On trouvera ci-dessous le premier chapitre de mon livre Je chante le corps critique, publié chez H & O.
J’ai mis en ligne l’intégralité de ce livre avant même d’avoir trouvé un éditeur ; je l’ai laissé en ligne par la suite. Je récidive ici. Cependant, je ne saurais trop conseiller à celles et ceux qui s’intéressent à son contenu de se soucier aussi de son support papier, et d’en acheter un exemplaire. Non pas tant pour soutenir matériellement l’auteur (je n’y gagnerai pas un centime) mais pour convaincre l’éditeur (celui-ci et d’autres) que prendre en charge un ouvrage de cette sorte a encore un sens. Je ne choquerai ici que les ignorants du travail intellectuel : je n’aurais jamais fourni un tel effort pour simplement alimenter la colonne de mon blog. La lecture n’est pas une activité « neutre », et encore moins « privée »… pas de responsabilité politique en tout cas.
- Salariat et hygiénisme
Paris, le 23 mars 1979, avenue de l’Opéra. Les affrontements avec la police sont violents ; les militants autonomes ont réussi à faire cause commune avec des sidérurgistes, notamment de la CFDT de Longwy. Tous les sympathisants révolutionnaires qui n’ont pas été préventivement raflés le matin sont présents. Les bureaucrates de la CGT peinent à repêcher leurs militants au milieu des bagarres, pour les amener vers les cars. L’air est irrespirable, saturé de gaz lacrymogène. Je me trouve dans un groupe hétéroclite qui reflue. Un militant CGT crie son indignation. Nous sommes pareillement équipés — casque et gants — mais c’est sa tenue de travail, tandis que je corresponds au portrait-robot du « casseur ». À la fin des années 70, les affrontements physiques sont encore courants entre cégétistes d’un côté, anarchistes, gauchistes ou autonomes de l’autre.
Que gueule-t-il ?
« On devrait pas r’culer. On a qu’à résister ! »
Et comme je lui fais observer que nous avons les mains vides, contre les fusils lance-grenades et les matraques, il ajoute, campé sur ses jambes, en écartant les bras du corps : « Rien qu’avec not’ force ! »
Paris, le 10 juin 2003, place de la Concorde. La police occupe le pont et interdit l’accès à l’Assemblée. Après quelques échauffourées, le service d’ordre CGT qui protégeait les barrières métalliques s’est retiré. À part les CRS, personne n’est casqué ni armé. Quelques rares bouteilles vides volent vers le barrage. Le grenadage commence. À chaque fois que le nuage s’étend sur la place, la foule se retire en désordre. On voit beaucoup de jeunes femmes, probablement des enseignantes en grève et des intermittentes du spectacle. Lorsque le nuage se disperse, les manifestant(e)s, très mobiles, reviennent obstinément narguer les gardiens du pont. Après plusieurs aller et retour, je remarque un groupe d’hommes, presque seuls à ne pas se joindre au ballet général. Ils portent des gilets fluorescents. Il faudra que les tirs les visent délibérément pour qu’ils consentent à s’écarter de quelques mètres, encore est-ce d’un pas presque nonchalant. Ils me disent être employés au chauffage urbain.
Deux exemples, à vingt ans d’intervalle, d’une différence persistante d’attitude corporelle dans les manifestations de rue, surtout lorsqu’elles tournent à l’émeute. Le plus souvent, les militants des groupes révolutionnaires, les manifestants isolés, et après 1990, les jeunes de banlieue, pratiquent une hypermobilité, plus ou moins délibérée, plus ou moins efficace, tandis que l’ouvrier, lui, fait front. C’est peut-être une erreur stratégique dans telle situation précise, mais c’est ainsi qu’il se tient. La jeune prof, l’employé de bureau au chômage ou l’étudiant ne sont pas moins courageux. Peut-être sont-ils en meilleure forme physique. Mais ils n’ont pas acquis le même mode d’emploi de leur corps et de sa force. On dira que c’est dans l’affrontement physique, et plus particulièrement dans le combat de rue, que le corps de classe se manifeste avec le plus d’évidence.
[1] Le 15 novembre 2000, quatre ouvriers de la Compagnie parisienne de chauffage urbain mourraient dans un accident dû à une pression excessive de vapeur, alors qu’ils mettaient une canalisation en service, boulevard Ney, près de la porte de Clignancourt. Dix autres étaient blessés, dont deux grièvement. Vaporisés, les corps de ces ouvriers morts d’un accident du travail sur ou plutôt sous la voie publique, ont laissé moins de trace dans la presse, dans les déclarations des autorités et dans la mémoire des Parisiens que les victimes de l’éruption de Pompéi, dont au moins l’ombre reste portée par quelques murs.
La vue, l’ouïe, le toucher, le goût, l’odorat, l’équilibre, le travail mobilise et dégrade toutes les fonctions du corps. Doigts coupés par les presses, orteils écrasés par les briques chaudes à peine démoulées, poumons brûlés par les vapeurs toxiques, maux d’estomac et troubles du sommeil, arthrose, rhumatismes et varices dans les conserveries, arrachement musculaire au énième pack de bouteilles d’eau minérale déplacé à bout de bras par la caissière du supermarché[2], troubles oculaires et musculo-squelettiques des employé(e)s du tertiaire.
« Gueules noires » des mineurs, maquillées de charbon, dont le noir de fumée (utilisé dans la fabrication des pneus) cernait les yeux des dockers qui le transportaient ; corps jaunis par le tétryl des ouvrières anglaises fabricant des obus pendant la Première guerre mondiale, qui leur valent le surnom de « filles canari[3] » ; mains colorées par la teinture des jeans, mains bleues, dont les ouvrières licenciées par la firme Levi’s ont fait un nom collectif et le titre d’un livre[4]. Elles y racontent les doigts emmaillotés de pansements pour ne pas tacher de sang les pantalons neufs ; les doigts cousus par la machine, deux aiguilles enfoncées dans la chair.
Je repense aux doigts bleus, cousus sur le tissu rêche, devant cette publicité de Levi’s : une jeune femme en jean, assise dans une position étrange, fesses posées, dos rond, la jambe droite relevée, en appui sur le bras droit, le gauche dissimulant sa poitrine nue[5]. Sa bouche est entr’ouverte, son visage penché en avant, ses paupières baissées ; elle ne peut regarder que son sexe, dissimulé à nos regards par la jambe levée. Posture acrobatique et nudité suggèrent l’idée d’un ajustement érotique : la femme observe ce qui la pénètre.
« Le jean ajusté. Rien ne pourra les séparer », confirme le texte qui barre verticalement la page. On ne distingue pas immédiatement le détail qui forme le ressort de la publicité : le jean est cousu sur les reins de la jeune femme. Comme le pantalon baille légèrement, le fil s’étire d’un ou deux centimètres entre la ceinture et la chair.

Autre publicité Levi’s utilisant le même ressort fantasmatique (voir la partie de l’image que j’ai entourée).
On sait que les retoucheuses, au théâtre ou dans les défilés de mode, rectifient le détail d’un vêtement à même les corps qui les portent. Ici, la peau du dos est piquée à la machine ; le même accident qui meurtrit l’ouvrière est cyniquement offert au fantasme de la consommatrice. Levi’s a licencié ses ouvrières, mais rien ne pourra séparer la femme de son jean : elle l’a dans la peau.
D’autant plus digne d’être remarquée qu’elle use de procédés discrets, comparés à l’érotisme vulgaire de certaines campagnes (Dior, par exemple : corps féminins couverts de sueur, visages extatiques, etc.), cette publicité condense les règles de l’obscénité capitaliste : réification du corps de la femme, érotisation des marchandises, mépris du travail vivant.
La main, le bras, l’oreille, le pied, les yeux, le travail découpe le corps comme fait la pornographie, comme fait le désir. Il modifie les équilibres internes du corps, la sécrétion de ses hormones. On avale le travail, on le respire ; c’est lui qui vous digère.
L’homme et la femme emportent le travail hors du lieu qui lui est, en principe, assigné. Un ouvrier de la réparation navale de Saint-Nazaire raconte :
« Quand je rentre chez moi le soir, j’ai à peine ouvert la porte que ma femme me dit : “Comme tu sens le pétrole[6] !” »
Et cette ouvrière belge :
« J’allais souvent le week-end chez ma sœur, et quand j’arrivais là, malgré que j’avais pris mon bain, elle me disait : “Tu pues la fabrique”. Donc même changée de vêtements, lavée, vous sentiez l’usine[7]. »
« Tu pues la fabrique », autant dire tu pues la misère et la mort. On se change pourtant, en sortant de l’usine, pour se sentir mieux (ou moins), aussi pour ressembler le moins possible à un ouvrier[8]. On ne peut pas s’écorcher vif.
Au début du vingtième siècle, on utilisait, pour désigner les ouvriers, l’expression « pue-la-sueur » (l’ouvrier se chargeant ainsi d’expier — en même temps qu’il exsude — le péché légendaire de la Genèse). Par elle-même, la sueur ne pue pas, les amants le savent bien. C’est d’abord le corps empêché de se laver et les vêtements sales qui portent les mauvaises odeurs. Encore faudrait-il disposer de douches à l’usine ou sur le chantier (bien beau si l’on peut chier à son aise). Mais ce sont surtout les produits chimiques qui imprègnent l’organisme. Alors, ce qui transpire du corps au repos est encore la part toxique du travail : « Les travailleurs d’un atelier, en inhalant l’hexachlorocyclohexane [hexachlorure de benzène] ne peuvent se débarrasser de l’odeur nauséabonde de leur haleine, de leur sueur dans lesquelles le produit s’élimine[9]. » En voilà d’authentiques pue-la-sueur ; ils confient — on ne s’en étonnera pas — que le recyclage permanent de substances toxiques s’accorde mal avec l’érotisme.
Et même la force du corps, la force virile, dont on s’enorgueillit, parce qu’elle permet de tenir, de survivre, éloigne de vous les femmes et l’amour. J’emprunte les propos qui vont suivre à un entretien entre Jacques Frémontier et des travailleurs des fonderies de Renault.
C’est davantage la parole ouvrière sur le corps au travail qui m’intéresse ici que les conditions du travail elles-mêmes. Notons cependant que ce qui valait hier à Billancourt vaut ailleurs aujourd’hui, et vaudra demain plus encore pour des dizaines de millions de travailleurs dans les pays dits « émergents », vers lesquels on « délocalise » la production industrielle. D’ailleurs, l’impression vaguement honteuse de parler d’une lointaine préhistoire quand en vérité on évoque le proche passé — les trente-cinq dernières années — est une défaite théorique délibérément voulue et produite par les idéologues de la fin de l’histoire. C’était hier, dans les années 70 du XXe siècle, que des ouvriers marseillais venus pointer au chômage on osait inspecter les mains, pour repérer les fraudeurs qui avaient travaillé[10]. Un siècle plus tôt, les soldats de Versailles cherchaient sur les mains calleuses les traces de poudre qui dénonçaient le barricadier. On comprend que les bourgeois n’ont accepté qu’avec réticence le système des empreintes digitales : rien à lire sur des mains honnêtes…
Pour les hommes des fonderies, les mots sont aussi difficiles à manier que le métal en fusion : ce qu’on pense qu’il faut dire et ce qu’on dit qu’on ne peut pas dire, le dialogue à bâtons rompus semble divaguer, se disperser, sans queue ni tête. Il y est finalement question d’un corps comme puni de sa force, privé d’appétit et de désir ; de pieds et de mains dans lesquels on taille au rasoir des callosités protectrices mais envahissantes. Des mains ! des pattes plutôt ; bientôt des sabots.
Jean (53 ans) : Quand on a été devant les fours, on a automatiquement la vue qui est brûlée. Il faut être costaud, mais il ne faut pas être gros. Il faut être d’une constitution exceptionnelle. Si on n’a pas la rapidité voulue, les gars se brûlent les pattes. Au bout de la journée, on a déplacé 15 tonnes avec la main gauche. […]
Georges (42 ans) : Un truc que tu peux dire, c’est que la télé, on s’endort en la regardant, on a plutôt envie de dormir en rentrant chez soi.
Jean : Mon meilleur repas, c’est le casse-croûte du matin en arrivant à l’usine, ou le dimanche parce que je suis reposé. Mais à midi, zéro. Je mange parce qu’il faut manger. […]
Georges : Il y a des trucs que tu ne peux pas dire, mais tu veux caresser une femme avec des mains comme ça[11] ?
Jean : Le dimanche, c’est les pieds et les mains. Des cals tu en as partout. Et encore, je les coupe avec une lame de rasoir. Heureusement qu’on a ça. Sinon on aurait des ampoules[12].
Ouvrier chez Peugeot au début des années 1970, Christian Corouge témoigne dans le film de Bruno Muel Avec le sang des autres ; il a vingt-trois ans :
« Au bout de cinq ans, je peux plus me servir de mes mains. J’ai mal aux mains… J’ai un doigt, le gros, j’ai du mal à le bouger, j’ai du mal à toucher Dominique le soir, ça me fait mal aux mains… La gamine quand je la change, je peux pas lui dégrafer ses boutons. […] Je te dis, j’ai tellement mal aux mains, mes mains me dégoûtent tellement. Pourtant, je les aime tellement mes mains. Je sens que je pourrais faire des trucs avec. Mais j’ai du mal à plier les doigts. Ma peau s’en va. Je veux pas me l’arracher, c’est Peugeot qui me l’arrachera. Je lutterai pour éviter que Peugeot me l’arrache. »
Neuf ans plus tard, il s’entretient avec le sociologue Michel Pialoux et revient sur la souffrance des mains déformées par le travail, bientôt inaptes au travail :
« J’ai d’ailleurs un copain […], il arrivait le matin, et il me disait : “regarde gosse, comment il faut faire quand t’as mal aux pattes, le matin à quatre heures” […]. Et il prenait un truc à vapeur, les trucs à vapeur, c’est quand même de la flotte qui est chauffée à 80 ou 100 degrés, et, paf il se passait un coup de vapeur sur la paume des mains, comme ça, pour les adoucir un petit peu. Et il ne commençait à gratter qu’après ça[13]. »
Le rapport au corps, fait d’attachement, de fierté, mais aussi d’un sentiment d’altérité ou même d’hostilité, évoque le rapport à l’usine, éprouvé dans la fatigue quotidienne mais ressenti plus fortement après une faillite ou un licenciement. Le corps n’est-il pas le véritable lieu de travail ?
Si l’on veut suivre l’histoire de la condition ouvrière depuis les années 1930 jusqu’à nos jours à travers quelques témoignages directs, on peut consulter, dans l’ordre chronologique, Travaux, le beau livre de Georges Navel, publié en 1945. Navel aura alterné, dans la France encore agricole de l’entre-deux guerres, les nécessaires périodes d’embauche en usine et les labeurs de plein air qu’il préfère, terrassier, paludier, apiculteur… Navel a travaillé chez Citroën, à Saint-Ouen ; Robert Linhart, militant maoïste s’embauche, à la fin des années soixante, dans une autre usine du groupe automobile. Il a publié L’Établi. Enfin, Jean-Pierre Levaray, ouvrier dans une usine de produits chimiques du groupe TotalFinaElf (dont dépendait l’usine AZF de Toulouse, détruite par une explosion qui fit vingt-trois morts, le 21 septembre 2001) raconte en 2002, dans Putain d’usine, le quotidien d’une usine moderne où travail rime avec mort[14].
Évoquant son enfance, Navel parle de l’odeur de l’usine qui imprégnait son père :
« Son velours, ses brodequins, sa sueur sentaient la poussière des fonderies. » [p. 29]
Il a l’habitude d’aller le rejoindre à l’heure du déjeuner, évitant les wagonnets de coke tirés par des chevaux, les trains de fonte en fusion. Il côtoie les énormes gazogènes. « L’usine ne me faisait pas peur », conclut-il. Pourtant, devenu ouvrier lui-même, il décrit ainsi sa première impression :
« C’est avec effroi que j’entrai pour la première fois dans le hall de l’usine Citroën, de Saint-Ouen. En pénétrant dans le boucan formidable, je me disais : “Mon vieux, tu vas souffrir. Est-ce que tu pourras tenir dans ce vacarme ?” » [p. 98]
Lorsqu’il décrit, trente ans plus tard, les sensations qu’éprouve le novice à son premier jour d’usine, Linhart évoque successivement l’odeur, le bruit, et la grisaille :
« L’odeur : une âpre odeur de fer brûlé, de poussière de ferraille. Le bruit : les vrilles, les rugissements des chalumeaux, le martèlement des tôles. Et la grisaille : tout est gris, les murs de l’atelier, les carcasses métalliques des 2 CV, les combinaisons et les vêtements de travail des ouvriers. » [p. 10]
Il est remarquable, et à ma connaissance cela n’a pas été remarqué, que ce sont précisément les deux thèmes principaux de la plainte ouvrière sur le travail d’usine — le bruit et l’odeur — qui ont été, par un président de la République, symboliquement retournés contre la catégorie des travailleurs immigrés, censément seuls responsables désormais, dans la vie domestique, des nuisances du travail, dont on leur attribuait déjà la raréfaction. Ainsi l’immigré se voit contraint d’incarner à la fois le travail qui dégrade le corps (il pue), la flânerie (il touche les allocations chômage), et la crise de l’emploi (qu’il occupe au détriment des indigènes). Quelle manière plus radicale de mettre à distance ce qui est éprouvé comme à la fois aliéné (extérieur) et insupportablement présent que de le décréter étranger ?
« Dès 1990, note Charles Reeve, c’est parmi les travailleurs immigrés que le chômage et la précarité augmenteront le plus vite. Plus ces travailleurs sont marginalisés et plus ils sont visibles socialement ; non plus en tant que travailleurs immigrés, mais en tant qu’immigrés chômeurs. […] C’est en partant de ces successives identifications réductrices (de travailleur immigré à immigré, d’immigré à étranger, d’étranger à délinquant) que la propagande manipule la “question sécuritaire”, la nourrissant de “faits divers[15]”. » On remarquera qu’au contraire lorsque des travailleurs immigrés clandestins chinois, invisibles d’ordinaire, surgissent tout à coup par milliers dans les rues de Paris, et en famille, pour défendre leurs droits et obtenir une régularisation de leur situation, ils suscitent davantage de sympathie que de méfiance. Il est vrai que c’est en tant que travailleurs, et qui plus est travailleurs en lutte qu’ils révèlent soudain leur existence. Vrai encore que la France n’a pas vis-à-vis de la Chine le même contentieux historique impérialiste qu’avec les pays du Maghreb.
« Comment voulez-vous que le travailleur français qui travaille avec sa femme et qui ensemble gagnent environ 15 000 F et qui voit sur le palier à côté de son HLM entassée, une famille avec un père de famille, trois ou quatre épouses et une vingtaine de gosses et qui gagne 50 000F de prestations sociales sans naturellement travailler. Si vous ajoutez à cela le bruit et l’odeur, eh bien le travailleur français sur le palier, il devient fou. Et ce n’est pas être raciste que de dire cela. » (Jacques Chirac, Orléans, le 19 juin 1991).
Physique du travail
L’appréciation du travail ouvrier, et notamment de ce qui en lui ne relève pas d’un mécanicisme physique fruste, a souffert de plusieurs erreurs d’optiques combinées, que ses transformations récentes perpétuent.
« Organisation du surmenage », selon la forte formule de l’anarchiste Émile Pouget, le Taylorisme se voulait organisation scientifique de la production ; il s’adressait aux travailleurs les plus robustes et poussait à l’extrême la parcellisation des tâches. La remise en cause de la conception tayloriste du travail — qui peut s’accompagner d’une persistance, voire d’une extension des procédés tayloristes — est déjà ancienne. Au début des années 50, Georges Friedmann enregistre son recul : « L’ouvrier abstrait imaginé par les Tayloriens […] fait place à un être complexe, corps et esprit, en qui un acte important entre tous, comme le travail, met la personnalité entière en jeu. […] Aujourd’hui on admet couramment que le travail s’imprègne d’émotion, d’intérêt, de pensée[16]. » On pourrait remonter plus loin dans la généalogie de la prise en compte des dimensions « intellectuelles » du travail ou plus précisément de l’attitude ambivalente du patronat, partagé entre mépris et tentatives de captation. À partir des années 1890, les patrons français de la métallurgie, du textile et de la verrerie (entre autres), instaurent un système de salaire à primes. Il en existe à la production, à l’exactitude, mais aussi à la vigilance, à la qualité et aux inventions[17].
Trop caricaturalement opposé à l’ouvrage de l’artisan, le travail d’usine était largement réputé « manuel », donc mécanique et porteur d’un savoir-faire très pauvre. Cette vision était partagée par les ouvriers eux-mêmes ; elle l’est encore. C’est-à-dire que les ouvriers, même lorsqu’ils manifestent une fierté de classe, sont souvent persuadés, chacun pour soi, de ne rien savoir faire d’autre que la tache parcellaire et dénuée d’intérêt qu’ils ont eu à accomplir durant des années. Ils vérifient en somme le diagnostic de Marx qu’un « certain rabougrissement de corps et d’esprit est inséparable de la division du travail[18]. » Mais si rabougrissement d’esprit il y a, il se manifeste ici d’abord par l’impossibilité pour le travailleur d’évaluer correctement ce qu’il sait faire, alors même que la nécessité d’un reclassement après licenciement devrait le pousser à mettre en valeur toutes les « compétences » acquises[19]. En réalité, le fonctionnement même des chaînes de production n’est possible que si les travailleurs adaptent, réinventent, modifient les consignes qui leur sont données. L’inventivité ouvrière, loin d’être toujours l’objet de gratifications matérielles ou symboliques, doit se développer contre ou au moins en marge des directives[20]. L’encadrement se contente de fermer les yeux.
Ainsi l’ouvrier est placé dans une situation de clivage mental où il engage son intelligence, quasi clandestinement, pour le bon fonctionnement du procès de travail, dont il éprouve le caractère aliénant et les atteintes corporelles.
Ce que les patrons du XIXe siècle tentaient d’encourager et de récupérer à leur profit par des primes, se généralise aujourd’hui comme minimum exigible. Le nouvel esprit du capitalisme consiste à exploiter le travail d’un homme retotalisé, non par le contrôle ou la compréhension de son labeur, mais dans les dimensions de sa personnalité mises en coupe réglée : « Ce que le travailleur engage dans la tâche dépend de plus en plus de capacités génériques ou de compétences développées hors de l’entreprise et est par là de moins en moins mesurable en termes d’heures de travail, et cela pour un nombre de plus en plus élevé de salariés[21]. »
Ainsi donc, ce qui était réellement arraché à l’ouvrier, sans que cela soit presque jamais reconnu — et d’abord par lui-même — est désormais la norme générale et affichée de l’exploitation du travail. Dans le même temps, et pour une part de ce fait même, la force physique est de moins en moins sollicitée en dehors de secteurs particuliers comme le bâtiment. C’est un facteur essentiel de la délitescence de la culture ouvrière et de la démoralisation des vieux ouvriers, confrontés de surcroît à de jeunes travailleurs qui affichent une autre apparence physique (timbre de voix, postures, port de lunettes, etc.) et refusent de participer aux rituels virils d’intronisation et de conjuration de la peur des risques physiques du travail. Stéphane Beaud et Michel Pialoux, qui ont analysé le phénomène dans leur enquête aux usines Peugeot de Sochaux-Montbéliard, notent que : « Dans la confrontation avec les “jeunes”, les “vieux” OS “sentent” que quelque chose aujourd’hui se défait dans le rapport qu’ils ont avec leurs corps, dans la manière dont ils ont pu longtemps valoriser ce corps[22]. »
Analysant les transformations récentes du salariat plusieurs auteurs ont tenté de mettre en lumière les racines de l’indifférence ouvrière, ou au moins syndicale, à la souffrance physique et morale au travail.
« L’opposition ouvrière au capitalisme dans sa phase fordienne, écrivent Christian Baudelot et Michel Gollac, s’accommodait implicitement de mauvaises conditions de travail et du monopole patronal sur l’organisation du travail. La dureté des conditions de travail était même souvent revendiquée comme une source de fierté et de dignité. Les risques étaient aussi déniés et bravés. Cette acceptation implicite du “mauvais travail” explique en partie la lenteur de l’amélioration des conditions de travail comparée au rythme rapide de la croissance économique pendant les Trente Glorieuses. Les bases économiques et sociales de cette résignation ont peu à peu disparu : la féminisation de la population active et la transformation des rapports de genre ont progressivement sapé les fondements matériels du culte de la virilité au travail[23]. » On peut ajouter à cet exposé les remarques pertinentes de Christophe Dejours sur la contribution des organisations syndicales au discrédit jeté sur toute expression d’une souffrance causée par le travail, qui laisse les travailleurs désarmés devant les souffrances produites par les nouveaux modes d’organisation du travail et de « gestion » du personnel et interdit à plus forte raison l’expression de la souffrance des chômeurs[24] .
Pour convaincante qu’elle soit, cette analyse me semble pâtir d’un excès de psychologisation et d’un défaut d’histoire. S’il est exact que les organisations ouvrières se sont enfermées dans une « religion du travail », que dénonçait déjà Lafargue dans Le Droit à la paresse, et qui ne laissait guère de place à la protestation contre les caractéristiques du travail tel que prescrit par les patrons, le terrain de l’amélioration des conditions de travail n’est pas demeuré vierge. C’est, si l’on veut, un paradoxe de l’histoire que le souci du bien-être des ouvriers, dans la fabrique et au logis, a été presque constamment incarné par des philanthropes moralistes, des hygiénistes bourgeois, puis par des tenants d’une société totalitaire. En somme, des fées peu ragoûtantes, penchées sur le berceau du travail, dont il n’est pas inutile d’exhumer quelques spécimen, afin de mieux comprendre à quel point le discours bourgeois sur le corps a pu devenir odieux à l’ouvrier.
De la bienfaisance au taylorisme
Le Baron de Gérando est « pair de France, membre de l’Institut, membre du Conseil général des hospices de Paris, etc, etc. » Le redoublement de la locution, d’ailleurs incorrect, prend une tonalité ironique. On est tenté d’en attribuer la responsabilité à l’imprimeur qui sort sur ses presses, en 1839, le maître-livre d’un homme qui est tant de choses : De la bienfaisance publique [25].
Témoin des premières décennies de l’industrialisation, Gérando adopte une posture typiquement « réaliste », c’est-à-dire qu’il présente la réalité sociale de son temps comme une traduction de la nature des choses, tempérée par l’histoire et par la bienveillance du riche. Le travail est « libre », c’est une chose entendue ; l’esclavage appartient au passé. Le travail libre est la « source de toute prospérité » ; entendez que la prospérité est heureusement partagée entre ceux qui travaillent librement et ceux qui ont la liberté d’exploiter le travail libre. Cependant, qui dit « partage » ne dit nullement « parts égales ». Tout au contraire : « L’inégalité est la conséquence inévitable du travail libre ».
« Ainsi, résume à notre intention Gérando, l’inégalité est la conséquence inévitable du travail libre, source de toute prospérité. » [p. 76]
Est-ce à dire que tout aille pour le mieux dans le meilleur des mondes capitalistes ? Non sans doute ! Et c’est ici qu’intervient le sens de l’observation et l’honnêteté du riche, dont se nourrit sa bienveillance, laquelle est un baume susceptible à la fois de préserver le corps et la moralité du travailleur et d’entretenir la paix sociale.
« La bienveillance du riche n’a pas seulement pour effet de prévenir ou de tempérer l’hostilité sourde de la pauvreté contre la richesse. […] Par elle, le sentiment vivifiant de la confraternité universelle se répand et circule dans tous les rangs de la famille humaine. » [p. 160]
Cependant, le travail d’usine n’est pas sans danger pour les corps de ceux qui forment les premiers rangs sur le front du labeur :
« On ne saurait se le dissimuler : l’extrême division du travail a généralement pour effet, en simplifiant l’opération confiée à chaque agent, de condamner celui-ci à des mouvements d’une constante uniformité, c’est-à-dire à un genre d’exercice peu favorable au développement harmonique [sic] des organes. » [p. 117]
Comment remédier à ces menus inconvénients et préserver la santé physique du travailleur ? Par des remèdes qui feront, mots à mots, un siècle plus tard, la trame idéologique du pétainisme : un (bon) chef, une morale. Au travail et à la famille, on ajoutera, au gré des circonstances, la patrie.
« On est frappé de la vigueur des ouvriers de certains ateliers dirigés par des chefs pleins de bienveillance et d’humanité. C’est donc par de sages conseils aux ouvriers, par de bonnes directions données à ceux qui les emploient, qu’il convient surtout de recourir pour écarter du théâtre du travail les conséquences pernicieuses à la santé des travailleurs. » [p. 119]
« Une dernière circonstance qui influe considérablement sur la mortalité [sic] du travail est celle qui naît de la destination qu’attache à ses produits celui qui s’y livre. Le père de famille, qui partage avec sa femme, avec ses enfants, le fruit de ses sueurs, puise dans ses affections une vigueur nouvelle, et s’entretient par ses fatigues, dans les généreuses dispositions de la bienveillance. » [p. 146]
Ici encore, nous ignorons si cette mortalité très probablement substituée à la moralité relève du lapsus d’auteur ou de la coquille typographique. On ne peut d’ailleurs soupçonner Gérando de vouloir accroître la mortalité ouvrière, bien au contraire. Tant que le prolétaire accepte de gagner à la sueur de son front, c’est-à-dire dans un épuisement censé le porter à la bienveillance, son pain et celui des marmots que sa femme engendra dans la douleur, M. le Baron lui souhaite longue vie. On est tenté de poser ici une question, ironique et proverbiale, dont les prétentions modestes du présent ouvrage m’interdisent de faire plus qu’évoquer la réponse : Que demande le peuple ? Rien qui figure, semble-t-il dans le programme hygiéniste de M. de Gérando, à supposer même qu’il soit appliqué, ce qui n’est nullement le cas, comme nous le verrons avec un spécialiste de l’organisation scientifique du travail, roturier et certainement républicain, en activité quatre vingt ans après Gérando.
En 1892, Kropotkine publie La Conquête du pain, livre programmatique dans lequel il réaffirme la nécessité de l’abolition du salariat et esquisse une description de la société communiste libertaire qui ne néglige aucun des aspects de la vie. Au moins critique-t-il vigoureusement ceux qui s’accommodent, dans l’état de choses présent comme dans leurs rêveries utopiques, de l’esclavage domestique des femmes. S’il m’intéresse ici c’est qu’il paraît contredire en partie mon propos, puisqu’il prend en compte certaines causes — bruit, saleté — de la pénibilité du travail ouvrier. Or, du même coup, il illustre la difficulté d’un discours révolutionnaire sur la santé et la préservation du corps des ouvriers sans cesse « attiré » par celui du patronat, ou du moins de sa fraction moderniste. En effet, pour démontrer que le « travail agréable » n’est pas un songe creux, et que les conditions de travail sordides ne sont pas une fatalité, quelle meilleure preuve que des réalisations déjà existantes ? Associer production, hygiène et même bien-être, c’est possible puisque des patrons le font ! Et voici le fil du rasoir : l’anarchiste vante ces expériences industrielles, sur la foi des visites d’usines qu’il a effectuées (on ne peut s’empêcher de penser à certaines visites « naïves » de camps de prisonniers) sans avoir pu ou avoir cherché à s’entretenir avec les travailleurs. Du coup, il laisse entendre qu’il existe des dimensions de la question sociale qui ne relèvent pas du rapport des forces mais du simple bon sens. Comme si, dans le mouvement le plus avancé du capital, se nichait un embryon d’intérêt général, indifférent aux classes.
« Il est évident que l’usine pourrait être rendue aussi saine et agréable qu’un laboratoire scientifique. Et il est non moins évident qu’il y aurait tout avantage à le faire. Dans une usine spacieuse et bien aérée, le travail est meilleur […]. Et si la plupart des usines restent les lieux infects et malsains que nous connaissons, c’est parce que le travailleur ne compte pour rien dans l’organisation des fabriques, et parce que le gaspillage le plus absurde des forces humaines en est le trait distinctif.
« Voilà une fabrique — consacrée malheureusement aux engins de guerre [ce malheur n’est pas tout à fait un hasard, comme nous le verrons bientôt] — qui ne laisse rien à désirer sous le rapport de l’organisation sanitaire et intelligente. Elle occupe vingt hectares de terrain, dont quinze sont couverts de vitrages. Le pavé en briques réfractaires est aussi propre que celui d’une maisonnette de mineur, et la toiture en verre est soigneusement nettoyée par une escouades d’ouvriers qui ne font pas autre chose[26]. »
La description idyllique se poursuit, puis Kropotkine la double d’un entretien avec l’ingénieur (probablement anglo-saxon) qui l’accompagne. Celui-ci s’étonne des surprises du visiteur, dans un style qui évoque les reportages de complaisance dans divers paradis staliniens. Les machines fonctionnent sans bruit ? Un espace suffisant est donné à chaque établi ? La clarté ? La propreté ? « Mais c’est une simple question d’économie ! » ne cesse-t-il de répéter. Autant dire l’intérêt bien compris de l’exploiteur. Cette ambiguïté, je l’évoquerai encore à propos des caisses de secours et des lois sur les retraites ouvrières.
Nous voici parvenus, dans le survol chronologique de l’idéologie hygiéniste, au début du XXe siècle. La bourgeoisie se préoccupe de la préparation physique des futurs producteurs, dès l’école. Georges Demenÿ, préparateur et collaborateur d’Étienne Jules Marey, le fondateur de la chronophotographie, théorisera la politique d’éducation physique :
« Nous arrivons ainsi, par élimination, à ne conserver comme matériaux des programmes d’EP que les moyens généraux qui augmentent le rendement de l’homme considéré comme source de travail mécanique, à la condition que ces moyens ne détériorent pas la machine humaine elle-même[27]. »
L’entraînement physique de la classe ouvrière est également l’objet, dans une autre perspective, de l’attention du socialiste Jaurès. Il s’inquiète d’un monopole réactionnaire de l’exercice sportif : « Les bourgeois, les capitalistes, petits et grands, les boutiquiers exaspérés seraient capables d’une action physique très vigoureuse[28]. » Cet avertissement — lancé cinq ans avant la loi sur le repos hebdomadaire qui va favoriser l’essor des sociétés sportives populaires — vise probablement surtout à remettre en cause la centralité de la grève générale dans la stratégie anarchosyndicaliste, alors dominante à la CGT. Du coup, les socialistes critiquent la gymnastique scolaire à la Demenÿ, non pas en tant qu’elle prépare les enfants d’ouvriers au travail exploité mais parce qu’elle est supposée les dégoûter de l’exercice physique. Le sport, écrit le journaliste socialiste Albert Surier, est un « admirable moyen d’éducation morale […]. Possible au peuple, [il] est indispensable à son perfectionnement intellectuel et moral. Le sport est un moyen infaillible de régénération physique et peut être le gage des suprêmes triomphes[29]. » En clair, il serait dommage de laisser le monopole du sport à la bourgeoisie et à l’école, d’autant qu’il peut servir à organiser les ouvriers loin de l’influence anarchiste.
Revenant de l’école à l’usine, il me faut évoquer la figure d’un théoricien allemand de la « psychotechnique industrielle », tôt émigré aux États-Unis : Hugo Münstenberg. Ses travaux vont contribuer de manière décisive à donner le statut de « science » aux considérations sur la meilleure exploitation possible du travail humain ; la meilleure s’entend comme celle qui prend le mieux en compte la physiologie humaine et ses limites, pour les mieux dépasser raisonnablement. Münstenberg est le premier à souligner l’avantage pour le patronat de mesurer précisément les divers effets sur l’organisme du travailleur et donc sur sa productivité « de la fatigue, de la température, de l’humidité, des positions du corps — y compris la station assise et la place des outils ou des matériaux —, l’influence de l’alimentation, des arômes de fleurs, des lumières colorées, de la musique de danse et de tous les autres stimulants extérieurs de la vie émotionnelle[30] ». On sait que ces recherches, une fois effectuées sur l’ouvrier, en inspireront d’autres menées sur les vaches laitières… Münstenberg en attend, dans les bétaillères capitalistes, comme ses prédécesseurs et ses suiveurs, la paix sociale et l’enrichissement du capital, lesquels passent par certain « ajustement du travail et de l’esprit grâce à quoi l’insatisfaction, la dépression mentale et le découragement peuvent être remplacés dans notre communauté sociale par un flux de joie et une harmonie parfaite de ses éléments[31]. » Ici, on se représente un lâché d’effluves de rose et la diffusion d’un fox-trot guilleret ! La psychotechnique se présente ainsi comme un dépassement critique de l’hyper-technicisme taylorien et des excès qu’il entraîne dans la parcellisation du procès de production.
La Première Guerre mondiale donne un coup de fouet à la recherche nouvelle sur l’organisation scientifique du travail, qui trouve un terrain d’élection dans les usines d’armements aux États-Unis et en Angleterre, où sera fondé l’Industrial Fatigue Research Board (Bureau de recherche sur la fatigue industrielle[32]). On voit que Kropotkine a bien visité une « usine pilote ». Les spécialistes français, quoique accusant un certain retard, tentent de suivre le mouvement. C’est bien le cas de le dire, quant la science de l’exploitation du travail s’inspire des recherches photographiques de Marey et d’Angelo Mosso sur la décomposition des gestes. C’est d’ailleurs une formule de ce dernier que cite, à propos de l’intérêt de l’armée à utiliser au mieux les possibilités du corps humain, Jules Amar, « tayloriste critique », auquel nous allons nous intéresser maintenant. « L’art de marcher n’est pas tout, cela est évident, pontifie Amar, mais c’est un facteur décisif. “La catastrophe de Sedan représentera dans l’histoire le triomphe des jambes allemandes” a pu écrire [en 1904] le physiologiste Mosso[33]. » Je montrerai dans un chapitre consacré au corps utopique que cette réflexion apparemment ridicule inspire encore les recherches militaires, notamment aux États-Unis (cf. chap. VI).
Amar juge le système Taylor insuffisant du point de vue physiologique, cependant une fois ce défaut pallié, et pour peu qu’il soit « pratiqué par des hommes de tact doués de savoir et de savoir-faire, [il] constitue une des solutions les plus scientifiques du problème social de la main-d’œuvre, des rapports des employeurs avec les employés. » [p. 676] Comme hier M. de Gérando, Amar réclame de bons chefs ; ceux-ci doivent se préoccuper, Amar le confirme, de la famille de l’ouvrier et de la santé de ses membres, laquelle ne paraît pas s’être améliorée en un siècle. Rien n’échappe à la patriarcale et patronale attention, ni le repos ni l’alimentation de l’ouvrier, ni la grossesse de son épouse ni la manière dont elle allaite sa progéniture. Au concept d’hygiène sociale, Amar préfère celui d’hominiculture aux relents d’anticipation eugéniste.
« Le chef d’industrie n’oubliera pas de regarder vers le taudis où l’ouvrier rentre avec de l’inquiétude, sachant que ce foyer sordide manquera de joie parce que la mère reviendra fatiguée de sa journée d’atelier, et que les enfants errent au hasard, sans guide, sans éducateur. Il songera également à des ménagements aux femmes aux enfants qui travaillent, en se renseignant sur les meilleures dispositions relatives au repos et à l’alimentation, à l’hygiène de la maternité, à l’allaitement, enfin au moral du personnel.
« Sous ces réserves indispensables, chacun devra fournir son maximum de rendement, afin de gagner, légitimement, le salaire le plus élevé. Les lois de l’organisation du travail, physique ou mental, y conduisent à coup sûr[34]. »
Ce à quoi les « lois » de l’exploitation du travail conduisent, dans les pays où le développement de l’industrialisation et la résistance ouvrière rendent impossible l’installation de simples maquilladoras, usines à sueur reposant sur la discipline militaire et les plus bas salaires possibles, c’est à l’organisation totalitaire de la vie, dont des entreprises comme Michelin en France ont donné des expériences embryonnaires et limitées géographiquement.
Corps blessé, corps réduit
On pourrait résumer, au risque de la caricature, la mentalité ouvrière durant les deux premiers siècles d’industrialisation de la manière suivante : le travail nourrit mais, fatalement, il abîme et tue, par l’accident et l’usure des corps. Rien ne vaut donc que ce dont on peut jouir immédiatement : jours chômés, paie et augmentation. En 1825, les propriétaires des mines d’ardoise angevines décident de retenir un centime par jour sur les salaires ouvriers pour constituer un fonds de secours en cas d’accident. Cette mesure se heurte à l’hostilité des travailleurs qui jugent abusif tout prélèvement puisqu’ils pratiquent l’entraide spontanée. Il faut attendre 1869, soit une quarantaine d’années, pour qu’ils en admettent le principe et réclament que des délégués ouvriers participent au conseil d’administration de la caisse de secours mutuel[35].
Les projets de loi sur les retraites ouvrières seront discutés en 1901 et 1910. La CGT, tout en admettant que « le premier devoir d’un gouvernement démocratique est d’assurer l’existence des travailleurs des deux sexes âgés ou dans l’incapacité de travailler », s’oppose au principe d’une cotisation ouvrière « étant donné l’insuffisance générale des salaires ». Quant à la part patronale, c’est encore une escroquerie puisqu’elle est le produit de l’exploitation du travail ! La confédération écarte également par principe « tout projet qui ne serait pas applicable aux étrangers résidant en France[36] ».
Qu’il s’agisse de communautés de travail, informelles mais soudées par des habitudes d’insubordination, ou des premières organisations anarcho-syndicalistes, la classe ouvrière résiste à la modernisation capitaliste. Les règlements divers, qui visent une première rationalisation du travail par la prévention des accidents, s’opposent à l’autonomie ouvrière. C’est une prévention-sanction. La révolte qu’elle suscite, le mélange de fatalisme par rapport à l’accident et d’hostilité vis-à vis du patronat et de l’État concourent à une relative indifférence ouvrière aux conditions de travail jusqu’à la fin des années 1930. Les risques professionnels — accidents et maladies — voient confirmer leur caractère fatal, inhérent au procès de production, par la mise en place d’un système assurantiel. Il ne s’agit pas de rechercher les causes de l’accident dans la prescription fautive d’un travail dangereux, mais d’établir un barème de réparations forfaitaires. « L’accident du travail et la maladie professionnelle, note Annie Thébaud-Mony, sont alors considérés comme socialement acceptables puisque indemnisables. Les garants de l’ordre industriel se sont ainsi donné les moyens de s’affranchir de toute contestation politique et sociale des conséquences sanitaires de l’organisation du travail industriel[37]. »
Encore en 1969-1970, un militant maoïste de la Gauche prolétarienne, « établi » dans une usine métallurgique, découvre le décalage entre le discours de son organisation sur les accidents du travail et l’attitude des ouvriers, « espèce de mépris souverain de la sécurité qui était partagée, je pense par les contremaîtres et, surtout par les compagnons, qui étaient d’un orgueil pas possible et qui tenaient absolument à se servir de machines sans protection[38] ».
Il n’est pas certain que l’arrêt de la Cour de cassation du 28 février 2002, reconnaissant la « faute inexcusable de l’employeur » dans vingt-neuf dossiers liés à l’exposition de travailleurs à l’amiante, suffise, notamment en matière d’accidents, à « bouleverser les règles de la sécurité au travail », comme l’annonçait le journal Le Monde (2 mars 2002). Cependant, en jugeant que « l’employeur est tenu envers le salarié d’une obligation de sécurité de résultat », en particulier en ce qui concerne les maladies contractées du fait des produits fabriqués ou utilisés par l’entreprise, la Cour a au moins posé le principe d’une responsabilité patronale et élargi les possibilités de réparations.
Un hygiénisme terroriste
Le Bureau allemand de la Beauté du Travail va, entre 1934 et 1940, impulser la décoration de 26 000 ateliers, l’installation de 24 000 sanitaires et de 18 000 cantines, la création de milliers de jardins et de terrains de sport, souvent grâce à des heures supplémentaires gratuites imposées aux ouvriers[39]. Les slogans de ses campagnes de propagande successives visent l’homme-travailleur dans son entier : « Des hommes propres dans une usine propre » ; « Vous aussi, luttez contre le bruit » ; « Une nourriture chaude à l’usine » ; « Le bonheur à l’établi, c’est une meilleure productivité ». Ironie particulière de la volonté nazie de modernisation de la production, le Bureau de la Beauté du Travail est, à l’origine, un département de l’organisation des loisirs « La Force par la Joie ». Outre une augmentation de la productivité, le but affiché de cette politique est d’anéantir la culture ouvrière et la conscience de classe, de la dissoudre (y compris par l’usage de l’eau courante et du savon) dans une éthique nationaliste prétendument supérieure. Ainsi le corps du travailleur, assaini, exalté par la gymnastique, se confond-il avec le corps de la nation. Cependant, les ouvriers ne se laissent pas déprolétariser sans résistance, les rapports des inspecteurs du Bureau en témoignent sur un mode désolé. Ne voit-on pas des réfractaires manger leur casse-croûte près de leur tour, boudant les salles pimpantes et la nourriture chaude ?
À cinquante ans de distance, en France, un ouvrier de l’automobile explique le choix persistant de ses camarades : « Peugeot nous obligeait à aller bouffer au réfectoire… C’est vrai que c’est dégueulasse de bouffer dans l’atelier […] dans le cambouis. Mais en même temps, c’est le seul moyen… le seul moment vraiment privilégié de la journée où un OS peut être avec sa machine. Pour une fois, la chaîne, tu la vois à l’arrêt. […] En plus, les chefs, ils bouffent dans les réfectoires, et pendant une demi-heure on les voit pas… on veut pas être avec eux, quoi[40]. »
Quant aux douches carrelées et autres sanitaires rutilants, les ouvriers allemands semblent prendre un malin plaisir à les dégrader, sous prétexte peut-être qu’ils les ont construits de leurs mains, et gratuitement ! Le rapprochement s’impose à l’esprit entre la situation de l’ouvrier d’usine et celle du prisonnier, si confondu, au moins de corps, avec l’institution qui le retient, que tout acte de violence qu’il s’autorise réduit son confort, les minuscules marges de liberté qu’il s’est aménagé, les cadeaux par quoi on tente d’acheter sa soumission.
Primo Levi nous a appris que les consignes d’hygiène figuraient encore en bonne place dans les lavabos de camps de concentration où elles étaient inapplicables. « La propreté, c’est la santé », lit-on, en français, à Auschwitz, sur le mur d’une salle glacée, au sol boueux, où les déportés ne disposent que d’une eau croupie et puante. Varlam Chalamov explique les raisons pour lesquelles, dans les camps staliniens, les bains et la prétendu désinfection des vêtements n’étaient qu’une occasion supplémentaire de mourir de froid et de se faire voler ses vêtements[41].
Il arrive que le détournement des entreprises moralisatrices soit plus réjouissant. La Force par la Joie dut rappeler fermement aux travailleurs bénéficiaires des voyages en train vers la campagne ou des croisières à Madère et Lisbonne, qu’elle n’entendait pas promouvoir des orgies. « On murmurait ironiquement que beaucoup de filles avaient perdu leur force par un excès de joie », écrit Timothy W. Mason, qui signale que le sigle du Bund deutscher Mädel (Union des filles allemandes) était ironiquement détourné en Bald deutsche Mutter (Bientôt mère allemande). Wilhelm Reich signale un autre détournement du même sigle, sans ambiguïté moralisante cette fois, dont il dit qu’il était le fait des jeunes nazis eux-mêmes et de leurs sympathisants : Bubi drück mich (Garçon serre-moi). Il indique également que des jeunes nazis adoptèrent une attitude frondeuse, notamment vis-à-vis des organisateurs des voyages de loisirs de La Force par la joie. Il insiste enfin sur l’« enchevêtrement idéologique » et l’inversion des positions : alors que chrétiens et staliniens s’accordent pour fustiger l’immoralité du régime nazi, celui-ci, bien que faisant fond sur une idéologie familialiste, éloigne une partie de la jeunesse du foyer parental, collectivise sa vie, en lui ouvrant de nouvelles possibilités d’expériences érotiques, « tout cela sans la moindre idée des processus qu’il déclenche[42]. »
Qu’est ce qui est mobile dans ce monde ?
Depuis le Moyen âge, la mobilité géographique a été le fait de nombreuses catégories de travailleurs et de pauvres, pour partie contraints de se déplacer, mais aussi libres de le faire et attachés à cette liberté. Mobiles sont les compagnons sur le Tour de France, les travailleurs agricoles saisonniers, les ouvriers sûrs de trouver un chef d’atelier disposé à mieux rétribuer leur savoir-faire ; mobiles encore, les travailleurs des régions privées d’emplois. Et encore, les vagabonds, les forains, les « Romanichels ».
Même à l’époque des premiers chemins de fer, qui viennent concurrencer les diligences, pataches et coches d’eau, les routes se parcourent à pied. Allant de Chartres à Paris, le compagnon menuisier Perdiguier est rejoint à Versailles par une marcheuse : « Une jeune et jolie demoiselle qui marche derrière nous, puis à côté de nous… Elle nous parle, nous sourit, se montre tout aimable ! Comme nous, elle va à Paris. Ses jambes sont fermes, ses jarrets sont souples et déliés […]. Elle ne sent point la fatigue, nous oublions la nôtre : nous arrivons à Paris frais comme roses[43]. » Bien des rencontres sont moins heureuses ; si l’on croise des compagnons d’un autre métier, d’une société rivale, l’affrontement physique est de rigueur et ne s’interrompt pas au premier sang. Entamer son tour de France, c’était, écrit Perdiguier, « presque partir pour la guerre ». La « conduite » que les compagnons font à l’un des leurs en partance pour une autre ville est l’occasion de véritables guets-apens. Jamais fierté ouvrière et virilité imbécile n’ont été plus exactement associées. Mais la mobilité est aussi une arme de la guerre sociale.
Un mémoire sur les ardoisières d’Anjou se plaint, en 1765, que les ouvriers « sont remuants, inquiets, et toujours prêts à déserter la carrière ; si on refuse de se soumettre à leurs caprices et à leurs injustices, alors ils quittent leurs ateliers et passent librement dans une autre carrière, sans congé par écrit des maîtres qu’ils ont quittés, sans que le clerc d’une autre carrière qui les reçoit à bras ouverts s’embarrasse d’où ils sont sortis, et le plus souvent sans avoir achevé les ouvrages qu’ils ont commencés et sans avoir payé les avances qui leur ont été faites[44]. »
En 1824, une centaine d’ouvriers boulangers de Bordeaux quittent tout bonnement la ville pour protester contre la création d’un bureau de placement qui veut briser le contrôle du compagnonnage sur l’embauche. On en arrête — au sens propre — quelques-uns. « Cinquante-neuf autres le seront pour avoir protesté contre les premières arrestations[45]. »
Dès la deuxième moitié du XIXe siècle et jusqu’à la guerre de 1914, des épreuves de marche à pied, « sans périodicité annuelle et ne s’enchaînant pas dans la série d’un championnat[46] », empruntent les trajets des migrations ouvrières depuis les provinces, dans le sens aller ou retour : Paris-Roubaix (181 km), Bordeaux-Paris (611 km). Salués pour leurs performances sportives, mélanges de souffrance et d’exaltation de soi, les marcheurs incarnent la mémoire de plusieurs générations d’ouvriers sans travail et de paysans gagnant à pied la capitale et sa banlieue industrielle.
Avant que le discours néolibéral n’en fasse l’un des emblèmes de la modernité, la mobilité était ressentie comme un attribut dangereux des classes laborieuses, et en tant que tel encadrée et limitée. Par les sociétés pour les compagnons, par le système du livret d’ouvrier[47], et en général par un contrôle policier des routes et des lieux d’hébergement. Il faut un passeport pour quitter le canton où l’on réside, même pour rendre visite à des parents qui vivent à quelques kilomètres. Les autorités utilisent le passeport intérieur non seulement pour contrôler les individus mais pour réguler les flux de population. En 1811 et 1812, « Le ministre de la Police générale suspend pendant un an la délivrance des passeports pour Paris aux ouvriers, pour limiter le chômage et éviter toute agitation dans la capitale[48]. » Le vagabondage est également interprété comme une pathologie par les aliénistes, affection congénitale pour Lombroso (1875), « syndrome de l’automatisme ambulatoire » pour Charcot (1888), « dromomanie des dégénérés » pour un Dr Dubourdieu (1894)[49]. Dans le dernier tiers du XIXe siècle, on crée la gendarmerie mobile.
Jusqu’au début des années 80 du vingtième siècle, certaines catégories de travailleurs qualifiés ont pu faire jouer en leur faveur la demande patronale :
« On venait me voir sur un chantier, on me demandait combien j’étais payé et on me proposait 500 F ou 1 000 F de plus. Je démissionnais de mon chantier et j’allais là où l’offre de salaire était la meilleure[50]. »
Rares sont aujourd’hui les ouvriers pour lesquels les « missions » de travail temporaire ne se résument pas à la précarité.
Exiger du salarié moderne qu’il se plie à la mobilité est une plaisanterie cruelle. Il n’a aucune chance de se déplacer aussi vite que l’argent qui, via Internet, parcourt plusieurs fois la circonférence du globe en quelques secondes. Après le commerce, le travail lui-même se fait voyageur. De plus en plus souvent déterritorialisée — l’usine est à Denain, le patron à Londres — la production s’organise à l’échelle planétaire selon la double règle de la sous-traitance et de la délocalisation. La maintenance est assurée par une entreprise extérieure ; un beau matin, les machines sont déménagées en Pologne. Mis à l’écart de cette ronde vertigineuse, le salarié « mobilisé » est, littéralement, laissé sur place. Plus que jamais, le seul instrument de travail qui demeure sous le contrôle du salarié, le seul lieu de travail, et de souffrance, dont la localisation demeure possible, c’est son propre corps.
Mobilité rime avec morbidité[51]. La sous-traitance est un des facteurs décisifs de l’intensification du travail. De plus, elle bouleverse les rapports traditionnels et conflictuels entre employés et employeurs : il n’existe pas de relation contractuelle entre le donneur d’ordre et le salarié sous-traité. Ce dernier fournit un service à un client (le patron de l’entreprise où il vient travailler), avec lequel il ne peut négocier les conditions de travail (rythme, hygiène, sécurité). En même temps que le travail, les grandes entreprises, y compris dans le secteur public, sous-traitent ou délocalisent les risques d’accident et leur gestion dans les pays où les législations sont les plus défavorables aux travailleurs. À l’échelon national, par exemple, quatre-vingt pour cent des risques d’irradiation sont supportés par les employés des sociétés extérieures assurant la maintenance des centrales. Les deux corps calcinés, pareils à des souches d’arbre fossiles, dont Jean-Pierre Levaray raconte qu’il doit les enjamber pour tenter de réparer la fuite qui a causé leur mort, sont ceux de travailleurs extérieurs à l’usine du groupe TotalFinaElf qui l’emploie[52]. Les accidents mortels représentent, pour la seule union européenne, au début du XXIe siècle, donc avant élargissement aux pays de l’Est, au moins 10 000 décès annuels : on peut imaginer la croissance des morts au travail qu’entraînera la pratique systématique de la délocalisation d’entreprises.
- La cloche, l’ovaire et le chronomètre
La France d’Ancien régime, essentiellement rurale, vit au son et au ryhtme des cloches d’églises. Les besoins des fonderies d’armement, en 1792, et les velléités de déchristianisation révolutionnaire ne feront qu’écorner le réseau des cloches qui marqueront le temps de leur scansion jusqu’au début du XXe siècle. Comme me le racontait un résistant de la région de Grasse, la question de savoir s’il fallait laisser le clocher sonner les heures agitait encore à la Libération les nouvelles municipalités[53]… Cependant, une relative laïcisation du temps s’est opérée plus tôt qu’on ne le croit généralement. Non contre l’Église, mais plutôt parallèlement à elle. Le temps des patrons double celui du clergé, comme le note Jacques Le Goff :
« Le gouverneur royal d’Artois autorise en 1355 les gens d’Aire-sur-la-Lys à construire un beffroi dont les cloches sonneront les heures des transactions commerciales et du travail des ouvriers drapiers. […] Instrument d’une classe “puisque, ladite ville est gouvernée par le métier de draperie”, et c’est l’occasion de saisir combien l’évolution des structures mentales et de leurs expressions matérielles s’insère profondément dans le mécanisme de la lutte des classes, l’horloge communale est un instrument de domination économique, sociale et politique des marchands qui régentent la commune[54]. »
Passé le temps des prières, une fois abandonné le rythme des travaux des champs — lever et coucher du soleil, saisons —, le temps de l’atelier appartient aux maîtres. Il n’existe pas de mesure scientifique du temps, égale pour tous ; le temps est simplement l’une des dimensions, l’un des moyens de l’exploitation. Les patrons ont toujours triché sur le temps, depuis le début de l’industrialisation jusqu’à nos jours. Au XIXe siècle, en Angleterre, porter une montre, donc être en mesure d’opposer le temps civil à celui de l’atelier, est réprimé comme un fait de grève :
« Les horloges de l’usine étaient souvent avancées le matin, et retardées le soir, rapporte un ouvrier cité par Edward P. Thomson, et au lieu d’être des instruments pour la mesure du temps, ellles servaient de paravents à la malhonnêteté et à l’oppression. […] En ce temps-là un ouvrier n’osait pas porter de montre, car il n’était pas rare que celui qui donnait l’impression d’en savoir un peu trop long sur la science de l’horométrie soit mis à pied sur le champ[55]. »
Cette gestion des corps par les commandements minutés rencontre évidemment des résistances ouvrières. J’ai évoqué dans la partie précédente la manière dont certains travailleurs (dans les ardoisières notamment) avaient pour habitude, au XVIIIe siècle, de quitter l’ouvrage quand bon leur semblait, au grand désespoir des patrons. Au siècle suivant, subsistent de fortes traces du contrôle ouvrier sur l’embauche et le temps de travail. C’est ainsi que la Saint-Lundi, jour chômé parfois suivi d’une Saint-Mardi, est enterinée dans les aciéries anglaises : le lundi est réservé aux réparations des machines, la production étant interrompue[56].
On enregistre des actes de sabotage des horloges d’atelier dès le XVIIIe siècle ; les fameuses pointeuses enregistreuses n’apparaissent qu’à la fin du XIXe, aux États-Unis. Elles-aussi peuvent être sabotées ou mieux tournées en ridicule, et leurs surveillants avec elles. En 1968, dans une usine automobile de la région de Detroit, l’un des moyens de la lutte quotidienne dont usent quelque quatre cent ouvriers consiste à quitter leurs postes et à se trouver prêts à sortir cinq minutes « avant l’heure » :
« Les gars commencent tous ensemble à imiter le bruit de la sirène en hurlant, et se précipitent vers les pointeuses en écrasant littéralement les contremaîtres, pointent en vitesse et sont déjà sortis de l’usine lorsque la sirène, la vraie cette fois, se mêle à leurs cris[57]. »
Comme les patrons essaient — depuis toujours — de gagner quelques minutes de travail gratuit chaque jour, objectif qu’ils ne jugent ni dérisoire ni indigne d’eux, les ouvriers sont contraints de se battre pour récupérer chaque minute. Robert Linhart raconte la révolte des ouvriers de Citroën lorsque les chefs tentent de faire redémarrer la chaîne une minute avant la fin de la pause, qui en compte dix.
« Ça hurle de plus en plus, et trois ou quatre audacieux finissent par courir au début de la chaîne, coupent le courant […]. Les chefs accourent, s’agitent pour la forme, brandissent leur montre. Le temps de la discussion, la minute contestée s’est écoulée, en douce. Cette fois, c’est nous qui l’avons eue ! […] Il y a même des sourires sur la chaîne[58]. »
Des règles et des complications qu’elles entraînent
Le fonctionnement des ovaires, les saignements plus ou moins réguliers qu’ils déclenchent sont un exemple d’horloge biologique dont non seulement la représentation sociale mais le fonctionnement même varient selon la culture, les événements et l’époque — au pluriel, ce dernier mot désigne d’ailleurs les menstruations. Le corps féminin semble avoir une vocation horlogère toute particulière ; il dit le temps qui passe comme aussi la vie et le temps suspendus ; les règles des femmes s’interrompent durant une guerre, une famine…. Rien d’étonnant à ce qu’on ait associé ce mécanisme au temps qu’il fait et que les hommes aient reproché à la femme d’être dans une relation directe et immédiate avec la nature. Certes la nature humaine n’existe pas, en tant du moins qu’on pourrait l’opposer à la culture, ou si elle existe c’est comme une construction culturelle parmi d’autres. Cependant, il était tentant d’associer ce qui était effrayant dans la nature naturelle — saisons, tonnerre, grêle — à la nature de la femme, c’est-à-dire à son sexe. On sait, en effet, que huit siècles durant, la dénomination du sexe de la femme c’est sa nature.
Les amateurs parlent d’une « montre à complications » lorsque celle-ci inclut des mécanismes particuliers donnant des indications autres que l’heure ; bien avant l’invention du cadran solaire et de la clepsydre, les hommes ont considéré les femmes comme des mécaniques temporelles à complications.
Au premier siècle, Pline l’ancien consacre le vingt-troisième chapitre de son Histoire naturelle aux « remèdes tirés de la femme ». La formule positive ne doit pas faire illusion : partie (honteuse) de la nature, la femme peut être utilisée pour contrebalancer certains de ses effets, mais elle demeure incontrôlable et dangereuse :
« Disons d’abord que la grêle, les tourbillons sont chassés par une femme qui se dénude au moment de ses règles face aux éclairs eux-mêmes ; c’est ainsi qu’on détourne la colère du ciel, et au cours des navigations les tempêtes, et même si les femmes n’ont pas leurs règles en se dénudant. […] Si les règles coïncident avec une éclipse de lune ou de soleil, leur puissance maléfique est invincible, elle n’est pas moins violente pendant la nouvelle lune ; c’est alors que le coït est funeste et mortel pour les mâles […]. Si, à toute autre époque, des femmes ayant leurs règles font, s’étant mises nues, le tour d’un champ de céréales, on voit tomber les chenilles, les vers, les scarabées et autres insectes nuisibles. […] Il est en outre certain que les abeilles abandonnent une ruche touchée par une femme au moment de ses époques, qu’à son contact le lin qu’on fait bouillir noircit, le fil du rasoir s’émousse dans la main du barbier, le cuivre prend une odeur fétide et se couvre de rouille, […] ; en les touchant elle fait avorter les juments pleines, ce qu’elle produit même par le seul regard, et de loin, si elle voit sa première menstruation après la perte de sa virginité […]. »
Ainsi tout n’est pas perdu ni mauvais dans et par les femmes. Éloigner la grêle des récoltes est un pouvoir précieux dans les civilisations agricoles. Pendant des siècles, en concurrence directe avec l’exposition vulvaire des femmes, le clergé fera sonner les cloches des églises contre les nuées menaçantes. Les femmes ont d’autres talents. C’est ainsi que les miroirs ternis par leur regard recouvrent leur éclat pour peu qu’elles y portent à nouveau les yeux, mais cette fois par derrière. De l’envers du miroir peut venir la remise en ordre. La salive et le lait de femme soignent les yeux rougis. Le bandage par lequel elles compriment leurs seins, soulage les migraines, une fois enroulé autour de la tête. Quant au sang des règles, « nombre de gens, au contraire, attribuent des vertus médicales à une substance si malfaisante : ils en badigeonnent les [membres[59]] goutteux. » Il est également souverain contre les furoncles et les yeux qui coulent.
« Il est certain que réduit en poudre et additionné de suie et de cire, il guérit tous les ulcères des bêtes de somme, que les taches qu’il laisse sur les vêtements ne peuvent être nettoyées que par l’urine de celle dont il provient […]. Le médecin Icatidas garantit la guérison de la fièvre quarte par le coït, à condition qu’on le pratique au début des règles[60]. »
Que dire d’un être qui peut aussi aisément tuer que guérir, et qui commande aux éléments, sinon que c’est un être surnaturel (maléfique viendra plus tard) ou plutôt qui incarne ce qui, dans la nature, dépasse et menace l’homme. Bientôt, cela se résumera en un terme : sorcière. Notez que lorsque les inquisiteurs cherchent le meilleur terme pour résumer la notion, après tout confuse, de sorcellerie, il leur vient un mot : Femme.
Résumant Jean Chrysostome (Jean bouche d’or) parlant d’après Mathieu, les deux dominicains auteurs du Marteau des sorcières, un manuel à l’usage de leurs collègues de l’Inquisition, résument au XVe siècle la pensée catholique : « La femme, qu’est-elle d’autre que l’ennemie de l’amitié, la peine inéluctable, le mal nécessaire, la tentation naturelle, la calamité désirable, le péril domestique, le fléau délectable, le mal de nature peint en couleurs claires [61]. » Est-ce pas bellement dit ? Le mal de nature, la nature, c’est-à-dire le sexe — comprenez, nous l’avons précisé plus haut, le con, et l’attirance physique qu’il exerce sur les mâles, comme le tourbillon de la rivière sur le fétu —, ces catastrophes n’apparaissent riantes aux pécheurs qu’en raison des flots de vermillon que le Malin dépense pour maquiller — étymologiquement, faire, travailler — les petites malines, leurs lèvres et leurs tétins.
Nos inquisiteurs compilent et mêlent à plaisir pères de l’Église et dictons populaires, de sorte qu’ils parviennent, en prétendant la combattre, à la quintessence de la superstition, tout en réalisant par avance une version grand-guignolesque du programme nietzschéen : philosopher à coup de Marteau. Qu’en appert-il ? Que la femme « est plus charnelle que l’homme » [p. 176]. Plus « nature », comme l’on dit d’une personne franche et sans afféterie, mais cela signifie ici « plus sensuelle, plus portée sur le sexe ». On nous prie de noter au passage, comme élément d’origine pouvant expliquer bien des choses, « qu’il y a comme un défaut dans la formation de la première femme, puisqu’elle a été faite d’une côte courbe, c’est-à-dire d’une côte de la poitrine, tordue et comme opposée à l’homme. Il découle aussi de ce défaut que comme un vivant imparfait, elle déçoit toujours. » [p. 177] Il s’agit bien de la femme, comme genre et comme sexe, et non des seules sorcières qui incarnent en quelque sorte le stade suprême de la féminité. « Car réellement, écrivent les dominicains d’après Caton d’Utique, s’il n’y avait pas la malice des femmes, même en ne disant rien des sorcières, le monde demeurerait encore libre d’innombrables périls. » [p. 180]
Traitant l’importante question de savoir si les sorcières peuvent illusionner leurs victimes masculines jusqu’à leurs faire croire que leur membre viril a été détaché du corps, nos auteurs martèlent d’après Augustin : « Il n’est pas croyable que par l’art et la puissance des démons le corps de l’homme puisse être changé en ressemblance de bête. Donc il n’est pas possible que soit enlevé ce qui sert à la vérité du corps de l’homme. » [p. 202 ; souligné dans l’original] On en déduira aisément que le corps des femmes — nature, chair et malice — est un corps sans vérité, inexact, imparfait, qui déçoit toujours.
Il est assez remarquable qu’un manuel de police théologique, dont Michelet remarquait qu’on l’avait imprimé (un siècle durant !) le plus souvent dans un petit format propre à la consultation subreptice lors des procès et des interrogatoires[62], prenne soin et responsabilité de condamner la moitié du genre humain plutôt qu’une catégorie spéciale de coupables supposées. Or après avoir ainsi élargi le champ de ses compétences, le Marteau va le rétrécir, en distinguant une tierce catégorie qui semble réunir les pires défauts, c’est-à-dire les pouvoirs les plus funestes de la femme et de la femme-sorcière : la sage-femme. « Ce sont les sages-femmes qui causent les plus grands dommages, comme nous l’ont raconté à nous et à d’autres des sorcières repenties, disant : personne ne nuit davantage à la foi catholique que les sages-femmes. » [p. 216 ; souligné dans l’original] Voilà qui sonne très moderne et terre à terre ! Les diableries servent à inculper des sages-femmes plus souvent consultées que les prêtres, mieux acceptées qu’eux dans la société rurale, craintes davantage parfois. L’Inquisition apparaît comme la pointe d’une christianisation forcée des mœurs, que l’Église pratique par le fer et par le feu, d’abord contre celles d’entre les femmes qui apportent aux corps et aux âmes des remèdes efficaces (au moins comparés à ceux qu’offre la religion), et qui accompagnent les moments déterminants que sont la naissance et la mort.
« L’unique médecin du peuple, pendant mille ans, fut la Sorcière, écrit Michelet. Les empereurs, les rois, les papes, les plus riches barons avaient quelques docteurs de Salerne, des Maures, des Juifs, mais la masse de tout état, et l’on peut dire le monde, ne consultait que la Saga ou Sage-femme. Si elle ne guérissait, on l’injuriait, on l’appelait sorcière[63]. » Est-elle dépassée cette distinction ? Pas en 1969, en tout cas, lorsque l’ethnologue Jeanne Favret-Saada fait son enquête sur la sorcellerie dans le bocage[64]. Il y a les bonnes personnes, qui « cernent » les verrues, « prennent sur elles » les douleurs, retirent les brûlures, guérisseurs, rebouteux si l’on veut mais pas sorcières pour deux sous, et les véritables sorcières et sorciers (la corporation s’est beaucoup masculinisé) qui jettent des sorts, font avorter les juments et tarissent le pi des vaches. Le tout sous l’œil navré du médecin, de la pharmacienne et du gendarme et sous la réprobation d’un clergé décidément impuissant à éradiquer ce qu’il a le culot d’appeler des « superstitions », y compris quand elles se mêlent sournoisement à la pratique catholique (pèlerinage auprès de petits saints locaux guérisseurs, désenvoûtements divers). Yvonne Verdier, dans l’enquête ethnographique qu’elle mène à Minot, au nord de la Bourgogne, entre 1968 et 1975, rapporte que jusqu’en 1960 on avait l’habitude de confier à la « femme-qui-aide », une femme dont c’est la seule particularité d’être désignée par la communauté, le soin de faire la toilette des nouveau-nés et celle des morts[65]. On dit « faire les bébés » et « faire les morts ». La femme-qui-aide hérite de certaines attributions de l’ancienne sage-femme, mais s’efface devant la nouvelle sage-femme diplômée. Persistance jusqu’au milieu du vingtième siècle de la présence d’une femme extérieure à la famille lors de la naissance et de la mort, à une époque où l’on accouche et où l’on meurt encore chez soi.
Pour les inquisiteurs, les sages-femmes et les femmes accouchées elles-mêmes profitaient de leur contact exclusif avec les enfants nouveau-nés pour les offrir au Diable. Le Marteau en donne pour exemple « une mère qui exaspérée après une union charnelle exigée par son mari, répond à son espoir d’avoir un fruit de cette union : que ce fruit-là aille au diable ! » [p. 351] Aux sceptiques — il y en a toujours — les inquisiteurs répliquent par une question : « Comment en effet pourrait-il se faire, comme on le voit trop souvent, que des filles impubères de huit à dix ans soulèvent des tempêtes et des orages, sinon pour avoir été consacrées tout enfant au diable par leur mère dans une offrande sacrilège ? » [p. 352] Ça n’est pas tant l’âge des fillettes qui établit la possession que le fait qu’elles sont impubères, les ovaires en sommeil. Or, dépourvues d’une signalétique pileuse appropriée, d’un écoulement de sang périodique et de l’expérience du péché de chair, comment pourraient-elles soulever des tempêtes et des orages ? On voit là que n’est pas neuve la métaphore qui caractérise le désir comme un bouleversement — une catastrophe naturelle — éruption volcanique, orage et tempête.
Dix-neuf siècles après Pline et cinq siècles après l’Inquisition, Yvonne Verdier cite un exemple qui atteste la survivance matérielle de ces croyances. En Serbie, nous sommes en 1974, une femme expose son sexe à la foudre dans le but d’éloigner un orage ; et, dit l’anecdote, l’orage s’éloigne[66]. Dans le Deccan, région centrale montagneuse de l’Inde, sujette à la sécheresse, les paysannes labourent les champs complètement nues, une nuit d’été. Pour que ce rite, pratiqué de nos jours, attire la bienveillance d’Indra, divinité qui incarne la puissance mâle et se trouve symbolisé par la pluie, aucun villageois mâle ne doit porter son regard sur l’une des femmes dénudées. Paradoxe machiste, si le regard d’un homme rend le rite inefficace, c’est celle qui a été vue dans le plus simple appareil qui doit, en manière d’expiation, offrir un banquet au village entier[67]. Le mécanisme symbolique du rite est assez transparent : la femme attire par sa nudité désirable la pluie/semence du dieu. Les hommes connaissent et le moment d’exécution et la fonction du rite ; pourtant, même socialement prescrite, la séduction féminine conserve un caractère scandaleux. Selon le bon vouloir d’un homme, la femme prostituée au dieu peut se voir rappelée et ramenée à son statut de nourricière.
Il arrive que les pouvoirs telluriques supposés des femmes leur soient plus vivement reprochés. Dans les semaines qui suivent le tremblement de terre qui a ravagé l’Algérie, le 21 mai 2003, des femmes de tous âges sont agressées dans les rues et accusées d’avoir provoqué le châtiment divin par leur tenue « indécente ». On entendra par là le port du pantalon ou d’un débardeur. Dans l’imaginaire masculin, fait de refoulement sexuel et de terreur superstitieuse, « un jour d’épaules nues » est un jour de haine et de malheur[68].
Rédigeant le présent livre, je revois Viridiana de Luis Bunuel, palme d’or au festival de Cannes en 1961, censuré par le régime franquiste. Lors d’un banquet organisé par des gueux en l’absence de leur bienfaitrice, une pauvresse annonce qu’elle va prendre l’assemblée en photo avec l’appareil « que lui a donné son papa ». Les convives prennent la pose dans une évidente parodie de la Cène — le repas que, dans la légende biblique, le Christ prend avec ses apôtres, la veille de la Passion. Au moment où l’on s’attend à l’éclair d’un flash, la mendiante soulève ses jupes et exhibe son sexe, déclenchant un tonnerre de rires et d’exclamations. Voyez, dit-elle en somme, et prenez-en de la graine, ceci est la chair, la seule icône vraie, le reflet inversé du monde qui conjure les mauvais augures doloristes, ces obscénités, et illumine la vie.
En Bourgogne, rapporte Y. Verdier, et certainement dans bien d’autres régions, la femme qui « a ses règles » ne participe pas aux travaux de salaison de la viande de porc, qu’elle gâterait aussi sûrement qu’elle émoussait jadis le fil du rasoir, et qu’elle manque ses mayonnaises. Inversement, on cède aux « envies » des femmes enceintes ; les mépriser ferait courir à l’enfant le risque de porter sur son corps une envie, tache ou nævus pileux affectant la forme de l’objet convoité par sa mère. « Comme la lune, les femmes fournissent un support à la durée dont elles assument le dérèglement et les contretemps. Indisposées, les femmes sont porteuses d’un souffle cosmique, messagères de l’au-delà, leurs tempêtes intérieures courbent les jours, rétrécissent ou accélèrent le cours des choses ; enceintes, elles en sont la proie[69]. »
Règles et cadences
Entrées massivement dans l’industrie, les femmes sont accusées d’y introduire des mécanismes hormonaux qui dérangent la subtile machinerie de la production scientifique et rationnelle. Les femmes ont leur temps à elle, leurs humeurs, liquides et caractérielles. Ce sont autant de créatures mi-bêtes mi-roches, cavités volcaniques toujours prêtes à rejeter du sang.
Karen Messing cite le cas d’une ouvrière chargée d’empaqueter des composants électriques et disposant pour chaque conditionnement de moins de deux secondes. Ce qu’on nomme précisément, dans le langage de l’organisation du travail, un cycle. À raison de 25 000 boîtes par jour, l’ouvrière en réalise environ 500 000 par mois. Souffrant au poignet d’une inflammation de la gaine du tendon, l’ouvrière au cycle de moins de deux secondes porte son cas devant une commission chargée de décider si elle a ou non droit à une indemnisation. Le médecin de l’entreprise plaidera que ses mouvements ne sont pas assez répétitifs pour expliquer sa pathologie, dont seule peut être cause l’approche de la ménopause[70]. Ça n’est donc pas le cycle de moins de deux secondes qui est pathogène, mais la prochaine absence de cycles. Bientôt déréglée, l’ouvrière se détraque.
« Selon les travailleuses, la ménopause et la grossesse sont souvent invoquées comme étant les “vraies” causes des lésions lors des audiences sur les demandes d’indemnisation. Puisque les plus âgées sont à la ménopause [tournure québécoise] et que les plus jeunes viennent souvent d’accoucher, il semble plus commode d’attribuer les TMS [troubles musculo-squelettiques] des femmes à des facteurs personnels plutôt qu’à des facteurs professionnels[71]. » Or, comme le remarque Marie Pezé, si les femmes sont massivement victimes des TMS, lesquels représentent 40 % du coût des maladies liées au travail, ce n’est pas à cause de leur morphologie ou de facteurs hormonaux, mais parce qu’elles sont exclues des postes de conception et de décision et cantonnées dans des taches d’exécution répétitives[72].
Les femmes sont, pour le management capitaliste, difficilement « gérables ». Tantôt on ignore donc les troubles spécifiques causés par certaines tâches, par exemple les crampes menstruelles douloureuses dues à l’exposition au froid chez des travailleuses du secteur alimentaire (lesquelles ne jugent pas toujours prudent ou possible d’en faire état). Tantôt, on exclut les femmes de certains postes, par crainte des demandes d’indemnisations auxquelles pourraient conduire le constat d’atteintes physiques. C’est ainsi qu’aux États-Unis, un syndicat des travailleurs de l’automobile a obtenu gain de cause contre la firme Johnson Controls Incorporated. Celle-ci avait, en 1992, déplacé les femmes fertiles employées dans son service de production de batteries, au motif que l’exposition au plomb peut porter atteinte au fœtus. Après un premier rejet par la cour de district, la Cour suprême a statué « que les particularités de l’appareil reproducteur féminin ne [doivent] pas être considérées comme anormales[73] ». Au-delà du comique involontaire d’une telle formulation, il n’est pas sans intérêt de noter que, dans un pays très religieux, la plus haute instance judiciaire est amenée, à propos d’un conflit du travail, à contredire la vision catholique traditionnelle de la femme. Quoique formée à partir d’une côte courbe et dotée d’un sexe humide et saignant, l’anatomie féminine n’est pas anormale ! D’autant moins qu’en l’occurrence il n’existe pas de spécificité féminine puisque l’exposition au plomb peut également nuire à la qualité du sperme. Cependant, le corps de la femme apparaît plus sensible, comme on le dit d’un instrument de mesure : du travail, il révèle la nature, la nocivité. La réplique de l’employeur consiste à éloigner l’instrument, si possible définitivement (chaque année aux États-Unis et au Canada, des milliers de femmes enceintes sont licenciées illégalement) plutôt que de reconsidérer la nature ou les conditions du travail.
Lorsqu’une femme travaille dans un milieu masculin, sa parole est invalidée, inéluctablement rapportée à ses hormones. Dans une enquête européenne sur la santé des femmes au travail, une Danoise raconte que, débutant dans le métier de peintre au bâtiment et travaillant dans de petites entreprises, toute critique qu’elle formulait était attribuée à un « syndrome prémenstruel ». Elle remarque avec humour qu’au fur et à mesure qu’elle a pris de l’âge, son franc parler a été attribué à la ménopause[74]. C’est que le temps féminin peut toujours être évalué du point de vue des saignements : absents, présents, à venir, suspendus par la grossesse ou interrompus par l’âge… Cependant, c’est dans les rapports de travail, notamment avec l’encadrement et les collègues masculins, et dans les conflits avec les organismes sociaux qu’il est fait allusion, explicitement ou non, aux menstruations. Les recherches en sociologie et en médecine du travail traitent peu cet aspect de la santé des femmes au travail.
À propos de la « névrose des téléphonistes », troubles suscités par et nécessaires à la tâche (les plus nerveuses ont le meilleur rendement), Louis Le Guillant faisait, au milieu des années 1950, des remarques qu’il serait intéressant de vérifier dans les modernes « centres d’appels ». Presque toutes les téléphonistes qui ont tenté d’accoucher selon la méthode « sans douleurs », écrit-il, ont complètement échoué : « Un fait bien démonstratif de l’importance des perturbations globales de l’activité nerveuse supérieure entraînées par les conditions de travail ». Il note également de fréquents troubles des règles[75].
Ce qui vaut pour les troubles des règles vaut plus encore en ce qui concerne l’incidence des conditions de travail sur la vie érotique. Dans son enquête déjà citée (2003), le Bureau technique syndical européen déplore que « les rapports entre les conditions de travail et une sexualité satisfaisante constituent un sujet peu abordé par les spécialistes de santé au travail alors qu’il est soulevé régulièrement dans les enquêtes basées sur la perception des collectifs de travailleuses. » [p. 134] On peut remarquer que ces dernières sont elles-aussi fort rares, puisque le BTS n’en recense que trois dans le monde entier. Par ailleurs, les documents syndicaux, pour ne rien dire des revendications mises en avant dans les conflits, ignorent absolument cette dimension des effets du salariat, n’était — très récemment — via la question du harcèlement sexuel. Autant dire qu’en l’état, la question de l’épanouissement érotique n’est évoquée qu’à propos du viol ! Pour une fois, d’ailleurs, les bureaucraties syndicales ne sont guère en retard sur la majorité des ouvriers, ouvrières et employé(e)s, syndiqué(e)s ou non, qui ne songent pas à se plaindre de troubles de la jouissance en les mettant en relation avec leurs conditions de travail (j’évoquerai plus loin les deux exceptions dont j’ai connaissance).
La plus ancienne des enquêtes signalées par le BTS traite du travail féminin de nuit dans une entreprise italienne moyenne appartenant au groupe Barilla[76]. Le travail de nuit provoque un type de fatigue particulier, « une sacrée dégueulasse fatigue nerveuse qui vous chavire l’âme et les moelles, écrivait Navel. C’est, si vous voulez, une fatigue policière comme celle que fait subir aux prévenus en Amérique la police pour les mettre en loques. […] On est tout à contresens[77]. » Une ouvrière de Barilla lui fait écho : « Quand je fais la nuit, c’est une semaine qui n’existe pas, où je n’existe pas, dans la pratique ». Outre les troubles somatiques (insomnie, troubles digestifs) qui sanctionnent le bouleversement des rythmes habituels, les travailleuses de nuit se sentent coupables de ne plus disposer de suffisamment de temps pour le mari, le compagnon, les enfants et les amies. Par ailleurs, le temps est d’autant plus difficile à « gérer » qu’il est devenu plus précieux. Près de 20 % des ouvrières disent qu’il leur arrive de ne pas savoir comment occuper leur « temps libre ». Remarquons que ce n’est pas là le plus grand paradoxe en ce qui concerne la façon de « vivre avec son temps », c’est-à-dire avec le temps qui est socialement imparti à une personne selon le genre et la classe sociale. Le travailleur en vacances, le chômeur, le travailleur à domicile qui organise et répartit, à priori comme il l’entend, plages de travail et d’activités diverses, tous sont confrontés à la difficulté de s’accommoder d’une soudaine ou chronique « abondance » de temps. En effet, quelle que soit la situation de l’individu et ses rythmes propres (gros ou petit dormeur, etc.), que le temps disponible soit une rupture momentanée (congés) ou qu’il place l’individu en décalage avec les rythmes collectifs (travail de nuit, 3/8, chômage), il n’est de temps que social. Hormis de rares ermites vivant en autarcie de leur potager, personne n’échappe plus à la socialisation du temps, y compris des rythmes biologiques. Les réfractaires, mêmes lorsqu’ils refusent le salariat, développent souvent les mêmes pathologies — et la même insatisfaction — que les travailleurs de nuit.
Une autre étude, brésilienne celle-là, aborde plus franchement, via des entretiens, la question de l’influence du travail de nuit sur les relations sociales et amoureuses[78]. La description même du décalage des temps est délicate ; la désorientation se reflète dans les mots : « Les gens se lèvent pour aller travailler, dit Clarice, et lui [le mari] et ton môme restent seuls… je veux dire, la nuit, au moment où tu restes au lit en général, à te reposer, à parler… Eh bien non, tu es obligée de partir… la femme se lève et s’en va. ». Interrogée directement sur les répercussions du travail de nuit sur sa vie sexuelle, la même ouvrière déclare : « Le jour, on est fatiguée, on a des choses à faire, on ne pense pas à ces choses-là… Et la nuit, on n’est pas à la maison. » Ce qui apparaît ici c’est que le nouveau rythme du travail salarié ne vient pas perturber un « rythme naturel » auquel on aurait pu se conformer auparavant, mais une temporalité, une situation dans le temps et une périodicité socialement déterminées. Ça n’est pas seulement la fatigue qui empêche de penser à ces choses-là durant le jour, mais l’association culturellement construite entre la nuit et l’intimité des adultes (qui ne sait comment se protéger du regard des enfants). L’un des travailleurs interrogés le confirme : « Le travail de nuit t’éloigne de la relation sexuelle avec ta compagne… Vous êtes à la maison pendant la journée […]. Si vous êtes stressé par l’idée que quelqu’un peut arriver, vous avez le pénis qui débande de 40 à 50 %… Et je sais que ça n’est pas de ma faute, mais cela me préoccupe vraiment ». L’enquête souligne la souffrance des hommes qui craignent que la fatigue causée par le travail de nuit atteigne leurs capacités viriles et, par tant, l’image que se font d’eux leurs compagnes. La prise de conscience et la verbalisation très directe des « difficultés sexuelles » ne semble pas déboucher, au moins dans les comportements décrits par l’enquête, sur l’aménagement de nouveaux espaces d’intimité érotique, même lorsque les horaires des deux partenaires pourraient le permettre. S’il est impossible de « sortir le soir », et donc de faire des rencontres, quand on doit aller à l’usine, ce que déplorent plusieurs ouvrières interrogées, rien n’empêche — physiologiquement — de bander et de jouir à la lumière du jour. Il y a évidemment des lieux et des moments où il est socialement légitime (ou illégitime) de faire l’amour.
La troisième enquête recensée par le BTS nous ramène en Italie[79] ; elle concerne les ouvrières de Toscane. Plus de la moitié d’entre elles se plaignent de troubles causés par le travail, des TMS en grande majorité ; 18 % constatent des atteintes à leur « santé reproductive », principalement des altérations du cycle menstruel, mais aussi des cas de stérilité ou d’avortements « spontanés ». « Pour ce qui concerne le domaine sexuel [10 % des déclarations], le trouble le plus souvent signalé est la diminution de la libido ». Ce fut à la fin des années 1970, le motif d’une grève des ouvriers d’une usine de Pesaro, en Italie, menée jusqu’à l’enlèvement de machines à encoller, aux ondes électromagnétiques desquelles ils attribuaient leurs moindres appétits érotiques. À la même époque, les ouvriers d’une usine londonienne de British Leyland refusèrent le travail de nuit au motif qu’il compromettait leur vie amoureuse et conjugale[80]. On remarque que ce sont des hommes qui peuvent afficher le souci de leur « santé virile ». Même si ce sont les femmes qui sont chargées d’assurer la satisfaction des « besoins sexuels » autoproclamés des hommes, ceux-ci veulent pouvoir ramener au foyer (ou ailleurs) un salaire et un appareil viril et reproducteur en bon état.
À la bonne heure !
Le premier chapitre de La Vie et les opinions de Tristram Shandy, l’ouvrage de Laurence Sterne, s’ouvre sur le récit de la conception du narrateur. Sa mère interrompt son père en plein coït : « Dites-moi, mon ami, je vous prie, […] n’avez-vous pas omis de remonter la pendule ? — Bon Dieu ! s’écria mon père, mais en prenant bien soin de bémoliser du même coup son exclamation, — Est-ce qu’une femme, depuis la création du monde, est-ce qu’une femme a jamais interrompu un homme avec une question aussi stupide[81] ? » Il faut dire à la décharge, si l’on ose l’écrire ainsi, de l’excellente femme, que le père Shandy a pris l’habitude de remonter l’horloge familiale le soir du premier dimanche de chaque mois… « Il avait pris petit à petit le pli de mettre à profit cette journée fatidique pour y inclure à l’ordre du jour diverses petites affaires domestiques […]. Ma pauvre mère en vint à la longue à ne plus pouvoir entendre remonter ladite horloge sans qu’infailliblement d’autres pensées lui vinssent à l’improviste, — & vice versa. »
Que le devoir conjugal, si heureusement situé dans la régularité du calendrier domestique, ait été troublé par le rappel intempestif du temps qui passe et de la nécessité de remonter les mécanismes qui permettent de le mesurer, voilà à quoi M Shandy attribue les bizarreries de comportement qu’il constate par la suite chez son fils.
Ça n’est certes pas, nous allons le voir, la première fois dans l’histoire de la littérature que sont associés l’érotisme et l’idée du temps, mais la satire de Sterne se distingue par son ironie féroce — c’est le caractère mécanique du coït qui évoque le tic-tac de l’horloge — et par les réactions qu’elle suscita. Un humoriste anonyme, cité par Edward P. Thompson, publia à Londres Les Huées de l’horloger contre l’auteur de La Vie et les opinions de Tristram Shandy. Il est devenu impossible, se plaignait-il, de parler horloge, montre ou balancier sans que l’interlocuteur imagine des sous-entendus. « On en arrive même à ce que la formule couramment employée par les filles de joie soit : “Monsieur, voulez-vous que je remonte votre pendule[82] ?” »
Il est vrai que, innocemment sans doute, François de Sales lui-même, au XVIIe siècle, note dans son Introduction à la vie dévôte, pour évoquer les exercices par lesquels le croyant trempe sa foi : « Il n’y a point d’horloge, pour bon qu’il soit qu’il ne faille remonter ou bander deux fois le jour, au matin et au soir[83] […]. »
Vers 1368, Jean Froissart rédige L’Orloge amoureus, poème métaphorique dans lequel le mécanisme de l’horloge (il avait observé celle du Palais, dans l’Ile de la Cité) évoque les mouvements du cœur. Roues dentées et chevilles représentent les sentiments de l’amour courtois dans un registre déjà codifié par Le Roman de la rose : Désir, Beauté, Plaisance, Ferme Patience, Persévérance… Ainsi, la première roue « segnefiier tres convignablement » (signifie très convenablement) le désir qui saisit le cœur de l’homme, et ainsi de suite pour chacune des pièces de la machinerie[84]. Si le désir est bien nommé, et en première place, le corps de l’amoureux n’est pas évoqué, pas plus que celui de la dame. Il ne s’agit pas d’un blason du corps féminin (ou masculin). Ce que Froissart représente c’est, si j’ose un pléonasme étymologique, le mouvement de l’émotion — les deux mots viennent du latin movere, comme aussi émouvoir et émeute. L’automate amoureux prouve le mouvement non en marchant (ou en bandant) mais en pensant sans cesse, chaque minute qui passe, à la dame aimée. S’il parvient à maîtriser le temps c’est en s’identifiant à son cours ; et c’est au prix d’une décorporation[85].
Dans la mythologie grecque, les Heures, filles de Zeus et de Thémis, sont les compagnes d’Aphrodite, déesse de l’amour ; elles personnifient les saisons, et de préférence le printemps et l’été, époques du renouveau et de la fécondité. La littérature va chercher à représenter l’heure de l’amour, la bonne heure, celle de l’union des corps et/ou des cœurs, autant dire le bonheur[86].
La cinquante-quatrième des Cent Nouvelles nouvelles fournit au XVe siècle le modèle d’une histoire, peut-être copiée d’un conte grec ou latin, et promis à un bel avenir. Une dame courtisée par un noble chevalier aguiche un charretier, bel homme et fort dynamique. Comme le chevalier lui reproche de s’être, en son absence, commise avec un homme de peu, elle lui répond : « Ce qui est fait ne peut être autrement, mais je vous assure bien que si vous étiez arrivé à l’heure du charretier, j’en aurais autant fait pour vous que je fis pour lui. — Ah ! c’est cela ? répondit-il. Par Saint-Jehan ! Il est arrivé à la bonne heure ! C’est la faute du diable si je n’ai pas eu la chance de connaître votre heure ! Mais c’est vrai, reprit-elle, il est venu à l’heure où il fallait venir. — Au diable soit l’heure et vous aussi et votre charretier avec vous ! conclut-il[87]. »
Dans une anecdote très mysogine de ses Essais, (Livre II, chap. I) Montaigne évoque la nouvelle, en faisant du charretier un muletier[88] : « Comme dit le compte, tout beau et honneste que vous estes, quand vous aurez failly vostre pointe, n’en concluez pas incontinent une chasteté inviolable en vostre maistresse : ce n’est pas à dire que le muletier n’y trouve son heure. »
C’est, à ma connaissance, Claude Le Petit, brûlé à Paris le 1er septembre 1662, qui fixe l’expression en publiant, un an avant son assassinat légal, L’Heure du berger, « demi-roman comique ou roman demi-comique ». Publié avec privilège du roi Louis XIV, ce texte libertin sera poursuivi sous Napoléon III et vaudra, avec d’autres textes jugés scandaleux, au libraire Gay quatre mois de prison et 500 francs d’amende.
Chez Le Petit, un jeune homme croise nuitamment une dame masquée :
« Mademoiselle, je vous demande excuse si je vous prends pour un orloge, et si je vous supplie de me faire la grâce de me dire quelle heure il est ? — Monsieur je ne sçay pas bonnement quelle heure il peut estre à celuy des autres (respondit la pucelle) mais au mien (elle regardait sa montre en disant cela) [ou son verre de montre ? cf. plus loin] il est bientost L’heure du Berger. — Vrayment, Mademoiselle, je vous ay donc rencontrée à la bonne heure […]. Je serois le plus heureux homme de France […] si elle pouvoit sonner pour moy, et s’il m’estoit permis d’en perdre quelques moments pour vous. » Et comme le jeune homme s’échauffe et propose de passer aux actes : « — Si vous estes dans cette pensée à cette heure, luy dit la bonne dame, ne la laissons pas couler inutilement : Voilà mon carosse qui nous invite[89] […]. »
On voit que les rustres, palefrenier, charretier et autre muletier sont remplacés par un berger, supposé plus délicat de manières mais fait pour le même usage. Peut-être la substitution s’explique-t-elle par la référence à la planète Vénus, dite l’étoile du Berger. L’heure du berger connaîtra une postérité poétique — c’est le titre d’un des Poèmes saturniens de Verlaine —, mais aussi un avatar commercial. La marque d’apéritif Berger dépose en 1933 le slogan publicitaire d’une anisette qui la rendra populaire jusque dans les années 1950-1960 : « Midi, sept heures, l’heure du Berger ! » Il est vrai que l’apéro est censé ouvrir l’appétit, comme les préludes — qu’on préfère au laid et juridiques préliminaires — aiguisent le désir.
L’heure du berger donne une image du désir féminin imprévisible, indifférent aux mérites réels des hommes, soucieux seulement de lui-même. La bonne heure n’est connue que de la femme ; encore ne semble-t-elle pas en état de la prévoir mais seulement de la ressentir. Avant que Le Petit ne redonne une dimension courtoise à l’apologue, ses premières occurrences sont sexistes : à quoi bon, disent ces nouvelles aux mâles, faire cas de la soi-disant délicatesse des femmes, puisqu’elles écarteront les cuisses pour le premier venu qui vaudra moins que nous ? Puisque leur mécanique corporelle n’est fragile que lorsqu’il s’agit de nous opposer un refus et qu’elles consentiront bientôt à un coït bestial, autant hâter l’heure et nous faire palefrenier ou berger, autrement dit violeur.
L’argot érotique a gardé des traces d’une association sexe—temps, dont certaines ressortissent davantage à des associations inconscientes qu’à l’étymologie. C’est ainsi que l’expression tirer un coup, généralement mise en rapport avec l’activité du canonnier (d’où la beauté canon), évoque aussi les coups de l’horloge, et d’autant mieux que les amants se vantent du nombre de coups tirés, par exemple en une nuit. Pour demeurer dans le même registre passablement machiste, on observera que le pointeur (le violeur) fait pour ainsi dire pendant à la pointeuse de l’usine ou du bureau (où l’on dit aujourd’hui « badger »). Être à la bourre, c’est être en retard, or bourrer c’est coïter ; d’où l’apostrophe vulgaire « Bonne bourre ! » adressée de préférence à un homme (c’est lui qui bourre) dont on suppose qu’il va retrouver une femme. Nous ne dirons rien ni du branle de la cloche qui sonne les heures ni de son battant, souvent évoqué pour flatter le membre viril. Notons cependant que donner du retour de matines, c’est au XVIIe siècle coïter, matines étant l’heure où l’on donne de bon coups (de cloches ou de queue). On s’amusera à reconstituer un objet familier qui sert à mesurer le temps : l’aiguille, c’est le pénis ; la trotteuse, une prostituée ; le verre de montre, les fesses ; le cadran, le sexe de la femme. « Conduis vite l’aiguille au milieu du cadran », recommande un texte italien du XVIIe siècle[90]. À l’homme dépourvu de montre, il reste la possibilité de marquer midi, ce qui est bander. Ne pas bander, au contraire, est assez logiquement un contre-temps. Remarquons pour en terminer qu’une heure est une plombe, tandis qu’être plombé(e) c’est avoir contracté la syphillis. On dit une plombe cinq broquilles pour indiquer une heure cinq minutes. Or ces broquilles sont un diminutif de broque, forme régionale de broche. Broque/broche qui en argot signifie également pénis, d’où encore brochier pour coïter. Or ces broquilles, qui sont de petits pénis, nous viennent, après de menues altérations, de l’horlogerie décrite par Froissart, dans laquelle, explique Dembowski, « le dyal, ou la roe journal est un rouage à vingt-quatre brochetes ou broquetes (chevilles) qui fait un tour par jour[91]. » Il y a donc autant de broquetes dans l’horloge qu’il y a d’heures. Peut-être le caractère de diminutif a-t-il entraîné le rapprochement avec les minutes plutôt qu’avec les heures ? L’emploi supposé « mâle » des chevilles (au sens où l’on parle d’une prise mâle), aura induit la métaphore pénienne.
Désignées en Angleterre sous l’appellation charmante de conversation pieces (sujets de conversation[92]), les montres à sujets érotiques mettent en scène de préférence, surtout lorsqu’elles comportent des automates, la pénétration du coït hétérosexuel. L’aiguille, que nous avons évoquée plus haut, c’est-à-dire le pénis, suit le mouvement des secondes. Cette représentation pittoresque, parfois exécutée par des artistes de grand talent, donne du rapprochement érotique une image réductrice quoique animée. Nous verrons bientôt qu’il s’en faut de beaucoup néanmoins qu’elle puisse être jugée très éloignée de la réalité de l’érotisme pratiqué, au moins jusqu’à une période récente. Les autorités religieuses protestantes de Genève entreprirent au XIXe siècle de lutter contre la fabrication des « mécanismes obscènes », dont on s’avisa que la seule manière de décourager radicalement la fabrication était d’en décréter la saisie et le pilonnage en présence des propriétaires[93]. On détruisit ainsi, en Suisse et en France, de Neuchâtel à Besançon, quelques chefs-d’œuvre d’horlogerie, intolérables contrefaçons de l’œuvre de chair, répétitives insultes à une divinité supposée.
[1] J’indique de cette manière une note intrapaginale.
[2] Une caissière d’un magasin Auchan de Vélizy (région parisienne) estime à 2,5 tonnes le poids de marchandises soulevées dans une journée de travail de 7 heures (Le Monde 2, 12 février 2005).
[3] Downs Laura Lee, L’Inégalité à la chaîne. La division sexuée du travail dans l’industrie métallurgique en France et en Angleterre, Albin Michel, 2002, p. 100.
[4] Les Mains bleues, éditions Sansonnet, Lille, 2001 (Les Mains bleues, Culture commune, base 11-19, rue de Bourgogne, 62750 Loos en Gohelle).
[5] Dans le supplément « Style » de Libération, 5 mars 2005. Les femmes ne sont pas seules visées ; la publicité se déclinera au fil des semaines en photographies de jeans cousus à des ventres féminins ou masculins, parfois en gros plan.
[6] « Santé à vendre… », Les conditions de travail dans les pays de la Loire, supplément au n° 7 de CFDT action, avril 1973, p. 26.
[7] Perilleux Thomas, Les Tensions de la flexibilité, Desclée de Brouwer, 2001, p. 93.
[8] Cf. Linhart Robert, L’Établi, éditions de Minuit, 2003 (e. o. 1978).
[9] Dejours Christophe, Travail : usure mentale, Bayard, 1998, p. 63.
[10] Témoignage de Marie-Thérèse Join-Lambert, inspectrice générale des Affaires sociales, France-Culture, 19 septembre 2005.
[11] Certaines choses se disent peut-être moins difficilement vingt ans plus tard ; encore est-ce avec d’infinies pudeurs. Un électricien explique user de pommade pour soigner ses mains rêches et ses doigts entaillés, parce que « maman n’est pas contente quand on la caresse… ». L’usage populaire de la désignation de l’épouse comme éternelle et essentielle « maman » permet de désexualiser la confidence et de référer l’aveu d’une pratique « féminine » à la sphère des rapports infantiles avec la mère. Cf. Ghasarian Christian, Tensions et résistances, éd. Octares, 2001, p. 124.
[12] Frémontier Jacques, La Forteresse ouvrière : Renault, Fayard,1971, p. 141.
[13] « Chronique Peugeot », Actes de la Recherche en sciences sociales, n° 52-53, juin 1984, p. 92. Le film de Bruno Muel est réédité dans le coffret {Les Groupes Medvedkine}, éditions Montparnasse, 2007.
[14] Navel Georges, Travaux, Folio, 1979 [e.o. 1945] ; Linhart Robert, L’Établi, op. cit. ; Levaray Jean-Pierre, Putain d’usine, L’Insomniaque, 2002.
[15] Reeve Charles, « Les forteresses fragiles », Oiseau-tempête, n° 10, printemps 2003.
[16] Friedmann Georges, « La fatigue », Problèmes humains du machinisme industriel, Gallimard, 1968 [e. o. 1946], pp. 76-77. Cf. également Guillon C., « Néo-Taylorisme, souffrance & identification », in Économie de la misère.
[17] Fridenson Patrick, « France-États-Unis : Genèse de l’usine nouvelle », in Recherches, n° 32-33, septembre 1978, « Le Soldat du travail », p. 385.
[18] Marx Karl, Le Capital, Œuvres, Économie I, p. 906.
[19] Cf. Linhart Danièle, avec Rist Barbara, Durand Estelle, Perte d’emploi, perte de soi, éditions Érès, 2002.
[20] Cf. Dejours Christophe, Travail : usure mentale, op. cit., pp. 74-75.
[21] Boltanski Luc, Chiapello Ève, Le Nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999, p. 336.
[22] Beaud S., Pialoux M., Retour sur la condition ouvrière, Fayard, 1999, p. 331.
[23] Baudelot C., Gollac M., Travailler pour être heureux ?, Fayard, 2003, p. 329.
[24] Dejours Christophe, Souffrance en France. La banalisation de l’injustice sociale, Seuil, 1998 (points Seuil, 2000).
[25] De la bienfaisance publique, par M. le Baron de Gérando, pair de France, membre de l’institut, membre du Conseil général des hospices de Paris, etc, etc., Bruxelles, 1839 [une première éd., la même année, à Paris].
[26] Kropotkine Pierre, La Conquête du pain, Éditions du Sextant, Paris, 2006, pp. 148-150.
[27] Demenÿ Georges, Mécanisme et éducation des mouvements, 1903, p. 359, cité in Bancel Nicolas & Gayman Jean-Marc, Du Guerrier à l’athlète. Éléments d’histoire des pratiques corporelles, PUF, 2002, p. 190.
[28] In La Petite République, 1er septembre 1901, cité in Bancel & Gayman, p. 219.
[29] Ibid., p. 219. Bancel & Gayman voient dans les thèses de Jaurès et Surier un développement de celles de Lafargue, exprimées dans Le Droit à la paresse. Or la seule mention du sport dans le pamphlet de Lafargue figure au chap. IV qui décrit la future société : « Quand il n’y aura plus de laquais et de généraux à galonner, plus de prostituées libres et mariées à couvrir de dentelles, […] il faudra, par des lois sévères, imposer aux ouvrières et ouvriers en passementeries, en dentelles, en fer, en bâtiments, du canotage hygiénique et des exercices chorégraphiques pour le rétablissement de leur santé et le perfectionnement de la race. » [Maspero, 1979, p. 145] J’incline à croire que Lafargue ironise.
[30] In Grundzüge der Pychotechnik, Leipzig, 1914, cité par Anson Rabinach, « L’esthétique de la production sous le IIIe Reich », Recherches, 1978, op. cit.
[31] In Psychology and Industrial efficiency, Cambridge, 1913, p. 308, cité par Friedmann, Problèmes humains…, op. cit., p. 42.
[32] Friedmann Georges, Problèmes humains…, op. cit., p. 42.
[33] Amar Jules, Le Moteur humain et les bases scientifiques du travail professionnel, Dunod, 2e éd. 1923, p. 673.
[34] Amar Jules, Organisation et hygiène sociales. Essai d’hominiculture, Dunod, 1927, p. 3.
[35] Souchon Cécile, « Les accidents du travail dans les ardoisières angevines au XIXe siècle », Actes du 98e congrès national des sociétés savantes, Saint-Étienne, 1973, édité par la Bibliothèque nationale, 1975.
[36] Cité in Bouvier Jeanne, Mes Mémoires, éditée par Daniel Armogathe et Maïté Albistur, La découverte/Maspero, 1983, p 268. Syndicaliste féministe, J. Bouvier (1876-1935) est, elle, favorable aux lois sur les retraites.
[37] Thébaud-Mony Annie, « L’impact de la précarité et de la flexibilité sur la santé des travailleurs », BTS Newsletter, n° 15-16, février 2001.
[38] Cité in Dressen Marnix, De l’amphi à l’établi. Les étudiants maoïstes à l’usine (1967-1989), Belin, 1999, p. 256.
[39] Pour ce qui concerne la politique d’hygiénisme nazie, j’utilise les articles d’A. Rabinach (déjà cité) et de Timothy W. Mason (« Le monde ouvrier sous le IIIe Reich, 1933-1939 », tous deux in Recherches, 1978, op; cit.
[40] Christian Corouge, entretien avec Michel Pialoux, Actes de la Recherche en sciences sociales, n° 57, juin 1985, p. 114.
[41] Levi Primo, Si c’est un homme, Robert Laffont, 1996, p. 50-51 et Rapport sur Auschwitz, Kimé, 2005, p. 61 ; Chalamov Varlam, L’Homme transi. Kolyma-III, François Maspero, 1982, p. 147 et suiv.
[42] Reich Wilhelm, Les Hommes et l’État (titre original People in trouble) trad. Monique Attal et Constantin Sinelnikoff, édité par ce dernier, 1972, p. 131-132. Sur Reich, on se reportera à la synthèse de Sinelnikoff : L’Œuvre de Wilhelm Reich, Les Nuits rouges, 2002.
[43] Perdiguier Agricol, Mémoires d’un compagnon, Imprimerie nationale, 1992 [e. o. Genève, 1854], p. 301.
[44] Poirier-Coutansais Françoise, « Les règlements dans les ardoisières de la région angevine du milieu du XVIIIe siècle à la fin du XIXe siècle », Actes du 98e congrès national des sociétés savantes, op. cit.
[45] Barret Pierre & Gurgand Jean-Noël, Ils voyageaient la France. Vie et traditions des Compagnons du Tour de France au XIXe siècle, Hachette, 1980, p. 95.
[46] Rauch André, Le Premier Sexe. Mutations et crise de l’identité masculine, Hachette, 2000, p. 159. Peut-être trouve-t-on un écho de cette représentation de la mobilité ouvrière dans le goût des ouvriers du Nord de la France pour les courses cyclistes.
[47] Supprimé une première fois en 1791, le livret ouvrier est rétabli en avril 1802, sous le Consulat, et ne sera supprimé définitivement qu’en 1890.
[48] Denis Vincent, « Le contrôle de la mobilité à travers les passeports sous l’Empire », in Police et migrants. France 1667-1939, coll., Presses universitaires de Rennes, 2001, p. 82.
[49] Cf. Piazza Pierre, Histoire de la carte nationale d’identité, Odile Jacob, 2004, p. 55.
[50] Ghasarian Chr., op. cit., p. 17.
[51] Sauf indication contraire, j’emprunte les données utilisées dans ce passage à l’article d’Annie Thébaud-Mony déjà cité.
[52] Dans Putain d’usine, op. cit. pp. 9-12.
[53] Scorie de « querelles de clochers » séculaires. Cf. Corbin Alain, Les Cloches de la terre. Paysage sonore et culture sensible dans les campagnes au XIXe, Champs Flammarion, 2000.
[54] Le Goff Jacques, « Au Moyen Age : Temps de l’Église et temps du marchand », Annales ESC, XV, 1960, p. 425.
[55] Thompson Edward P., « Temps, travail et capitalisme industriel », Libre, n° 5, Petite bibliothèque Payot, 1979, p. 37.
[56] Idem, p. 22.
[57] « Le contre-planning dans l’atelier » in Radical America, traduit dans Informations Correspondances Ouvrières, mars-avril 1972, cité in Lordstown 72 ou les déboires de la General Motors, coll. Les Amis de 4 millions de jeunes travailleurs, s. d. [1973], p. 26-27.
[58] Linhart Robert, L’Établi, Minuit, (e. o. 1978) 2003, p. 52.
[59] C’est le traducteur qui ajoute cette précision espérant limiter le caractère jugé répugnant du procédé.
[60] Pline l’ancien, Histoire naturelle, livre XXVIII, Les Belles lettres, 1962.
[61] Institoris Henry & Sprenger Jacques, Le marteau des sorcières, [XVe siècle] trad. et prés. Armand Danet, Jérôme Millon éditeur, 1997, p. 174. Je souligne.
[62] Michelet Jules, La Sorcière, livre deuxième, chap. II, Garnier-Flammarion, 2002 [e. o. 1862], p. 158.
[63] Ibid, p. 32-33.
[64] Favret-Saada Jeanne & Contreras Josée, Corps pour corps. Enquête sur la sorcellerie dans le bocage, Gallimard, 1982.
[65] Verdier Yvonne, Façons de dire, façons de faire. La Laveuse, la couturière, la cuisinière, Gallimard, 1994 [e. o. 1979].
[66] Ibidem, p. 65. Le fait est rapporté dans un article du Nouvel Observateur, 24 juin 1974.
[67] « Naked women plough fields to pray for rains », Deccan Herald, 6 juillet 2004.
[68] Cf. « Les responsables du séisme ? Les femmes, bien sûr », Le Matin (Alger), cité in Courrier international, 5 au 11 juin 2003. Je donnerai plus loin (chap. IV « La dénudation publique du corps ») d’autres exemples de harcèlement des femmes. « Un jour pourtant un jour viendra couleur d’orange/ Un jour de palme un jour de feuillages au front/ Un jour d’épaule nue où les gens s’aimeront » ; extrait du poème d’Aragon « Un jour un jour ».
[69] Verdier Y., op. cit., p. 73.
[70] Messing Karen, La Santé des travailleuses. La science est-elle aveugle ?, éditions du Remue-ménage/Octares, Montréal/Toulouse, 2000 [titre original One-Eyed Science. Occupational Health and Women Workers ; La Science borgne. La Santé au travail et les femmes travailleuses], p. 140.
[71] Ibid., p. 142.
[72] Pezé Marie, Le Deuxième Corps, La Dispute, 2003, p. 127.
[73] Ibid., p. 193.
[74] Vogel Laurent, La Santé des femmes au travail en Europe, BTS [Bureau technique syndical européen pour la santé et la sécurité ; fondu depuis avril 2005 dans l’Institut syndical européen pour la recherche, la formation et la santé-sécurité, également créé par la Confédération européenne des syndicats ; <http://hesa.etui-rehs.org>%5D, Bruxelles, 2003, p. 286. Exception danoise : les femmes peintre en bâtiment représentent près d’un tiers des employés qualifiés et plus de la moitié des apprentis du secteur (58% en 2001). Dans les autres secteurs de la construction, entre 1 et 3% comme partout en Europe.
[75] Le Guillant Louis, « La névrose des téléphonistes », in La Presse médicale, 1956, repris in Le Drame humain. Essais de psychopathologie du travail, Érès, 2006 (rééd. au format poche), p. 135 et 140. À propos des cheminots, Le Guillant mentionne « leur vie sexuelle et affective sur laquelle nous ne nous attarderons pas, mais qui, elle aussi, est souvent, sinon éteinte, du moins réduite. » (idem, p. 156).
[76] Corradi Laura, Il Tempo rovesciato. Quotidianità femminile e lavoro notturno alla Barilla (Le Temps renversé. Quotidien féminin et travail nocturne chez Barilla), Ed. Franco Angeli, Milan, 1991-1994. Je n’ai pu consulter cet ouvrage ; j’utilise un article qui lui est consacré par Jean-François Marquis ; disponible sur le site du quotidien suisse Le Courrier (27 octobre 1994).
[77] Navel Georges, Sable et Limon, Gallimard, 1952.
[78] Rotenberg Lucia, et al., « Gênero et trabalho noturno : sono, cotidiano e vivências de quem troca a noite pelo dia » (Genre et travail de nuit : sommeil et vie quotidienne de ceux qui ont intervertit la nuit et le jour), Cadernos de Saude Publica, Rio de Janeiro, 17(3) : 639-649, mai-juin 2001 ; <www.scielo.br/scielo.php>, puis rech. par auteur.
[79] Arena Francesca & Valzania Andrea, « Dalla percezione del rischio alla prevenzione per la salute delle donne » (De la perception du risque à la prévention pour la santé des femmes), Florence, 2003 ; <www.altnet.it/studi/documenti/salute_donne.pdf>.
[80] Cf. Guillon C., Économie de la misère, La Digitale, 1999.
[81] Sterne Laurence, La Vie et les opinions de Tristram Shandy, , trad. Guy Jouvet, Tristram, 2004 [e. o. 1760], p. 22. La citation suivante est p. 27.
[82] Thompson Edward P., « Temps, travail et capitalisme industriel », op. cit..
[83] François de Sales, Introduction à la vie dévôte, Cinquième partie, chap. I, Annecy, 1893, p. 341.
[84] Froissart Jean, Le Paradis d’amour. L’Orloge amoureus, éd. par Peter F. Dembowski, Droz, 1986. Cf. également Zink Michel, Froissart et le temps, PUF, 1998.
[85] Appartenant à l’origine au vocabulaire militaire, comme son antonyme incorporation qui, lui, est resté, décorporation désignait le fait de dissoudre un corps d’armée. Je l’emploie au sens de perte du corps.
[86] Bonheur (bon heur) vient du lat. augurium (augure, favorable ou non) ; heure vient du grec hôra. Au XIe siècle, le sens du premier mot influence une acception du second. Heur contaminant heure, l’expression de bone heure signifie « à un moment favorable ». La bonne heure est, très logiquement, l’instant du bonheur.
[87] Les Cent nouvelles nouvelles, anonyme, établies par Roger Dubuis, Presses universitaires de Lyon, 1991, p. 221 ; je souligne.
[88] La vingtième nouvelle de la deuxième journée de l’Heptaméron de Marguerite de Navarre hésite entre le palefrenier et le muletier. L’histoire est la même : un gentilhomme est déçu de trouver la veuve qu’il courtise en vain entre les bras d’un « palefrenier de sa maison, aussi laid, sale et infâme, que de Riant [le gentilhomme] était beau, fort, honnête et aimable. » L’une des dames auxquelles on rapporte l’histoire qualifie le palfrenier de mulletier. Cependant, le thème de l’heure est absent. Conteurs français du XVIe siècle, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1965, p. 849.
[89] Les Œuvres libertines de Claude Le Petit, présentées par Frédéric Lachèvre, Slatkine reprints, Genève, 1968 [e.o. 1909], p. 60-61
[90] Guiraud Pierre, Dictionnaire érotique, Payot, 1993.
[91] L’Orloge amoureus, op. cit., p. 36. Les brochetes sont au vers 939 du poème.
[92] En français, le nom de l’objet lui-même suffit à évoquer la curiosité sexuelle enfantine jamais rassasiée dans l’âge adulte : « Montre ! Fais voir ! ».
[93] On peut consulter, pour son iconographie, Les Heures de l’amour (vol. II), de Roland Carrera, Éditions Scriptar & Antiquorum (Lausanne & Genève), 1993.