L’utopie, Léon de Mattis nous le confirme d’emblée, ne doit pas être conçue comme l’élaboration d’un «plan» – surtout s’il s’agit du plan d’un nouvel État, et même s’il s’agit du plan de la cité idéale (parfois aux allures de caserne). Néanmoins, si elle veut éviter le piège stérile des rêveries esthétiques ou moralisantes, l’utopie doit assumer une dimension programmatique. Étant entendu qu’il s’agit du programme d’une révolution qui abolit tous les aspects du monde présent. C’est dans cette tension que s’inscrit la réflexion de Léon de Mattis.
La lecture de cet essai, que l’auteur a eu le courage politique de dater (Utopie 2021) m’a semblé à la fois rassérénante et stimulante, tout particulièrement dans la période actuelle où la « distanciation sociale » a non seulement atomisé les relations mais, semble-t-il, les corps eux-mêmes. La forme du texte – des paragraphes courts – se prête à l’opération nécessaire de « recoller nos morceaux ». J’en propose quelques-uns à la lecture, en incitant celles et ceux qui me lisent à s’approprier l’ensemble.
À lire les extraits qui suivent, le titre de ce billet s’éclairera; en effet, l’auteur traite au présent de ce qui pourra·it se produire demain, de ce que nous pourrions produire demain. Seul étonnement (ou faute d’inattention de ma part?): l’absence dans ces lignes de l’amour. Peut-être Léon de Mattis souhaitera-t-il répondre sur ce point ? (Ce blogue lui est ouvert)
Être le spécialiste d’un seul art ou d’une seule technique est considéré comme dégradant. Quelqu’un qui se réserverait pour une seule tâche sous prétexte qu’il y excelle serait considéré comme un moins-que-rien. Le sous-entendu d’une telle attitude est inévitablement que ce qu’il estime ne pas avoir à faire doit revenir aux autres. Cela n’empêche en rien l’excellence et l’adresse : simplement, le ou les domaines où certains excellent ne les privent pas d’assumer toutes sortes d’autres activités. Celui qui est doué dans un domaine peut aussi travailler dans un jardin collectif, préparer des repas, participer à la moisson l’été ou à divers chantiers communautaires. Personne ne l’y force : il ne le fait pas parce qu’il s’y sent obligé, mais parce que, s’il ne le faisait pas, il ne se verrait pas comme une personne accomplie.
La spécificité de l’âge ne peut pas être ignorée, mais cette spécificité n’est pas conçue en termes de limitation. Par définition, il n’y a rien de plus dynamique que le jeune âge : un enfant se crée et se recrée continuellement. Peut-être le monde communiste est-il capable de garder chez chaque individu une part de cette dynamique tout au long de sa vie. Tout comme il a aboli le genre, le monde communiste abolit les différences sociales fondées sur l’âge. Cependant, il n’abolit pas l’enfance : il abolit l’adulte.
La révolution communiste combine deux caractéristiques. La première est celle d’un contexte de luttes de classes intenses et répétées à un niveau mondial. La notion de lutte de classe doit être prise au sens large. Il faut y inclure non seulement les conflits du travail, mais aussi les oppositions aux projets d’appropriation du territoire et toutes les luttes contre ce que la société du capital nous impose d’être socialement. Les formes de lutte elles-mêmes doivent traduire cette intensification par la multiplication des grèves, manifestations, blocages, occupations, émeutes, insurrections… Il ne s’agit pas pour autant d’établir une relation mécanique entre l’intensité des luttes et la production du communisme. Une période de fortes mobilisations peut se dérouler sans rien qui ressemble, de près ou de loin, à la production du communisme. À l’inverse, des ébauches de pratiques communistes peuvent naître dans des moments encore précoces de l’extension des luttes. La seule chose qui est essentielle, c’est de comprendre le lien indéfectible entre communisme et lutte des classes : la production du communisme est un processus qui la prolonge tout en la faisant changer de nature.
Les discours de l’être humain sur lui-même sont en partie performatifs. Ils sont le produit des formes sociales de leur époque, mais ils ont aussi pour effet de renforcer ces formes dont ils sont le reflet. Le pessimisme de Hobbes concernant la nature humaine est le produit de la société de son temps, mais il est aussi ce qui permet de renforcer le genre de politique qui rend l’homme mauvais. Ce n’est pas l’état de nature qui fait de l’homme un loup pour l’homme : c’est plutôt la répression féroce dont la théorie de Hobbes fait l’apologie qui le rend ainsi. Dans un autre registre, le militant borné s’emploiera par sa pratique à rendre réels ses présupposés idéologiques. Ne pas croire à la possibilité du communisme est une entrave réelle à la possibilité de sa production.
De Mattis Léon, Utopie 2021, Acratie, 121 pages, 9 €.
Statut de l’ouvrage : acheté en librairie (Publico, 45 rue Amelot 75011 Paris).
Les toiles reproduites sont de Henri-Edmond Cross.