Je donne ici le troisième chapitre de mon livre À la vie à la mort, sous-titré « Maîtrise de la douleur et droit à la mort », publié en 1997 aux éditions Noêsis (épuisé mais disponible à La Galerie de la Sorbonne, librairie parisienne).
Ainsi une rêverie au coin du feu, quand la flamme tord les branches si grêles du bouleau, suffit à évoquer le volcan et le bûcher. Un fétu qui s’envole dans la fumée suffit à nous pousser à notre destin !
Gaston Bachelard, La Psychanalyse du feu, 1949.
Pour un être humain, le souci de maîtriser sa mort peut se traduire par le choix du moment, qu’il s’agisse du suicide ou de l’euthanasie, mais aussi par des dispositions concernant le devenir de son corps après le décès. Or, il n’y a qu’un peu plus de cent ans qu’un citoyen français est libre de choisir le genre de ses funérailles : inhumation ou crémation, cérémonie civile ou religieuse. L’acquisition de ce droit marquait un recul du contrôle des prêtres sur la vie quotidienne et donnait, avec seize ans d’avance, un avant-goût de séparation entre l’Église et l’État. Les débats parlementaires et les polémiques que suscita l’événement ne sont pas sans rappeler ceux que nous avons étudiés à propos du suicide.
Admise par le Vatican depuis une trentaine d’années, la crémation des cadavres ne choque plus que des psychanalystes, mais le public, qui l’adopte de plus en plus volontiers, ignore tout de son histoire, que je me propose de retracer ici.
Le 20 octobre 1880, le journal Le XIXe Siècle, que dirige l’écrivain Edmond About, publie un article de M. Georges Salomon, ingénieur des mines. C’est un manifeste « crématiste ».
« Si nous ne voulons pas que nos cadavres soient plongés dans une fosse froide et humide pour s’y transformer lentement en une masse infecte d’où s’échappent des êtres miasmiques [sic], des liquides et des gaz qui ne peuvent que nuire aux vivants ; si nous préférons les envelopper d’une nappe brillante de feu qui, en les réchauffant, les réduise promptement en quelques poignées de cendre blanche pour ceux qui restent et en une légère fumée qui monte vers le ciel, nous voulons en avoir la liberté.
Cette liberté peut d’autant mieux nous être octroyée que l’incinération des corps ne blesse en rien la religion, la morale et le sentiment.
La religion en effet ne subit aucune atteinte ; rien n’est modifié dans le cérémonial des funérailles ; le prêtre, le pasteur, le rabbin peut aussi bien bénir le cadavre au bord de l’appareil crématoire qu’au bord de la fosse béante et l’idée de la résurrection subsiste tout entière, la puissance divine étant infinie.
La morale et le sentiment ne sont pas plus atteints : l’appareil dissimulé par une sorte de sarcophage antique est placé dans un temple funéraire ; on n’entend aucun bruit, on ne voit ni feu ni fumée, rien ne trahit, pour ceux qui accompagnent le corps, la marche de l’opération. Le culte ardent que l’on porte aux morts, dans notre pays, ne serait nullement altéré ; ne peut-on pas aussi bien prier tout près des cendres chéries déposées dans une urne cinéraire que sur la froide tombe ? »
Après être revenu sur les dangers des miasmes émanant des cimetières, l’auteur souligne le gain de place que permet la crémation, pour conclure :
« Nous terminerons là, en conviant les partisans de la crémation à nous adresser leurs adhésions au bureau du journal, à l’effet de fonder une société ayant pour but d’ériger un crématoire à Paris, après avoir obtenu des Chambres, par la pression de l’opinion publique, la liberté de la crémation. »
Aidé du maire du VIIIe arrondissement de Paris, Kœschlin-Schwartz, et d’une douzaine d’autres notables (médecins, députés, hauts fonctionnaires), qui se sont tous rendus à Turin au cours de l’année 80, pour y assister à des expériences d’incinérations, menées à l’occasion d’un congrès d’hygiène, Salomon crée, en novembre, la Société pour la propagation de la crémation[1].
La nouvelle organisation compte, au bout d’un an, plus de 400 adhérents, dont nombre de célébrités : Léon Gambetta, Alfred Nobel (qui réside alors à Paris), Casimir Périer, Marcelin Berthelot, etc.
En attendant le changement législatif que les crématistes réclament, la Société organise, pour ses adhérents fortunés[2], le transport des corps en Italie, où l’incinération des cadavres est licite.
En août 1883, Casimir Périer dépose un projet de loi ayant pour objet de permettre le choix entre crémation et inhumation. Le texte est appuyé par 19 parlementaires, et par une pétition qui recueille 5 000 signatures, mais il demeure lettre morte. Trois ans plus tard, en 1886, par crainte de manquer une occasion qui ne se représentera pas de sitôt, le député Blatin dépose un amendement à l’occasion du débat sur la liberté des funérailles civiles. Les crématistes avaient jusque-là évité de recourir à ce moyen, redoutant — assez naïvement — qu’il ne lie par trop dans l’esprit du public, et des députés, crémation et anticléricalisme. Nous sommes encore, rappelons-le, à 19 ans de la séparation de l’Église catholique et de l’État, qui n’interviendra qu’en 1905.
L’amendement Blatin est adopté, mais le Sénat, sans en remettre en cause l’esprit, efface le terme « incinération ». Le texte, adopté en octobre 1887, est ainsi rédigé : « Tout majeur ou mineur émancipé en état de tester, peut déterminer librement les conditions de ses funérailles notamment en ce qui concerne le caractère civil ou religieux à leur donner et le mode de sa sépulture. Un règlement d’administration publique déterminera les conditions applicables aux divers modes de sépulture. » Ledit texte réglementaire n’est publié que le 27 avril 1889. À cette date, la Société pour la propagation de la crémation compte environ 600 adhérents ; ils ne sont guère que 800 en 1911, et un millier en 1913. Il ne s’est jamais agi, au moins jusque dans les années 30, d’une organisation militante, encore moins d’un mouvement de masse, mais d’un lobby qui doit son efficacité parlementaire au nombre de députés qu’il rassemble[3]. On peut considérer comme un indice supplémentaire de cet état de fait, la reconnaissance d’utilité publique, que la Société obtient le 12 octobre 1897, par un décret signé du président de la République Félix Faure et du ministre de l’Intérieur Louis Barthou.
La résistance cléricale
Le 30 mars 1886, à la Chambre, Charles-Louis Freppel, évêque et député d’Angers, s’élève vigoureusement contre la légalisation de la crémation :
« Ce genre de sépulture, s’exclame-t-il, s’il est encore permis de l’appeler ainsi, constitue à mes yeux un véritable recul dans la marche de la civilisation. C’est tout simplement un retour au paganisme et au paganisme dans ce qu’il avait de moins moral et de moins élevé, au paganisme matérialiste et ne sachant plus respecter dans le corps humain la demeure d’une âme immortelle. […] »
Affirmant, sans en donner d’exemple, qu’on a « vu trop souvent, de nos jours, avec quelle facilité on passe, dans notre pays, du facultatif à l’obligatoire », le prélat accuse les républicains de vouloir imposer la crémation à tous : « Comme il n’y aura guère que des républicains à se faire incinérer, l’inhumation ne tardera pas à prendre un caractère monarchique. On y verra un danger pour l’idée républicaine et le tour sera joué. » Où l’on voit la mauvaise foi, si l’on ose dire, se nourrir des souvenirs de 1793, qui remontent, il est vrai, à moins de cent ans…
Franchissant quelques degrés supplémentaires dans l’injure, Freppel qualifie d’abord la crémation d’« acte de sauvagerie », puis assimile ses partisans à des cannibales : « faire disparaître le plus vite et le plus complètement possible la dépouille mortelle de ceux qui nous sont les plus chers […], c’est là un acte de sauvagerie qui répugne aux instincts les plus élevés du cœur humain. […] De deux choses l’une : ou ces scènes de cannibales — je ne crains pas de les qualifier ainsi — ou ces scènes de cannibales se passeront devant tout le monde et alors il ne se peut rien concevoir de plus contraire à la décence et à l’honnêteté publiques ; ou bien elles seront secrètes, clandestines, et alors vous ouvrez les portes à une foule d’abus. »
Admettre la crémation, c’est flatter les « défaillances d’une société frivole et sceptique », dans laquelle le culte des morts est peut-être l’un des derniers refuges de la spiritualité catholique. Céder le terrain aux « cannibales », c’est préparer l’Apocalypse : « Il n’y aura plus de ces champs de repos où, à certaines époques de l’année, aux portes d’une grande ville, un peuple entier vient recueillir des pensées graves, fortes et austères ; tout disparaîtra ; vous retomberez en plein paganisme. Il ne restera plus dans l’esprit des populations que l’image du néant. J’ose donc espérer que la Chambre voudra bien repousser un amendement qui, s’il était adopté, porterait une grave atteinte aux idées religieuses et morales qui sont l’honneur et la force d’un peuple[4]. »
Il est aisé à l’économiste protestant Frédéric Passy, futur prix Nobel de la paix[5], de répliquer, sur le même terrain — sinon sur le même ton — au nom de la liberté d’opinions :
« Si je m’interdis de froisser la conscience de ceux qui voient les choses d’un autre œil que moi, je ne puis accepter sans protester qu’ils manquent d’égards pour la mienne.
Moi qui suis spiritualiste, moi qui crois profondément à l’immortalité de l’âme et à la résurrection dans une autre existence et qui, sans cette persistance de notre personnalité ne comprend guère ce que pourrait être cette vie […], moi, je considère que ce qu’il y a de plus irrespectueux pour ceux que nous avons perdus, c’est de les livrer à cette désorganisation plus ou moins lente, mais toujours épouvantable, qui ne réalise pas, comme on le prétendait à l’instant à cette place la parole sacrée : “Poussière retourne à la poussière”, mais qui semble dire au contraire : “Fange, retourne à la fange ; corruption, retourne à la corruption ; fétidité, retourne à la fétidité”. »
Comme le rapporte le chanoine Coubé dans sa Revue des Objections, deux mois après le vote de l’amendement Blatin, « un grand nombre d’évêques et de chrétiens perspicaces ayant remarqué que des hommes d’une foi douteuse ou attachés à la secte maçonnique[6] » s’agitent en faveur de la crémation, le pape Léon XIII publie un décret du Saint-Office, en date du 19 mai 1886. Il y qualifie la crémation de detestabilem abusum (abus détestable). Les crématistes sont privés de sépulture ecclésiastique ; même consignée sur un testament, un contrat ou un acte quelconque, leur volonté est considérée comme non avenue.
Léon XIII avait quelques griefs personnels contre les crématistes : « En Italie, les partisans les plus actifs de la crémation étaient aussi des anticléricaux et souvent des Francs-Maçons. Ils se confondaient en partie avec les artisans de l’unité italienne qui avaient dépossédé le pape de sa souveraineté temporelle pour donner une capitale à leur pays[7]. »
Lorsqu’en 1889, la crémation est légalisée en France, le cardinal-archevêque de Paris fait lire en chaire le décret du Saint-Office par les curés du diocèse. Assez curieusement, l’opposition réaffirmée du Vatican a des répercussions jusque dans le mouvement crématiste français. Nombre d’adhérents de confession catholique quittent la S.P.I. ou se font inhumer[8].
Les catholiques, et, parmi eux, ceux qui sont les plus crédibles dans un discours à la fois moraliste et hygiéniste, mènent en effet campagne. Le Dr Henri Dauchez, secrétaire de la Société Saint Luc, prononce une conférence au cercle des étudiants du Luxembourg, dont le texte sera édité en brochure[9]. L’honorable praticien se vante d’avoir visité le crématoire du Père-Lachaise en escaladant le mur, dépourvu qu’il était de l’autorisation préfectorale nécessaire. À ses yeux, la crémation n’a que des inconvénients : non seulement elle rend impossible les exhumations juridiques, mais elle peut troubler l’esprit des assistants. Le cas rapporté n’est guère présentable, Dauchez doit reconnaître qu’il s’agit probablement d’un alcoolique, mais enfin, puisqu’il s’agit de frapper les imaginations… Un malheureux, donc, a été pris de folie furieuse lors d’une cérémonie de crémation, « dont le terrible spectacle reparaissait incessamment dans son délire actuel et dans ses conversations ».
Cependant, les crématistes ont des arguments scientifiques, qu’il faut réfuter. En l’occurrence, le Dr Dauchez admet que l’hygiène des cimetières est parfois problématique, notamment lorsqu’ils sont proches d’un cours d’eau ; il faudra faire « des fondations profondes en maçonnerie hydraulique (sic) ». Parmi d’autres mesures préventives susceptibles d’améliorer la sécurité sanitaire, le médecin envisage, prouvant ainsi que l’on peut marier l’hygiène et la charité bien ordonnée, « la combustion par la chaux vive, procédé applicable aux classes pauvres » ! Sa conclusion tient dans un calembour, très en vogue chez les anticrématistes : « …qu’il nous soit permis d’émettre en terminant, le vœu de voir ensevelir, dans l’oubli et le discrédit, cette pratique barbare, reconnue dangereuse, onéreuse et peu pratique. »
Flammes et oriflammes
Sous quel drapeau les crématistes se sont-ils battus ? Si l’on en croit les journaux catholiques de la fin du XIXe siècle, la question est bientôt tranchée : les crématistes sont des francs-maçons, et l’incinération des cadavres une manœuvre contre l’Église !
Lors de l’assemblée générale de la S.P.I., du 12 mai 1918, le secrétaire Georges Salomon proteste. À l’entendre, on a même été trop tolérant à l’égard de la religion : « Notre propagande s’est faite au grand jour, non contre, mais à côté de l’Église. […] [nous nous sommes montrés] respectueux, à l’excès, de toutes les croyances[10]. » Sur les excès commis, les avis sont partagés. Un M. Violet, adhérent catholique, se déclare : « en tout, politique comme incinération, contre ceux qui veulent la lute des classes et avec ceux qui demandent l’entente[11]. » Il « regrette que les critiques adressées au clergé catholique au sujet des résistances qu’il oppose à la crémation prennent un tour plutôt agressif que persuasif. À son avis, il ne faut pas chercher à vaincre l’Église, mais à la convaincre. » Lui-même a consulté le cardinal Amette, qui lui a assuré que rien dans les dogmes n’interdit cette pratique funéraire[12].
Le chanoine Coubé reconnaît, lui-aussi, que la crémation « n’est pas directement contraire à la foi » mais pense que l’Église doit « tenir compte d’un lien psychologique, symbolique » entre la foi et l’inhumation. « Nous avons vu, écrit-il, que l’incinération favorise indirectement le matérialisme. Aussi la franc-maçonnerie l’a-t-elle prise sous son patronage afin de faire pièce à la Religion. […] Il est donc bien avéré que la crémation est aujourd’hui patronnée par les Loges du monde entier. Elle a pris de ce fait un sens antireligieux qu’elle n’avait pas par elle-même, du moins pas à ce point. […] L’urne est devenue une machine de guerre contre l’Église[13]. »
Selon le chanoine, « c’est la Franc-Maçonnerie qui mène la campagne, avec l’appui d’un grand nombre de protestants et de juifs ». Blatin n’est-il pas « un des pontifes de la F \ M \ », Kœchlin-Schwartz un « fameux franc-maçon », et la S.P.I. une « société maçonnique, reconnue d’utilité publique, le 12 octobre 1897, par le président Faure[14] » ?
Dans son article « Incinération », le Dictionnaire apologétique de la foi catholique (1911) cite, à titre de preuve, une « circulaire de la secte, reproduite par Mgr A. Chollet : “L’Église romaine nous a porté un défi en condamnant la crémation des corps que notre Société avait jusqu’ici propagée avec les plus beaux résultats. Les FF \ devraient employer tous les moyens pour répandre l’usage de la crémation[15]” ». Impossible de juger de l’authenticité de cette « circulaire ».
Il est par ailleurs assez difficile, étant donné la nature particulière de la Franc maçonnerie, de déterminer son influence exacte dans la S.P.I. de 1890. La question ne semble pas intéresser outre mesure les associations crématistes actuelles, où l’on connaît, et reconnaît bien volontiers, le compagnonnage passé et le nombre encore relativement important de francs-maçons parmi les adhérents. Ni les crématistes ni les francs-maçons eux-mêmes n’ont consacré d’articles ou d’études à ce point d’histoire[16]. Toutefois, en comparant les listes d’adhérents fournies par Georges Salomon (La Crémation en France, 1890) avec les personnalités recensées dans divers dictionnaires spécialisés, on dénombre huit francs-maçons avérés[17] sur 18 députés ayant signé le projet de loi de 1882, et au moins six dans l’état-major de la S.P.I[18]. De plus, consultant à la bibliothèque du Grand orient de France, les comptes rendu de ses travaux, j’ai trouvé trace d’un discours d’Antoine Blatin, de 1901, dans lequel il confirme avec un certain sens de la provocation les pires accusations des catholiques anticrématistes.
Rappelons que Blatin (1841-1911), a été successivement membre, puis président du Conseil de l’Ordre du Grand orient, président de l’Assemblée, et enfin membre, président, puis Grand Commandeur du Grand Collège des Rites. Hostile à toute tentative de « sécularisation » de la Maçonnerie, il est considéré comme un « traditionaliste[19] ».
C’est à l’occasion des obsèques civiles du F \ Paul Viguier, Grand Chancelier du Grand Collège des Rites, qui avait tenu à ce que ses funérailles soient « un dernier acte de propagande », que Blatin révèle le rôle joué par les loges. Il va jusqu’à affirmer qu’il ne s’exprimait à la tribune de la Chambre que comme « mandataire de l’Ordre » !
« Il n’est peut-être pas hors de propos mes Frères, dans la triste cérémonie qui nous réunit en ce moment, de rappeler que notre F \ Viguier fut, au Conseil municipal de paris, président de la Commission de la Crémation et qu’il joua, par conséquent, un rôle important dans l’organisation de cette grande œuvre d’hygiène, de salubrité publique et de bon sens, à laquelle ce qui reste de lui rend, en ce moment, un suprême hommage. Cette œuvre, MM \ FF \ fut préparée dans nos loges. C’est de la Maçonnerie qu’elle est sortie, comme tous les progrès et toutes les réformes qui, depuis plus d’un siècle, ont honoré l’humanité. Je ne fus moi-même que le mandataire de notre Ordre lorsque j’eus l’extrême honneur de porter cette importante question à la tribune de la Chambre et de la faire triompher[20]. »
Le rôle dans le mouvement crématiste des militants libres penseurs, anticléricaux, et anarchistes, est souvent évoqué. On peut certes trouver les traces de sympathies socialistes dans les compte rendus des débats de la S.P.I. M. Violet ne se plaignait-il pas de côtoyer des partisans de la lutte des classes ? Mais il s’agit de sentiments plutôt que d’un engagement réel. En 1926, la Société remercie son homologue allemande, la Société des libres penseurs allemands pour la crémation (Verein der Freidenker für Feuerbestattung), qui a envoyé des renseignements en français sur ses activités. Fondée en 1905, à Berlin, par douze militants, elle atteint, en 1925, plus de 400 000 membres. « Nous nous plaisons, déclarent les sociétaires français, à la féliciter du nombre énorme d’adeptes qu’elle a amenés à la crémation en les enrôlant sous la bannière du socialisme et de l’anticléricalisme les plus audacieux et les plus intransigeants. Mais, ajoutent-ils, nous [en France] apparaissons devant le public surtout comme des urbanistes, sans distinction d’opinions ou de croyances ; nous ne voulons être que des crématistes [21] »
Quant aux anarchistes, l’idée répandue, tirée ici d’un article de Libération, selon laquelle « la crémation figurait au volet “sociétal” des revendications du mouvement libertaire, au même titre par exemple que l’union libre[22] », est dépourvue de fondements. Il n’existe pas d’articles « Crémation » ou « Incinération » dans l’Encyclopédie anarchiste de 1930. Si le culte des morts, d’inspiration religieuse ou non, est moqué et combattu, on ne trouve pas de prise de position en faveur de la crémation. À l’article « Mort », E. Girault ne tranche pas entre les deux modes d’obsèques : « Que les corps aillent à la terre ou au feu. Simplement, naturellement, discrètement si le mort fut un humble, et en manifestation s’il fut un militant et si sa dépouille doit servir de prétexte à propagande. » Quant à l’individualiste Libertad, il brode sur le thème de la putréfaction, qui lui est cher, sans plus d’allusion au feu purificateur : « Ne voyons-nous pas, au centre des villes, de grands espaces que les vivants entretiennent pieusement : ce sont les cimetières, les jardins des morts. Les vivants se plaisent à enfouir, tout près des berceaux de leurs enfants, des amas de chair en décomposition, les éléments de toutes les maladies, le champ de culture de toutes les infections. »
Même s’ils se réjouissaient de ce qui chagrinait l’Église, les compagnons anarchistes ne pouvaient éprouver d’attirance pour un mouvement de notables bourgeois et de politiciens. Un rapide survol de la presse libertaire, particulièrement nombreuse et active à l’époque où naît la S.P.I., ne permet pas de découvrir un seul écho d’une préoccupation « crématiste ». Au contraire, les pontes de la Société se font épingler. Le député Heredia, frère du poète, est brocardé comme « propriétaire d’esclaves » dans La Révolution cosmopolite. Dans Le Père Peinard, Pouget traite Francisque Sarcey de « grosse moule », ce qui est peu dire d’un personnage qui a incité au massacre des communards.
Il demeure vrai que beaucoup de militants ont choisi de se faire incinérer. Le columbarium du Père-Lachaise, à Paris, pour ne citer que cet exemple, renferme les cendres de nombreux anarchistes ou compagnons de route, parmi lesquels l’anticlérical André Lorulot (1885-1963), l’écrivain Félix Fénéon (1861-1944), Rirette Maîtrejean (1887-1968), Nestor Makhno (1889-1934) et May Picqueray[23] (1898-1983).
La période récente a vu d’autres militants se tourner vers la crémation. Des militants d’Act Up déclaraient à la revue Transition (n°3, juillet 1995) : « La crémation nous intéresse pour le type de cérémonie qu’elle permet : pour la dimension communautaire et politique propre à nos rassemblements. » Un militant de l’association réclamait que ses « cendres soient dispersées dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale, au moment jugé le plus opportun par mes proches, de préférence lors d’un relais médiatique direct et en présence d’un maximum de députés[24]. » Ce mode de protestation post mortem a effectivement été utilisé : les cendres de Cleews Vellay, président d’Act Up mort en 1994, ont été jetées sur des médecins de l’Agence française du médicament[25].
D’un bûcher l’autre
Il y avait dans la soudaine répulsion des hiérarques catholiques pour le feu, appliqué pourtant aux seuls cadavres, une espèce d’ironie de l’histoire, que les plus anticléricaux des crématistes ne pouvaient manque de relever. Les Inquisiteurs avaient-ils de ces scrupules à l’instant de brûler leurs victimes toutes vives ?
Georges Salomon se donne l’air de dédaigner ces arguments trop polémiques, qui font les délices de ses confrères italiens : « La ligue formée entre les diverses sociétés de crémation de l’Italie s’éleva aussitôt contre [le] décret [du Saint-Office de mai 1886] en rappelant que l’église (sic) “sempiternelle ennemie de tout progrès” préférerait sans doute, comme par le passé, appliquer la crémation aux vivants. Nous n’énumérerons pas, après elle, à titre d’arguments, les auto-da-fé de l’inquisition (sic), les temps ont trop changé[26] ».
Les temps ? Peut-être… Mais les continuateurs des Inquisiteurs ? La nécessité où se trouvent certains de répliquer à la fois aux objections contre l’inhumation et aux condamnations de l’Inquisition les pousse à d’éclairantes professions de foi. On s’en convaincra à la lecture du chanoine Coubé, qui écrit, trente-cinq ans après Georges Salomon : « Alors même que l’on blâmerait l’Église d’avoir allumé ou laissé allumer les bûchers du Saint-Office, on n’aurait pas le droit de mettre sa conduite passée en opposition avec sa conduite actuelle dans la question de la crémation, car les principes sur lesquels elle s’appuie aujourd’hui ne sont pas contraires à ceux qui l’inspiraient jadis. […] Les inconvénients qui lui ont fait condamner la crémation sont moindres que ceux qui auraient résulté au Moyen-Âge de l’impunité d’un acte, hérésie ou apostasie, que l’on considérait comme un crime d’État et que l’on punissait comme tous les crimes d’État, c’est-à-dire par le feu[27]. »
Je veux bien croire que le chanoine n’a saisi ni les contradictions ni la portée de ses arguments : ils n’en sont que plus révélateurs. L’inquisition avait raison ! L’Église a raison en condamnant les crématistes, comme elle avait raison en encourageant les bûchers. Ses raisons sont les mêmes, dans un cas comme dans l’autre, au Moyen-Âge comme en 1925. On ne peut donc lui opposer le passé !
Le recul du Vatican
Il faut attendre plus de soixante-dix ans pour que le Vatican révise sa position. C’est chose faite par décret en date du 5 juillet 1963, signé par Paul VI en plein concile de Vatican II. Les interventions de médecins catholiques français, et particulièrement de la Société St Luc, semblent avoir pesé, d’autant que le président de la Fédération française des sociétés crématistes, le Dr Hazemann, est également l’un des dirigeants de la Société[28].
Des gens d’Église participent aux travaux des associations crématistes. Dans un rapport présenté au congrès international de Grenoble (1972), Michel Riquet rappelle que les théologiens ont toujours reconnu qu’il n’existe aucun obstacle dogmatique à la crémation, et observe — non sans humour — que l’Église elle-même a parfois recouru à des pratiques peu ragoûtantes. Les Croisés ne découpaient-ils pas les cadavres en morceaux, qu’ils mettaient à bouillir jusqu’à séparation des chairs et des os ? Cette technique, appliquée par exemple à Saint-Louis, permettait d’obtenir immédiatement un grand nombre de reliques faciles d’emploi, ce qui n’a jamais rebuté la piété chrétienne. « Au contraire, dit Riquet, avec une audace peut-être involontaire, elle s’en est nourrie. » Le théologien prend acte de ce que les associations crématistes se sont éloignés des préoccupations antireligieuses et maçonniques qui avaient fourni le prétexte à l’opposition pontificale et assigne aux militants la tâche de « mettre scientifiquement en valeur le sérieux des raisons d’ordre sanitaire, économique et social […], qui, dans un monde de plus en plus industrialisé, automatisé, urbanisé, commanderaient de préférer la crémation à l’inhumation[29]. »
L’obsession de la putréfaction
On ne peut qu’être frappé, à la lecture des articles, tracts et discours des pionniers de la crématisation, que nous avons déjà cités, par la récurrence obsessionnelle du thème de la putréfaction du corps. Certes, le combat crématiste pour la liberté des funérailles s’inscrit dans un fort mouvement hygiéniste qui traverse le XIXe siècle, et qui est aussi un mouvement de laïcisation de la société. Par ailleurs, il est plus que probable que certaines formules ont été délibérément outrées par leurs auteurs, à la fois pour frapper les imaginations et pour renforcer le message implicite d’opposition entre la clarté, dont les libre-penseurs brandissent le flambeau, et l’obscurantisme religieux. Il n’en demeure pas moins que ce jeu fantasmatique finit par tourner à la complaisance morbide.
Le premier prospectus publique de la Société réaffirme les thèmes abordés dans l’article du XIXe siècle : le désir de purification est opposé à « l’horreur de la décomposition lente et putride », le feu à la « froide terre ». Les autres termes qui sont associés à l’inhumation sont : « humide », « infecte », « hideux ». L’un des tracts diffusé par la Société, en 1906, va jusqu’à reproduire une série de clichés photographiques représentant les diverses étapes de la décomposition d’un cadavre[30] ! Georges Salomon, alors secrétaire général de l’organisation, déclare, lors de l’assemblée générale du 7 mars 1891 : « Nous voulons, nous hérétiques, la crémation, la purification facultative, l’église l’inhumation, la pourriture [31]. » Début 1932, la S.P.I réalise trois « causeries » radiodiffusées par le poste P.T.T., à Paris, et dont le Bulletin publie le texte. Lors de la dernière, le 6 janvier, l’orateur fait allusion aux réticences du public à la crémation : « Sous la paix menteuse du marbre et des fleurs, elle [la population] sait que l’immonde putréfaction continue ; mais, par réaction intellectuelle ou affective d’une sentimentalité outrée, elle se suggestionne et s’abandonne volontairement au fétichisme du cadavre. » On ne peut se défendre de songer que cet hygiéniste là, aussi hérétique soit-il, emprunte fâcheusement à ses adversaires cléricaux un peu du fanatisme qu’il leur reproche.
En fait d’hygiène, il semble bien que ce soit, parmi d’autres motivations, elles plus rationnelles, la hantise — fort peu rationaliste — du devenir de la dépouille, je devrais dire : de l’image du devenir de la dépouille, qui anime les premiers crématistes. Une autre terreur est convoquée en conclusion d’un tract, rédigé et signé par Georges Salomon, et intitulé Incinérons nos morts. « L’incinération, assure l’ingénieur, conjure le plus épouvantable des supplices : la possibilité du réveil après la mort apparente[32]. » On voit mal en quoi le fait d’être, par hypothèse, brûlé vif dans un four crématoire, serait préférable à l’asphyxie dans un cercueil prématurément enseveli ! D’autant qu’à partir de 1907, l’accès à la salle des fours du crématorium du Père-Lachaise (inauguré en 1889), où chacun était admis à suivre le déroulement des opérations à travers des sortes de hublots, est interdit. Est-on bien certain qu’une fois le four mis en route, les employés prêtent davantage attention à d’éventuels ressuscités que les traditionnels fossoyeurs ?
De la fin des années 40 aux années 70 de notre siècle, la revendication de « pureté » est ostensiblement affichée par les titres de la presse crématiste, puis les références au feu purificateur s’estompent progressivement. Ainsi, entre 1947 et 1972, le bulletin de la S.P.I. s’intitule La Flamme purificatrice. Durant la même période, la Fédération nationale des sociétés françaises de crémations, créée en mars 1930, ne possède pas d’organe propre. En 1972, devenue Fédération française de crémation (F.F.C.), elle reprendra le titre de la S.P.I., en le simplifiant : c’est désormais La Flamme. La revue change encore de titre au début 1995 ; elle s’intitule désormais Transition. La composition graphique du titre est significative : on remarque d’abord le sous-titre, « La terre aux vivants » ; « La Flamme » ne subsiste qu’en une espèce de surtitre en petits caractères. De même périodicité trimestrielle que l’organe public de la fédération, son bulletin interne conserve, lui, le titre initial La Flamme.
La S.P.I., de son côté, diffuse auprès de ses adhérents Des nouvelles de la S.P.I., titre barré en surimpression de la mention « Anciennement “La flamme purificatrice” ». Référence ou révérence au passé, on voit que la presse crématiste hésite à abandonner tout à fait son flambeau. Cependant, dans la littérature actuelle de la Fédération, on insiste sur le fait que cadavre n’est pas directement la proie des flammes : « le corps au cours d’une crémation n’est pas brûlé : il est consumé, et n’est jamais livré aux flammes. C’est sous l’effet d’une chaleur intense que le corps se réduit en cendres[33]. » Les arguments de type hygiénistes sont toujours en vogue : « La lente décomposition du corps humain dans la terre transforme le sol des cimetières en un bouillon de culture où prolifèrent de nombreux microbes. Et les risques de nuisances indirectes tels que la prolifération des rats ou des mouches sont, eux, bien réels. […] Le corps humain subit une lente putréfaction (15 ans environ), la crémation permet, en à peine plus d’une heure, la transformation hygiénique des corps en cendres totalement non polluantes. En dehors de tout argument écologique, n’est-ce pas la plus belle façon de respecter les morts que de leur épargner cette longue décomposition[34] ? »
On pourrait objecter qu’il s’agit davantage de l’image que chaque individu se fait de son propre corps après la mort, que de « respect » pour des défunts qui, par définition, ne se trouvent plus dans l’état de comparer les bienfaits de la crémation ou les inconvénients supposés de la décomposition. Mais tout cela est affaire d’intime philosophie, et — dès lors que chacun est libre de son choix — il est vain d’épiloguer. En revanche, on peut s’étonner qu’une affirmation ressortissant aussi visiblement au fantasme que « la prolifération des mouches dans les cimetières » figure aujourd’hui dans un argumentaire crématiste[35].
Polémiques actuelles
Louis-Vincent Thomas (1922-1994), à l’origine ethnologue africaniste, cofondateur et animateur jusqu’à sa mort de la Société de thanatologie, pourrait être qualifié de « crématiste refondateur ». Il considère que la crémation est « le procédé de l’avenir », à condition de réformer les conditions dans lesquelles elle est pratiquée, comme la manière dont elle est présentée. Sur ce dernier point, ses déclarations mêlent la classique phobie de la putréfaction, utilisée comme rabatteur psychologique, et une espèce de psychanalyse de bazar à propos du rôle de l’argent : « La propagande en faveur de la crémation […] doit privilégier certains arguments telle la hantise de la pourriture, la pire des ignominies, et moduler certains autres : par exemple trop insister sur le coût moindre de l’opération, oublier que payer les funérailles revient dans une certaine mesure à se déculpabiliser[36] ».
Thomas énumère les lacunes symboliques et les nuisances pratiques de ce mode d’obsèques : « Le vide rituel qui caractérise l’opération : l’assistance qui se recueille sur un fond musical dans la salle prévue à cet effet ne peut surmonter l’horreur que suscitent les ronflements du four proche (à Joncherolles) ou la subtilisation du cercueil enfourné au sous-sol (au Père-Lachaise). En second lieu, la matérialité des restes : pulvérisés et d’un volume si réduit, ils évoquent immanquablement la destruction multipliée et irrémédiable de l’être du défunt[37] ». Puis, évoquant notamment l’expérience pénible de la crémation de son épouse, il décrit « la “livraison” sans précaution de l’urne dans un vulgaire carton d’emballage si on la reçoit juste après la crémation car elle est brûlante[38]. »
Toutefois, à condition d’être « précédée, accompagnée et suivie d’un rituel approprié, [la crémation] peut être une conduite funéraire, respectable et hautement souhaitable. »
La question du rituel agite les associations crématistes depuis plusieurs années. Elle se pose avec d’autant plus d’acuité que l’opération elle-même dure environ une heure un quart, laps de temps pendant lequel les assistants peuvent se trouver livrés à eux-mêmes. Le terme « rituel » a une forte connotation religieuse, comme le remarque un délégué fédéral de la F.F.C., qui lui préfère celui de « cérémonial[39] ». La rivalité se fait sentir entre des rituels religieux anciens et connus de tous et une pratique dont la généralisation est récente, et à laquelle, souvent, ni les familles ni les personnels d’accueil ne sont préparés.
Louis-Vincent Thomas cite judicieusement en exemple les pays nordiques, où s’est instaurée l’habitude d’une collation prise en commun. Quant à la durée de la cérémonie, qui peut effectivement éprouver les nerfs des assistants, elle pourrait très bien être écourtée si l’on généralisait le délai entre la crémation elle-même et la remise des cendres. Les entrepreneurs de pompes funèbres recommandent un délai de quelques jours qui permet à la famille de décider du sort des cendres : déposées dans un caveau ou un columbarium ; conservées à domicile ou enfouies dans un jardin privé ; répandues dans le « jardin du souvenir » d’un cimetière ou en pleine nature. On pourrait sans inconvénient étendre ce délai à quelques semaines.
En 1984, il existait 15 crématoriums, dans lesquels étaient pratiquées 11 812 incinérations, soit 2,17 % des décès. Dix ans plus tard, en 1994, 67 crématoriums permettent 55 400 incinérations, soit 10,66% des décès. Il existe aujourd’hui, en comptant les projets en cours de réalisation, environ 80 crématoriums. Ce sont des chiffres faibles à côté de ceux (connus pour 1993) du Japon (97,86% des décès), de la Grande-Bretagne (70,26% ), de la Suède (63,20%) ou même de l’Allemagne (32,50%). Seuls, en Europe, l’Espagne, l’Irlande, l’Italie et le Portugal, tous pays de forte tradition catholique, viennent, par ordre décroissant, derrière la France.
Dans la majorité des cas (65%), les cendres sont remises aux familles ; leur dispersion est effectuée immédiatement dans 26% des cas. Seuls 9% des urnes cinéraires sont déposées dans un columbarium ou un « jardin d’urnes[40] ».
En 1995, le Dr Michel Hanus, psychiatre, psychanalyste, et président de la Société française de thanatologie accordait au journal Libération une entretien dans lequel il qualifie curieusement la crémation de suicide post mortem. On aura compris que ce n’est pas pour l’approuver…
« Avant tout, la crémation est une sorte de suicide post mortem […] : quand on choisit de se supprimer, on choisit l’heure de sa mort. Là, la mort vient nous chercher, mais on intervient après. C’est une manière de narguer la mort, de rester actif devant elle. On la nargue parce qu’on la conduit vers son absolu, on surenchérit. La crémation, c’est mourir encore davantage, aller au bout du bout, se réduire à l’infime. Et puis, comme dans le suicide, je pense qu’il y a le désir de faire mal à ceux qui restent [sic]. Par la cérémonie, déjà, qui n’est pas marrante, marrante : chansons, textes, odes qui rappellent presque physiquement le mort, sans parler de la partie technique au cours de laquelle le corps brûle [c’est faux, nous l’avons vu]. Mais surtout sans l’après, où le temps du deuil, qui correspond au temps de la décomposition, est supprimé. Et c’est très dur, parce qu’on s’impose encore plus sous prétexte d’alléger : l’urne, c’est “encombrant” psychiquement. On transpose des traces physiques en traces psychiques, on alourdit la charge affective et le travail de deuil est rendu plus difficile. Disperser les cendres, c’est les perdre, “s’en débarrasser”, ce qui n’est pas facile à vivre[41]. »
Le parti pris du psychiatre est perceptible dans chaque phrase, mais ce qui nous intéresse ici c’est la condamnation morale de la volonté supposée « de narguer la mort, de rester actif devant elle ». Le Dr Hanus ne montre quelque indulgence que pour les libres-penseurs du siècle dernier : « Eux se faisaient incinérer pour lutter contre le dogme de la résurrection des corps. » Nous l’avons vu, l’Église a toujours considéré, au contraire, que la crémation n’est pas un obstacle à la résurrection. Et d’où peut donc venir aujourd’hui le regain de faveur dont jouit la crémation ? M. Hanus y voit un effet de la « mise à bas des valeurs traditionnelles en mai 68 » ! C’est le lot amer des révolutions vaincues, que tantôt on feint qu’elles n’ont jamais eu lieu, et tantôt on les juge coupables de tout ce qui a changé de dérisoire après elles.
N’en déplaise aux partisans, s’il en est encore, on voit mal pourquoi crémation et inhumation s’opposeraient. D’autant que l’urne cinéraire a la particularité, commode et paradoxale, de pouvoir être, contrairement à un cadavre, enterrée librement. Les professionnels du funéraire ont d’ailleurs créé des urnes miniatures qui permettent de garder une quantité de cendres minimes, après dispersion ou inhumation du reste. L’avenir est probablement à des solutions mixtes, au gré des individus… et selon le bon vouloir de leurs ayants droit.
[1] Ce terme sera remplacé, en 1894, par « incinération », sur la proposition de l’écrivain catholique Francisque Sarcey, collaborateur du XIXe Siècle.
[2] Le coût d’une telle incinération, cercueil et main-d’œuvre non compris, était d’au moins 1 000 francs-or.
[3] En 1996, la S.P.I., qui compte 1 300 adhérents, n’est plus un simple club de notables. L’apparente stagnation du nombre de ses adhérents s’explique, en partie, par le fait qu’à partir des années 30, d’autres associations rassemblent des crématistes.
[4] C’est moi qui souligne.
[5] F. Passy (1822-1912), fondateur en 1867 de la Ligue internationale de la paix, obtient le prix Nobel de la paix en 1901 avec Henri Dunant, créateur de la Croix-Rouge.
[6] Revue des Objections, 1925, p. 235 ; mensuel dirigé par le chanoine Coubé ; série d’articles sur la crémation dans les numéros d’avril, mai et juin 1925.
[7] « Histoire du mouvement crématiste français », J. Simond, secrétaire de la F.F.C., La Flamme, 4e trimestre 1973 (l’auteur est secrétaire de la FFC).
[8] Je dois cette indication à M. Jean-Jacques Noth-Shmitt, président de l’Association crématiste de Strasbourg et historien de la crémation.
[9] De la crémation et de l’inhumation comparées au point de vue hygiénique, social et sanitaire, 1889, 12 p. Le Dr Dauchez est chef de clinique adjoint de la Faculté, ancien interne des hôpitaux de Paris ; il publiera en 1908 un Guide colonial médical illustré du missionnaire et de l’explorateur.
[10] Bulletin n° 37, 1918. Je souligne.
[11] Assemblée générale du 11 mai 1919, Bulletin n° 38.
[12] Assemblée générale, 28 mai 1922, Bulletin n° 41. Le rédacteur du supplément au Larousse du XIXe siècle a même trouvé, à Hambourg des partisans religieux de la crémation. Ils font valoir « que “le corps humain, fait à l’image de Dieu, ne doit pas tomber en pourriture ; que les sentiments d’affection, les idées religieuses, le respect que chacun doit avoir pour les restes des siens, ne sont pas froissés par la crémation, comme par le mode actuel d’inhumation.” Cela dit simplement, conclut perfidement le rédacteur, pour constater une fois de plus que les arguments d’ordre religieux peuvent être mis au service de toutes les causes. »
[13] Revue des Objections, 1925, pp. 321-322.
[14] Ibid, pp. 232-233.
[15] Le Dictionnaire est publié sous la direction d’A. D’Alès. L’article qui nous intéresse est signé J. Besson. Le « document » de Mgr Chollet se trouve dans la Revue des sciences ecclésiastiques, t. LIV, p. 508.
[16] En Italie, au contraire, le Centre d’étude Ariodante Fabretti, créé en 1992 à l’initiative de la Société pour la crémation de Turin, a consacré, en décembre 1995, un colloque aux rapports entre crématistes et maçons italiens. Ses travaux, et notamment l’intervention de Marco Novarino (« Crémation, libre-pensée et Maçonnerie »), ont permis de souligner l’influence déterminante, tant politique que financière, des loges. Les actes doivent être publiés au printemps 1997 (Centre A. Fabretti, via E. De Sonnaz, 13, 10121 Torino).
[17] Léon Gambetta, Pierre Marmottan, Martin Nadaud, Paul Bert, Louis Poujade, Michel Tony-Revillon, Michel Laforge (vice-président de l’Assemblée nationale), Severiano De Heredia. Cf. Dictionnaire des Francs-maçons français, Michel Gaudart de Soulages, Hubert Lamant, Albatros, 1980.
[18] En 1890, outre Antoine Blatin, le président de la Sociétés lui-même, le Dr Bourneville Désiré Magloire, ancien député de la Seine. Un député en exercice, Louis Auguste Cadet ; un ministre (des Travaux publics), Yves Guyot ; un sénateur, Jean Macé ; et un ancien sénateur, Victor Schoelcher.
[19] Cf. Dictionnaire de la Franc Maçonnerie, Daniel Ligou, PUF, 1991.
[20] In Compte rendu des travaux du Grand Orient, 1er juin au 30 septembre 1901. Je souligne. Viguier est né en 1828 (dans son Dictionnaire, Ligou indique par erreur 1902 comme date de sa mort).
[21] Assemblée générale du 14 novembre 1926, Bulletin n°45, 1926.
[22] « Autres rites », éditorial de Gérard Dupuy, dans un dossier de trois pages que Libération (31 octobre 1995) consacre à la crémation.
[23] Sur ces personnages, on peut consulter : Felix Fénéon, Joan U. Halperin, Gallimard, 1988 ; Souvenirs d’anarchie, R. Maîtrejean, La Digitale, 2005 ; May la Réfractaire, May Picqueray, Traffic, 1992 ; Nestor Makhno, le cosaque de l’anarchie, Alexandre Skirda, Lattès. Consulté, le Centre international de recherches sur l’anarchisme (C.I.R.A.) de Lausanne n’a pu m’indiquer qu’une brochure italienne, et récente (1987), consacrée à la crémation
[24] Action, la lettre mensuelle d’Act Up-Paris, n°9, juillet-août 1992 ; cité in Le Sida, combien de divisions ?, Act Up-Paris, Dagorno, 1994, p. 219.
[25] Voir le documentaire télévisé de Brigitte Tijou : Portrait d’une présidente.
[26] La Crémation en France, 1890, p. 36.
[27] Revue des Objections, pp. 329-330.
[28] Cf. La Flamme, 4e trimestre 1989, article de Georges Miller.
[29] Cf. « L’Église catholique et la crémation des cadavres », Michel Riquet, La Flamme, 1er trimestre 1976. L’abbé Marc Oraison, d’ailleurs adhérent de la Société parisienne pour la propagation de l’incinération, écrira, dans la même revue, qu’il « souhaite la généralisation de la crémation » (ibid. 2e trimestre 1978).
[30] On songe aux tracts diffusés aujourd’hui par des organisations intégristes anti-avortement, qui reproduisent des photos de fœtus morts, prétendument victimes d’avortements tardifs.
[31] Bulletin de la Société pour la propagation de la crémation, n° 10, avril 1891. Les italiques et l’absence de capitale à « église » sont dans l’original.
[32] La vérification des décès était un problème réel, et sérieusement étudié. Elle avait fait l’objet d’une circulaire du 24 décembre 1866 (par ex. délai de 24 h avant l’inhumation) ; elle est l’objet encore d’une proposition de résolution adoptée par la Chambre des députés, le 4 février 1931, d’un rapport de l’Académie de médecine le 2 février 1932, d’un autre de l’Académie des sciences, le 14 mars de la même année.
[33] La Crémation, l’autre chemin, F.F.C., s. d. [1995], 10 p.
[34] La Crémation…, op. cit.
[35] Étant bien entendu qu’il vise des cimetières modernes, en France, et non telle fosse commune hâtivement creusée et mal recouverte pour dissimuler un charnier.
[36] « La crémation : du constat aux espérances », Bulletin de la Société de thanatologie, n° 72, 1987. À propos du coût d’une crémation : consulter l’annexe 3.
[37] Ibid.
[38] « La crémation a cent ans », Louis-Vincent Thomas, Bulletin de la Société de thanatologie, n° 81-82, 1990.
[39] Michel Lemaire, (Haute-Normandie) in Transition, n° 4, octobre 1995.
[40] Statistiques pour 1995 fournies par les Pompes funèbres générales, avril 1996.
[41] Libération, 31 octobre 1995.