’est en lisant sur le site Paris-luttes.info (voir lien dans la liste, à droite de votre écran) un texte de la Coordination des groupes anarchistes (CGA) que m’est venu l’idée de prendre quelques notes sur la question soulevée en titre de ce billet.
Pour celles et ceux qui ne sont pas à l’écoute sur Twitter, je rappelle que quelques piques visant ce texte ont donné lieu à un non-débat ubuesque sur… la « pédophilie » et mes tentatives supposées de la « légitimer[1] ». La manœuvre a réussi en ce que la polémique, à coup de gentillesses de 140 caractères (la règle des messages sur Twitter), a complètement détourné l’attention du texte de la CGA.
Je précise que je n’ai aucun contentieux — je devrais peut-être écrire « n’avais » ! — particulier avec cette organisation. On m’a fait remarquer qu’un groupe parisien ne représentait pas nécessairement l’ensemble d’une coordination, ce qui me semble tomber sous le sens. Je crois que mes contradicteurs/trices ont du mal à comprendre que lorsque je critique un texte de M. Tartempion ou de tel groupe politique, sur un point précis, il ne s’agit pas pour moi de discréditer Tartempion ou le groupe, mais d’attirer l’attention sur le point précis qui me paraît litigieux, dangereux, ou simplement concerner tout le monde et mériter un débat critique. La manœuvre ridiculement diffamatoire qui me visait était exactement de nature inverse : ne prêtez pas attention à ce qu’écrit Guillon, c’est un … [remplir le blanc, ici avec « ami des violeurs d’enfants », voire « violeur d’enfants lui-même », excusez du peu !].
On a également avancé l’argument selon lequel le passage du texte que je vise ne poserait qu’un « problème de formulation ». S’il s’agit de disculper les auteur(e)s du texte de je ne sais quelle « faute morale », que je ne songe nullement à leur reprocher, pourquoi pas ? Cependant, il faut observer que toute expression, orale ou écrite, toute discussion, tout échange, étant entièrement constitué(e) de « formulations », je vois mal comment l’on pourrait se dispenser de leur analyse.
J’en viens à la conclusion du texte, intitulé « Du colonialisme d’hier au racisme d’État aujourd’hui[2] », qui m’a fait d’abord tiquer (c’est moi qui souligne en gras).
Nous devons permettre l’alliance entre toutes les minorités opprimées, qu’elles soient religieuses, nationales ou sexuelles, de manière autonome et sans hiérarchie. Nous avons besoin de nous unir autour de nos intérêts communs, sur des bases de classe, pour développer des luttes populaires capables de faire plier nos ennemis : États et bourgeoisies, quelles que soient les étiquettes dont ils se parent («républicain», «islamiste»…).
« L’alliance entre toutes les minorités opprimées, qu’elles soient religieuses, nationales ou sexuelles » ?
Passons, pour le moment, sur la stratégie d’ « alliance des minorités », fort problématique à mon sens et sur laquelle je reviendrai.
Essayons de comprendre qui sont ces « minorités ».
Minorités « religieuses » d’abord. La lecture du texte permet de confirmer la première hypothèse qui vient à l’esprit du lecteur et de la lectrice de 2015 : il s’agit des musulmans. Ne chicanons pas trop sur les mots, pour le coup. On comprend bien que les auteur(e)s visent le racisme « anti-arabe » qui se dissimule sous une détestation de la seule religion musulmane. Parfaite illustration : l’agression, en pleine rue, d’une jeune femme, accessoirement enceinte, au seul motif qu’elle porte un voile (ou un foulard, ce qui en l’espèce ne change rien).
Il se trouve que l’islam est aujourd’hui en France la religion la plus apparemment vivace. Ne connaissant pas les chiffres de fréquentation des lieux de culte, par exemple, j’ignore si cette impression est fondée. Mais la visibilité dans l’espace public est évidente, et non pas seulement du fait de femmes portant un foulard ou un voile ou d’hommes portant la barbe et un long vêtement ample (dont le nom précis m’échappe). Les seules fois où j’ai entendu parler de religion dans la rue ou les transports ces quinze dernières années, il s’agissait de jeunes adolescent(e)s enfants d’immigrés ; ils et elles parlaient du ramadan. Il eut été très surprenant que le renouveau d’une religion incarnée par des Français(e)s originaires du Maghreb ou né(e)s de parents originaires de cette partie du monde, n’entraînât pas un surcroît de racisme. Ce racisme, comme le rappelle à juste titre le groupe de Paris de la CGA, est d’origine directement coloniale.
Minorités « nationales » maintenant. J’avoue avoir fait d’abord, dans une lecture rapide, un contresens : pour moi « minorités nationales » évoque en effet les discours indépendantistes, basque, corse, breton. D’où un commentaire ironique qui a été bien mal compris : « Gros succès à prévoir chez les trans satanistes bretons ». Contrairement à ce qu’ont cru lire quelques crétins des deux sexes, cette formule ne vise à discriminer ou moquer ni les transsexuel(le)s ni les satanistes, ni les bretons. Elle moque celles et ceux qui pensent réaliser un nouveau « sujet de l’histoire » en « alliant » les minorités que ces catégories incarnent.
Revenons aux « minorité nationales ». Les militant(e)s de la CGA ne songeaient pas du tout aux basques, etc. Dans le corps du texte l’expression désigne notamment les Roms et semble-t-il les immigrés sans-papiers. D’un point de vue juridique, considérer un immigré sans-papiers comme faisant partie d’une « minorité nationale » est une contradiction dans les termes. On pourrait éventuellement, de manière polémique et en argumentant, considérer toutes les personnes vivant en France comme faisant partie de la Nation, mais alors à quoi rimerait de renvoyer les sans-papiers au statut de minorité « nationale », puisque cela reviendrait justement à récuser toute idée de « nationalité » ?
Tout cela est bien confus. Et le pire est à venir. Dans cette phrase :
Nous dénonçons de même un antisémitisme où la minorité nationale juive est rendue responsable de l’oppression des autres minorités, dans un contexte de multiplication des actes antisémites, dont la prise d’otage début janvier.
La « minorité nationale juive » !
J’admets que la question de l’ « identité juive » est assez complexe, si j’en crois les personnes elles-mêmes qui s’en revendiquent. Mais je ne vois pas comment on pourrait considérer d’aucune manière l’existence d’une « minorité nationale juive ». Il existe des personnes qui observent des préceptes de la religion juive ; on peut à bon droit les qualifier, en France, de « minorité religieuse ». Il existe des personnes de culture juive et/ou renvoyées à une identité culturelle juive du fait de leurs origines ou de la consonance de leur nom de famille. Ces personnes peuvent être racisées en tant que juifs ou juives, y compris sans s’éprouver ou se revendiquer comme juifs ou juives elles-mêmes. Mais ni les unes ni les autres ne constituent une « minorité nationale », opprimée de surcroît ! Je ne sache pas que les « juifs », dans n’importe laquelle des acceptions précédemment envisagées, soient discriminés ou stigmatisés par les lois républicaines.
En passant : il me semble que ce discours, même si cela n’entre évidemment pas dans les intentions des militant(e)s de la CGA Paris, rejoint dangereusement celui du Likoud israélien appelant les juifs français à rejoindre leur « patrie naturelle ».
Cette confusion explique, si l’on peut dire, ce qui m’était apparu comme une incongruité sur l’affiche appelant à une conférence-débat le 27 mars dernier[3] : la mention que la conférence serait animée « par un militant libertaire juif de la CGA-Lyon ».
On peut supposer (?) que l’adjectif « juif » ne renvoie pas ici à la pratique d’une religion monothéiste, même si l’on a connu des « anarchistes chrétiens ». C’est donc probablement en tant que membre de la supposée « minorité nationale juive » que ce militant a souhaité se présenter. Comme si « libertaire » ne suffisait pas en fait de « minorité » !
Venons en à la dernière partie du triptyque, la moins détaillée dans le texte : les « minorités sexuelles ». Elles ne sont évoquées qu’une fois, sous l’acronyme classique LGBTI : lesbiennes, gays, bisexuel(le)s, transgenre et intersexe.
Nous voilà au complet !
Cette « stratégie » d’alliance, qui ressemble davantage à un alignement de tribune, n’est pas complètement nouvelle. Elle rappelle vaguement le gauchisme des années 1970, cherchant à fédérer des « contestations » : femmes en luttes + immigrés + comités de soldats, etc. Cependant, l’apparition de « minorités religieuses » dans une stratégie révolutionnaire anarchiste me semble inédite. Et non-viable.
Que l’on partage, non sans problèmes parfois, une lutte avec des personnes très diverses, dont certaines ont des croyances et des pratiques religieuses contraignantes, c’est une nécessité de toute lutte de classe (la CNT syndiquant des travailleurs du métro, musulmans pratiquants, en a fait l’expérience). Que l’on combatte le racisme dont sont victimes, sous prétexte de leur religion, des personnes immigré(e)s ou enfants d’immigré(e)s doit aller de soi. Mais envisager d’intégrer en tant que telle une « minorité religieuse » à une espèce de front de lutte, revient à renoncer à la critique de la religion elle-même, de la croyance en un « dieu » créateur, omniscient et devant régir les comportements quotidiens des êtres humains. Puisque c’est en tant que croyant(e) discriminé(e) que le sujet est considéré comme partenaire naturel, il serait paradoxal de se permettre de remettre en cause la rationalité de ses choix, et ses conséquences, ce qui constituerait une discrimination supplémentaire[4].
Ce qui me frappe dans le passage du texte ci-dessus reproduit, c’est le téléscopage entre ladite stratégie d’alliance des minorités et une position « classiste »… classique : « Nous avons besoin de nous unir autour de nos intérêts communs, sur des bases de classe, pour développer des luttes populaires capables de faire plier nos ennemis. »
Je serais curieux de savoir par quelle opération magique des populations choisies sur la base de leur appartenance, réelle ou fantasmée, à des « minorités » pourraient s’allier « sur des bases de classe ».
Si au contraire, c’est dans une lutte, dans un quartier ou sur un lieu de travail, que des personnes appartenant par ailleurs à telle ou telle minorité, se retrouvent au coude à coude, alors on peut espérer que leurs appartenances « identitaires » ne feront pas obstacle à la lutte commune.
Partir des « identités », et plus encore quand elles sont définies de manière fantasmatique, est une démarche vouée à l’échec. Pire, elle risque de contribuer au contraire de son objectif : renforcer des regroupements « identitaires » ou « communautaires ».
Je ne demande à personne d’oublier d’où il ou elle vient ou de feindre une uniformité taisant les goûts et les aspirations de chacun(e), mais la démarche révolutionnaire me semble par nature nécessiter — et permettre — le dépassement des identités culturelles, philosophiques, érotiques et autres.

Action enchaînée. Aristide Maillol, 1905.
[1] Pour mémoire : je ne cherche nullement à « débattre de la pédophilie », encore moins pour la « légitimer », mais à comprendre ce que la réaction sociale à la dite « pédophilie » (sans définition ni légale ni scientifique, d’où les guillemets) peut nous apprendre des rapports sociaux de sexe et des rapports entre adultes et enfants. Le déferlement de sottise haineuse qu’a suscité la première citation (pas faite par moi) de l’un de mes textes sur ces questions montre que le potentiel émotionnel du sujet est intact. Émotionnel, pas critique, hélas, puisqu’au contraire « questionner » est ressenti comme un moyen — sournois ! — de « justifier ».
[2] Il s’agit si j’ai bien compris d’un communiqué, du groupe CGA région parisienne, distribué sous forme de tract à la manifestation du 21 mars « contre le racisme et fascisme ».
[3] Visible en illustration du communiqué sur Paris-luttes.info.
[4] Quid, par exemple, des mutilations génitales pratiquées sur les enfants ?
Ce texte a été repris sur les sites & blogues:
Sur le site cité ci-dessus — ceci est une allitération —, un message [m’]avait été posté, en avril, dont je n’ai pris connaissance qu’à la fin juin 2015.
Je le reproduis ci-après:
Je rejoins mon correspondant sur un point: un(e) personne de religion, ou même simplement de culture musulmane, peut parfaitement, et à juste titre, se sentir vivre dans une société imprégnée de catholicisme, et par là marginalisée, voire ostracisée. Là même où moi, anarchiste et antithéiste (mais baptisé et ayant suivi des cours de catéchisme), je ne me sens nullement agressé, ou même concerné, par des fêtes qui n’ont plus aucune signification religieuse à mes yeux.
Je n’aurais d’ailleurs rien contre l’introduction de nouveaux jours fériés dans notre calendrier (sans dissimuler mes propres arrière-pensées en la matière!).
Je partage à peu près son point de vue sur la stratégie “d’alliance des minorités”, par contre sur ce passage:
“Les seules fois où j’ai entendu parler de religion dans la rue ou les transports ces quinze dernières années, il s’agissait de jeunes adolescent(e)s enfants d’immigrés ; ils et elles parlaient du ramadan” je pense que soit C. Guillon n’a pas réfléchi, soit il réussit le parfait exploit d’échapper à tout le folklore de Noël, de l’épiphanie, pâques (c’est d’actualité) ou la toussaint, en passant par pentecôte, ascension et tout le cinglinglin, et ce depuis 15 ans.
En ce sens, entre autre, je pense effectivement que la religion chrétienne est dominante et donc les autres minorées. Je pense que C. Guillon ne fait pas d’islamophobie en trouvant plus visible la religion musulmane, mais cette remarque participe pour moi à l’islamo marginalisation (je préfère cette expression à islamophobie), on trouve normal toutes les fêtes, jours fériés (et vacances scolaires associés, vacances de toussaint et de pâques) associés au rites chrétien, mais le ramadam (environ un mois dans l’année) serait plus visible !?!…
J’espère que le commentaire passera et que Guillon aura l’occasion de le lire, pour finir j’écris en simple contradicteurice, j’ai eu la chance de le croiser lors de journées libertaire et je l’apprécie beaucoup pour l’ensemble de l’œuvre (livre, conf’ et blog).»
Quand j’évoque les ados parlant du ramadan dans l’autobus, il s’agit de jeunes qui discutent d’une pratique religieuse (même s’ils le font parfois avec des arrière-pensées fort triviales). Et c’est ce que je remarque et pointe comme un symptôme, et non le ramadan en lui-même, dont je n’ai que faire. C’est très différent de jours de fête d’origine chrétienne qu’une grande majorité de gens envisagent de manière laïcisée.