“ANTISÉMITISME ET SIONISME”, une brochure de 1900

[Ce texte avait été d’abord publié sur mon site en octobre 2007]

 

C’est à la fin 1891 que naît à Paris le groupe des Étudiants Socialistes Révolutionnaires Internationalistes (ESRI), d’abord de tendance laïque et socialiste. À l’initiative de Jules-Louis Breton, étudiant au Collège de France, Alexandre Zévaès (droit) et Léon Thivrier (médecine), ce sont vingt-cinq étudiants qui se réunissent pour faire pièce à l’influence des associations étudiantes catholiques. Parmi les premiers ESRI, Marc Pierrot, futur médecin et militant anarchiste, collaborera aux Temps nouveaux, journal de Jean Grave, et à L’Encyclopédie anarchiste de Sébastien Faure. Autre figure anarchiste : Maria Isidorovna Goldsmith, docteur es-sciences, amie de Kropotkine ; faute d’avoir été naturalisée française, elle ne pût occuper de fonction en rapport avec ses compétences ; elle collaborera à la presse anarchiste sous les pseudonymes de Maria Corn et Isidine et jouera un rôle décisif chez les ESRI à partir de 1897. Elle s’est suicidée en janvier 1933.

Jean Maitron, qui a publié le premier travail consacré aux ESRI[1], divise la vie du groupe en deux périodes : celle du « pluralisme socialiste », de 1891 à 1893, durant laquelle des étudiants de diverses tendances socialistes, la période anarchiste enfin, de 1894 à 1903. Le groupe organise une bibliothèque et de nombreuses conférences, à usage de formation interne d’une part, publiques d’autre part (sur un rythme mensuel en 1893-1894). Les premières réunissaient une cinquantaine de personnes, les secondes en moyenne cinq cent.

Le groupe réunit, fin 1891, 62 adhérents et 4 adhérentes. Elles sont russes, ils sont 37 Français, 11 Roumains et 11 Russes. Fait remarquable : la majorité (23) étudient la médecine. L’année scolaire 1892-1893, les effectifs tombent à 43, mais les filles sont 6 (4 Russes, une Polonaise et une Italienne). On voit que le qualificatif « internationaliste » ne relève pas de la seule déclamation idéologique : le groupe est international.

En mai 1893, Zévaès et Thiercelin emmènent une partie du groupe former, dans une scission guediste (du nom du socialiste Jules Guesde, qui a formé avec Lafargue le Parti ouvrier français), le Groupe des Étudiants Collectivistes. Restent aux ESRI 12 adhérents et 2 adhérentes (les étudiants en médecine sont toujours majoritaires, mais les Français le sont devenus). Le groupe ira en s’amenuisant et se recentrera sur la rédaction de très nombreuses brochures : 21 entre 1894 et 1901, dont 7 sont l’édition de rapports rédigés pour être présentés au Congrès ouvrier de 1900 (finalement interdit), c’est le cas de Antisémitisme et sionisme que l’on peut lire ci-après. Parmi ces publications, un livre de 174 pages : Comment l’État enseigne la morale.

Marc Pierrot explique comment ces brochures étaient élaborées : « Elles étaient l’œuvre d’une commission et discutées chapitre par chapitre au cours des séances publiques. Cette commission comprenait de 6 à 12 membres. Leur collaboration fut tellement enchevêtrée dans certaines brochures qu’il me serait impossible de dire aujourd’hui quelle fut la part de chacun[2]. »

Maitron considère que le travail théorique des ESRI a été le laboratoire où s’est constitué en grande partie la doctrine du syndicalisme révolutionnaire, alors que la majorité des anarchistes entraient dans les syndicats[3]. Il s’appuie, entre autres, sur les souvenirs de Pierre Monatte, qui fut le dernier secrétaire du groupe, ainsi que sur ceux de Pierrot : « Le mérite du groupe fut d’avoir aidé à dégager les principes du syndicalisme révolutionnaire, au moment même où celui-ci naissait et se développait ». Et Maitron de conclure : « Ils ont mis à profit les solides études politiques et sociales auxquelles ils s’étaient adonnés, pour apporter à la doctrine qui s’élaborait, une formulation plus achevée et ils ont bénéficié, en milieu ouvrier, d’un préjugé favorable résultant du prestige qui s’attachait à leur culture et à leur situation sociale. »

Assez curieusement, le texte Antisémitisme et sionisme ne fait pas mention de l’affaire Dreyfus, alors que l’existence du groupe est à peu exactement contemporaine de cette dernière (1892-1902 pour les ESRI ; 1894-1906 pour l’affaire). On sait que les développements de l’affaire firent beaucoup pour resserrer les rangs des anarchistes, d’abord peu enclins à intervenir dans ce qu’ils considèrent comme une querelle entre militaires, pour la défense de Dreyfus, et surtout contre les antisémites à la Drumont (on se reportera pour la période aux travaux de Philippe Oriol). Cependant, le texte des ESRI montre qu’existait chez certains militants la tentation d’un « antisémitisme révolutionnaire », assez au moins pour mériter une sévère mise au point. On verra que les rédacteurs et rédactrices refusent d’envisager une « question de race », quand bien même ils/elles ne doutent pas de l’existence scientifique de races différentes. On remarquera également que pour ces anarchistes, ce qu’il n’appellent pas la « question juive » se présente sous deux formes également dangereuses, le piège antisémite et le piège sioniste. Cette position peut être difficilement lisible aujourd’hui, surtout si on la considère à l’aune des amalgames partisans entre antisionisme et antisémitisme. Pour les ESRI, la question est assez simple : toutes les pratiques, toutes les idéologies qui divisent les prolétaires et affaiblissent la classe doivent être combattues. Et l’antisémitisme et les « colonies » — on aurait dit dans les années 1970 les « communautés » — sionistes ou anarchistes en font partie.

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ANTISÉMITISME ET SIONISME

 

Le groupe des E.S.R.I. de Paris

Éditions de l’Humanité nouvelle, 15, rue des Saint-Pères, Paris, 1900, 8 p.

 

Rapport présenté au Congrès ouvrier révolutionnaire international (Paris 1900) par le groupe des Étudiants socialistes révolutionnaires internationalistes de Paris.

 

Un socialiste, un anarchiste peuvent-ils logiquement être antisémites ? Doivent-ils même se mêler à un mouvement antisémitique, avec l’espoir de détourner ce mouvement de son but primitif vers un résultat plus conforme à leurs aspirations ? Telle est la double question qu’on a proposé au Congrès d’examiner. Le plus étrange, assurément, c’est que les circonstances nous aient amenées à discuter sur une opinion qui avait pu paraître définitivement écartée. Il y a dix ans, n’importe quel Congrès socialiste ou anarchiste se serait abstenu de perdre son temps dans une pareille controverse : on se serait contenté de rappeler que le prolétariat poursuit l’affranchissement des hommes sans distinction de sexe, de race ou de nationalité. C’était clair, c’était logique, c’était suffisant : aujourd’hui, c’est encore clair et logique, mais il est fort malheureux que ce ne soit plus suffisant. Nous assistons, en effet, à une perversion étrange des traditions de la langue française : nous avons vu naître ou revivre des [démocrates chrétiens] ; on a composé, sans que le bon sens adressât une proposée aux Barbares, le monstre bicéphale appelé [socialiste-nationaliste] ; enfin, symptôme plus grave, l’attitude de certains chefs d’un parti scientifique puissant a pu faire croire que, tout en se gardant d’une alliance avec les antisémites, ils se croyaient tenus de les ménager. Certains de nos camarades même, toujours persuadés qu’il faut se mêler à tout mouvement quel qu’il soit, pour le détourner ensuite au plus grand profit de la Révolution, n’ont pas craint de s’engager jusqu’à un certain point dans cette voie décevante.

Ce que nous voulons faire ici, ce n’est pas une réfutation générale de l’antisémitisme, ce n’est pas montrer que les faits énoncés par les écrivains antisémites sont faux ou dénaturés ; cette œuvre a déjà été accomplie un peu partout et les réfutations sont généralement bonnes, parce que c’était vraiment un travail facile. L’objet de ce rapport est de dire en quelques mots l’histoire de l’antisémitisme en France au XIXe siècle, de montrer quelles gens sont antisémites et pourquoi ils le sont, de se demander si les socialistes et les anarchistes peuvent participer au mouvement antisémite soit dans son intégralité, soit en favorisant les solutions lâches et équivoques, comme le sionisme, soit avec l’espoir que d’une révolution antisémitique naîtrait la Révolution totale.

Après avoir été maintenu pendant dix-huit siècles par l’oppression romaine et chrétienne, le sémitisme fut aboli en 1789 par la déclaration des Droits de l’homme. Il fut ressuscité par Napoléon Ier, cet Italien catholique, superstitieux, fanatique, dont on ne dira jamais assez haut les méfaits. L’œuvre de la Révolution fut d’ailleurs assez durable pour que cette poussée d’antisémitisme prit fin avec l’Empire. Elle reparut sous la monarchie de juillet qui, à beaucoup d’égards, fut plus réactionnaire que la Restauration. Une vague théorie antisémite se fit jour dans le livre de Toussenel : Les Juifs rois de l’époque. Ce livre est de 1836, c’est-à-dire du temps qui sépare Casimir-Périer de Guizot, époque fertile en fusillades de prolétaires, cependant que se constituait en France l’industrialisme moderne. La seconde République eut d’autres préoccupations que de favoriser ou contrarier les Juifs ; sous Napoléon III ils furent trop nécessaires à l’organisation des grandes sociétés modernes de crédit pour qu’on songeât à les persécuter. Vint enfin le régime dont nous jouissons, d’abord dirigé par les libéraux, qui, à côté de défauts innombrables, avaient cette qualité d’être des libéraux conscients. Mais ils furent remplacés, vers 1885, par des opportunistes, et la réaction commença : La France juive , de Drumont, est de 1886. Qu’on nous entende bien : quand nous parlons de réactionnaires et de progressistes, il ne s’agit pas de définir la distance qui sépare M. Méline[4] de M. Bourgeois[5]. Nous donnons au mot réactionnaire un sens beaucoup plus large que celui de conservateur ; il faut tenir compte de l’évolution générale, et il est bien certain que les constituants de 1789 étaient des esprits beaucoup plus hardis que nos radicaux. Il était donc intéressant de constater que tous les mouvements antisémites ont correspondu à des mouvements de réaction, et, si nous sortons de France, nous voyons que le pays ou l’antisémitisme est le plus fort est l’Autriche, c’est-à-dire précisément le pays qui fut pendant tout le XIXe siècle le centre de la contre-révolution, le pays qui garda le plus longtemps le système féodal et qui soutint si énergiquement en Europe ce qu’on a appelé la Politique de Metternich.

Qu’est-ce donc que l’antisémitisme ? Est-ce une question de races ? Les théoriciens qui le soutiennent sont fort embarrassés pour être logiques ; ils parlent d’Aryens et d’Asiatiques et sont dès lors obligés d’être beaucoup plus affirmatifs sur la pureté de race des Aryens que la science n’ose le faire aujourd’hui. Peu nous importe, d’ailleurs, avec le plan que nous nous sommes tracés ici : cette considération de races aurait de l’importance si elle avait un résultat pratique ; mais on ne voit pas bien les populations passionnées par un problème d’ethnographie.

L’antisémitisme est-il une querelle religieuse ? Pour les chefs du parti et surtout pour les chefs occultes, les Congrégations et aussi le Clergé séculier, quoi qu’on en dise, cela est absolument vrai. Mais il est remarquable que ces chefs avouent ressentir pour les Juifs une haine de race, ce qui est faux, même pour eux, et qu’ils se défendent de vouloir ressusciter les guerres de religion, ce qui est pourtant l’exacte vérité. C’est qu’ils sentent bien, en réalité, qu’un mouvement religieux est aujourd’hui très difficile à provoquer en France. Lire la suite