JE CHANTE LE CORPS CRITIQUE. Chap. 6 Corps utopique — corps obsolète

 Je chante le corps critique

On trouvera ci-dessous le sixième et dernier chapitre de mon livre Je chante Capture d’écran 2014-11-09 à 10.52.22le corps critique, édité chez H & O.

J’ai mis en ligne l’intégralité de ce livre avant même d’avoir trouvé un éditeur ; je l’ai laissé en ligne par la suite. Je récidive ici. Cependant, je ne saurais trop conseiller à celles et ceux qui s’intéressent à son contenu de se soucier aussi de son support papier, et d’en acheter un exemplaire. Non pas tant pour soutenir matériellement l’auteur (je n’y gagnerai pas un centime) mais pour convaincre l’éditeur (celui-ci et d’autres) que prendre en charge un ouvrage de cette sorte a encore un sens. Je ne choquerai ici que les ignorants du travail intellectuel : je n’aurais jamais fourni un tel effort pour simplement alimenter la colonne de mon blog. La lecture n’est pas une activité « neutre », et encore moins « privée »… pas de responsabilité politique en tout cas.

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Au début du XIXe siècle, Charles Fourier imagine que les habitants du Soleil sont dotés d’un troisième bras, un archibras. L’humanité terrestre, elle, ne pourra y prétendre avant plusieurs siècles d’évolution vers l’« Harmonie ». En effet, Dieu, représentation allégorique de l’évolution, a dû refuser aux hommes « civilisés » — c’est-à-dire en perpétuelle discorde — une telle multiplication de leur force physique.

« Ce bras d’harmonie est une véritable queue d’une immense longueur à 144 vertèbres partant du coccyx […]. Ce membre est aussi redoutable qu’industrieux, il est une arme naturelle. Un habitant du soleil attendrait un lion et un taureau de pied ferme, et à 6 pas il casserait au lion l’échine d’un coup […]. L’archibras est terminé par une main très petite, allongée, aussi forte que les serres de l’aigle ou du cancre. […] S’agit-il d’un saut : dès que l’élan est pris l’archibras s’appuie en spirale. Il doit tripler au moins l’élan naturel. Il affaiblit la chute des deux tiers. On le fait tournoyer en cône pour ralentir le corps et former parachute inférieur au moyen duquel on peut tomber d’un lieu fort élevé sans autre danger qu’une contusion, vu que le premier choc est supporté par l’archibras arrivant à terre et s’y roulant en spirale pour former appui. [Les lecteurs de Spirou auront reconnu le Marsupilami.]

L’homme pourvu d’archibras ne se baisse jamais ou presque jamais dans le travail. […] Si le maçon monte au sommet d’une flèche, l’archibras lui sert à se nouer et garantir de chute en lui laissant l’usage des deux mains et de l’archimain. Les emplois sont bien plus étendus dans les travaux du matelot […]. On remplirait cent pages s’il fallait décrire en plein les précieux usages de ce membre sans lequel le corps humain est vraiment un avorton. »

D’un optimisme pragmatique, Fourier part de l’homme tel qu’il est, embarrassé de ses passions et ridicule dans ses manières hypocrites de les assouvir, pour concevoir une « régénération du corps humain » qui serait la conséquence de l’évolution sociale, soit l’organisation progressive de la société selon les principes de l’« attraction universelle » et de la mécanique passionnelle dont il est l’inventeur.

Jonathan Beecher, biographe de Fourier et premier éditeur du manuscrit[1], nous apprend que l’archibras servit aux caricaturistes des années 1840 à moquer des fouriéristes affublés d’une queue, et d’ailleurs portés à dissimuler ou à désavouer certains aspects choquants de la théorie de leur défunt maître.

Pourquoi revenir ici sur un texte pittoresque mais qui semble bien éloigné de nos préoccupations ? C’est, d’abord, que l’archibras existe désormais, réalisé au milieu des années 1970, dans un contexte sur lequel nous reviendrons. C’est enfin et surtout que les chimères socio-biologiques inventées par Fourier voilà plus d’un siècle et demi menacent de se réaliser comme symptômes et moyens d’un cauchemar technologique et politique à l’aube du troisième millénaire. La biologie a réalisé, notamment dans les dernières décennies du XXe siècle, des progrès considérables, tandis que la miniaturisation, à l’échelle nanométrique (le milliardième de mètre ; voir chap. II)) autorise des réalisations et des projets qui brouillent toujours davantage la frontière entre l’homme et la machine, la chair et l’artifice, le vivant et le mécanique.

Le XIXe siècle industriel, hygiéniste et moralisateur pose les bases des projets de gestion rationnelle et eugéniste des sociétés humaines (cf. chap. I) qui seront mis en pratique au siècle suivant. Jusqu’au début des années 1930, ces projets ne sont pas freinés dans leur expansion par des considérations éthiques, quoiqu’ils heurtent parfois la vieille morale religieuse, mais par le rythme du développement de sciences « jeunes », à commencer par la biologie. Certains pays industrialisés (États Unis, Suède) utilisent un eugénisme coercitif et sommaire (stérilisations forcées) comme moyen de contrôle des pauvres et/ou des « immoraux » (filles-mères). Les tentatives de passer de l’élaboration à la réalisation de projets d’organisation sociale, fondée sur la biologie et une sélection plus ou moins stricte des individus à diverses étapes de la vie (sélection à la naissance ou orientation scolaire et professionnelle), se heurtent à l’incompétence brouillonne et à l’archaïsme des politiciens.

Ainsi, à la fin de la première décennie du XXe siècle, le docteur Édouard Toulouse, psychiatre progressiste, médecin chef à l’asile de Villejuif, républicain qui se réclame de la tradition de la Révolution française, franc-maçon, partisan de l’égalité des droits entre hommes et femmes, eugéniste démocrate, fondateur de l’Association d’études sexologiques (1931-1935), est l’acteur-inventeur de la « biocratie » et d’une « bio-politique », qu’il nourrit de sa pratique médicale. Sa conceptualisation critique fait aujourd’hui la fortune théoricopolitique des écrits de Michel Foucault, rédigés soixante ans plus tard[2]. Toulouse emploie le terme biocratie pour la première fois en 1919[3] ; il ne cessera à partir de cette date de mettre en avant ce concept dans ses ouvrages et dans les articles qu’il publie, notamment dans le quotidien radical socialiste toulousain La Dépêche (« L’État biocratique », 7 janvier 1927 ; « La politique de la vie », 7 août 1929, etc.) Je reproduis ci-dessous un extrait d’un long texte publié dans le même journal, le dimanche 6 novembre 1932. Intitulé « La biocratie devant la crise », il est adressé « À MM. les membres du parti radical socialiste », alors au pouvoir. Toulouse y résume ses positions et emploie pour ce faire, dans les passages que je souligne, à la fois le terme biocratie et le terme bio-politique.

« [La doctrine que je représente] a même la prétention de régler tout le comportement social, puisqu’il est d’ordre biologique — la sélection des écoliers, l’orientation professionnelle et le travail, les distractions et les sports, l’activité et la morale sexuelles, et, pour tout dire, l’ensemble de la conduite individuelle comme les rapports entre les peuples, sans omettre ni la paix ni la guerre, étroitement liées à l’instinct combatif, et fortement associé à l’instinct génésique, notamment chez le mâle, et l’art même, qui applique obscurément les règles profondes de l’hygiène mentale. J’ai beau chercher, je ne vois que des faits biologiques ; et l’effort universel est de construire non pas par le raisonnement, mais par l’expérience, une bio-politique qu’il faut savoir comprendre dès maintenant pour mieux la diriger ; car elle doit aboutir au gouvernement par les sciences de la vie, à la “biocratie”, afin de préserver, développer et embellir la vie, toute la vie, physique et morale. »

Que ces conceptions scientistes et biologisantes, héritières et tout imprégnées encore du matérialisme antireligieux, soient fort répandues, y compris « à gauche » et même dans le mouvement ouvrier révolutionnaire, on s’en convaincra par la lecture d’une phrase, empruntée à l’article Biologie de l’Encyclopédie anarchiste, publiée en 1934, sous la signature de Voline[4] : « L’homme étant, tout d’abord, un phénomène biologique, sa vie et son évolution ayant pour base fondamentale des faits et des “lois” d’ordre biologique, c’est dans la biologie générale et dans la biologie de l’homme qu’il faut chercher les premiers éléments, la véritable solution des problèmes d’ordre social. »

En 1945, Toulouse écrit à son ami le psychanalyste Paul Schiff : « Ce n’est pas parce que les Allemands ont employé la stérilisation dans un but politique qu’il faut en discréditer la biocratie. Pas plus que l’emploi de la bombe atomique ne saurait discréditer la physique. La science n’est pas responsable de ses applications. La biocratie est la science du gouvernement des peuples et de la conduite personnelle. On doit en tirer des règles de vie basées sur des raisons objectives et incessamment révisables en vue du bonheur terrestre […]. Elle [la biocratie] s’oppose donc à toutes les mystiques qui perdent le sens profond de la nature animée et ont toujours eu pour résultat d’imposer des disciplines arbitraires, contraires à l’intérêt de l’individu. »

Point de vue sincère, confus, et exprimé dans le privé d’une correspondance. Confus : la biopolitique, fondatrice d’une biocratie[5], tolèrerait la séparation arbitraire de la politique et de la science biologique ? Nullement compromis avec le régime de Vichy ou l’occupant nazi, Toulouse peut s’en démarquer sans état d’âme. Est-il pour autant fondé à écrire : « La science n’est pas responsable de ses applications » ?

L’horreur suscitée par les crimes nazis n’a pas entraîné d’examen de conscience de la science occidentale, mais le nazisme et les associations d’idées qu’il a suscitées donnent un coup d’arrêt provisoire aux théories et pratiques eugénistes reconnues et répandues dans l’Europe des premières décennies du XXe siècle. Par contrecoup, il ouvre la voie au nucléaire, nullement discrédité, comme le constate Toulouse pour s’en réjouir, par les expériences in vivo d’Hiroshima et Nagasaki.

Un ensemble de facteurs techniques et scientifiques créent, à l’aube du troisième millénaire, une situation nouvelle. Certes, biologie et neurobiologie progressent en permanence, mais c’est plutôt la convergence entre plusieurs secteurs de la recherche, au sein desquels la biologie conserve toute sa place, qui amène à reconsidérer radicalement les possibilités de guérir, de réparer ou de transformer le corps humain. En novlangue, on nomme cette configuration nouvelle « convergence NBIC » — pour nanotechnology, biotechnology, information technology et cognitive science.

Nanotechnologies, biotechnologies, technologies de l’information et sciences cognitives sont ainsi appelées à se combiner pour permettre d’aller au-delà de l’humain. Qui sera du voyage et quel est son but ? telles sont, entre autres, les questions qui doivent être posées. La miniaturisation croissante des composants d’ordinateurs et les progrès de la microchirurgie renforcent encore cette convergence et ses possibilités.

Le développement capitaliste des techniques et des sciences — il n’en existe pas d’autre, ce qui est un motif supplémentaire pour rappeler cette caractéristique — est intrinsèquement lié à la vision économiste du monde. Il n’est pas indifférent qu’industriels et États investissent des milliards dans la recherche en nanoscience et nanotechnologie, c’est-à-dire dans l’infiniment petit du corps humain et de la matière, au moment même ou le vieux capitalisme ne trouve que sa queue à mordre, ayant conquis la totalité de la surface de la Terre et mis le pied sur quelques planètes satellites. On considère précisément comme annonciatrice de l’essor des nanotechnologies la conférence du prix Nobel de physique américain Richard Feynman intitulée « There’s plenty of room at the bottom » (1959). Ce qui peut se traduire, en déroulant une métaphore à la concision tout anglo-saxonne : « Il y a [encore] plein de place au fond [de la matière] », au niveau atomique. Feynman imaginait par exemple que l’on pourrait un jour faire tenir le contenu d’une encyclopédie voire d’une bibliothèque sur l’équivalent d’une tête d’épingle.

Il se peut que le projet de convergence NBIC nous amène près d’un point d’implosion du système qui, ayant aboli toute frontière pour l’argent et les marchandises (non pour les populations), épuisé la plupart des ressources fossiles, se retourne en quelque sorte sur son fondement — le capital humain — pour le plier, d’abord par la séduction et les promesses de guérison et de vie éternelle puis par la force, au projet démiurgique d’une nouvelle genèse.

Nous découvrirons certains aspects de ce projet par le rôle qu’y jouent, parfois inconsciemment, rarement naïvement, et la plupart du temps dans une inconscience hallucinée des protagonistes de qualité diverses : artistes, savants, militaires, et lobbyistes « posthumanistes ».

 

Les Artistes

Parmi les artistes performeurs précédemment rencontrés (cf. chap. V), plusieurs ont été conduits presque mécaniquement à embrasser la thématique du corps obsolète. Poussant la chair aux limites extrêmes de la résistance à la douleur et de l’exhibition, ils en viennent à reprocher sa nature supposée limitée à la chair elle-même. Honte à cette peau d’homme qui ne peut être que distendue, agrafée, fendue, lacérée, brûlée, marquée ! On devine un moment commun dans l’acharnement du performeur et dans celui de l’inquisiteur : va-t-elle enfin « parler », la chair, la peau ? Mais le performeur a encore ceci de commun avec le religieux tortionnaire qu’il se méfie du verbe. Obsolète la chair martyrisée ! Obsolète, le verbe trompeur ! Que se manifestent les signaux, les impulsions, les informations ! Qu’interagissent les carcasses désuètes et les écrans neufs !

Marcel.li Antunez Roca est l’un des prophètes de la systématurgie : « une dramaturgie, écrit-il, qui a besoin d’un système informatique pour exister ». Cofondateur en 1979 de la troupe catalane Fura dels Baus, il s’oriente au début des années 1990 vers des performances utilisant un exosquelette (expérimenté en état d’apesanteur au Centre d’entraînement russe Yuri Gagarine), rebaptisé par la suite Dreskeleton, et exhibé pour la première fois en 1988 au cours d’un spectacle significativement intitulé Afasia (Aphasie). Il combine de surcroît ordinateurs et Bodybots (robots corporellement contrôlés). L’ensemble des techniques mises en œuvre s’inscrit dans un projet global qu’il baptise Transpermia. Les « interfaces » y sont des manières d’être en relation avec le monde ; les robots et les machines des métaphores de nouvelles formes organiques. L’évolution biologique est trop lente, l’homme peut construire dès aujourd’hui des machines de plaisir et vivre, grâce à des télésenseurs, « les sensations d’un âne, d’un oiseau ou d’une chauve-souris ». Tandis que les humains s’essaient à ces orgasmes chimériques, les robots intelligents qui, affirme Antunez Roca, « ne causent pas de catastrophes », se chargeront de l’activité productive[6]. Le lecteur n’a pas à se retenir de sourire ; il vient pourtant de lire une espèce de condensé, en plus poétique, du programme « transhumaniste ». Que Marcel.li Antunez Roca soit, semble-t-il, un transhumaniste qui s’ignore ne change rien à l’affaire. Nous trouvons cependant dans la personne du performeur australien Stelarc un artiste plus consciemment « engagé » et aussi, ironie de l’histoire, le réalisateur du rêve fouriériste d’un archibras. Sous l’appellation moins suggestive de « troisième main » (The Third Hand, Tokyo, 1976-1980), cette main supplémentaire, « addition davantage que prothèse », est actionnée par des signaux électriques émis par les muscles de l’abdomen et des jambes. En 2004, à Toronto, Stelarc participe au sixième congrès annuel de l’Association mondiale transhumaniste (WTA[7]). Partageant avec le performeur la conviction que le corps est obsolète, les transhumanistes se sont constitués en groupe de pression international pour promouvoir la Convergence NBIC[8]. Stelarc apporte à la WTA le concours de sa célébrité et au transhumanisme une touche « artiste » qui lui faisait défaut.

William Sims Bainbridge, coauteur avec Mikhail C. Roco, d’un rapport publié en juin 2002 au nom de la National Science Foundation, organisme qui décide du financement de la recherche américaine, se réclame lui-même du transhumanisme. Le rapport s’intitule Converging Technologies for Improving Human Performances : Technologies convergentes pour l’amélioration des performances humaines. Il s’agit d’une vaste tentative de rendre définitivement obsolètes, non seulement « le corps humain », dans l’acception qui prévalait jusqu’ici, mais encore et surtout l’idée même d’une évolution culturelle et sociale de l’humanité. Bien entendu cette horreur biotechnologique est conditionnée sous la forme d’une vision édénique, ici dans l’introduction du texte : « Le vingt et unième siècle pourrait se conclure dans la paix mondiale, la prospérité universelle, et l’évolution vers un haut niveau de compassion et d’accomplissement. Il est difficile de trouver la bonne métaphore pour voir à un siècle d’ici, mais il se pourrait que l’humanité devienne comme un seul cerveau partagé et interconnecté au cœur des nouvelles voies de la société (based in new core pathways of society). Ce serait une amélioration de la productivité et de l’indépendance des individus, qui leur offrirait davantage d’occasions d’atteindre leurs buts personnels[9]. »

Du marché désormais doté d’un cerveau invisible (en plus de sa main virtuelle), on imagine très bien comment il se souciera des « buts personnels » de chacun : télécontrôlés, télévisés, convertis en bons d’achat, en nanoinjections de drogue euphorisante ou en pain signals (signaux douloureux).

La fin de l’histoire culturelle de l’espèce, c’est un autre artiste qui nous la confirme, pour lequel semble avoir été inventé par un humoriste germanopratin l’adjectif « caca-pipi-taliste », Wim Delvoye, l’auteur de Cloaca, la machine à fabriquer de la merde, c’est-à-dire — dans la plus pure orthodoxie freudienne — de l’argent :

« C’est triste à dire, mais je pense que le socialisme, c’est comme la psychanalyse : c’est vraiment fini. Je ne crois pas qu’on soit capable de faire l’homme. Génétiquement oui, mais certainement pas culturellement. […] Je suis très enthousiaste de notre siècle. Je suis fasciné par la génétique, le transgénétique, les hybrides, la science… Je veux inclure tout ce qui est nouveau dans mon œuvre[10]. »

Si Fourier annonçait, à la veille de l’essor industriel, une régénération biologique du corps humain (l’archibras « pousse » sur le coccyx), les contempteurs du « corps obsolète » s’inscrivent paradoxalement dans une tradition idéologique qui naturalise la machine — après l’outil — comme prolongements du corps, et partant la dite « évolution technique ». Nous sommes tentés d’accepter cette conception en raison de son efficacité métaphorique, au moins s’il s’agit du plantoir ou du marteau. Elle a d’ailleurs produit un avatar queer sous la plume de Beatriz Preciado, défendant l’idée que le vibromasseur n’est en rien un substitut phallique mais plutôt un prolongement de « la main lesbienne[11] ». Qu’il soit envisagé comme tel par certaines utilisatrices est plus que probable. Cependant, il ne s’agit pas de la signification des seuls outils à main mais de l’ensemble des productions de la technoscience. Ce qui, au moins, fait image à propos du marteau (ou du godemiché) est définitivement inadéquat pour décrire le moteur, et à plus forte raison le réacteur nucléaire, l’ordinateur ou les nanorobots.

L’enjeu est bien de décider s’il existe quelque chose comme une évolution technique qui serait le produit de la tendance innée de l’être humain à extérioriser des fonctions corporelles : marcher, soulever, frapper, lancer, et « finalement » penser. Il s’agit encore de savoir si cette tendance, supposée également réalisée dans l’outil et dans les productions industrielles, doit être considérée comme projet de l’espèce tout entière, sans discrimination de classes ou d’histoire[12]. Or la « troisième main » d’un Stelarc épuise la métaphore du prolongement technologique du corps ; les « augmentations » qu’il vante et arbore, comme aussi Marcel.li Antunez Roca, naturalisent sur un mode ludique et spectaculaire le dépassement bio-tech du corps obsolète. Parvenue à un tournant de son évolution, l’espèce peut (doit) laisser derrière elle le vieux corps humain, comme elle a délaissé le silex taillé.

Loin de la perspective metahumaine, d’autres artistes — des danseurs en particulier — ont, depuis Béjart qui faisait réagir un robot aux mouvements des interprètes de CYSP (1956), intégré de manière plus ou moins réfléchie et critique les technologies nouvelles à leur mise en scène du corps. On peut citer deux travaux pionniers ; celui de la japonaise Atsuko Tanaka, auteure d’une sorte de vêtement lumineux exovasculaire qui évoque la circulation sanguine et nerveuse par des fils électriques reliés à des ampoules de couleurs qui recouvrent entièrement le corps, à l’exception du visage (Costume électrique[13], 1956) ; enfin le travail superbe et malicieux de Rebecca Horn dont les extensions corporelles, bras cylindriques en forme de manchon tombant du coude jusqu’au sol, gants aux doigts immenses, hennin très fin fixé sur le sommet du crâne qui fait ressembler la performeuse à une licorne, sont faites le plus souvent de tissu ou de matières non agressives. Les sculptures corporelles que Horn réalise dans les années 1970 illustrent parfois l’immobilisation du corps mais sans jamais l’avilir ; l’artiste ne renonce ni à l’esthétique ni à l’ironie[14]. On citera encore, plus récentes, les chorégraphies de Marie Chouinard qui tantôt donne la possibilité aux spectateurs de faire se mouvoir les danseurs via une console de jeu (Cantique 2 et 3, 2004), tantôt appareille absurdement les corps, nus ou presque, de ses interprètes mais, contrairement à Horn, à l’aide de tubes métalliques servant à la fabrication de béquilles (Body remix/Variations Goldberg, 2006). Sur un autre mode, la plasticienne et photographe Nicole Tran Ba Vang conçoit des « habits de nudité » où se confondent peau et vêtement, que l’on ôte et change selon les saisons ; sur l’image virtuelle, les seins se confondent avec le soutien gorge de telle sorte que l’on ne sait ce que la femme entreprend de dégrafer[15]. Ces artistes produisent des représentations corporelles cocasses, étranges, souvent dérangeantes, mais dans lesquelles le corps — loin de l’obsolescence — demeure support du questionnement, source de beauté et de trouble.

 

Un cas de convergence biotechnologique art/science :

le cannibalisme de soi-même

En 1999, des chercheurs néerlandais déposent le brevet d’une méthode de production de viande par culture industrielle de cellule prélevées sur des animaux d’élevage (bœufs, poulets, moutons et crustacés[16]). De mars à mai 2003, au Lieu unique de Nantes, un collectif d’artistes australiens, TC&A (Tissue Culture and Art, créé en 1996) cultive des cellules prélevées sur une grenouille vivante, et appelée à le rester. Lors de la clôture de l’exposition L’Art biotech’, les artistes pouvaient convier le public à une dégustation de « viande sans victime », en présence de la grenouille donneuse. On ne s’attardera pas ici, faute d’expérience gustative, sur la question de savoir si l’on doit désormais inscrire les cuisses de batraciens parmi les innombrables produits destinés à être remplacés par des ersatz sans saveur. Après tout, fabriquer de la viande « animale » sans sacrifier d’animaux est une démarche honorable et la diététique comme régime de vie est bien un art. On notera au passage que TC&A se réclame du philosophe Peter Singer, inspirateur des groupes antispécistes ; les groupes végétariens, vegan et/ou antispécistes[17], sont d’ailleurs l’objet de beaucoup d’attentions de la part des transhumanistes. Pour autant, les rapports entre TC&A et les groupes militant pour les droits des animaux semblent avoir été plutôt empreints de méfiance jusqu’au jour où l’organisation PETA fit une offre de collaboration. Les animateurs de TC&A s’étaient jusqu’alors « amusés avec l’idée de créer un steak “semi-vivant” à partir des cellules d’un adulte consentant ». Voici que la directrice de PETA elle-même, Ingrid Newkirk, se proposait comme donneuse. De plus, elle envisageait de consommer sa propre chair. C’était ouvrir une autre perspective et peut-être rendre le titre de la performance nantaise — « Cuisine désincarnée » — inadéquat. La proposition de Newkirk présentait le double avantage d’éviter toute espèce de stress aux animaux et de pouvoir envisager de produire ce qu’il faut bien appeler des « steaks humains », indéfiniment et à faible coût[18]. Ajoutons que le site Internet du Biotech Hobbyist Magazine offre précisément à la commande un kit de culture de peau humaine, dont j’ignore toutefois s’il est ou peut être adapté à n’importe quelles cellules du corps[19].

L’esprit est saisi d’un vertige à l’idée que la cuisse de nymphe puisse remplacer demain celle des grenouilles sur les cartes des restaurants, fussent-ils de stricte observance vegan. Encore ce dernier point demanderait-il à être confirmé, ce type d’expérience étant trop récent pour que soit, à ma connaissance, obtenu un consensus sur le problème de savoir si l’on doit passer, et à quel frais diététiques et philosophiques, de la proposition « Je ne mange jamais de viande » à cette autre : « Je ne mange que de la viande humaine (quand je mange de la viande) ». Le tabou, ainsi presque insensiblement transgressé, est d’une telle force symbolique qu’il est difficile de surmonter cette première réaction empreinte d’humour conjuratoire pour envisager les conséquences de ce que l’on peut appeler, en adaptant le vocabulaire du groupe TC&A, un cannibalisme sans victimes. Certes, on en connaît des exemples dans certaines cultures dites primitives, au sein desquelles les défunt(e)s sont consommé(e)s, sans d’ailleurs que leur fin ait été nécessairement hâtée pour approvisionner le festin collectif. La perspective est ici différente : il s’agit de la généralisation de la consommation par les individus soit de leur propre chair (narcissisme dévorant), soit de celle de personnes de leur entourage (évitera-t-on de consommer la chair de ses propres enfants, comme l’on dit — ici improprement — la chair de sa chair ?), soit encore de la chair d’êtres humains éloignés, connus ou inconnus. Imaginons le succès d’une campagne de publicité sur le thème : « Mordez les fesses de Madonna ! ».

 

Esperluette Exaltant la geste de deux hommes, l’un ayant été condamné, au début du XXIe siècle à huit ans et demi de prison pour meurtre sur la personne d’un second, d’abord commanditaire de son assassinat et cannibale d’une partie de lui-même (le sexe) en compagnie de son futur assassin, Étienne Anclin dresse — par contraste — la carte désolée d’un corps sans érotisme :

« La bouche bave de toute l’amertume qu’elle mâche, il n’y a rien qui l’affectionne. Le sucré a fade allure quand il ne sait que donner des caries. Dans ce sens, l’excès de sel vient rappeler qu’il n’est pas le seul à procurer une rétention. Le pimenté et l’aigreur de l’acide prennent toutes leurs valeurs quand ils ne s’emploient pas qu’à créer des grimaces. Les dents qui tombent lasses, la bouche qui s’altère, oui, ce monde crépite de douleurs à force de pâtures si désexualisées. La langue fourche à la rencontre de saveurs sucrées qui ont perdu leur meilleur liant : l’érotisme. Mais où est ce vague souvenir qui nous remémore le jeu où la cerise à l’eau-de-vie devient cueillette des langues par engouement buccal[20] ? »

Il est permis de se demander si la nourriture convenant à cette belle langue consiste en un assez plat « passage à l’acte », selon la laide expression commune aux psychiatres et aux juges. Il ne s’agit pas de reprocher, non moins platement, au duo de convives meurtrier/suicidaire/cannibales d’« être allé trop loin », mais plutôt d’avoir été trop vite à l’inessentiel (le sexe, j’y coupe la queue). Extrême conséquence d’un hédonisme vulgaire selon lequel tout fantasme a pour vocation d’être « réalisé ».

Comment ne pas voir, au-delà d’une évidente transgression culturelle — quoique relative si l’on considère sa sanction pénale ; huit ans de prison est, en France au moins, la peine moyenne encourue pour un viol avec violence — que toute l’énergie subversive de l’élan qui portait la victime vers son sacrifice (mais à quoi ?) s’épuise aussitôt que réalisée en une laborieuse revisitation du Grand-Guignol[21].

Tout autre est la démarche d’écriture de Monique Wittig répondant par avance, dans un texte, Le Corps lesbien, plus insoutenable par endroit que le plus horrifique procès verbal d’interrogatoire, aux mangeurs de chair humaine et à leur talentueux hagiographe :

« J/e commence par le bout de tes doigts, j/e mâche les phalanges, j/e broie les métacarpes les carpes, j//humecte ton poignet, j/e désarticule avec beaucoup de délicatesse le cubitus, j/e fais pression sur le trochlée, j//arrache je détache le biceps de l’humérus, j/e le mange, j/e m/e repais de toi m/a très délectable, il arrive que m/es mâchoires claquent, j/e t’avale, j/e déglutis[22]. »

La dévoration amoureuse se fait dissection de l’amante vive ; l’anatomiste passionnée reconnaît, nomme et goûte chaque organe, chaque os, chaque nerf dans sa dénomination comme dans sa matière. Au contraire d’une mécanicienne qui démonterait le corps-machine pour le faire mieux fonctionner (médecine), ou en faire une créature à son obéissance (folle science), la narratrice se bouleverse elle-même à la mise en pièces de ce qui fut corps de femme et devient corps lesbien. Point tant « anti-corps », selon la proposition de Dianne Chisholm[23], que corps autre irrémédiablement, pour jamais abstrait par la salive de l’amante de la « mécanique des femmes » (Calaferte) dont le mâle se croit familier.

Parlant de la manière dont elle s’était risquée dans l’écriture du Corps lesbien, Wittig déclare : « Je ne m’étais pas engagée personnellement dans Les Guérillères. Le Corps lesbien, c’est comme si je me retournais complètement, j’avais le corps et l’esprit engagés[24]. » N’est-ce pas ce retournement auquel la narratrice procède ? au double sens du bouleversement qu’elle éprouve (la langue populaire dit « J’étais toute retournée ») et de l’opération à laquelle elle se livre sur le corps de l’amante, retournée comme un doigt de gant, intérieurs dévoilés, sens dedans dehors.Esperluette

Nul doute que la connotation érotique du cannibalisme fantasmé (et parfois pratiqué) suscitera dans le registre de la gastrosophie, chère à Fourier, des querelles d’écoles comme en ont alimenté dans l’art d’aimer le goût des femmes ou celui des jeunes garçons. Il y aura des amateurs exclusifs de gigot d’éphèbe ; certaines ne voudront rien goûter qui ne procède d’un sein virginal, tandis que d’autres en tiendront pour la joue de femme mûre ; d’autres encore braveront tous les règlements sanitaires pour se repaître de viande humaine faisandée (les tentatives de prohibition encourageront des productions clandestines de qualité douteuse). Il semble presque inévitable qu’en se banalisant, cette manière nouvelle de nourrir l’humanité par l’humanité entraîne un retour au cannibalisme véritable, avec victimes : c’est la même chose — d’un point de vue symbolique — et c’est bien meilleur au goût ! prétendent les amateurs… On voit que la provocation de Michel Journiac partageant le boudin fabriqué avec son propre sang pourrait être industriellement dépassée. Cette fois, ça n’est plus le capital qui dévore sa substance humaine, c’est l’humanité qui se repaît d’elle-même dans un mouvement qu’on se permettra de juger de mauvaise augure pour l’espèce, même s’il devait annoncer la fin des élevages en batterie.

Désormais familiarisé avec les travaux du collectif TC&A, on apprendra sans trop de surprise qu’il est à l’origine, en l’an 2000, de la création d’une espèce de laboratoire artistico-scientifique, en partenariat avec des biologistes de l’Université d’Australie-Occidentale, baptisé SymbioticA[25]. Ses promoteurs veulent, selon leurs dires, encourager les artistes qui utilisent les biotechnologies à impliquer le public dans une réflexion critique sur les limites entre le vivant et le non-vivant, la vie et la mort. Les spectateurs peuvent ainsi être amenés à participer à la décision de « mettre fin » à une œuvre « vivante », une « sculpture semi-vivante ».

Le geste s’apparente à la magie noire lorsque les artistes invitent au « meurtre » des « poupées du souci semi-vivantes ». Celles ci s’inspirent de figurines guatémaltèques — elles vont par six — auxquelles les enfants confient leurs soucis avant de s’endormir, à charge pour elles de résoudre embarras et tracas durant la nuit. Dans leur version bio-tech, les poupées sont constituées de polymères dégradables, ficelés avec du fil de suture chirurgical ; elles sont ensemencées de cellules vivantes qui se multiplient et remplacent peu à peu le matériau originel. En même temps qu’elles défigurent, à strictement parler, une coutume charmante, les poupées monstrueuses en déforment le sens. Où l’on suggérait à l’enfant le pouvoir réparateur du rêve, on invite l’adulte à faire de ses soucis une entité à nourrir quotidiennement (c’est le Feeding Ritual, Rituel du nourrisage) avant de les mettre à mort[26]. Ou comment la prévention poétique des cauchemars sert d’aliment au cauchemar bio-tech.

Le projet le plus spectaculaire à ce jour, mené à bien dans le cadre de SymbioticA, nous permet de retrouver le performeur Stelarc, chantre transhumaniste, dont nos artistes bio-tech cultivent une réplique à l’échelle 1/4 de l’une de ses oreilles, à partir de cellules du cartilage. Selon TC&A, le point de rencontre pratique entre leurs préoccupations et celle de Stelarc est la création d’un objet partiellement vivant (to create an object of partial life). En septembre 2003, la National Gallery of Victoria (État d’Australie) annule une installation auriculaire pourtant soutenue par l’Université d’Australie-Occidentale (cf. supra). Les artistes bio-tech remarquent que les responsables de la National Gallery ont évoqué à plusieurs reprises le scandale causé en 1997 par l’exposition dans ses murs du Piss Christ d’André Serrano. Ainsi, triomphent-ils, proposer une modification de la forme du corps humain déclenche les mêmes reproches de blasphèmes que « d’altérer l’image de Dieu ». La proposition faite par la National Gallery de remplacer la troisième oreille de Stelarc par une culture de cellules animales est considérée, à juste titre, comme la preuve que la plupart des êtres humains se considèrent supérieurs aux animaux plutôt que partie d’un continuum de la vie. On a toutefois le sentiment qu’au moment de défendre leurs projets devant les réactions hostiles, la puissance de provocation conceptuelle de TC&A, faisant ici plume commune avec les scientifiques de l’Université d’Australie-Occidentale, est très inférieure au niveau technique de ses bricolages sur le semi-vivant : « L’art peut jouer un rôle important en suscitant une discussion culturelle sur ces sujets [le développement du champ biomédical]. En présentant des exemples tangibles de scénarios soumis à réfutation, l’art peut fournir un point de départ pour un débat philosophique et éthique élargi. »

Au nom de TC&A, Ionat Zurr et Oron Catts entendent préciser leur pensée : « Ça n’est que lorsque les humains réaliseront qu’ils font partie du continuum de la vie que la manipulation du vivant cessera d’être alarmante comme elle semble l’être aujourd’hui. Nous ne plaidons pas pour une homogénéisation du vivant et du non-vivant ; au contraire, nous mettons le doigt sur la complexité de la vie et du continuum entre vivant et non-vivant dans lequel nous sommes une partie plutôt que le sommet. Manipuler la vie c’est se sentir à l’aise avec l’Autre qui peut être n’importe quoi dans le continuum. Nos œuvres d’art manipulant la vie sont réalisées dans l’humble attente d’une considération éthique qui aille au-delà du “je”, du “tu/vous” (the “You”) et même de l’”humain” (pour autant que le “fardeau” de notre humanité nous en rende capables[27]). »

Si les tautologies étaient des grenouilles, ces gens nous en feraient manger à tous les repas ! C’est d’ailleurs leur intention. Loin de chercher humblement à susciter un débat sur les conséquences sociales et philosophiques des biotechnologies, artistes bio-tech et scientifiques amis des arts appliqués procèdent à des mises en scène concrètes de la manipulation du vivant. Or chacune de ces mises en scène est aussi une mise devant le fait accompli.

Relisons la première ligne de l’introduction de La Libération animale, ouvrage de Peter Singer, auteur dont se réclame TC&A : « Ce livre porte sur la tyrannie que les êtres humains exercent sur les autres animaux[28]. » Le livre s’efforce, avec succès, d’illustrer le terme « tyrannie ». Mais l’affirmation selon laquelle l’être humain est un animal parmi d’autres, c’est-à-dire qui devrait se considérer partie prenante (et modeste) d’un vaste continuum du vivant, n’est nulle part démontrée : c’est un présupposé. TC&A partage ce présupposé que nous pouvons qualifier d’antispéciste, mais il le dépasse très vite en créant des œuvres « semi-vivantes ». Celles-ci n’avaient aucune existence dans le continuum du vivant, ce sont des créations artificielles. La troisième oreille de Stelarc n’est pas tout à fait une oreille (siffle-t-elle ?), mais on ne peut pas dire non plus que ça n’est pas du tout une oreille… Il n’y a plus ni évolution ni continuum, ni barrières (des espèces) ni repères pour distinguer le vivant du non-vivant.

Étape précédente, passée inaperçue, le travail de sape théorique entrepris par les groupes antispécistes — plus visibles en Grande Bretagne qu’en France —, dans le but d’invalider ou au moins de faire peser le doute sur tous les acquis (même relatifs et fragiles) d’une pensée humaniste, antiraciste et féministe. La cible principale, c’est la barrière entre les espèces. Peu importe qu’il existe réellement des différences entre catégories d’êtres humains que l’on peut bien dénommer « races » ou « sexes », nous disent les antispécistes, puisque nous posons comme principe le refus de toute discrimination envers un être susceptible de souffrir : « noir », poisson ou « femme ». Le terrain ainsi objectivement préparé est investi par les artistes bio-tech, sans que les antispécistes, probablement hostiles dans leur majorité au projet transhumaniste, aient eu leur mot à dire. Qu’importe ! Il ne s’agit pas de départager des coupables en vue d’un jugement dernier ; il suffit de constater que les transhumanistes s’appuient sur les théories antispécistes (et non seulement sur tel d’entre eux utilisé comme argument d’autorité). La différence humain/animal une fois (dé)considérée par d’autres comme un préjugé nocif, l’art bio-tech s’attaque à la limite entre le vivant et le non-vivant. Constatez vous-même : il n’y en a plus ! Cette nouvelle étape, à laquelle on comprend que s’associent volontiers des biologistes, prépare la suivante : la fabrication d’hybrides entre le vivant et la machine. Après les humains « augmentés », ordinateurs et puces savantes intégreront bientôt des cellules humaines (neurones) ou animales… et rejoindront donc logiquement le grand continuum qui va, nous dit-on du non vivant au vivant, désormais impossibles à distinguer.

Que nous dit TC&A ? Manipuler la vie c’est se sentir à l’aise avec l’Autre qui peut être n’importe quoi dans le continuum. Et voici le fondement de la tolérance future : quoi que vous ayez devant vous, humanoïde, boîte parlante, drône-poussière ou semblant-chien, souvenez-vous que vous en êtes un autre dans le Très Grand Continuum ! Snobs imbéciles ou publicitaires conscients, les artistes de TC&A font partie de l’avant-garde spectaculaire du projet transhumaniste.

 

Esperluette Dans le texte concernant les sculptures semi-vivantes qui figure sur leur site Internet, les membres de TC&A ne mentionnent pas le nom d’Alexis Carrel. Ce prix Nobel 1912 de médecine, pionnier des « cultures de tissus », qu’il entrepris au début des années 1910, fut connu en France et célèbre aux États-Unis. À l’exception des années de la guerre 1914-1918 durant lesquelles il est mobilisé, il travaille à l’Institut Rockefeller de New-York, dont il a été nommé « membre directeur » en 1913. De retour en France, en juin 1939, il est chargé de mission auprès de l’amiral Darlan et suggère au maréchal Pétain la création d’un Institut pour l’étude des problèmes humains qui travaillerait à la « reconstruction de l’homme », programme détaillé dans son best-seller L’Homme, cet inconnu.

Dans le texte du catalogue de l’exposition nantaise L’Art biotech’, le collectif TC&A se sent probablement tenu de mentionner la fâcheuse réputation politique de Carrel. Les mots et expressions « mystique excentrique », « fasciste », et « eugéniste collaborateur de Vichy » sont employés. S’ensuit un questionnement au ton détaché : « Sa tendance mystique et eugéniste résulte-t-elle de son obsession pour la vie partielle ? La création de précurseurs de nos entités semi-vivantes a-t-elle ouvert la voie à son intolérance pour les autres ? Est-ce ce qui va nous arriver ? » La réponse constitue les dernières lignes du texte : « Nous espérons que le rituel quotidien de nourrissage et les soins aux entités semi-vivantes nous rappelleront de ne pas fuir nos responsabilités et perdre notre compassion pour les autres. Il ne faudrait pas finir comme le Dr Carrel[29]. » Alexis Carrel est mort, dans son lit, le 5 novembre 1944, après avoir été suspendu de son poste et vu son Institut dissous. L’Homme, cet inconnu, son ouvrage le plus diffusé (jusqu’au milieu des années 1990), est un texte raciste (hymne aux « grandes races blanches »), antiégalitaire (l’égalité a gêné le développement de l’élite), fascisant (éloge de la jeunesse idéaliste d’Allemagne et d’Italie) qui condamne les prolétaires (ils souffrent de tares héréditaires), propose de gazer les meurtriers et les voleurs à main armée et appelle à la construction « scientifique » des hommes civilisés. Carrel n’a pas « fini » raciste en 1944 ; il a rédigé son livre en 1935, après la prise du pouvoir par Hitler. Son décès accompagne la défaite provisoire de l’idéologie dont il aura été l’un des porte parole les plus écoutés : le biologisme autoritaire. Au milieu des années 1980, Carrel a été l’objet d’une tentative de réhabilitation de la part des idéologues de la nouvelle droite (Yves Christen, Alain de Benoist) et de certains de ses anciens collaborateurs. Le Carrel idéologue n’a fini ni de séduire ni de nuire. Il est illogique et regrettable que des artistes qui assurent ne poursuivre ses travaux de cultures cellulaires que pour mieux créer de nouvelles occasions de débat philosophique trouvent si peu à dire sur les relations entre le biologiste et le visionnaire raciste[30]Esperluette

 

Savants et militaires

Impossible de départager ces acteurs tant sont rares parmi les premiers ceux qui refusent de travailler avec et pour les seconds. Citons-en un, le seul explicitement signalé pour un tel refus, adressé il est vrai à l’ancien ennemi américain : le Pr Yoshiyuki Sankai, de l’Université de Tsukuba (Japon), a été invité, après le 11 septembre 2001, à présenter son invention — un exosquelette baptisé HAL (Hybrid Assistive Limb, membre hybride assisté) — au ministère américain de la Défense. Il a refusé l’invitation et les crédits proposés, préférant se consacrer aux usages civils de la machine, dont il a présenté la cinquième version lors de l’exposition universelle d’Aichi en mai 2005[31]. Pour honorable qu’elle soit, une telle position ne change rien à l’intrication programmatique et financière entre recherche militaire et recherche « civile ». Tous les progrès de la recherche civile profitent aux militaires ; le contraire n’est pas vrai.

Aux origines du champ nouveau des nanotechnologies, on trouve l’ouvrage mi-programmatique mi-prophétique de K. Eric Drexler, chercheur associé au Laboratoire d’intelligence artificielle de l’Institut de technologie du Massachusetts (MIT), Engines of Creation. The Coming Era of Nanotechnology (Engins de création. L’avènement des nanotechnologies[32]). Publié aux États Unis en 1986, le livre connaîtra un destin paradoxal ; très commenté, et critiqué, dans les milieux scientifiques et politiques, il aura probablement eu une influence sur la décision de Bill Clinton de créer en 2001 l’US National Nanotechnology Initiative (NNI), imité par tous les pays industrialisés. Cependant, son auteur passe aujourd’hui pour un prophète de malheur ou au mieux pour un maladroit ; n’a-t-il pas annoncé l’inéluctable mise au point de nanorobots capables de manipuler les atomes et, surtout, de s’autoreproduire hors de tout contrôle. L’image d’une gelée ou glu grise (grey goo) de nanoparticules autoréplicantes absorbant l’énergie de la planète est devenue une sorte de malédiction à laquelle l’auteur, écarté des programmes officiels qu’il a contribué à faire adopter, peine à se soustraire[33].

Quant à la question de savoir si ces mises en garde étaient hors de propos, on méditera le passage suivant, extrait d’un rapport rédigé en 2004 par le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) et le cabinet de conseil ALCIMED[34] à la demande du ministère français de la Défense ; il figure au chapitre intitulé « Difficultés potentielles à [sic] l’implantation des nanotechnologies » :

« La première [difficulté] est la communication autour des nanotechnologies et de ses [sic] applications potentielles. Cette communication, favorisant généralement les nanorobots et les nanomachines, met en avant des applications qui n’arriveront pas sur le marché avant quinze ou vingt ans et fausse l’image que peut se faire le grand public des nanotechnologies[35]. »

On reconnaît l’humour inimitable, quoique involontaire, et le nanosens de la responsabilité prospective des nucléocrates, reconvertis dans ces technologies atomiques sans radiation que sont les nanotechnologies : pourquoi se soucier de la cause éventuelle d’une disparition de l’espèce puisqu’elle n’arrivera pas sur le marché avant quinze ou vingt ans ? On comprend que pour ces gens, qui se vantent de leur « double culture science/business », ce qui existe dans les laboratoires mais pas encore sur le marché est quasi inoffensif : le seul danger qui vaille, c’est la concurrence ! Le rapport préconise d’ailleurs que les chercheurs publient moins (ça ne rapporte rien ; les autres copient) et déposent davantage de brevets. Lorsqu’il abandonne le discours édénique, le marché ne voit pas plus loin que le bout de son nez (invisible) ; quinze ans valent un siècle, vingt ans sont un millénaire ; à pareille échéance, qu’importent déluge, marée noire ou gelée grise : no future !

Il arrive qu’un responsable s’épanche auprès d’un journaliste, à la limite de l’imprudence. Jean Therme, directeur du CEA de Grenoble prophétise : « Ce que la nature a fait en plusieurs milliers d’années, nous le réaliserons dans des temps très courts. On pourra “apprendre” aux atomes à s’organiser entre eux pour travailler ensemble sous le contrôle d’autres atomes[36]. » Il semble bien que la nature a mis plusieurs millions d’années à réaliser un directeur du CEA, lequel pourra toujours arguer que comparés à cette durée d’évolution, des « temps très courts » peuvent encore durer un certain temps. Tout de même, cela ressemble fâcheusement à du Drexler, et l’on mesure dans ce discours de scientifique sans cabinet de conseil un indéniable « déficit de marketing ».

Les militaires, eux, ont conservé, comme une espèce de maladie professionnelle, un certain sens du temps historique. Et puis, quand il ne s’agit plus de « communication » au sens étroitement publicitaire, on peut bien donner libre cours à son enthousiasme. Écoutons Steven Metz, professeur à l’institut d’études stratégiques de l’US Army War College de Carlisle (Pennsylvanie) : « Les progrès de l’intelligence artificielle sont tels que, dans deux ou trois décennies, on sera en mesure de faire des robots qui, techniquement, seront capables de prendre des décisions autonomes complexes, des décisions morales[37]. » L’autonomie est certes une qualité trop précieuse pour être confiée en partage aux humains ; de plus, l’armée manque d’« expertise » dans ce domaine ; il est certainement plus sage de procéder à des expériences sur des machines.

C’est d’autant plus vrai que les machines prennent le pas sur les hommes, comme le note judicieusement un responsable de l’Agence américaine de projets de recherche avancée pour la défense (Darpa) cité dans le rapport sur la Convergence NBIC : « Avec la diffusion de la technologie sur le théâtre moderne de la guerre, l’humain est devenu le maillon le plus faible, du double point de vue physiologique et cognitif. Prenant en compte cette vulnérabilité, la Darpa a récemment commencé à explorer l’augmentation des performances humaines afin d’accroître le pouvoir létal et l’efficacité du combattant, en lui apportant des capacités physiologiques et cognitives supplémentaires[38]. » Ces capacités pourraient consister par exemple à conserver toute la réactivité souhaitable au-delà de 96 heures et, dans le cadre d’une prochaine tranche de recherches, de 168 heures sans sommeil. Privé de toute possibilité de réparation (ou de fuite) psychique par le sommeil, le combattant augmenté pourra méditer sur le fait que l’on applique désormais l’expression « pouvoir létal » à un humain et non plus à un produit toxique.

 

EsperluetteLa Darpa est une agence du Pentagone dont la caractéristique est de dilapider des crédits considérables dans des projets qui peuvent être indifféremment pertinents ou délirants. Elle a ainsi impulsé le Advanced Research Projects Agency Network (ARPANET) l’une des sources de l’actuel Internet[39]. Elle a aussi imaginé un programme intitulé FutureMAP (Marchés à terme appliqués à la prédiction). S’inspirant des spéculations sur les prix du marché pétrolier, les concepteurs prévoyaient d’offrir à des traders d’investir de l’argent sur le MAP ; ceux-ci auraient intégré à leurs calculs les risques d’attentats terroristes, de guerres civiles, de coups d’État, etc. Le Pentagone aurait enregistré et « analysé » les tendances de ce nouveau marché. « Les marchés à terme ont prouvé qu’ils pouvaient prédire des choses comme le résultat des élections ; ils sont souvent meilleurs que les experts », affirmaient ses concepteurs. Sommet de la croyance imbécile dans l’économie comme lieu de production de la vérité, dénoncé en 2003 comme immoral et ridicule par l’opposition démocrate et la presse, ce projet a été abandonné[40]. On retrouve logiquement la Darpa dans tous les projets d’application des nanotechnologies au domaine militaire. Esperluette

 

Au demeurant, il n’y a pas lieu de barguigner : « Notre objectif n’est pas de rendre la vie du soldat plus confortable, mais d’accroître sa capacité à tuer », comme le confirme le major Brian Cummings, l’un des responsables de l’entraînement des soldats américains équipés de nouveaux appareils électroniques[41]. On tempérera cette virile et ascétique profession de foi par la constatation de bon sens que pour être létal il importe d’être vivant. Ce que le soldat Jason C. Ashline, sauvé de la mort par son gilet pare-balles en 2002, en Afghanistan, ne manque pas de rappeler opportunément : « Mon gilet m’a épargné un voyage à la morgue ». Partie remise, peut-être, puisque Jason rempile derechef pour quatre ans. C’est l’occasion, soigneusement mise en scène, pour le directeur du MIT de confier à quel point l’Institut for Soldier Nanotechnologies (ISN) qu’il héberge, doté de 50 millions de dollars en 2003 (sur 862 millions pour l’ensemble de la National Nanotechnology Initiative) « offre une occasion historique au MIT de contribuer au bien-être du pays », bien loin de se contenter d’être une « université tour d’ivoire[42] ». Au risque de complaire des lecteurs cocardiers, s’ils s’en trouvait, on signalera la création au sein du « pôle d’innovation Minatec » de Grenoble, inauguré le 2 juin 2006 sous haute protection policière, d’un Minatec IDEAs Laboratory ; IDEA pour Interactive Devices for Emerging Applications, en anglais dans le texte français. Ce laboratoire est inspiré du Medialab du MIT. Des chercheurs en biologie et en électronique y collaborent avec des sociologues, des anthropologues et des spécialistes de marketing. C’est désormais le mélange entre recherche et désinformation commun aux institutions publiques et aux officines privées (cf. ALCIMED), et qui donne son sens définitif à l’abréviation courante R&D, puisqu’aussi bien le « développement » d’un produit intègre, dès sa conception, les moyens de flatter les goûts du public et de désamorcer ses angoisses, voire ses résistances.

Un accord entre le CEA et la Délégation générale à l’armement (DGA), signé en 2002, associe cette dernière au choix et au financement des programmes de recherches de Minatec et singulièrement de l’IDEAs Lab.

On sait que des puces électroniques, de la taille d’un grain de riz, sont déjà expérimentées depuis plusieurs années dans des entreprises (pointage et contrôle des déplacements ; États Unis) et des boîtes de nuit (paiement automatisé ; Espagne, Hollande). Un client explique les raisons de son adhésion :

« Ici à Rotterdam, il y a des tas de gens avec des piercings incroyables, et tout va bien pour eux. Moi, j’ai encore mieux : mon chip [ma puce] est un piercing secret, je me sens unique, original. C’est aussi une carte de crédit invisible, ça me plaît[43]. »

Implantée dans la chair du bras, la puce est une marque « identitaire » intérieure ; par dessus-tout, elle réalise le dernier stade de l’invisibilisation de l’argent ; inutile de porter sur soi des billets ou même une carte de crédit, approcher une borne de reconnaissance suffit désormais. Chacun(e) devient, non pas même la « monnaie vivante » qu’évoquait Klossowski, mais — plus vulgairement encore — un livre de compte sur pieds, dans lequel n’importe quelle machine saura lire. Si le compte est à découvert, le porteur ne vaut rien. Que cela puisse plaire et paraître « unique », même au dernier crétin habitué d’une boîte de nuit, en dit long sur les territoires mentaux que le contrôle biométrique et nanotechnologique a la possibilité d’envahir sans rencontrer autre chose qu’une approbation empressée. Au vrai, ils sont conquis d’avance. Qui accepte la valeur et désire l’argent ne peut qu’être flatté d’être pris jusque dans sa chair pour un porte-monnaie. Se croyant à la pointe de la modernité fluide, ledit porte-monnaie se situe réellement quelque part entre l’homme-sandwich et le sherpa. Début 2006, on estimait à 2 000 le nombre de porteurs.

Ces dispositifs seront encore miniaturisés et intégreront un nombre croissant d’informations sur les individus et de mécanismes d’émission, de réception et d’analyses. La Food and Drug Administration américaine a donné son feu vert au dossier médical sur puce ; elle concerne, dans un premier temps, les patients suivant des traitements complexes (diabète, maladie cardiaque, chimiothérapie) et susceptibles d’être hospitalisés d’urgence[44]. l’Institut for Soldier Nanotechnologies travaille à la réalisation d’un « labo sur puce » (lab on a chip) capable de procéder automatiquement (i. e. sans prélèvement) et donc très rapidement à diverses analyses sanguines, dont les résultats pourraient être transmis à distance[45].

C’est ici qu’il faut mentionner l’existence des systèmes dits de « reconnaissance biométrique » (contour du visage, des mains, empreintes digitales, iris de l’œil, etc.). Outil idéal — dont la mise en place est déjà avancée — d’un contrôle centralisé des déplacements, faits et gestes des populations « dangereuses », jeunes, pauvres et demain résistants à l’augmentation posthumaine, ces systèmes se combinent harmonieusement avec la vidéosurveillance généralisée et les premières applications nanotechnologiques.

La société française Zefyr, qui commercialise un appareil de reconnaissance digitale à installer sur les ordinateurs, a inventé la formule du corps-identité : « Le code, c’est vous ! » Notez la simplicité quasi écologique de ce système : ni carte ni puce, vous seul tel qu’en vous-mêmes. Mais cette nudité identitaire expose à être trahi par son propre corps. Le corps-identité est aussi un corps policier[46].

Parmi les voies prometteuses explorées par les scientifiques financés par la Darpa figure « la production de nouveau concepts en matière d’intégration humain-ordinateur[47] ». Il peut s’agir également de mettre « un peu de muscle sur les robots », selon la formule du Dr John Main, scientifique de la Darpa en visite dans le laboratoire de Ray Baughman, du Nanotech Institute (Université du Texas, Dallas). Ce programme de musculation robotique aboutit à la réalisation de prototypes de muscles artificiels alimentés à l’hydrogène et à l’alcool[48]. De tels prototypes ne sont pas sans rapport avec les « sculptures semi-vivantes » réalisées par les artistes bio-tech australiens de TC&A. Artiste à sa façon, Kevin Warwick, professeur de cybernétique à l’université de Reading, près de Londres, est de ces scientifiques qui affectent de donner l’exemple : il porte depuis 1998 plusieurs puces de silicium sous la peau et dans les nerfs du poignet[49]. Warwick avertit que « la technologie risque de se retourner contre nous. Sauf si nous fusionnons avec elle. Ceux qui décideront de rester humains et refuseront de s’améliorer auront un sérieux handicap. Ils constitueront une sous-espèce et formeront les chimpanzés du futur[50]. »

Il n’est pas sans intérêt, du point de vue de la direction du zoo, de suivre, soit en temps réel soit rétrospectivement, les déplacements des individus : les implants peuvent servir, en sus des procédés biométriques, de système de localisation et de mémorisation des déplacements dans un espace équipé de lecteurs (bâtiments, aéroports, etc.). Des puces plus perfectionnées permettront de repérer à très longue distance un individu éloigné de ses congénères. D’où la double mésaventure d’une riche mexicaine peu au fait de ces questions et aux mains de ravisseurs au contraire férus de technologie, qui entreprennent de chercher une hypothétique et traîtresse puce sur sa personne comme on cherchait la marque du diable sur le corps des sorcières : « Il voulaient savoir dans quelle partie de mon corps elle était cachée[51] ». Par quoi l’on voit qu’être son propre dispositif d’alarme en plus d’être sa propre carte de crédit présente encore quelques risques (même l’ignorance de ces dispositifs n’est pas sans danger). Certes, le riche augmenté ne peut plus ni perdre son identité ni son immatérielle richesse, ni se perdre lui-même, mais qui peut lui garantir qu’il ne se trouvera jamais en présence d’un pauvre ?

De la même manière que la Première Guerre mondiale a dynamisé la chirurgie réparatrice faciale, les conflits tournants de la nouvelle guerre mondiale permanente « contre le terrorisme » — et pour le contrôle des sources et des voies de transport de l’énergie — suscitent une intense activité de création de nouveaux dispositifs d’appareillage pour les blessé(e)s. Claudia Mitchell, ex-marine amputée de son bras gauche, utilise une prothèse commandée par la pensée, développée au Rehabilitation institute de Chicago. Les terminaisons nerveuses du bras sectionné ont été greffés sur la zone pectorale, où elles croissent pour se fondre dans le tissu musculaire. « En installant des électrodes à la surface de la peau, il est ensuite possible de capter les contractions produites par les nerfs qui transmettent la commande motrice. » C’est, par exception, un ouvrier électrocuté, qui le premier à été équipé d’une paire de bras bioniques. « Une portion de sa poitrine, où quatre terminaisons nerveuses de son bras manquant ont été redirigées, se comporte comme une carte des différentes parties de sa main et de son bras. » Lorsqu’on le touche à cet endroit, il a l’impression qu’on lui touche la main. L’équipe de Chicago est impliquée dans un programme de recherche commun avec la Darpa doté de 30, 4 millions de dollars. Selon le commentaire du journal Le Monde : « L’urgence est là : quatre cent cinquante soldats américains déployés en Afghanistan et en Irak ont subi des amputations[52]. »

Un autre type de connexion est utilisé pour permettre à des personnes immobilisées à la suite d’un accident ou d’une maladie dégénérative de retrouver une relative autonomie. C’est le système Braingate (Porte du cerveau) développé par le laboratoire de John Donoghue (Brown University, Rhode Island) : une puce comportant une centaine d’électrodes est implantée dans le cortex moteur ; elle capte les impulsions électriques des neurones et les transmet, via un câble amovible à des ordinateurs qui les interprètent et les transforment en commandes à destination d’un curseur d’ordinateur, d’un interrupteur électrique ou de la boîte de direction d’un fauteuil roulant. La miniaturisation du système, l’invention d’une formule « sans câble » et la multiplication des implants dans diverses zones du cortex pourraient permettre à plus long terme à des personnes paralysées de retrouver l’usage au moins partiel de leurs membres[53]. Pourquoi ne pas imaginer, comme nous y invite Donoghue, que cette porte du cerveau, irrémédiablement ouverte, pourrait laisser le passage dans un avenir plus lointain à la prévention — par implant cortical et stimulation neuronale — de l’épilepsie, voire de la dépression ou de la schizophrénie ?

En attendant de pouvoir détecter à distance les connections neuronales défectueuses et partant les mouvements d’humeur indésirables de ceux qui auront su ne pas « rester humains », les militaires s’occupent à leur fournir des exosquelettes, tel celui fabriqué à Berkeley sur commande de la Darpa, qui permet de porter un poids de trente deux kilos comme s’il pesait quinze fois moins.

Dans une remarquable enquête publié par Le Monde, le journaliste Yves Eudes fait allusion, dès 1999, aux « tissus intelligents » : « Le professeur Sinsaresan Jayaraman, de Georgia Tech [Institut technologique de Géorgie], […] est l’inventeur du “tee-shirt intelligent”, que les soldats américains vont peut-être bientôt devoir porter […] dans lequel on a tissé une grille serrée de fils de Nylon métallisé, et un réseau plus espacé de fibres optiques. Sur cette “carte-lettre textile”, on peut brancher différents capteurs détectant toutes les fonctions vitales du “porteur” [température, tension artérielle, rythme cardiaque, etc.] » Jayaraman explique qu’en plus du diagnostic sur l’état d’un blessé « le tee-shirt pourra servir de support à un système de communication audio et vidéo, permettant à l’état-major de suivre en direct les événements sur le terrain. »

Le rapport CEA-ALCIMED pour le ministère français de la Défense, si dédaigneux à l’égard de technologies susceptibles de n’être commercialisées que dans un délai de quinze ans, considère avec beaucoup d’intérêt les progrès du textile « fonctionnel » (anti-tache, anti-UV, etc.) à échéance de cinq ans, et « intelligent » (intégrant capteurs et microprocesseurs) à échéance de dix ans. À cinq ans près, ce qui eut été méprisable doit être encouragé : c’est que le textile intelligent est considéré par les rédacteurs comme une chance inespérée pour l’industrie textile française de surmonter la crise causée par la concurrence asiatique par une spécialisation dans des produits à forte valeur ajoutée. Des Asiatiques, on attend qu’ils se contentent de fabriquer, pour les pauvres, de bêtes tee-shirt en coton (néanmoins transgénique).

Les militaires français prévoient à l’horizon 2025 — nouvelle preuve que ce qui est jugé immédiatement avouable peut être annoncé fort en avance — la mise en place d’une « Bulle opérationnelle aéroterrestre » (BOA), soit un réseau numérique global de communication en temps réel auquel sera raccordé chaque soldat. Le cœur de la BOA est le projet « Felin » (sic) ou Fantassin à liaison intégrée, dont les premiers systèmes devaient être livrés à la fin 2006. Le fantassin augmenté portera sur son casque un écran miniature relié à son arme, elle-même équipée d’une caméra infrarouge. Il recevra des consignes grâce à des oreillettes, et ses propres paroles seront captées par l’ostéophone ou bandeau communiquant, qui transmet et décrypte les vibrations des os du crâne quand il parle, même à voix basse. Ces matériels sont explicitement destinés aux combats de contre-guérilla dans les jungles, naturelles ou urbaines, qui ont démontré, dans les Balkans, en Afghanistan et en Irak, l’inadaptation des armements anciens[54]. Les « chimpanzés du futur » sont déjà une espèce menacée.

Tandis que les vêtements sont en passe de se transformer en une « super peau », réceptive et émettrice, la peau humaine « naturelle » n’est pas oubliée : « Une équipe du MIT, rapporte Yves Eudes, avait mis au point il y a quelques années un système expérimental baptisé “bodynet” : un ordinateur, placé dans le talon d’une chaussure, fonctionnait grâce à l’énergie produite par le corps, en l’occurrence un alternateur actionné à chaque fois que l’utilisateur appuyait sur son talon en marchant. L’ordinateur, qui était en contact avec le pied, transmettait ses données numériques directement dans l’épiderme, qui se trouve être un conducteur de bonne qualité. Le flux de données se diffusait aussitôt sur toute la surface du corps. Ainsi lorsque deux volontaires équipés de ce système se serraient la main, leurs ordinateurs respectifs étaient mis en réseau et échangeaient des informations. Les théoriciens du “bodynet” prédisent qu’un jour, tous les appareils électroniques sur lesquels ils poseront la main, du téléphone portable au super-ordinateur, se connecteront automatiquement sur leur wearable [portables : désigne tous les appareils intégrés aux vêtements, aux lunettes, au casque, etc.], qui se chargera de les reconfigurer et de les mettre en réseau. Ils pourront alors être considérés comme des prolongations [sic] du corps, des “organes électroniques[55]”. » L’exemple de la poignée de mains semble la décalque d’une blague misogyne affectant de ne viser que les femmes blondes, incarnations supposées de la stupidité de leur sexe : « Que se passe-t-il lorsque deux blondes se serrent la main ? Un échange de données. » Nous sommes incités à comprendre que la plus blonde du monde ne peut donner que ce qu’elle a, c’est-à-dire son épiderme. Dans son cerveau, il n’y a rien ; le scaphandrier chanté par Léo Ferré s’y est perdu « dans les profondeurs du vide ».

L’idée du corps-toile, du corps-conducteur, appartient indiscutablement à l’idéologie de la nécessaire fusion entre chair et technologie ; Warwick nous y incite comme un capitaine commande d’embarquer dans les canots de sauvetage. On pourrait être tenté, cependant, d’entrevoir dans l’image de ces deux humains échangeant, par le simple contact de leurs épidermes — de leurs muqueuses, qui sait ? — les Chants de Maldoror, la carte de Tendre, ou la recette du clafoutis, une capacité poétique insoupçonnée de la technologie. …Et la justice pour les « blondes », auxquelles la rancœur misogyne prêtait, sans même s’en rendre compte, un pouvoir magique. Mais qu’en est-il ? Les porteurs de bodynet ne sont ni des « hommes illustrés » arborant leurs tatouages ni des griots, vivantes mémoires de leur peuple. Ils se serrent la main, mais ce sont les ordinateurs qui communiquent. Foin de merveilleux ! Le miracle technique s’accomplit dans le silence des hommes, réduits à la figuration d’espions de comédie, échangeant des poignées de mains comme, naguère, on substituait une mallette à une autre.

Ayant fait, à regret, notre deuil de la poésie électronique, nous ne quitterons pas la Darpa sans mentionner qu’elle se soucie du soldat souffrant jusque dans ses affections les moins glorieuses et, en apparence, les moins sujettes à innovation. Or, la débâcle intestinale précipite souvent celle des armes, et la Darpa le sait ; ainsi relève-t-elle que 70 % des soldats américains participant à la « libération » de l’Irak ont connu au moins un épisode diarrhéique. Afin de prévenir et de traiter cette affection, elle élabore des produits capable de briser les fibres de cellulose indigestes pour les transformer en glucose directement assimilable. Le projet compense par son intitulé ce qu’il a de trivial dans son objet : Intestinal Fortitude Program, soit littéralement « Programme de la force d’âme intestinale ».

 

Queer, vegan et cyborg :

les convergences rêvées du transhumanisme

L’Association transhumaniste mondiale (WTA) s’est avisée, par la voix de son directeur exécutif James Hughes, que l’image la plus répandue de sa position politique — la technophilie capitaliste libérale — pourrait bien être contreproductive. Et ce d’autant que, comme nous l’avons déjà noté, la plupart des transhumanistes considèrent qu’ils disposent d’un réservoir « naturel » de sympathisants dans des catégories de population mises à l’écart de la société et dans des groupes qui revendiquent leur marginalité : handicapés, transsexuel(e), défenseurs des droits des animaux et antispécistes. Et ce, même s’ils se font une idée encore abstraite de ces alliés (cf. infra leur réaction au discours d’une transsexuelle). Promoteur d’un « transhumanisme démocratique », Hugues en établit le programme éclectique[56] ; il emprunte le concept de biopolitique à Foucault, défend la revendication d’un revenu garanti universel et mêle sympathies libertariennes[57] pour le moins d’État possible et recommandations keynésiennes.

Certains traits de cette chimère théorique nous sont familiers. On y retrouve dans un enchaînement qui ne doit rien au hasard, la solidarité avec les minorités « sexuelles, culturelles et raciales, particulièrement avec les minorités morphologiques [sic] telles que les handicapés et les transsexuels » (point 9), puis le soutien aux « droits des grands singes, des dauphins et des baleines » (point 10). Il s’agit « d’ouvrir les droits de toutes les personnes intelligentes, [de] vaincre le “racisme humain” et [d’]établir une “citoyenneté cyberorganique[58]” ». Rien d’étonnant à cela : les transhumanistes « représentent l’extrémité progressiste du nouveau continuum biopolitique », dont nous savons déjà qu’il inclut les animaux, ou au moins certains d’entre eux. « Les transhumanistes, poursuit Hugues, affirment que toutes les “personnes” intelligentes méritent des droits, qu’[elles] soient humain[e]s ou non. » Et voilà faits citoyens, après les grands singes et les dauphins, nos amis robots et cyborgs…

Hugues le déplore après d’autres, « l’intérêt de la gauche [pour] la réingénierie de la nature de l’Homme a été étouffé par les programmes eugénistes des Nazis. » Cependant, il existe un point d’attraction vers les technologies de la naissance qui permet d’amener de nombreuses personnes, des femmes notamment, à une attitude plus positive : « Une des demandes progressistes les plus importantes sera de garantir l’accès universel aux technologies de choix génétique permettant aux parents de s’assurer que leurs enfants aient des capacités biologiques égales à [celles] des autres. Les naissances assistées technologiquement, ce qui inclut éventuellement les [utérus artificiels], libéreront les femmes de la nécessité d’être les porteuses nécessaires et vulnérables de la prochaine génération. La liberté morphologique, [la capacité] de changer son corps (y compris […], poids, sexe et caractéristiques raciales) réduira les oppressions basées sur le corps (handicap, grosseur, sexe et race) [et les] préjugés esthétiques. »

« Le travail sera de plus en plus inutile au XXIe siècle », puisque les nanotechnologies et l’intelligence artificielle contribueront à l’automatisation généralisée. Elles créeront donc également un chômage de masse propice à l’apparition d’une vague bioluddite[59] de démolition des machines, pour la prévention de laquelle le revenu social garanti est une « arme » adéquate. Certes, on s’éloigne là du dogmatisme libéral, mais si l’on veut rassurer les publics réticents il vaut mieux encadrer le développement des nanotechnologies par une politique d’État. Hugues formule une critique du système américain qui donne à penser que la WTA ne se satisfait pas de l’implantation dont elle dispose déjà dans les secteurs de la recherche et de la défense : « En raison de la faiblesse de la démocratie sociale aux États-Unis, la politique actuelle de la technologie est dominée par une hystérie ignorante d’un côté et la cupidité de l’autre. »

Les transhumanistes doivent se rapprocher de « l’aile sympathique du mouvement des droits des animaux, puisque […] le transhumanisme est opposé à l’anthropocentrisme. Mais plutôt que les droits pour toute forme de vie, l’éthique transhumaniste cherche à établir la solidarité et la citoyenneté pour toute vie intelligente. Les transhumanistes attendent avec impatience une société dans laquelle les humains, les post-humains et les non-humains intelligents [seront] tous des citoyens de l’État. Les exigences du “Projet grands singes” pour un prolongement de la protection des droits de la personne aux grands singes sont en accord avec ceci. » À la lecture de ce passage, nous sommes fondés à penser que les idéologues de la WTA ont à cœur de rassurer les chimpanzés du futur que nous sommes.

« Lors de la conférence Transvision [réunion annuelle de la WTA] en 2003, Vanessa Foster, la présidente de la Coalition nationale pour l’action transsexuelle, a pris la parole lors de l’atelier le Futur du sexe et du genre […]. Mme Foster a déclaré que les transsexuels étaient les premiers transhumanistes. Historiquement nous pouvons débattre de ce point, mais politiquement, ce fut un moment historique. Le transhumanisme comme mouvement des droits civils à l’avant garde était arrivé, et les visages stupéfaits mais ouverts du public mâle largement hétérosexuel, a montré le travail qu’il reste à faire aux transhumanistes pour atteindre les électeurs disparates qui bâtiront le transhumanisme démocratique. »

Hughes trouve encore de quoi faire son miel dans « la cyborgologie de Donna Haraway » qu’il oppose au « bioluddisme écoféministe » de gauche. Mais « les homosexuels, les lesbiennes et les bisexuels sont aussi des alliés naturels du transhumanisme démocratique » et les millions d’usagers de drogues illicites constituent, eux aussi, un « énorme électorat[60] » pour la cause.

Hughes clôt son texte programmatique par une exhortation qui plagie la conclusion du Manifeste communiste : « Futurs “hommes OGM” et cyborgs ! Vous n’avez rien à perdre [sinon] vos corps humains mais des vies plus longues et des cerveaux plus gros à gagner ! » Les déplacements de sens qu’opère ce plagiat illustrent bien la vision transhumaniste. Tournée vers l’avenir, elle ne s’adresse pas aux humains prolétaires d’aujourd’hui mais projette son (é)lectorat dans le futur : « Hommes OGM » et cyborgs. C’est le corps humain qui figure les chaînes que personne ne songerait à regretter ; quant au monde à gagner, les transhumanistes partagent, quoi qu’ils en aient, la vision désabusée du capitalisme qui a transformé les plus lointaines contrées en sweat shops et les anciennes terres vierges en forêts domaniales. Ayant si bien domestiqué la nature et l’espace, il ne lui reste à promettre que du temps, un temps de vie certes libéré du travail, dont se chargeront les machines et leurs servants. Ce qui fera le sel de cette vie rallongée ? Des « cerveaux plus gros ». La promesse transhumaniste tourne court et sent la tombola de fête foraine. Le numéro 1984 gagne… un gros cerveau !

 

En guise de conclusion

 

Où lectrices et lecteurs se voient confirmer que — tant que leurs robots ménagers sont incapables de prendre des décisions morales — ils sont contraints de penser et décider par eux-mêmes.

 

Outre le renforcement inédit des techniques de contrôle des populations qu’elle autorise dès aujourd’hui, le principal défi auquel nous confronte la convergence NBIC consiste à refuser un projet global de civilisation (dont les contours se dessinent assez nettement) au nom d’un autre projet pour l’humanité, dont les contours sont encore à dessiner. Le développement capitaliste des techniques vient de conduire — aujourd’hui — l’espèce humaine au seuil d’un bouleversement sans précédent. Il n’existe aucune possibilité, et moins que jamais, de dire « pouce ! », en rassemblant politiciens et scientifiques de bonne volonté. Des tentatives de cet ordre connaîtront le même sort que les recommandations de bonne conduite faites à tous les soldats des armées d’occupation au long des siècles. Le seul terme de l’alternative devant laquelle nous sommes placés malgré nous consiste à assumer les aléas d’un projet révolutionnaire qui affirme tout d’abord que l’espèce humaine, loin d’être obsolète, n’en est qu’à sa préhistoire.

Il ne s’agit pas de « dépasser » ou de « modifier » l’être humain, vision dans laquelle seuls les immémoriaux, pour reprendre l’expression de Segalen, peuvent ne pas reconnaître le programme dément du stalinisme ; il ne s’agit pas non plus de confier le monde aux robots, aux cyborgs et aux nanoparticules ; il s’agit de modifier l’organisation de la vie sociale, y compris à l’aide des techniques. À l’exclusion de celles, passées ou en cours d’élaboration, qui ont pour conséquence mécanique ou simplement risquent de favoriser la dépossession définitive de l’espèce humaine de son cadre de vie et de son histoire.

Il existe un danger non négligeable que la lutte contre la banalisation nanotechnologique et la convergence NBIC devienne le nouvel antifascisme des temps post-modernes, recours désespéré et œcuménique contre la catastrophe. Il se prêterait à toutes les confusions et à bien des reculs théoriques, supposés stratégiques et provisoires : évocation mystique de la nature intangible, « nature naturelle » et nature humaine ; abandon du matérialisme par l’exaltation d’un « esprit » irréductible à des données quantifiables et reproductibles (ce qu’il est aujourd’hui réellement, mais non par essence). Pour ne rien dire des voisinages périlleux avec les opposants à ce qui dans la science rapproche l’être humain d’une pseudo-divinité créatrice : les religieux, Églises et croyants.

Si l’espèce humaine ratait ce coche, cette occasion inédite de choisir le meilleur pour éviter le pire, hypothèse qui n’est hélas pas à écarter, nulle apocalypse immédiate ne serait à redouter. Au contraire, la mort de l’espèce s’annonce longue et douloureuse. Le recentrage sur le corps, évoqué tout au long de cet ouvrage, servira de point d’appui à de nouvelles résistances. Il y aura des corporistes, des nanohackers et des pirates anticonv. Des activistes américains qui se sont eux-mêmes baptisés The Tagged (les Étiquetés) portent des puces de leur propre fabrication[61]. Les fabricants officiels reconnaissent qu’un pirate peut capter l’identifiant d’une puce, l’enregistrer dans un émetteur et simuler ainsi la présence de la puce originale. Il existe aussi des brouilleurs de fréquences qui neutralisent les signaux émis par les puces. Il est probable que, jusqu’à un niveau élevé de sophistication et de généralisation, l’inventivité des pirates concurrencera efficacement celle des industriels, comme c’est le cas pour les serrures et les codes informatiques.

Le nanoterrorisme se développera et servira de justification à la politique de contrôle des corps qu’il voudra dénoncer et combattre ; des jeunes gens se feront implanter des explosifs miniaturisés et programmés pour exploser lors du passage devant certaines balises de contrôle biométriques. Les survivant(e)s qui n’auront réussi qu’à s’estropier et qui se seront repenti(e)s seront équipé(e)s de prothèses dernier cri et exhibé(e)s à la télévision. Les réfractaires seront condamné(e)s à servir de cobayes pour de nouvelles expériences. Il sera presque impossible de vivre au quotidien sans se soumettre à plusieurs des nombreux processus de contrôle, dont certains auront pour objet (ou prétexte) la bonne santé physique et psychique des individus ; des procédés à la fois invasifs et insoupçonnables d’une sophistication impossible à imaginer aujourd’hui seront rendus obligatoires dès la naissance. Et pourtant les États seront impuissants à juguler le nanoterrorisme. Ils organiseront dans certaines régions d’Asie et d’Afrique des réserves pour les corporistes « déplacés » ou les populations jugées trop pauvres ou en trop piètre état physique pour participer au « Grand dépassement ». Ces populations seront décimées par des épidémies dont il sera impossible de déterminer si elles sont ou non provoquées par les nanoparticules intelligentes dispersées sur place sous prétexte de surveillance ou de démoustication. En fait, il sera assez simple de programmer des particules intelligentes et indécelables qui tueront d’abord les moustiques, puis les humains, en rendant compte en temps réel des deux opérations. Les polices militaires des États post-humanistes interviendront dans les réserves sous le prétexte (d’ailleurs plausible) qu’elles servent de base arrière aux nanoterroristes corporistes. Elles pourront ainsi détruire, lors d’opérations ciblées, les rares individus dont les particules auront décelés la résistance immunitaire aux virus nanodiffusés.

Un directeur de recherche de la Darpa s’exalte : « Nous serons la première espèce à contrôler sa propre évolution[62] ». Nous savons désormais où cela nous mènerait : un monde de télépathes aux gros cerveaux bourrés d’électronique, échangeant des données à tout va, sans plus rien à se dire… Ce que le militaire semble ignorer, c’est que nous sommes la seule espèce à pouvoir faire son histoire. C’est même la condition nécessaire de sa propre prophétie ! Pourquoi ne pas commencer par réaliser notre humanité : avec nos cerveaux humains (ce qui compte, c’est la manière de s’en servir !), nos corps humains, érotiques et mortels, notre faculté unique de parler à nos semblables, hors de toute nécessité d’émettre ou de recevoir des signaux ?

Il sera toujours temps, après expérimentation de nouvelles formes de vie commune, sans salariat ni exploitation, privilégiant la recherche non polluante en matière d’alimentation, de santé et d’habitat, d’étudier l’hypothèse d’un dépassement d’une humanité qui serait, alors seulement, une expérience réelle, intime et collective pour chacune et chacun d’entre nous.

Dix mille ans paraissent un délai raisonnable.

 

Paris, janvier 2007.

 

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[1] Le manuscrit de Fourier (1772-1837) a été publié pour la première fois par J. Beecher dans la revue surréaliste La Brèche, n° 7, décembre 1964, pp. 66-71. Une autre revue surréaliste a pris pour titre L’Archibras (n° 1-7, 1967-1969). Beecher est l’auteur d’un Fourier (Fayard, 1993). On peut lire L’Utopie de Charles Fourier, de Simone Debout (Les Presses du Réel, 1998 ; cet éditeur a entrepris la réédition des œuvres complètes, malheureusement dépourvues d’appareils critiques et d’index), et le recueil présenté par Daniel Guérin : Vers la liberté en amour, Folio, 1993.

[2] Cf. notamment Histoire de la sexualité I. La Volonté de savoir, 1976 et son influence sur Negri et ses épigones.

[3] Cf. Huteau Michel, Psychologie, psychiatrie et société sous la troisième République. La Biocratie d’Édouard Toulouse (1856-1947), L’Harmattan, 2002. Huteau signale, en citant une partie des mots que j’ai moi-même soulignés, l’article de 1932 dans sa conclusion (p. 275, note 3) et le rapproche de Foucault. Sa formulation — « On peut d’ailleurs noter que l’expression “bio-politique” se trouve aussi sous la plume de Toulouse » — est insuffisante. Biocratie et bio-politique, Toulouse invente ces concepts parce qu’ils résument un mouvement profond de la société de son temps, dont il est l’un des principaux promoteurs.

[4] Vsévolod Mikhaïlovitch Eichenbaum (1882-1945), dit Voline ; anarchiste russe actif durant les révolutions de 1905 et 1917 ; auteur d’une somme : La Révolution inconnue 1917-1921 (1948, réédition Verticales, 1997) ; mort en exil à Paris.

[5] Ou bien est-ce le contraire ? De l’article de 1932 à cette lettre de 1945, on hésite sur le point de savoir laquelle des deux notions fonde l’autre.

[6] Cf. entretien dans Clarin (Buenos Aires), 1er avril 2004, et le site personnel (en espagnol) <marceliantunez.com>.

[7] Cf. compte rendu du congrès dans Le Devoir (Montréal), 9 août 2004.

[8] Rien, à ma connaissance, ne permet de qualifier la WTA de « secte », comme se laissent aller à le faire, par facilité polémique, certains critiques militants.

[9] Converging Technologies for Improving Human Performances, introduction, p. 6 ; ma traduction (<www.wtec.org/ConvergingTechnologies/>).

[10] « Je cherche à donner une cotation à l’art », entretien avec Geneviève Breerette, Le Monde, 26 août 2005. Précisons que Cloaca, machine reproduisant la digestion humaine, est un canular effectivement réalisé, exposé à New York en janvier 2002, et dont les « productions » se sont vendues 1 500 dollars pièce. Il existe un précédent, artisanal si l’on ose dire : la Merda d’Artista (1961) de Pierre Manzoni, étrons vendus enfermés dans des boîtes de conserves. Cf. « La machine, l’art et l’étron », Jessica Riskin, La Recherche, hors série n° 12, « Le Corps humain », juillet 2003.

[11] « Le gode vibromasseur peut donc être considéré comme une extension synthétique de la main. De la main masturbatrice qui a connu le gant et la corde [instruments de prévention/répression]. De la main lesbienne qui a connu le toucher et la pénétration » ; « Simili sexe. Notes pour une théorie radicale des jouets sexuels », in Espace lesbien, n° 1, octobre 2000, pp. 97-110.

[12] Conception défendue par Habermas dans La Technique et la science comme idéologie, Gallimard, 1973. On trouvera de lumineux développements sur ces questions dans l’ouvrage de Xavier Guchet Les Sens de l’évolution technique, Éditions Léo Scheer, 2005.

[13] Une photographie du costume lumineux dans Le Corps de l’artiste, op. cit., p. 178.

[14] Photographies de Arm-Extensionen (Extension des bras, 1970) et Fingerhandschuhe (Gants à doigts, 1972) dans Le Corps de l’artiste, op. cit., p. 183. Horn a également réalisé des installations plus « noires », mais dans lesquelles le corps n’apparaît le plus souvent pas directement ; cf. Women artists, op. cit., pp. 240-245.

[15] Cf. Le Monde, 29 novembre 2000.

[16] Cf. New Scientist (Londres), cité in Courrier international, 25 novembre au 1er décembre 1999.

[17] Les végétariens s’abstiennent de manger de la viande ; le régime de vie vegan exclut l’usage dans la nourriture ou tout autre domaine (vêtement, etc.) de tout produit d’origine animale (œufs, graisse, cuir, etc.). Les antispécistes récusent la hiérarchie entre espèces : êtres souffrants, les animaux doivent jouir des mêmes protections que les humains.

[18] Cf. Zurr Ionat et Catts Oron, « The ethical claims of Bio Art : killing the other or self-canninablisme ? » (Les proclamations éthiques du Bio Art : tuer l’autre ou être cannibale de soi-même ?), s. d. [2003], <tca.uwa.edu.au>.

[19] Le Monde, 29 novembre 2000.

[20] Anclin Étienne, « U, U Dada, U, U Dada », Oiseau-tempête, n° 11, été 2004, pp. 20-22. À propos de la condamnation d’Armin Meiwes pour le meurtre de Bernd Brandes.

[21] Élément de réflexion sur l’influence du progrès des techniques sur le rapport au corps comme objet de violence : tous les cannibales modernes (et une partie des infanticides) sont équipés d’un congélateur.

[22] Monique Wittig, Le Corps lesbien, Minuit, 1994, p. 137.

[23] Citée par Namascar Shaktini, « Lire le corps lesbien », in Parce que les lesbiennes…, op. cit., p. 76.

[24] Entretien avec Claire Devarrieux, Libération, 17 juin 1999.

[25] Cf. site <www.symbiotica.uwa.edu.au>.

[26] Cf. Catts Oron, Zurr Ionat et Ben-Ary Guy, « Que/qui sont les êtres semi-vivants créés par Tissue Culture & Art ? », L’Art biotech’, catalogue de l’exposition éponyme, Le Lieu unique—Filigranes éditions, 2003, pp. 20-28.

[27] « The ethical claims of Bio Art… », op. cit. ; ma traduction.

[28] Singer Peter, La Libération animale, Grasset, 1993, p. 9.

[29] L’Art biotech’, op. cit., pp. 27-28.

[30] Sur Carrel, voir Guillon C. : De la Révolution, Alain Moreau, 1989, pp. 86-91 et « Alexis Carrel, ce méconnu ? », in Pièces à conviction, Éditions Noésis/Agnès Viénot, 2001, pp. 190-196.

[31] Cf. Le Monde, 11-12 décembre 2005.

[32] Drexler Eric, Engins de création, Vuibert, 2005.

[33] Cf. sa postface de 1990 à Engins de création, op. cit., p. 307, et l’introduction de Bernadette Bensaude-Vincent.

[34] Créée en 1993, ALCIMED réunit des ingénieurs ayant une double formation, en biologie ou en chimie et en marketing. Il s’agit de « traduire les avancées médicales, nutritionnelles et technologiques en innovations marketing et en résultats économiques ». Bureaux à Lyon, Toulouse, Cologne et Madrid.

[35] Nanotechnologies : prospective sur la menace et les opportunités [sic] au service du combattant, étude CEA-ALCIMED, 2004, p. 51. Cf. <www.defense.gouv.fr/sites/das/dossiers/nanotechnologies_au_service_du_combattant/>. Dans la première phrase, le mot « communication » est en gras dans l’original.

[36] Le Monde, 17 mai 2006.

[37] Libération, 5-6 février 2005.

[38]Converging Technologies for Improving Human Performances, op. cit., communication de Michael Goldblatt (Darpa), p. 337 ; ma traduction.

[39] Cf. <www.dei.isep.ipp.pt/docs/arpa-Introduc.html>.

[40] Le Monde (1er août 2003) a signalé l’abandon du projet. Le moteur de recherche du site <www.darpa.mil/> n’a conservé aucune trace du thème Policy Analysis Market ; en revanche, n’importe quel moteur généraliste fournira au curieux des dizaines de références.

[41]« Soldats du futur », Yves Eudes, Le Monde, 6 mars 2003.

[42] MIT’s News Office, 23 mai 2003.

[43] Le Monde, 11 avril 2006.

[44] Psychologies, janvier 2005.

[45] « Portable “lab on a chip” could speed blood tests », News Office, MIT, 16 octobre 2006.

[46] Sur la biométrie et sa mise en place dans les établissements scolaires, heureusement mise en lumière et dénoncée par l’action menée, le 17 novembre 2005, contre les bornes biométriques d’un lycée de Gif-sur-Yvette, voir « La biométrie : corps identité — corps policier », rubrique « La terrorisation du monde » sur <claudeguillon.internetdown.org>.

[47] Converging Technologies for Improving Human Performances, op. cit., communication de M. Goldblatt (Darpa), p. 338 ; ma traduction.

[48] Le Monde, 26-27 mars 2006.

[49] Le Monde, 16-17 juillet 2006.

[50] Libération, 12 mai 2002 ; c’est moi qui souligne ; cf. également <kevinwarwick.com>.

[51] Le Monde 2, 25-26 janvier 2004.

[52] Le Monde, 21 septembre 2006.

[53] Le Monde, 16-17 juillet et 5-6 novembre 2006.

[54] Cf. Reigneaud Antonin, L’Armement du futur : pression sur la recherche. Présence militaire dans le secteur des nanotechnologies, Observatoire des transferts d’armements/CDRPC, Lyon, juin 2006 ; <obsarm.org>.

[55] « Des surhommes au banc d’essai », Yves Eudes, Le Monde, 5-6 décembre 1999.

[56] Sur <www.transhumanisme.org/index.php/WTA/more/993/> : « Le Transhumanisme Démocratique », 2002,  ; version (presque) française ; j’ai corrigé certains mots, indiqués entre crochets.

[57] Afin d’éviter toute confusion avec un adjectif qui renvoit à la théorie et à la pratique anarchiste, on retiendra la formule suivante : le point commun entre « libertaire » et « libertarien », c’est « rien ». Le libertarisme est un avatar du libéralisme américain qui prône notamment la libéralisation des drogues, de la prostitution, etc.

[58] J. Hughes est par ailleurs auteur d’un ouvrage intitulé Citizen Cyborg : Why Democratic Societies Must Respond to the Redesigned Human of the Future (Le Citoyen cyborg : Pourquoi les sociétés démocratiques doivent répondre à l’être humain réinventé du futur), Westview Press, Boulder, 2004.

[59] Allusion au mouvement luddite au cours duquel (1811-1812) des ouvriers anglais du textile détruisirent de nombreuses machines à tisser ou tricoter.

[60] L’emploi récurrent des termes électeur et électorat peut signifier que la WTA envisage une stratégie d’accès au pouvoir par les urnes.

[61] Cf. Le Monde, 11 avril 2006.

[62] Richard Satava travaille notamment à la fabrication de robots chirurgiens et de « papillons (ou mites) cyborgs » (cyborg moths), New York Times, 15 juin 2003.