérésiologues ne se trouve pas celle d’automutilations[4], tandis que la tradition catholique est — elle — riche en exemples de « branding mystique », dont nous citerons bientôt quelques-uns. D. Le Breton semble considérer par ailleurs que les « différentes doctrines gnostiques » professent une haine du corps qui prendrait les mêmes formes dans tous les groupes. Inaugurer par une telle proposition la critique qu’il fait de la dite « sexualité virtuelle », censément née avec le réseau Internet, est particulièrement mal venu quand on sait que de nombreux gnostiques se livraient à des orgies. Nous observerons d’ailleurs que ces pratiques ont conservé intacte, depuis le IIe siècle, leur capacité de révulser les commentateurs, sectateurs rivaux, historiens ou sociologues. Nous ne visons pas cette fois M. Le Breton qui a choisi de ne pas évoquer ceux que l’on verra qualifiés par les historiens de « gnostiques licencieux », expression au charme désuet que nous reprendrons à notre compte.
Cependant, rendons grâce à M. Le Breton ! En effet, l’examen de son intuition contrariée et de la pétition de principe qui en procède nous amènera à la conclusion paradoxale qu’il y a bien une teinte gnostique dans certaines attitudes contemporaines vis-à-vis du corps sexué, qu’il s’agisse de pratiques érotiques, littéraires ou théâtrales, laquelle teinte exprime non pas une « haine » univoque du corps mais un malaise identitaire parfois violent.
En 1984 encore, dans sa préface au livre d’Irénée Contre les hérésies. Dénonciation et réfutation de la gnose au nom menteur, le cardinal Decourtray juge fondée et actuelle la stigmatisation du courant gnostique : « En luttant contre le gnosticisme, le deuxième évêque de Lyon a combattu [vers 150], il y a exactement dix-huit siècles, la déviance la plus redoutable que rencontre aujourd’hui la foi chrétienne, du moins en Occident[5]. » La lutte idéologique se poursuivant, le mensonge conserve toute son utilité. Decourtray ajoute donc : « Les sectes auxquelles est affronté Irénée s’accrochent, en effet, comme autant de plantes parasites, au tronc de la grande Église. » La réalité est autre, et plus diverse. C’est antérieurement à la formation de l’Église que se développent dans l’empire romain un grand nombre de groupes religieux, souvent autour d’une personnalité charismatique. C’est par la suite que l’ensemble disparate de ces sectes, qui ont en commun d’avoir été persécutées et vaincues par l’État romain et par l’Église — qui lui est associée sous le règne de Constantin (IVe siècle) —, sera qualifié de gnostique (du grec gnôsis, connaissance). Si certains parmi les premiers gnostiques — Simon le Magicien, Ménandre — ignorent le christianisme dans leurs systèmes, d’autres groupes se considèrent bel et bien chrétiens, sinon les seuls chrétiens véritables. Il faut encore signaler que si l’on connaît des rivalités entre différents groupes gnostiques, ceux-ci sont d’une grande porosité ; les textes ésotériques y circulent, sont repris, amalgamés à la doctrine locale[6]. Il est particulièrement remarquable que des pratiques aussi opposées que l’ascétisme abstinent et l’« ascétisme licencieux » puissent procéder d’un tronc idéologique commun.
Les théories gnostiques nous sont connues par des manuscrits d’époques, dont un ensemble de plus de quarante textes en dialectes coptes a été découvert en 1945 à Nag Hammadi[7] en Égypte, et par les notations des hérésiologues et autres « chrétiens officiels » ; ce sont ces derniers qui nous renseignent sur les pratiques initiatiques des gnostiques, à partir des témoignages de sectaires repenti(e)s.
Voyons maintenant en quoi le gnosticisme peut être effectivement assimilé à une « haine du corps ». Nombreux sont les textes gnostiques, écrit Henri-Charles Puech, qui assimilent le corps à « un vêtement, à un cadavre, à un tombeau, à une prison, à une chaîne, à un lien […] ou à un compagnon mal intentionné et indésirable, à un intrus, à un “brigand”, à un adversaire dont l’inimitié, la jalousie, la rébellion excitent et entretiennent en nous contradictions, luttes, révoltes, guerre intestine, parfois aussi (et les deux images vont souvent de pair) à un dragon dévorant et à une mer dont les houles tumultueuses ou les tempêtes menacent de nous engloutir[8]. »
Ce corps dans lequel le gnostique estime qu’il a été jeté, comme dans le monde, par de mauvais anges, il s’en dissocie soit par l’ascèse abstinente — les privations —, soit par ce que nous appellons une ascèse licencieuse, que le même H.-C. Puech évoque dans une accumulation de termes moralisateurs : « [le gnostique] use et abuse, sans limite ni scrupule, de la chair, du corps, de tout ce qui appartient au monde matériel, se plongeant même, pour tout épuiser, tout bafouer, tout nier, dans l’abject et l’immonde, qui ne sauraient ni le souiller ni l’asservir[9]. » On trouve une formule très voisine chez Serge Hutin, l’informateur de M. Le Breton : « Chez les gnostiques licencieux, il y a une véritable rage frénétique d’abaisser, d’humilier le corps : l’expérience du péché procure le sentiment de notre déchéance mais, ce faisant, il abaisse ce qui doit être abaissé : l’homme payera sa dette en péchant. Le gnostique exaltera la promiscuité sexuelle, toutes les formes de débauche charnelle. Nous verrons à quelles aberrations incroyables certains gnostiques qui se croyaient chrétiens se sont livrés[10]. » Nous voyons, outre les étroitesses d’esprit des historiens, la source idéologique du malentendu : le gnostique est réputé « humilier » et « rabaisser » son corps, il se plonge dans une « abjection » qu’il nie et dont son abjection même est supposée le sauver. Malheureux gnostique licencieux qui ignore une morale catholique antisexuelle encore point fixée à l’époque où il se livre à d’« incroyables aberrations », parmi lesquelles M. Hutin compte, en frissonnant, la « spermatophagie » !
Certains auteurs ont préféré la dénégation à l’indignation : les hérésiologues auront sans doute diffamé leurs rivaux, épuisant un catalogue d’horreurs fantasmées[11]. Plusieurs arguments peuvent amener à relativiser le risque de prendre en considération des informations falsifiées. Un moyen de recoupement consiste à comparer les résumés que fait, par exemple, Irénée de Lyon des idées gnostiques avec ce que nous en savons par les textes gnostiques eux-mêmes. Sa connaissance des doctrines est excellente et ses présentations, auxquelles il mêle une ironie irrésistible, conformes aux originaux. C’est d’autant plus remarquable que la gnose — réservée aux initié(e)s — est celée dans des textes parfois fort beaux mais presque toujours abscons et malaisés à résumer. Si Irénée prend la peine de présenter de manière rigoureuse les textes, pourquoi mentirait-il sur les seules pratiques gnostiques, les unes et les autres étant connus de ses contemporains ? Par ailleurs, on retrouve dans d’autres systèmes religieux, notamment le bouddhisme tantrique, des modes d’ascèse licencieuse qui évoquent par bien des aspects les gnosticismes préchrétien et chrétien.
« L’un des premiers traités tantriques bouddhistes, écrit Mircea Eliade, le Guhyasamaja Tantra, affirme péremptoirement que : “personne ne réussit à obtenir la perfection moyennant des opérations difficiles et ennuyeuses ; mais que la perfection peut facilement être acquise moyennant la satisfaction de tous les désirs” […]. Le même texte précise que la luxure est permise (par ex. le fait de manger n’importe quelle viande, y compris la chair humaine[12]). » Et lorsque M. Eliade dit de l’initié tantrique qu’il « se trouve par-delà le bien et le mal : rien ne le salit, quoi qu’il fasse[13] », ses termes s’appliquent parfaitement au gnostique, dont il n’est pas impossible que les idées aient pénétré en Inde[14].
Pour considérer un exemple plus actuel et plus proche, peut-être aussi plus inattendu, il semble que l’on peut faire une « lecture gnostique » du récit intitulé La vie sexuelle de Catherine M., rédigé par Catherine Millet, une spécialiste de l’art contemporain[15]. Mieux vaut d’ailleurs envisager une lecture englobant le texte et sa réception, tant l’étonnement réprobateur, mêlé de fascination, de maints critiques, visait une absence (surestimée) d’intérêt pour le plaisir. Il mettait en valeur du même coup la dimension proprement ascétique de la démarche de la narratrice, ascèse licencieuse s’il en fut.
Eros gnostique et androgynie
L’un des reproches adressés par Irénée aux gnostiques qu’il combat est de procéder au recrutement par séduction de nombreuses femmes. Marc, rival direct d’Iréne dans la région de Lyon, s’intéresserait de préférence, selon Irénée, aux riches élégantes, qu’il abuse en leur promettant la lumière, dont il est évidemment le vecteur charnel : « Tiens-toi prête comme une épouse qui attend son époux, dit Marc, afin que tu sois ce que je suis, et moi, ce que tu es. Installe dans ta chambre nuptiale la semence de la Lumière. Reçois de moi l’Époux, fais-lui place en toi et trouve place en lui. Voici que la Grâce est descendue sur toi : ouvre la bouche et prophétise[16] ! » Remarquons ici que le mode de recrutement par l’« initiation sexuelle » des femmes, et parfois des hommes, menée par le chef d’une secte et de rares élus désignés par lui, n’a perdu ni son actualité ni son efficacité. Une femme de quarante-deux ans, animatrice d’un groupe « raélien » à Paris, déclare :
« J’étais avec un homme et je ne concevais pas de lui être infidèle. Pourtant, j’étouffais, je me sentais mal. Grâce à Raël, je me suis découverte moi-même. Je suis mieux dans ma peau. Pour moi, la notion de plaisir est assez nouvelle[17]. »
Revenons à Marc : « [Il] use aussi de philtres et de charmes, sinon avec toutes les femmes, du moins avec certaines d’entre elles, pour pouvoir déshonorer leur corps. Elles-mêmes, une fois revenues à l’Église de Dieu, ont souvent avoué qu’elles avaient été souillées par lui en leur corps et qu’elles avaient ressenti une violente passion pour lui[18]. » C’est bien le moment de soupçonner, non pas tant Irénée de calomnier son rival, que les dames séduites et repentantes de mettre au compte de breuvages magiques l’appétit autant érotique que gnostique qu’elles avouent avoir éprouvé. Quant à Irénée, on devine que le choque autant l’égalité que Marc institue entre lui et ses initiées que la voie peccamineuse qu’il emploie.
Le polémiste chrétien Tertullien (IIe siècle) fustige « [les] femmes hérétiques — quelle n’est pas leur audace ! Elles n’ont aucune retenue ; elles ne craignent pas d’enseigner, de prendre part à des discussions, de se livrer à des exorcismes, d’entreprendre des guérisons, voire de baptiser[19] ! » Les femmes occupent en effet des places d’influence dans plusieurs sectes, les Marcionistes (de Marcion), les Carpocraciens et les Montanistes (de Montan). Hippolyte de Rome se moque de ces derniers qui « se sont laissé surprendre et tromper par des femmelettes nommées Priscille et Maximille, qu’ils regardent comme des prophétesses. […] Certains d’entre eux osent même dire qu’il y a eu en ces femmes quelque chose de plus grand que le Christ[20]. » Non seulement, certains groupes instituent ainsi une égalité entre les sexes, assez effective pour être scandaleuse, mais la doctrine gnostique porte la trace d’une plainte féminine. Dans la Pistis Sophia , attribué au gnostique Valentin, Marie de Magdala se plaint au Christ que Pierre est un misogyne : « Il hait notre sexe[21] ».
L’appréciation de la valeur, positive ou négative, attribuée par les gnostiques à la féminité est particulièrement délicate et nous ne donnerons ici que quelques éléments d’analyse qui renvoient, nous semble-t-il, aux problématiques concernant l’androgynie, le transsexualisme et les pratiques transgenre.
Plusieurs textes semblent indiquer que le processus d’ascension vers la lumière suppose la transformation du féminin en masculin. Dans l’utime logion (ou « dit ») de L’Évangile selon Thomas, Jésus réplique à Simon Pierre qui vient de réclamer l’exclusion de Marie, « indigne de la vie » puisque femme : « Voici que je l’attirerai afin de la rendre mâle, pour qu’elle devienne aussi un esprit vivant, semblable à vous mâles. Car toute femme qui se fera mâle entrera dans le royaume des cieux[22]. » Dans L’Évangile de Marie, note E. Pagels, c’est la Madeleine elle-même qui invite les disciples du Seigneur à louer sa grandeur « car il nous a préparées, et a fait de nous des hommes[23] ». Cependant, L’Exégèse de l’âme contient un passage qui paraît indiquer un processus inverse. Le texte décrit les tourments et la rédemption de l’âme qui, après sa chute d’auprès du Père, a été entraînée dans la prostitution par des amants trompeurs : « Le Père lui fera miséricorde : il détournera sa matrice des réalités extérieures et de nouveau la tournera à l’intérieur ; l’âme recouvrera sa disposition propre. Car il n’en va pas [de l’âme] comme des femmes : les matrices corporelles en effet sont à l’intérieur du corps comme les autres entrailles tandis que la matrice de l’âme est tournée vers l’extérieur, tout comme les organes virils sont à l’extérieur. Si donc la matrice de l’âme se tourne, par la volonté du Père, vers l’intérieur, elle est baptisée et aussitôt purifiée de la souillure extérieure qui a été imprimée sur elle[24] […]. » Le masculin, tourné vers l’extérieur, doit être retourné comme un gant, sur un modèle — une matrice — de nature féminine. Dans un poème gnostique du corpus de Nag Hammadi, Le Tonnerre, Esprit de Perfection, s’exprime une puissance féminine : « Je suis celle qu’on honore et celle qu’on méprise. Je suis la prostituée et la sainte. Je suis l’épouse et la vierge. Je suis (la mère) et la fille… Je suis celle dont les noces sont grandioses, encore que je n’ai point de mari… Je suis le savoir et l’ignorance… Je suis sans vergogne et j’ai honte. Je suis la force et je suis la crainte… Je suis insensée, et je suis sage… Je suis sans dieu, et je suis celle dont le Dieu est grand[25]. »
On notera que la honte est assimilée à l’ignorance dans le logion 37 de L’Évangile selon Thomas : « Jésus dit : lorsque vous vous départez de votre pruderie et prenez vos vêtements, les déposez à vos pieds comme les tout petits enfants, les piétinez, alors vous verrez le Fils […] » (Suarez, p. 37), et dans les Actes de Thomas, où l’épousée qui vient de recevoir les enseignements de Jésus s’écrie : « Désormais je ne me voilerai plus, parce que le miroir de la honte a été ôté de moi ; et dès lors je ne suis plus honteuse ni effrayée parce que l’acte de la honte et de la confusion est parti loin de moi[26] ! »
Sans chercher à toute force la résolution synthétique du dilemme de la prééminence d’un genre sur l’autre, il nous faut insister sur l’importance dans les textes gnostiques du thème de l’androgynie. Dans sa notice sur les Naassènes (de naas, serpent), Hippolyte de Rome signale que l’Adam qu’ils honorent comme origine de l’univers est « un homme et un fils d’homme. Cet homme est androgyne ». Les mêmes Naassènes commentaient ainsi le mythe grec de Cybèle, né(e) à la fois mâle et femelle, castrée par les dieux, et dont le jeune amant Attis a été ou se serait castré lui-même : « La mère des dieux [Cybèle] a-t-elle mutilé Attis, bien qu’elle l’eut pour amant : c’est que, là-haut, la bienheureuse nature des être supérieurs au monde et éternels veut faire monter vers elle la vertu masculine de l’âme. Car, dit [le Naassène], l’homme est androgyne. C’est pour ces raisons que ce qu’on appelle le commerce de la femme avec l’homme est, dans la doctrine une abomination et une souillure. Car, dit-il, Attis a été mutilé, c’est-à-dire séparé des parties matérielles et inférieures de la création, pour passer à l’existence éternelle là-haut, où, dit-il, il n’y a ni femelle ni mâle, mais une nouvelle créature, un homme nouveau, qui est androgyne[27]. » On aura remarqué la qualification des organes mâles comme « parties matérielles et inférieures de la création ».
Selon Clément d’Alexandrie, on trouve dans L’Évangile des Égyptiens, que les Naassènes connaissaient, un passage évoquant un dialogue entre Salomé et le Seigneur. Comme elle lui demande quand sera connu la réponse à ses questions, le Seigneur répond : « Lorsque les deux seront un et que le mâle avec la femelle [ne seront] ni mâle ni femelle[28]. » Dans l’un des textes de Nag Hammadi La Pensée primordiale à trois formes (Protennoia Trimorphique), le personnage éponyme s’exprime ainsi : « Je suis androgyne. [Je suis à la fois Mère et] Père, car [je copule] avec moi-même… [et avec ceux qui] m’[aiment]… Je suis le Sein maternel qui donne forme au Tout[29]. »
Un « communisme érotique » ?
D’après Hippolyte, qui cite l’Apophasis (déclaration ou révélation), ouvrage qu’il attribue au gnostique Simon, les disciples de ce dernier professent que « toute terre est terre, et peu importe où l’on sème, pourvu qu’on sème. » Ils approuvent la promiscuité érotique « déclarant que c’est là l’amour parfait, le saint des Saints et l’accomplissement de la parole “Sanctifiez-vous les uns les autres[30]”. » La justification du caractère interchangeable des partenaires dans un coït ayant pour finalité la procréation est loin de faire l’unanimité des gnostiques licencieux. Nous disposons d’une documentation précise sur les Barbéliotes (adorateurs d’une déesse-mère nommée Barbélo) par un transfuge de la secte, Épiphane, qui y passa assez de temps pour assimiler ses rites et les textes qui y circulaient, avant de la quitter et d’en faire excommunier quatre-vingt adeptes qui, information sur l’interpénétration des doctrines et des groupes religieux, étaient chrétiens.
Les Barbéliotes « mettent leurs femmes en commun […]. Lorsqu’ils ont bien banqueté et se sont, si je puis dire, rempli les veines d’un surplus de puissance, ils passent à la débauche. L’homme quitte sa place à côté de sa femme en disant à celle-ci : “Lève-toi et accomplis l’agapê [l’amour] avec le frère”. […] Une fois qu’ils se sont ainsi unis, comme si le crime de leur prostitution ne suffisait pas, ils élèvent vers le ciel leur propre ignominie : l’homme et la femme recueillent dans leurs propres mains l’émission de l’homme, s’avancent les yeux au ciel et leur ignominie dans les mains et prient à la manière des Stratiotiques et des Gnostiques ; ils offrent au Père, à la Nature du Tout, ce qu’ils ont dans les mains en disant : “Nous t’offrons ce don, le corps du Christ”. Puis ils le mangent et communient à leur propre ignominie, en disant : “Voici le corps du Christ, voici la Pâque pour laquelle nos corps souffrent et sont contraints de confesser la passion du Christ”. Ils font de même avec les menstrues de la femme. Ils recueillent le sang de son impureté et y communient de la même manière. Et ils disent : “Voici le sang du Christ”. […] Bien qu’ils pratiquent un commerce promiscuitaire, ils enseignent que l’on ne doit pas procréer d’enfants. […] Lorsque l’un d’entre eux, par surprise, a laissé la semence pénétrer trop avant et que la femme est enceinte […], ils extirpent l’embryon dès qu’ils peuvent le saisir avec les doigts, ils prennent cet avorton et le pilent dans une sorte de mortier, y mélangeant du miel, du poivre et différents condiments, ainsi que des huiles parfumées, pour conjurer le dégoût, puis ils se réunissent […] et chacun communie de ses doigts à cette pâtée d’avorton. […] Lorsque dans leurs réunions, ils entrent en extase, ils barbouillent leurs mains avec la honte de leur émission séminale, ils l’étendent et, avec les mains ainsi souillées et le corps entièrement nu, ils prient afin d’obtenir, par cette action, libre accès auprès de Dieu[31]. »
S’il juge leur conduite érotique et anticonceptionnelle « grossière et répugnante », Leisegang n’en écrit pas moins pertinemment des Barbéliotes que « leur communisme sexuel [exige] que tous soient aimés par tous afin de sauver le logos spermatikos [la raison séminale du monde]. Aucune femme, aucun enfant ne doivent être désirés pour eux-mêmes et personne ne doit mépriser un autre, car l’Agapé [l’amour] et le salut du sperma importent au Tout[32]. » C’est à la fois la dimension exceptionnelle de ce communisme, si l’on retient le terme, peut-être devrions-nous dire plus prudemment de cette mise en commun des femmes, et son cadre : il semble bien exclure l’inclination, le « choix » du partenaire, la passion de forme romantique, mais il n’exclut personne de l’exercice commun de l’érotisme. Il n’apparaît pas, comme c’est le cas dans nombre de sectes licencieuses, anciennes et modernes, qu’un chef s’attribue ici un privilège érotique aux dépens des affilié(e)s, dissimulant son pouvoir derrière des pratiques communautaires. Il n’existe pas de hiérarchie entre les individus (s’il en existe peut-être une entre les genres) et personne ne peut être ni méprisé ni considéré uniquement dans son rôle de reproducteur du groupe.
On peut discerner un écho contemporain, certes très atténué et presque entièrement symbolique, des célébrations Barbéliotes dans un genre de manifestation politique satirique : la parodie de prière et le cantique distribués sous forme de tract puis mis en scène par un collectif Laissez les jouir, lors d’une manifestation anti-intégriste, à Paris, au début des années 2000.
« Ceci est mon gode, c’est un jouet sexuel. Il est un des nombreux apôtres de Sainte jouissance. Il faut l’utiliser avec un préservatif car on peut l’utiliser avec de multiples partenaires, femmes et hommes, devant et derrière, notamment lors de PARTOUZE [sic pour les capitales et le singulier].
Connaissez-vous le clitoris ? C’est un autre apôtre de Saint orgasme, petit organe fait de chair et de sang, qui peut, lorsqu’il est ingénieusement stimulé, avec le doigt, la langue, les seins, produire un intense plaisir, qui amène le paradis sur terre.
Et l’anus ? Nos dignes ancêtres de Sodome et Gomorrhe nous ont enseigné la voie anale, sainte Sodomie priez pour nous. »
« Cantique : Priez pour nos spermatozoïdes récoltés par le latex, priez pour nos ovules qui grâce à la pilule ne seront jamais fécondés. Laissez les jouir, laissez les jouir, laissez les jouir. »
Dans l’Église : masochisme, anorexie et sainteté
Contrairement aux pratiques de l’ascèse gnostique qui ne sont ni agressives ni mutilantes (sauf pour les fœtus), on retrouve dans celles qu’alimente le mysticisme chrétien la préfiguration des techniques « modernes » de scarifications et de brûlures, ainsi qu’une tentation anorexique parfois doublée de mortification (ingestion de nourritures dégoûtantes).
Au XVIIe siècle, des religieuses se gravent sur la peau le nom de Jésus : ainsi Mme de Chantal, dont Maupas du Tour écrit qu’elle « eut bien le courage et la générosité de prendre un fer tout rouge de feu, duquel se servant comme d’un burin, elle-même, se grava le saint et sacré Nom de Jésus sur sa poitrine[33] ». Telle visitandine « imprime “le sacré Nom sur son cœur” par le fer et le feu, et fait “découler sur ses bras de la cire d’Espagne toute brûlante” ». Une autre « grave “sur son cœur avec le fer le Saint et Sacré Nom de Jésus, en lettres capitales de la longueur d’un demi-doigt (comme nous l’avons vu après sa mort[34])” ». Le dolorisme religieux peut se faire ostentatoire et quitter le secret de la clôture, et ce sont des cortèges de milliers de « flagellants », hommes, jeunes gens et garçonnets (les religieuses se fouettent en privé). L’Église catholique adopte une attitude ambiguë, tolérante, remontrante ou répressive selon qu’elle craint d’être déconsidéré par des excès ou concurrencée par des mouvements sociaux et religieux incontrôlables[35]. Rappelons que les groupes gnostiques originaux, antérieurs au christianisme avec lequel ils entreront en lutte, n’ont jamais adopté le culte du martyre. La plupart des gnostiques récusent en effet le récit de la mort du Christ en croix. Il n’y a donc pas lieu de suivre son exemple en faisant le sacrifice de sa propre vie. Quant à la douleur que recherchent les mystiques, elle est superfétatoire pour les gnostiques, précisément parce qu’ils considèrent que l’enveloppe corporelle est en quelque sorte déjà une punition en elle-même et non en raison des péchés auxquels elle expose.
Rudolph M. Bell a étudié les pratiques anorexiques et d’automutilation des mystiques catholiques dont il dresse un impressionnant catalogue. Catherine de Sienne se flagelle avec une chaîne de fer quotidiennement, « une fois pour ses péchés, une autre pour les vivants et une autre pour les morts. [Un fois pour le Père, une fois pour le fils, une fois pour le Saint-Esprit ?] Elle finit par être trop faible pour poursuivre ces châtiments qui duraient à chaque fois entre une heure et une heure et demie, jusqu’à ce que le sang coule de ses épaules jusqu’à ses pieds[36]. » Véronique Giuliani, sur ordre de son confesseur, nettoie les murs de la cellule où elle est enfermée avec la langue, avalant toiles et araignées. Elle s’est constitué un arsenal : des dizaines de chaînes différentes, un joug de bois, « et la grosse pierre sous laquelle elle avait écrasé sa langue ». Angèle de Folino confesse avoir désiré se promener nue dans les rues, arborant autour du cou des poissons morts et des pièces de viandes en putréfaction. De dix à vingt-deux ans, Benveneta Bojani porte un cilice : « Elle se ceignit le thorax d’une chaîne en fer et elle noua étroitement une corde autour de ses hanches. Pendant deux ans, à mesure que son corps se développait, la corde s’incrusta dans sa chair. […] Si elle se sentait emportée par le sommeil, elle se baignait les yeux avec du vinaigre [qui, dans le récit biblique, imprègne l’éponge que le légionnaire romain tend, par dérision, au Christ crucifié qui réclame à boire]. Trois fois par jour, elle se fouettait le dos[37]. » Francesca de ‘Ponziani, mariée de force par son père à treize ans, est atteinte de paralysie après la nuit de noces. Dès l’année suivante, elle porte un cilice sous sa robe, et serre autour de ses hanches une ceinture en fer et une autre avec des pointes de métal qui pénètrent sa chair. À titre de mortification préalable au coït conjugal, elle s’écorche la vulve avec de la cire ou du saindoux brûlant. Son mari déclara n’avoir jamais remarqué des pratiques mystiques dont il ne voulait pas tenir compte. Pas question de reconnaître la présence au logis d’une sainte qui escamoterait l’épouse consentante.
Eustoche de Messine s’expose nue au soleil sicilien des journées entières, au point que sa peau noircit et se craquelle. Son comportement, aujourd’hui presque banal, ne peut être à l’époque que celui d’une folle ou d’une sainte. Comme tant de ses pareilles, elle porte deux cilices, dont l’un est fait de ronces. Colomba da Rieti se nourrit de légumes avariés. Elle porte un cilice et une ceinture de fer. Comme elle est victime d’une tentative de viol, ses agresseurs sont épouvantés par ses prothèses et les traces de flagellations qui marquent sa chair. Tandis que les deux plus jeunes s’enfuient, le troisième tombe à genoux et l’implore d’intercéder par ses prières pour son épouse défunte et sa fille dans les ordres. La quincaillerie masochiste, dévoilée par force, signale la sainte où les rôdeurs espéraient une fille quelconque, c’est-à-dire une putain.
Engagées, estime Bell, dans « une lutte intense pour acquérir leur autonomie, s’affranchir du monde masculin qui les entourait et, finalement, de leur propre corps », les saintes dominicaines meurent plus souvent (de faim) que leurs homologues franciscaines, qui trouvent dans la figure de Marie un modèle féminin et un réconfort[38]. Lire la suite