Je donne ci-dessous le troisième chapitre de Dommages de guerre, «“Réalisme” et résignation», édité en l’an 2000 par L’Insomniaque. Ce chapitre est particulièrement consacré à l’analyse de l’attitude des libertaires français face à la guerre menée au Kosovo.
[C’est au moment de transférer les textes depuis mon ancien site sur le présent blogue que je constate qu’à la suite d’une confusion, et sans doute d’un splendide acte manqué, ce texte avait été remplacé sur le site par un double de l’enregistrement — sur le même sujet — d’une émission de Radio libertaire. Voici le tir rectifié.]
(L’illustration de la couverture du livre est de Dragan.)
Oh! ne les faites pas lever!
C’est le naufrage…
Arthur Rimbaud, Les Assis.
Responsable du projet « Santé mentale » mis en place cinq ans plus tôt en Bosnie par Médecins du monde, un psychiatre décrit ainsi, en 1999, les détériorations mentales subies par les réfugiés du Kosovo fuyant l’armée, les milices serbes, et les bombardements de l’OTAN : « La réponse aiguë, avec sidération, perte des repères temporo-spatiaux, perte de la notion même de l’événement traumatique, au cours du premier mois ; le stress post-traumatique, qui peut prendre place au cours de la phase qui va de un à six mois après le traumatisme ; et, au-delà de six mois, des troubles de l’adaptation[1]. » On ne peut qu’être frappé de l’exactitude avec laquelle la description de la première phase, dite aiguë, s’applique, en France, aux milieux révolutionnaires et singulièrement au mouvement libertaire[2] qu’on aurait pu croire immunisé contre la résignation par une haine de l’État et un antimilitarisme constitutifs. Et pourtant…
La sidération est, d’après Littré, l’état d’anéantissement produit par certaines maladies, qui semblent frapper les organes avec la promptitude de l’éclair ou de la foudre, autrefois attribué à l’influence malfaisante des astres. Quel terme pourrait mieux caractériser l’apathie quasi générale des révolutionnaires, en ce printemps 1999 où le plus prosaïque des bombardements est vendu par les états-majors et la télévision comme une version domestique de la Guerre des étoiles, la bonne conscience humanitaire en sus ? Les primitifs superstitieux levaient avec terreur leur regard vers les cieux; anarchistes farouches, antifascistes radicaux et contempteurs maniaques du spectacle (le concentré et le diffus) baissent le nez devant leur écran de télévision, acceptant les sanglants augures qu’il dispense dans un halo bleuté avec la même résignation, la même abdication de la pensée, la même crédulité que la plus sotte des midinettes consultant l’horoscope. Ah non ! décidément, le monde n’est pas tendre à qui prétend le bouleverser, et la vie même semble se rire de qui veut la changer, prouvant — dès qu’elle cesse d’être quotidienne — qu’elle peut être pire encore qu’à l’accoutumée. N’allez pas dire au plus debordiste des révolutionnaires que c’est là précisément la réaction qu’on attend de lui, l’absence de réaction devrais-je dire! Il s’y connaît en complot. Il s’est méfié de tout : du journal, de la police, et même de la météorologie nationale ! Cette fois, le temps est à la guerre, ses rhumatismes le lui confirment. Et si malgré tout le soupçon lui vient que le monde en guerre est mené par ces maîtres qu’hier il affectait de mépriser, et que l’écœurante bouillie de sang, de larmes, de sperme (en parts égales ; faire revenir) qu’on lui sert à l’heure des repas a la même origine, et par tant la même fonction hypnotique qu’elle a toujours eue, il se cabre, se maîtrise, et peut-être s’estime pour cela. C’est ici que le comportement des militants se démarque de celui des réfugiés; si ces derniers présentent des troubles de l’adaptation, la guerre provoque chez les militants un grave prurit d’adaptation au monde. Car enfin, peut-on toujours douter ? Est-il sain ou raisonnable de toujours dire non ? La critique n’est-elle pas quelquefois trop aisée, quand l’art de la guerre est, lui, toujours difficile ? N’y a-t-il pas de la grandeur dans le renoncement, comme il y a de la douceur dans l’abandon… Eh pardieu, ce sont de grandes et bonnes questions de psychologie religieuse, mais les révolutionnaires sidérés ne se les posent pas. Ils jouissent simplement du plaisir — certes un peu coupable, mais la transgression est une épice — de ressentir enfin la même chose que leurs semblables, au même moment, devant le même écran, qu’ils croient scruter, quand en vérité c’est l’écran qui les surveille.
Interrogé sur l’utilisation par le gouvernement serbe, à des fins de propagande, d’un slogan publicitaire de sa marque (Just do it !) un responsable de Nike déclare, exprimant sans le savoir un désarroi partagé par beaucoup de révolutionnaires : « C’est tellement loin de nous, de tout ce qu’on est, de tout ce qu’on veut faire, qu’il n’y a rien à dire, rien à en penser[3]. » C’est qu’en effet, du côté de l’OTAN, le chantre du social-libéralisme Tony Blair n’hésite pas, lui non plus, à pratiquer le détournement idéologique, affirmant sans vergogne : « Nous ne nous battons pas pour des territoires mais pour des valeurs. Pour un nouvel internationalisme. » Le terme, explique doctement le journaliste du Monde tout juste revenu de son Robert en douze volumes, « a quelque chose à la fois de suranné et de sulfureux, qui évoque les premiers temps du mouvement ouvrier et l’ère des révolutions[4]. »
C’est reparti comme en 14 !
Guerre, révolution, et mouvement ouvrier au début du XXe siècle, l’évocation n’est pas si désuète que les maîtres du monde la dédaignent. Ainsi découvre-t-on que la formation universitaire de Jamie Shea l’a préparé à jouer quotidiennement sur CNN le représentant de commerce de l’OTAN. Sa thèse d’histoire contemporaine à Oxford s’intitule « Les intellectuels européens et la guerre de 14-18 [5] ».
La Première Guerre mondiale fut la défaite, définitive à ce jour, de l’internationalisme révolutionnaire. La pitoyable répétition du Kosovo montre que ce qui se joua, et fut perdu alors, n’a été ni compris ni dépassé. Au contraire, devrais-je dire, puisque les débats du début du siècle (qui se prolongèrent jusque dans les années 1930) eurent lieu au grand jour, relavés malgré la censure par les personnalités en vue du mouvement et par sa presse, tandis que bien des libertaires actuels ont jugé plus prudent de confiner leurs états d’âme dans les conversations particulières (pas avec n’importe qui !) ou le bulletin intérieur de leur groupe. Tel militant d’une organisation ayant pris position clairement contre la guerre peut parfaitement laisser entendre en privé qu’il se félicite de la correction infligée « aux Serbes » ; face à un opposant, il se retranchera discrètement derrière la position confédérale. Lorsque la discussion s’affiche, elle ne vise pas à combattre les thèmes de la propagande officielle dans l’esprit de militants hésitants, mais à justifier une confusion que l’on s’avoue incapable de dissiper. L’inconséquence est revendiquée comme un providentiel antidote du dogmatisme !
« N’étant pas une organisation monolithique », précise un rédacteur de Courant alternatif, la revue de l’Organisation communiste libertaire (OCL), il est loisible d’écrire et de publier n’importe quoi : « Nous vous présentons différents points de vue sur la question du Kosovo y compris, bien sûr, certains [mais lesquels ? rien ne l’indiquera] avec lesquels nous sommes en désaccord […]. À vous de voir [6]. » Cette conclusion, c’est au sens propre, pour un révolutionnaire, une désertion devant l’ennemi. Du coup, on trouve côte à côte, sans hiérarchie de présentation ni indications critiques, une condamnation claire de l’intervention de l’OTAN, des considérations confuses sur l’UCK qui, isolée, devra immanquablement « s’inféoder aux grandes puissances » (et si l’extrême gauche organisait un soutien autonome ?…) et une tribune libre de l’Association de soutien aux prisonniers d’Euskadi qui « exige » une intervention terrestre au Kosovo[7].
Cette confusion, cette pusillanimité dans l’activité critique et militante sont d’autant plus visibles que le mouvement anarchiste connaît depuis 1994-1995 un renouveau quantitatif sans précédent depuis des lustres, la Confédération nationale du travail (CNT) que ses responsables présentent comme un « syndicat-parti », revendiquant 4 000 adhérents[8]. Cette organisation, dont je reviendrai sur les positions qu’elle adopte, ne prendra sa première initiative nationale autonome que le 15 mai 1999, soit plus d’un mois et demi après le début de la guerre ! D’un point de vue historique abstrait, les libertaires ont laissé passer une occasion d’apparaître comme pôle d’attraction de la gauche extraparlementaire, doublant un PCF et des groupes trotskistes embarrassés par leurs dissensions[9]. Hélas, concrètement, la question ne se posait pas, en premier lieu parce que les militants n’avaient pas les moyens théoriques de se la poser, et parce qu’ils ne souhaitaient pas afficher des positions supposées impopulaires. Je serai donc parfois amené à relever ailleurs les traces de certaines opinions pourtant répandues chez les libertaires, ce qui m’expose au reproche de leur attribuer les propos de leurs adversaires (un Cohn-Bendit par exemple). Je ne m’en soucie pas : ils se reconnaîtront.
Après la mobilisation de 1914, la majorité des militants français sont partis au front, convertis par le bourrage de crâne nationaliste ou découragés par les atermoiements des organisations révolutionnaires. Les rares individus qui s’insoumettent ou font campagne contre la guerre sont emprisonnés[10]. La presse anarchiste est censurée.
Le débat, qui n’est pas encore une polémique, est amorcé en octobre 1914, dans les colonnes du journal anarchiste-communiste anglais Freedom, cofondé en 1896 par Kropotkine. La majorité de l’équipe s’oppose aux vues bellicistes d’une demi-douzaine de kropotkiniens. En février 1915, un manifeste intitulé « L’Internationale anarchiste et la guerre », réaffirme, de Londres, les positions de l’anarchisme révolutionnaire. Signé par trente-six militants, dont Alexandre Berkman, Emma Goldman, Malatesta, Domela-Nieuwenhuis, Schapiro, il paraît simultanément en anglais, français et allemand.
Les internationalistes y rappellent que « la guerre est en permanente gestation dans l’organisme social actuel et que le conflit armé restreint ou généralisé, colonial ou européen est la conséquence naturelle et l’aboutissement nécessaire et fatal d’un régime qui a pour base l’inégalité économique des citoyens, repose sur l’antagonisme sauvage des intérêts et place le monde du travail sous l’étroite et douloureuse dépendance d’une minorité de parasites, détenteurs à la fois du pouvoir politique et de la puissance économique. » Ils ajoutent : « Aucun des belligérants n’a le droit de se réclamer de la civilisation, comme aucun n’a le droit de se déclarer en état de légitime défense[11]. »
Le texte d’approbation de la guerre connu sous le nom de Manifeste des seize[12] est publié dans La Bataille, du 14 avril 1916. Il répond aux anarchistes révolutionnaires en affirmant que leurs arguments sont inadaptés à la situation du moment. Les seize prônent le ralliement à l’Union sacrée « par parenthèse ». Une fois la guerre contre l’ennemi prussien gagnée sous l’uniforme garance, il sera toujours temps de revenir aux projets d’émancipation et à un antimilitarisme dont on ne fait que suspendre momentanément les conséquences :
De divers côtés, des voix s’élèvent, pour demander la paix immédiate. « Assez de sang versé, assez de destruction », dit-on, « il est temps d’en finir d’une façon ou d’une autre ». Plus que personne, et depuis bien longtemps, nous avons été, dans nos journaux, contre toute guerre d’agression entre les peuples et contre le militarisme, de quelque casque impérial ou républicain qu’il s’affuble. Aussi serions-nous enchantés de voir les conditions de-paix discutées — si cela se pouvait — par les travailleurs européens, réunis en un congrès international. […] Si les travailleurs allemands commencent à comprendre la situation comme nous la comprenons, et comme la comprend déjà une faible minorité de leurs social-démocrates — et s’ils peuvent se faire écouter par leurs gouvernants —, il pourrait y avoir un terrain d’entente pour un commencement de discussion concernant la paix. Mais alors ils devraient déclarer qu’ils se refusent absolument à faire des annexions, ou à les approuver ; qu’ils renoncent à la prétention de prélever des « contributions » sur les nations envahies, qu’ils reconnaissent le devoir de l’État allemand de réparer, autant que possible, les dégâts matériels causés par les envahisseurs chez leurs voisins, et qu’ils ne prétendent pas leur imposer des conditions de sujétion économique, sous le nom de traités commerciaux. Malheureusement, on ne voit pas, jusqu’à présent, des symptômes du réveil, dans ce sens, du peuple allemand.
C’est pourquoi nous anarchistes, nous antimilitaristes, nous, ennemis de la guerre, nous, partisans passionnés de la paix et de la fraternité des peuples nous nous sommes rangés du côté de la résistance [à l’Allemagne] et nous n’avons pas cru devoir séparer notre sort de celui du reste de la population. Nous ne croyons pas nécessaire d’insister que nous aurions préféré voir cette population prendre, en ses propres mains, le soin de sa défense. Ceci ayant été impossible, il n’y avait qu’à subir ce qui ne pouvait être changé. Et, avec ceux qui luttent, nous estimons que, à moins que la population allemande, revenant à de plus saines notions de la justice et du droit, renonce enfin à servir plus longtemps d’instrument aux projets de domination politique pangermaniste, il ne peut être question de paix. Sans doute, malgré la guerre, malgré les meurtres, nous n’oublions pas que nous sommes internationalistes, que nous voulons l’union des peuples, la disparition des frontières. Et c’est parce que nous voulons la réconciliation des peuples, y compris le peuple allemand, que nous pensons qu’il faut résister à un agresseur qui représente l’anéantissement de tous nos espoirs d’affranchissement.
Parler de paix tant que le parti qui, pendant quarante-cinq ans, a fait de l’Europe un vaste camp retranché, est à même de dicter ses conditions, serait l’erreur la plus désastreuse que l’on puisse commettre. Résister et faire échouer ses plans, c’est préparer la voie à la population allemande restée saine et lui donner les moyens de se débarrasser de ce parti. Que nos camarades allemands comprennent que c’est la seule issue avantageuse aux deux côtés et nous sommes prêts à collaborer avec eux.
La responsabilité collective
On aura noté que certains passages du Manifeste des seize peuvent se lire au présent, à condition de remplacer le mot « allemand » par le mot « serbe ». Certes, on ne trouve pas en 1999 (du moins à ma connaissance) de texte anarchiste qui pose aussi clairement comme principe la responsabilité collective du peuple serbe pour les crimes du régime Milosevic. Dans le relatif secret des conversations, néanmoins, nombreux ont été les militants, peut-être encouragés par de vagues échos des travaux de Goldhaguen sur la responsabilité du peuple allemand dans les années 1930, à appliquer ce principe à un peuple jugé raciste et vaguement nazi (par assimilation entre Milosevic et Hitler). D’autres ne se font pas faute d’articuler publiquement un reproche collectif, dont nous observerons quelques occurrences.
Je relève par exemple l’accusation lancée aux Belgradois durant le conflit par l’omniprésente Véronique Nahoum-Grappe : ces mauvais élèves feignent de souffrir pour attendrir le maître ! « Belgrade mime un siège héroïque sous les bombes et dans des caves, où on résiste par la culture et les concerts : en fait on ne craint rien dans le centre de Belgrade pour le moment, mais on y récolte tous les bénéfices psychologiques d’un terrible bombardement, sans aucun de ses inconvénients physiques[13]. » Lancée de l’École pratique des hautes études en sciences sociales (Paris, VIe), la remontrance est à la fois burlesque et odieuse. Lui fait écho, après la bataille, le commentaire du portrait télévisé d’une écrivain serbe, Yasmina Tesanovic, proche des « Femmes en noir », militantes anti-guerre belgradoises : « On découvre une femme qui, en dépit de son engagement courageux, a vécu dans sa bulle de verre, loin de la réalité d’une guerre pourtant si proche. Yasmina a raison de s’insurger contre les bombes et de refuser de payer les crimes d’un régime qu’elle combat. Mais elle oublie que Belgrade n’est pas Sarajevo : trois ans et demi sans eau ni électricité, sous les balles des snipers et les obus[14]. » Yasmina — elle permet qu’on l’appelle par son prénom ? on se le permet ; ça donne un air paterne à l’admonestation —, Yasmina a raison, mais ajoutons-le immédiatement : Yasmina a tort. Elle a raison de lutter contre Milosevic ; c’est bien ce que l’on attend en principe des Serbes, en échange de quoi on les accueillera à bras ouverts dans l’Europe des marchés. Mais Yasmina a tort d’être serbe. En se plaignant d’avoir craint chaque jour, mais pendant soixante-dix neuf jours seulement, pour elle et ses enfants de prendre une bombe sur la tête, la malheureuse « oublie » nécessairement qu’à Sarajevo, le cauchemar a duré trois fois trois cent soixante-cinq jours. Et cet « oubli », que le journaliste invente de toute pièce, disqualifie son combat contre Milosevic, ce qui seul pouvait la sauver à ses yeux ! Étant serbe, intrinsèquement, la voilà condamnée à être confondue toujours avec ce qu’elle combat (nul doute que les pro-Milosevic lui reprochent symétriquement d’être vendue aux Américains). Que les Occidentaux, présents à Sarajevo, aient choisi de ne pas faire en sorte que la ville échappe à l’étau de l’armée serbe. Que les militaires français et allemands aient au contraire contribué à organiser le blocus de la ville, prenant parti à plusieurs reprises et de diverses manières, contre les habitants, voilà ce que le journaliste « oublie » de son côté pour mieux démontrer que les moins coupables des Serbes ne sont pas innocents…
Par nature même, la notion de responsabilité collective est suspecte, et provoque d’ailleurs contre elle l’unanimité des révolutionnaires et des de-gauche lorsque l’État français prétend l’appliquer à l’intérieur de ses frontières (cf. la loi dite « anticasseurs », abrogée par le PS). Au sein même du mouvement anarchiste, elle prétendit justifier des attentats contre des cafés ou restaurants, cibles jugées « bourgeoises ». Indéfendable moralement, ce type d’action fit des victimes parmi des sympathisants libertaires (le poète Tailhade), fournit le prétexte d’une répression sans précédent et discrédita durablement l’anarchie.
Ce qui est reproché au « coupable collectif », communauté arbitrairement constituée sous le regard de l’assassin, où il refuse de distinguer les individualités (un comble pour l’anarchiste !), c’est de ne pas avoir suffisamment montré son opposition à un état de chose existant (tel gouvernement, tel système social) ou même, selon le degré d’aplomb du tueur, de ne pas avoir vaincu ! Le libertaire français militarisé est le plus souvent très ignorant de la situation du pays concerné : il n’a jamais entendu parler de ses homologues belgradois, et d’ailleurs est-on sûr qu’ils sont exactement aussi radicaux que lui ? La dictature sévit-elle, oui ou non ? C’est oui. Or voit-on des barricades à chaque coin de rue ? Le drapeau noir claque-t-il convenablement au vent de l’histoire ? Des étudiants retranchés dans leur université ont-ils réclamé une république des conseils ? Il faut bien constater que non. Et le libertaire militarisé se rallie à la sévérité des maîtres. Qu’on ne vienne pas le disputer sur ses choix, il bougonne, s’emporte ! Il veut bien s’attarder un instant sur les victimes civiles des bombardements, comme un officier a une pensée pour ceux de ses hommes qui ne reviendront pas ! Certes, cela n’est pas drôle, mais ce qui doit être fait doit être fait, et après tout la guerre n’est pas un dîner de gala ! (Il a oublié qui a dit ça…)
Un inconvénient, peut-être minime à la réflexion, mais qui mérite d’être mentionné d’un point de vue logique, est que ce même enchaînement de sophismes et de réflexes caractériels justifierait tout aussi bien, aux yeux des bombardés d’en face, que soient vitrifiés au napalm le libertaire militarisé, sa petite famille, l’état-major de son groupuscule et la poignée de lecteurs de son bulletin confidentiel, dont le monde entier ignore l’existence vague, et qui laissent le système capitaliste honni désespérément inentamé. S’il n’y songe pas, ce n’est pas seulement par bêtise, mais parce qu’il sait confusément qu’à la guerre il est déconseillé de se mettre à la place de « l’autre », sous peine de démoralisation des troupes. Que l’on bombarde donc au petit malheur, rapidement de préférence, et qu’on ne lui parle plus de tout ça !
L’ignorance
Interrogeant un jeune membre de l’opposition serbe, un militant du Scalp-Réflex, organisation antifasciste dont je reparlerai plus loin, et un autre de la CNT, posent la question suivante : « Depuis longtemps au Monténégro, mais aussi maintenant en Serbie, on assiste à la montée d’un mouvement de déserteurs et de réfractaires. Pourquoi maintenant alors que 1’idéologie nationaliste joue sur le Kosovo depuis dix ans, et pas pendant les guerres en Croatie et en Bosnie ? » La réponse est sans intérêt, l’interlocuteur s’avouant peu informé. En revanche, la question elle-même (dont j’ai souligné un passage) m’intéresse, et ce d’autant que le militant du Scalp-Réflex qui use du pseudonyme « Quanah Parker » se présente comme un bon connaisseur des conflits en ex-Yougoslavie, sur lesquels il signale avoir déjà publié des articles en 1994, et que cette compétence supposée lui permettra d’influencer la politique du groupe dans le sens d’une neutralité militante pendant la guerre du Kosovo.
N’ayant pour ma part aucune compétence particulière sur l’histoire de la région, je me suis contenté de rechercher des informations aisément accessibles, publiées de longue date en français. Les textes que j’ai consultés montrent que des mouvements de désertion et d’insoumission ont bien eu lieu dès 1991, dans des conditions qui, comme on va le voir, auraient dû intéresser un libertaire. J’utilise essentiellement l’article de Bogdan Useljenicki publié par Les Temps modernes dans un vaste dossier sur l’opposition serbe, auquel je renvoie le lecteur.
Dès juin 1991, après les premiers affrontements en Slovénie, un millier de manifestantes, mères d’appelés, envahissent le Parlement serbe. Seuls 50% des réservistes serbes ont répondu à l’ordre de mobilisation ; à Belgrade, ils ne sont que 15%. À partir de septembre 1991, commence un mouvement de désertion. Entre le 24 et le 27 septembre, 3 000 réservistes envoyés sur le front de Slavonie orientale reviennent à Valjevo, commune gérée par l’opposition à Milosevic. Leurs revendications sont contradictoires : ils dénoncent à la fois la « guerre sale », leurs conditions de vie matérielles, le manque de préparation militaire, et les bombardements par l’armée fédérale de ses propres troupes. Quelques jours plus tard 600 autres refusent de participer à « une armée d’agression », s’opposent aux « extrémistes et refoulés qui jouent à Rambo et tirent sur les mosquées ». L’un des réservistes (Vladimir Zivkovic) fait le détour par Belgrade et gare l’automitrailleuse dont il a la charge devant le Parlement fédéral. Seuls 40% des déserteurs acceptent de rejoindre le front. Début novembre 1991, les premiers réservistes demandent à être relevés et quittent le front de Voïvodine. La relève déclenche de nouvelles protestations. Des « comités de crise » se constituent, qui organisent des référendums sur la guerre. « À Pozega où les autorités locales refusaient d’entendre les déserteurs, ceux-ci ont investi la mairie armes à la main. À Kosjeric, ils ont destitué le maire et nommé à sa place un capitaine de réserve, déserteur[15] »
On voit que malgré ses ambiguïtés idéologiques et, semble-t-il, une séparation entre ville (où l’on s’insoumet et manifeste) et campagne (où l’on déserte), le mouvement de refus de la guerre connaît alors une ampleur et une radicalité certaines qui ont échappé au reporter cénétiste et au spécialiste du Scalp. Les mouvements de désertion de 1999 rappellent évidemment beaucoup ceux-là, le type de mobilisation de l’armée yougoslave (les réservistes d’une même localité partent ensemble au front), favorisant ces retours collectifs et en armes, suivis ou non de poussées insurrectionnelles dans les municipalités.
Des anarchistes de gouvernement
Reportons-nous en avril 1916, à Londres toujours, alors terre d’asile des révolutionnaires. Un Groupe international anarchiste y publie une déclaration, plus alerte et plus intéressante que les précédents textes antiguerre, parce qu’elle réplique vivement aux « seize », en décochant des traits dont certains font mouche encore aujourd’hui :
Nous, nous laissons ces camarades d’hier à leurs nouvelles amours. Mais, ce que nous voulons, ce à quoi nous tenons essentiellement, c’est protester contre la tentative qu’ils font d’englober, dans l’orbite de leurs pauvres spéculations néo-étatistes, le mouvement anarchiste mondial et la philosophie anarchiste elle-même […]. Qu’y trouve-t-on [dans le Manifeste des seize] ? Toutes les niaiseries nationalistes que nous lisons, depuis près de deux années, dans une presse prostituée, toutes les naïvetés patriotiques dont ils se gaussaient jadis, tous les clichés de politique extérieure avec lesquels les gouvernements endorment les peuples. Les voilà dénonçant un impérialisme qu’ils ne découvrent maintenant que chez leurs adversaires. Comme s’ils étaient dans le secret des ministères, des chancelleries et des états-majors, ils jonglent avec les chiffres d’indemnité, évaluent les forces militaires et refont, eux aussi, ces ex-contempteurs de l’idée de patrie, la carte du monde sur la base du « droit des peuples », et du « principe des nationalités »… Puis ayant jugé dangereux de parler de paix, tant qu’on n’a pas, pour employer la formule d’usage, écrasé le seul militarisme prussien, ils préfèrent regarder le danger en face, loin des balles. […] Eux aussi, ces anarchistes repentis, sont entrés dans « l’union sacrée », pour la défense des fameuses « libertés acquises », et ils ne trouvent rien de mieux pour sauvegarder cette prétendue liberté des peuples, dont ils se font les champions, que d’obliger l’individu à se faire assassin et à se faire assassiner pour le compte et au bénéfice de l’État. En réalité, cette Déclaration n’est pas l’œuvre d’anarchistes. Elle fut écrite, par des étatistes qui s’ignorent, mais par des étatistes. Et rien, par cette œuvre inutilement opportuniste, ne différencie plus ces ex-camarades des politiciens, des moralistes et des philosophes de gouvernement à la lutte contre lesquels ils avaient voué leur vie.
Collaborer avec un État, avec un gouvernement, dans sa lutte, fût-elle même dépourvue de violence sanguinaire, contre un autre État, contre un autre gouvernement, […] voilà, certes, qui n’est pas anarchiste. À plus forte raison, lorsque cette lutte revêt l’aspect particulièrement ignoble de la guerre. […] N’ayant rien à défendre, pas même des « libertés acquises » que ne saurait nous donner l’État, nous répudions l’hypocrite distinguo des guerres offensives et des guerres défensives. Nous ne connaissons que des guerres faites entre gouvernants, entre capitalistes, au prix de la vie, de la douleur et de la misère de leurs sujets. […] Le seul moyen de mettre fin à la guerre, de prévenir toute guerre, c’est la révolution expropriatrice, la guerre sociale, la seule à laquelle nous puissions, anarchistes, donner notre vie. Et ce que n’ont pu dire les seize à la fin de leur Déclaration, nous le crions : Vive l’Anarchie !…
À la même date (avril 1916), Malatesta renchérit dans Freedom :
Durant la guerre actuelle, nous avons vu des républicains se plaçant au service des rois, des socialistes faisant cause commune avec la classe dirigeante, des travaillistes servant les intérêts des capitalistes ; mais en réalité, tous ces gens sont, à des degrés variables, des conservateurs, croyant en la mission de l’État, et leur hésitation peut se comprendre quand l’unique remède réside dans la destruction de chaque entrave gouvernementale et le déchaînement de la Révolution sociale. Mais cette hésitation est incompréhensible dans le cas des anarchistes. Nous prétendons que l’état est incapable de tout bien. […] Il ne peut empêcher le crime qu’en organisant et en commettant de plus grands crimes encore. […]
En a-t-on vu, en effet, des stratèges noir et rouge, des Clausewitz en Doc Martens, des objecteurs promus éclaireurs compter les divisions, disputer du temps nécessaire à une intervention terrestre, évaluer la résistance de l’armée serbe. Ainsi, pour pratiquer ce qu’ils nomment « réalisme », doivent-ils s’inventer un pitoyable théâtre, ministres fantômes d’un shadow cabinet mondial, trouvant chaque matin au courrier d’imaginaires rapports d’état-major.
À ce jeu, le bouffon libertarien Cohn-Bendit trouvera réellement un peu de la représentativité que les médias lui prêtent. D’abord se proclamer — voyez Kropotkine et consorts — extrêmement pacifiste : « Je hais la guerre comme le pacifiste le plus intransigeant la hait, mais j’ai horreur de rester impuissant devant des massacres. » Puis parler boutique : « Non, il ne faut pas 250 000 hommes ; des généraux parlent de 50 000 hommes soutenus par une aviation qui aurait la maîtrise des airs[16]. » Cinquante mille, voilà qui est mieux, en effet ; inutile d’avoir l’air d’en prendre trop à son aise avec la vie des soldats. De mauvais esprits pourraient vous suggérer de donner l’exemple.… bardas sur le dos. Toujours dans le registre tragi-comique, le Mouvement pour une alternative non-violente (MAN) se surpasse en appelant de ses vœux une « force d’interposition militaire » pour un protectorat international au Kosovo[17]. Sur quoi, Jean-Luc Benhamias, qui est quelque chose dans l’état-major national des Verts, reconnaît : « Oui, nous sommes en train d’élaborer une nouvelle “doctrine” de gestion des conflits, une “non-violence opérationnelle[18]” » On remarque avec quelle application, maladroite mais obstinée, ces nouveaux supplétifs tentent d’effacer l’ancien sens des mots, afin que les valeurs qu’ils portaient soient mises au service du capitalisme moderne. Désigner une opération militaire comme « non-violence opérationnelle », expression qui singe le concept classique de « non-violence active », est rendu possible par le fait que ceux-là qui prônaient cette dernière confient désormais à l’armée de terre le soin de l’incarner. Il est vrai que l’armée elle-même est de moins en moins militaire, si l’on en croit Gerhard Schrôder affirmant que : « La Bundeswehr a été basée sut des fondements nouveaux, antimilitaires si l’on veut[19]. » Cette opération toujours recommencée d’épuration du vocabulaire était annoncée dans le dossier Kosovo par l’expression la plus imbécile qui soit : « catastrophe humanitaire », peut-être chargée d’une légère connotation hostile aux organisations du même nom, priées de laisser la place aux uniformes. Cette fois, les réviseurs ont préféré le pataquès au subvertissement. Une « catastrophe humanitaire », cela n’a pas plus de sens en français qu’un désastre solidaire, ou un cataclysme généreux. Cependant, dans un système de conditionnement de la pensée où l’on parle sérieusement, et mille fois par jour en tous médias, de catastrophe humanitaire, on ne s’étonnera plus d’entendre louanger une division blindée d’interposition antimilitaire en opération non-violente !
Qui décide de la « réalité » ?
À cette question, posée aujourd’hui à l’échelle du monde, on ne saurait apporter qu’une seule réponse, la plus « réaliste » qui soit : décident du réel ceux-là qui possèdent à la fois la force (les bombardiers), et les moyens de la mettre en scène (la télévision). Il existe certes, dans la vie physique vécue par des êtres de chair et de sang, une vérité factuelle et prosaïque, même si celle-ci risque de demeurer pour moi inaccessible, parce que toutes les informations qui me parviennent passent par des filtres qui les déforment. Ainsi au Kosovo, si j’ai toutes les raisons de douter de la réalité du massacre de Racak, je ne doute pas de l’ensemble des témoignages sur les exactions des miliciens et soldats serbes. Il serait spécieux d’arguer d’un montage pour mettre en cause l’ensemble d’une politique de terreur, largement attestée par des sources diverses et concordantes. La question demeure de savoir quel usage on attend que je fasse de cette prise en compte d’une partie de la réalité. Dans un billet publié après la fin des bombardements et précisément intitulé « Le réel », le journaliste Pierre Georges fournit quelques clés[20]. « Les fosses communes, aussi, sont têtues », telle est la phrase par laquelle s’ouvre le texte, manière de dire d’emblée que les faits (dont la réputation est d’être têtus), ce sont en l’espèce les fosses communes. Non pas seulement, que l’on y prenne garde, que les fosses communes, les massacres, sont bien des faits avérés, mais que ce sont les seuls faits qui vaillent. « Et voici, poursuit plus loin le journaliste, que certains mots utilisés pour dénoncer l’intervention de l’OTAN, la guerre “émotionnelle”, la guerre “compassionnelle” faite aux troupes de Milosevic paraissent, à tout le moins, cyniques ou dérisoires. Les fosses communes, cette atroce vérité sortant des puits campagnards comblés par des cadavres, ces ossements calcinés, ces murs des fusillés, tout cela dit le “réel”. Et ce réel, bien plus qu’à légitimer a posteriori l’intervention, en une amère justification, fait horreur. » Un tel texte, dans un tel style, qui multiplie les références proverbiales et historiques (les faits sont têtus, la vérité sort du puits, le mur des Fédérés…), a pour objet, non de faire horreur, mais — par l’horreur — de faire honte à qui trouverait encore à redire à l’action de l’OTAN. Très sensible à l’horreur, mais peu enclin à la honte, surtout lorsqu’elle s’annonce chaussée d’aussi grossiers brodequins, je me permets de faire remarquer que personne n’a jamais qualifié les bombardements de l’OTAN d’émotionnels. C’est la propagande destinée à les justifier qui a usé jusqu’à l’écœurement du registre émotionnel-compassionnel, ce qui peut être légitimement constaté et critiqué. Or l’un des reproches adressés à l’OTAN, et jusque dans les colonnes du journal Le Monde qui emploie Pierre Georges, c’est justement de n’avoir pas fait la guerre aux seules « troupes de Milosevic », sauf à réunir sous cette qualification la population entière de Belgrade. Que le meurtre par voie aérienne puisse susciter la même horreur, la même compassion, que l’assassinat au couteau par un milicien violeur, voilà ce qui demeure irréel aux yeux d’un réaliste de la trempe de Pierre Georges, ici considéré comme représentatif d’une large opinion publique et militante.
Ce qui se fonde et s’élabore ainsi dans l’évocation/invocation du sang et de la douleur, c’est — bien au-delà de la description de telle ou telle horreur particulière — un véritable mode d’emploi à la fois idéologique et sensible du monde « moderne » tel qu’il est, censé s’imposer à tous sans distinction d’intérêt ou d’opinion. Variante du sens commun, le réel conserve de son étymon l’idée de contrat. La reellité du monde est aujourd’hui ratifiée via les médias, qui sont aussi des moyens de gouverner. Le bon sens (des réalités) moderne est donc par nature cybernétique, et le contrat social télévisé[21].
Ce mécanisme n’est nouveau que dans les moyens de contrôle planétaires qu’il se donne. Il s’est toujours heurté à la volonté individuelle et collective des révolutionnaires, puisque ceux-ci prétendent comprendre et transformer la réalité du monde. Donné comme invariant, le réel fige l’histoire humaine et réduit à rien les rêves d’une société autre. En raison de la mobilisation massive des émotions qu’elle suppose et qu’elle entraîne, la guerre est pour la société le moment privilégié d’une épreuve de réalité. Il est facile de comprendre pourquoi ceux et celles qui encourent déjà, en période de « paix sociale », le reproche d’idéalisme utopique, d’angélisme et de marginalité, éprouvent de particulières difficultés à surmonter cette épreuve. Lorsqu’elle survient, certaines valeurs sont supposées tirer de certains cadavres un surcroît de réalité qui rend définitivement insane la critique que l’on pourrait tenter d’en faire. C’est pourquoi la guerre est antagoniste de la révolution, jusque dans la tête des révolutionnaires.
Sans doute est-ce l’occasion de vérifier que, comme l’écrivait Luigi Fabbri en 1929, même dans l’esprit de nombreux libertaires,
il y a souvent une incomplète compréhension de l’anarchisme ; on le voit comme séparé de la réalité actuelle et quotidienne, inapplicable, en pratique, aux problèmes de la vie réelle, ne répondant pas aux nécessités immédiates de la défense de la liberté et des droits de l’individu et du prolétariat. D’où l’accusation adressée à ceux qui, dans la vie et dans la lutte, veulent rester en accord avec leurs principes, de se séparer des réalités, de négliger les intérêts pressants de la civilisation humaine et de les sacrifier à une aride formule abstraite. C’est l’accusation que les partisans de l’intervention nous faisaient à nous, anarchistes, restés en présence du grand conflit [de 14-18] sur le terrain révolutionnaire, prolétaire et libertaire. Leur erreur est une fondamentale erreur d’évaluation. [… ] En restant fidèles dans la pratique à la conception anarchiste, en nous y conformant le plus possible, lorsque nous combattons, nous contribuons à résoudre les problèmes de la liberté et de la civilisation humaine beaucoup plus, beaucoup mieux et beaucoup plus vite qu’en nous mettant en contradiction avec elle[22].
Ainsi la guerre, vécue comme catastrophe naturelle inhérente aux sociétés humaines, et donc l’usage idéologique de la guerre par ceux qui l’organisent, ne peuvent que révéler une faiblesse du projet révolutionnaire, préexistante à la guerre. Des centaines de révolutionnaires et de libertaires de la veille se trouvent, au printemps 1999, persuadés par la grâce d’un ordre de l’OTAN qu’« on ne peut tout de même pas rester sans rien faire ». L’énumération des horreurs du monde devant lesquelles ils étaient demeurés jusque-là sans autre réaction que purement symbolique demanderait pourtant un fort volume. Justement ! Aujourd’hui, ils en ont honte. La vraie vie, les vraies douleurs, l’histoire réelle, tout se déroule en dehors d’eux, à l’écran. Joli coup que réussit le monde, en convaincant de la sorte ceux qui avaient surmonté dans la révolte un sentiment chronique d’impuissance devant l’injustice que, toutes affaires cessantes, ils doivent pour être efficaces, pour être réalistes, bref pour être au monde, en accepter les règles les plus obscènes, les plus ridicules et les plus cyniques.
Du coup, ils parlent spontanément la langue des maîtres, utilisent leurs catégories de pensée et leurs clichés. « Halte à la violation du droit international ! » s’indigne la revue bruxelloise Alternative libertaire, tandis que la Fédération anarchiste française, qui se ressaisira et sera la seule à tenir une ligne honorable durant le conflit, au moins dans les colonnes de son hebdomadaire Le Monde libertaire, fait appel au « bon sens » et aux « droits de l’homme[23] ». Dans un texte intitulé « Un autre futur pour les Balkans », des militants d’Alternative libertaire[24] (AL) et d’Écologie sociale[25] réclament notamment la traduction de Milosevic et autres criminels de guerre devant le Tribunal pénal international. C’est également l’un des points du programme exposé par un militant d’AL, dans la revue éponyme, dont l’éditorial joue la franchise, sur un mode évoqué plus haut : « Plutôt qu’afficher une position de façade d’un consensus très dur à trouver, il nous a semblé plus honnête de faire connaître les divers points de vue en présence… et revendiquer le droit à l’erreur[26]. » Précaution oratoire dont on découvre l’utilité à la lecture de la contribution signé « Treize » (clin d’œil aux seize ?). Pour l’auteur, réclamer une force d’interposition, comme le fait AL est une demi mesure ; exiger l’arrêt des bombardements ne peut se concevoir qu’en échange d’une intervention terrestre. « Vaut-il mieux du point de vue du contrôle de l’usage de la violence, déléguer cette violence à un organisme multinational, ou à une armée de miliciens [l’UCK] chauffés à blanc par les horreurs qu’ils ont endurées ? Ou faut-il ne pas déléguer du tout cette violence, et laisser s’exprimer celle des fascistes en attendant de disposer à nouveau de brigades internationales ? »
Illustration grand-guignolesque du sophisme précédemment évoqué : je constate ma propre impuissance militante et militaire (pas de brigades) ; je fais néanmoins comme si je pouvais peser sur les décisions des états-majors mondiaux ; je réfléchis à la situation (dont je ne sais rien) en faisant usage de mon bon sens ; entre deux maux, je choisis le moindre (pour qui ?) …et j’encourage l’OTAN à intervenir au sol. Ceci, publié dans une revue qui s’intitule « libertaire » et se proclame révolutionnaire, est affiché comme un « point de vue », une opinion parmi d’autres, erronée peut-être, mais à coup sûr respectable, puisqu’elle existe et qu’on a été incapable de « trouver un consensus ». On connaît la plaisanterie prêtée aux puissants : « Ce que nous ne pouvons éviter, feignons d’en être les organisateurs ! » Dans la bouche du militant, elle se décline ainsi : « Ce que nous sommes contraints de subir, déclarons-le compatible avec notre idéal ! » Ce machiavélisme du pauvre mène l’inénarrable Treize à proposer rien moins que « d’appuyer l’intervention militaire de l’OTAN sur la base de nos exigences politiques ». Suivent quelques principes qui devraient être imposés à l’OTAN, par des moyens que ne précise pas l’auteur. On voit qu’une fois avalée la pilule réaliste, le brave militant est tout prêt à reprendre la même distance avec le réel qu’il reproche aux pacifistes d’entretenir. Lui aussi défilera sur des slogans qui n’ont aucune espèce de chance d’être pris en compte par qui que ce soit, mais son délire à lui (discuter stratégie et morale avec le général Wesley Clark) est idéologiquement pur et bienséant. Dès lors, il ne se sent pas du tout tenu à une obligation de résultats, qu’il oppose pourtant aux pacifistes. À défaut de la faire, l’important est d’aller dans le sens de l’histoire.
Si l’on s’en tient à une analyse saine de la situation, on n’est pas pour autant à l’abri de compromissions sur des « détails ». La CNT, dont j’ai rappelé plus haut à la fois l’importance numérique récente et la lenteur extrême à réagir à la guerre (une bonne partie des militants ne songeaient même pas qu’une position commune s’imposât), refuse avec pertinence le diktat spectaculaire : « Pourquoi nous somme-t-on de trouver la solution à un problème que nous dénonçons depuis longtemps, sinon pour nous enfermer dans une logique qui n’est pas la nôtre[27]? » Mais lorsqu’elle organise une manifestation, le 15 mai 1999, devant le ministère de la Défense, pour réclamer l’accueil des déserteurs, insoumis et réfugiés, son appel qui mentionne pas moins de neuf nationalités de réfractaires éventuels n’omet qu’une hypothèse : l’acte de désobéissance d’un militaire français ! Il ne manque pourtant pas d’anciens insoumis dans les rangs confédérés… Quant au caractère vainement incantatoire d’un soutien proclamé à d’éventuels réfractaires locaux, qui pourrait être invoqué en manière d’excuse, il est précisément contredit par l’exemple d’un jeune engagé volontaire des forces françaises en Allemagne qui comparût en 1991 pour son refus de participer à la guerre dite du Golfe. Victime de la confusion sémantique dont j’ai dit auparavant qui l’entretient et pourquoi, le garçon n’avait pas envisagé que son engagement sous l’uniforme « puisse ainsi l’emmener dans un conflit armé[28] ». Quelle qu’en soit l’origine, une telle candeur mérite au moins la solidarité, surtout lorsqu’elle est passible du tribunal aux armées. Signalons que des militants de la FA et de la revue belge Alternative libertaire ont publié un appel pour l’accueil des déserteurs et insoumis de toutes nationalités, français compris[29].
Hitler rend de grands services
Joker théorique, épouvantail politique, et référence universelle (comme le bricoleur utilise une pince universelle), l’évocation du nazisme est désormais d’un usage courant. Elle sert à interdire le débat en anathématisant, au moins par rebond, le contradicteur[30]. Durant la guerre du Golfe l’assimilation entre Saddam Hussein et Hitler n’avait pour seul but que d’embarrasser les opposants à la guerre, parmi lesquels il ne devait pas se trouver, en France, plus d’une demi-douzaine d’admirateurs du dictateur irakien. Décréter que Milosevic est un nouvel Hitler est dépourvu d’intérêt, au sens où — la comparaison une fois faite entre les deux personnages et leurs régimes — un constat d’identité permettrait de mieux analyser et de mieux contrecarrer l’action du premier. À défaut d’éclairer une situation, ce diktat est très productif de stimuli émotionnels et de faux arguments. Critiquant —à juste titre — l’extrême bienveillance de Régis Debray envers la version serbe des événements du Kosovo, trois soutiens de la liste PCF aux élections européennes, hostiles aux bombardements, écrivent : « Vous pratiquez là le révisionnisme au présent. » En bon professionnel, le rédacteur de Libération a titré : « Debray ou le révisionnisme au présent[31] », ce qui au lieu de renvoyer l’ancien conseiller du Che, puis de Mitterrand, à ses propres et suffisantes ambiguïtés, l’assimile à l’extrême droite antisémite. De la part de gens qui se déclarent également hostiles à l’action de l’OTAN et au régime de Belgrade, c’est aussi, au prix d’une diffamation, une tentative de récupérer dans le camp antiguerre l’équivalence entre Milosevic et Hitler, thématique dont nous allons voir que les partisans de la guerre font grand usage.
S’opposer à l’OTAN, « toutes proportions gardées, cela nous semble du même ordre que d’organiser, en 1944, une manifestation contre le débarquement des troupes impérialistes anglo-américaines sur les plages de Normandie, pendant que la Gestapo remplit les trains pour Buchenwald », écrit Treize, le militant d’Alternative libertaire déjà cité. Le rapprochement est ici grossièrement amené puisqu’il n’est pas fait allusion aux bombardements alliés, qui seraient comparés à ceux de l’OTAN sur Belgrade, mais au débarquement de Normandie. Il manifeste aussi un oubli sidéral de l’histoire propre du mouvement révolutionnaire. En juin 1944, bien des anarchistes espagnols avaient au bas mot six ans de guerre antifasciste menée les armes à la main derrière eux ; ils n’avaient ni à déplorer le débarquement ni à bénir Washington. Ils auraient été bien sots d’ailleurs de remercier ceux qui les avaient laissé affronter seuls les puissances de l’axe et qui allaient soutenir, des décennies durant, le régime franquiste. Maladroite encore la référence aux camps de concentration, dont on reproche justement aux Alliés de n’avoir pas bombardé les voies d’accès. Même cela peut servir rétrospectivement à la propagande belliciste, comme le montre une tribune libre du rabbin Gilles Bernheim : « Nous qui ne pourrons jamais comprendre comment et pourquoi les Alliés […] purent refuser de bombarder les voies ferrées qui menaient à Auschwitz […], nous devons clairement saluer l’initiative de l’OTAN, tout en restant vigilants sur ses suites politiques[32]. » En quoi les habitants de Belgrade, contraints à exercer dans leurs caves la vigilance sur les prémices guerrières de ce comparatisme historique, peuvent-ils être considérés comme responsables de l’inaction américaine contre le génocide des Juifs ? Le rabbin ne le dit pas. On peut trouver plus grossier encore dans un journal qui, par le passé, s’était illustré dans le registre antimilitariste, libertaire, et satirique. Dans un article de Charlie Hebdo intitulé « La gauche ricanante[33] », Riss reproduit des citations anonymes condamnant des bombardements menés contre les Serbes. Au quatrième alinéa, le journaliste présente les citations comme étant tirées d’allocutions radiodiffusées de Philippe Henriot, en 1944, date à laquelle celui-ci est ministre de l’Information de Vichy. Riss n’a eu qu’à remplacer « France » et « français », par « Serbie » et « serbe », procédé que je serais mal venu de lui reprocher. Voyons plutôt les conséquences logiques, politiques, et historiques de cette manœuvre d’intimidation, et d’abord comment elle s’articule.
Selon Riss « une des idées de base de l’idéologie d’extrême droite, c’est l’affirmation selon laquelle la démocratie est un régime “décadent”, “faible” […] ». Mais lorsque lesdites démocraties manifestent leur fermeté, alors « les idéologues fascistes » la leur reprochent. Il me semble inapproprié de parler ici dune « idée de base » de l’extrême droite ; il est exact en revanche qu’il s’agit d’un thème récurrent de sa propagande. La « manipulation » fasciste qu’y voit l’auteur est en fait une banale esquive théorique de qui se trouve privé d’un mauvais argument. Or, selon Riss, la manipulation « existe aussi à gauche ». En effet, celle-ci reprocherait aux démocraties « leur lâcheté en matière économique, leur faiblesse face aux dictatures », mais lorsque ces démocraties adoptent la fermeté, cette gauche enrobe d’un « vernis pacifiste » la même manipulation caractéristique de l’extrême droite. Riss affirme qu’une partie de la gauche « ne croit pas à la démocratie », méfiance décrétée caractéristique de l’extrême droite par les ignorants et les hypocrites de gauche (en voilà une révision de l’histoire du mouvement ouvrier !), tandis que l’autre est prête à taire la guerre pour elle. En quelques lignes, les opposants à l’OTAN se voient donc, après étape à Vichy, assimilés aux collaborateurs. N’en déplaise au chroniqueur : ainsi dépourvue de définition et d’historicité, la « démocratie » est effectivement un pur signal de propagande, dont il est prudent de se méfier, étant donné le nombre considérable de gens assassinés en son nom. La remarque vaut également pour le « communisme ». Cette mise au point faite, revenons-en au zombie Henriot, dont on nous agite la charogne sous le nez. L’auteur se fonde, sans le dire, sur les prémisses suivantes : un personnage aussi peu sympathique qu’Henriot ne peut proférer que des mensonges ; toute argumentation qui paraît assimilable à la sienne mérite le même discrédit. La première de ces prémisses est un mensonge banal, dont on espère simplement que personne n’osera le relever par peur d’être traité de complice ou d’admirateur d’un nazi. Dans le cas d’espèce, l’idée qu’il était, ou qu’il est aujourd’hui, interdit — pour des raisons morales ou tactiques ou quoi ? — de critiquer la manière dont l’état-major allié menait les hostilités contre l’Allemagne nazie est évidemment inacceptable et ridicule. Elle interdirait d’ailleurs de critiquer le refus de bombarder les voies menant aux camps de concentration (voir plus haut), le choix de ne pas armer les résistants, le largage des bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki, etc. Au contraire, je me réserve absolument de critiquer l’opportunité, l’efficacité et la légitimité de tel bombardement allié sur une ville française ou sur Dresde. Le fait qu’un nazi français n’ait pas manqué d’utiliser à des fins de propagande l’émotion suscitée par les victimes civiles de ces bombardements ne change absolument rien au problème, n’est en aucune façon créateur de sens, ne retranche rien de ma liberté d’appréciation.
On peut, à bon droit, constater que l’hypocrite Henriot fait un plaidoyer pro domo ; on peut conjecturer qu’il se moque des victimes autant que les généraux américains ; ce qu’il attaque réellement c’est le fait que les Alliés combattent ses employeurs nazis. Mais pour que la mise en parallèle soit valide, il faudrait que les militants hostiles à la guerre en 1999 dissimulent un intérêt particulier à combattre l’OTAN. L’argument n’est fondé que pour une partie des Serbes — favorables au régime Milosevic — qui se déguisèrent en pacifistes[34]. Il y en eut en effet, mais pour encombrants et nuisibles qu’ils fussent, ils avaient l’avantage de l’extrême visibilité. Impossible de les confondre avec d’autres. Le même argument atteint aussi quelques militants et intellectuels qui, agacés par la propagande pro-OTAN, refusent d’endosser la critique du régime Milosevic et, à défaut d’en nier explicitement les crimes, choisissent de les ignorer ou de les minimiser. Puisque les informations fournies par l’OTAN lui servent d’arguments de propagande — et c’est le cas — alors tout ce qu’affirme l’OTAN est nécessairement faux et truqué ; donc il n’y a eu ni massacres ni déportations au Kosovo… On remarque que c’est le même sophisme utilisé à propos d’Henriot : l’origine d’une information, d’un raisonnement, d’une idée, suffit à les disqualifier, ce qui dispense de vérification et de réfutation argumentée. À ceux-là qui s’y laissent prendre, ne dites pas que l’OTAN prévoit de la neige à Noël ou du soleil en août, ils refuseraient d’y croire ! Sans s’en rendre compte, ils donnent raison aux bellicistes qui décrètent obligatoire le choix entre deux mensonges, entre deux erreurs, entre deux crimes.
J’admets qu’il peut être vexant pour un révolutionnaire de devoir réitérer l’évidence d’une opposition de principe à un régime autoritaire comme celui de Milosevic ; on peut d’ailleurs parfaitement faire une analyse pertinente des mensonges de la propagande d’union sacrée occidentale sans même savoir vers quelles cibles les bombes de l’OTAN sont dirigées. Mais lorsque l’on prétend dénoncer la guerre menée en un temps déterminé, contre un régime déterminé, alors on ne peut faire l’économie de la dénonciation des crimes de ce régime, et ce n’est pas — tout au contraire — concéder des points à l’adversaire. Donner l’impression, même par maladresse, que l’on blanchit la cible pour mieux noircir le tireur, c’est entrer dans la logique de ce dernier, avec des moyens inacceptables et de surcroît dérisoires et voués à l’échec. Il est plus efficace de rappeler à qui feindrait de l’oublier que l’Occident commet de grands crimes lorsque son intérêt le commande, et ne ménage ni encouragement ni subsides à des assassins d’une plus grande envergure encore : voyez, parmi tant d’autres, Jiang Zemin[35] !
Comme bien l’on pense, les supporteurs de l’OTAN ne se satisfont pas chez leurs adversaires d’une condamnation du régime Milosevic, qui les prive d’un argument bien commode. Ils proclament alors réfuter par principe la critique conjointe du régime Milosevic et de l’OTAN, qui reviendrait, selon eux, à renvoyer dos à dos les parties en présence. Manifester de l’hostilité à l’un et à l’autre serait établir entre eux une équivalence absolue. Cette affirmation n’est fondée sur rien. Je peux critiquer, pour des raisons éventuellement différentes, deux parties d’un conflit sans nécessairement les juger interchangeables. En l’espèce, une fois marquée ma condamnation des deux parties, je juge plus nuisible une coalition démocratique dont l’acteur principal, le complexe militaro-industriel américain, a fait bien davantage de victimes que Milosevic, chef d’un régime dictatorial qu’une infime poignée d’admirateurs idéologiques soutiennent à l’étranger. L’OTAN est définitivement discrédité dans ses prétentions à incarner le progrès, la justice, et la civilisation. Or sa propagande parvient à influencer, sinon au sens d’une adhésion, au moins au sens d’une sidération, jusqu’à des révolutionnaires, des anarchistes, prouvant par là sa dangerosité. Il faut préciser, parce que l’imbécillité contemporaine est sans bornes, que ce développement ne saurait se réduire à la proposition « plutôt Milosevic que Clinton », dont un Philippe Val, rédacteur en chef de Charlie Hebdo, estime qu’elle « répond, toutes proportions gardées, au sinistre “plutôt Hitler que Blum[36]” ». Le sens des proportions est ce qui manque le plus à une telle affirmation, uniquement destinée à renvoyer, une fois de plus, les adversaires de l’OTAN au nazisme. Ceux qui prêteraient Hitler au Front populaire choisissaient le comble d’un régime autoritaire au risque révolutionnaire. Les très rares qui approuvent ou excusent Milosevic sont soit des Serbes partisans de son régime, soit des militants attachés à l’image d’un régime post-stalinien précisément paré des vertus de l’antinazisme incarné par Tito ou Staline, frères ennemis, et dont les staliniens français ont fait un usage immodéré, et largement indu, après 1945. La sempiternelle référence au nazisme ne fait que brouiller les cartes, ce qui constitue désormais une grande partie du but et toute la méthode de la fausse critique de gauche.
L’antifascisme, conscience des démocraties
Du côté des groupes antifascistes, Ras l’front fait état d’un débat « vif et contradictoire », au point qu’il est impossible aux militants de se mettre d’accord sur un simple communiqué[37]. Les positions affichées par un groupe situé dans la mouvance libertaire, le Scalp-Réflex, nous intéressent davantage puisqu’il se réclame en principe d’un antifascisme radical et anticapitaliste. Le magazine Reflexes publie justement, en mars 1999 un dossier sur le Kosovo. Un texte de dernière minute, signé Quanah Parker, fustige « ceux qui braillent sur les pavés en réclamant avec les fascistes franco-serbes la fin des frappes de l’OTAN […] », exigence que ni l’auteur ni la revue ne reprennent à leur compte. Certes, on critique l’action de l’OTAN, « défaite des Américains qui se sont fait manipuler de bout en bout par un petit chef bien décidé à ne jamais respecter sa signature […] ». Mais c’est pour constater, l’urgence aidant, que la seule logique qu’il soit possible de combattre pour des militants français est celle de l’Europe fermée. Que l’on ouvre donc les frontières, Reflexes le réclame ; que l’on bombarde, Réflexes y consent[38]. Parmi les références de groupes que l’auteur indique en annexe, figurent le Comité Kosovo et le MAN. Le premier appelle de ses vœux une intervention armée au sol et approuve les bombardements ! La référence au Comité Kosovo disparaîtra tout bonnement des articles ultérieurs de Q. Parker, sans qu’aucune critique ou autocritique soit publiée. À l’image de la plupart des journaux libertaires en mai 1999, le mensuel No Pasaran ! (également publié par le Scalp-Reflex) juxtapose des points de vue très divers, dont celui de Q. Parker. Un autre militant, dont l’article est titré « Ni OTAN ni Milosevic », prône l’armement de l’UCK, reconnaissant tout de même qu’elle n’est pas l’équivalent kosovar de la CNT-FAI espagnole ! Figure également un texte qui se présent comme une « note confidentielle » de Lionel Jospin (dont est responsable l’auteur de ces lignes, cf. Annexes). La dernière page présente comme à l’habitude une tribune de Maurice Rajsfus, très hostile à l’OTAN. La une appelle au soutien des Kosovars, sans un mot contre les bombardements de l’OTAN. Cette abstention est « expliquée » dans le numéro suivant (juin-juillet) : « Le réseau No Pasaran avait établi comme ligne conductrice : “Ni OTAN ni Milosevic, contre l’impérialisme, l’épuration et les déportations, solidarités internationales”, refusant d’établir une hiérarchisation des combats : un principal, l’OTAN et un secondaire, le régime de Milosevic. Pour autant, des débats ont vu le jour[39] ». En somme, le rédacteur, une fois la guerre terminée, s’étonne qu’il n’ait pas suffit de ne pas s’opposer à l’OTAN, ce qui est en effet une manière assez radicale de ne pas en faire l’ennemi principal, pour éviter le débat ! Selon les termes d’un nouvel article signé Quanah Parker, ces débats ont été « sanglants ». Ayant donné des articles à No Pasaran ! à plusieurs reprises durant les trois années précédentes, j’ai cru possible de contribuer à de tels débats, sanglants ou non, en cosignant avec un militant du Scalp-Réflex, Hervé Delouche, un texte intitulé « De la confusion comme “dégât collatéral” ». Rendu public par nos soins, comme c’est l’usage dans tout débat entre révolutionnaires, ce texte insiste notamment sur l’extravagante abstention du Scalp dans le front antiguerre. Jugé « trop polémique » il sera censuré dans les revues du groupe, et vivement condamné en privé. Allait-on compromettre une organisation en parfait état de marche, dont certains militants n’hésitent pas à déclarer qu’elle « n’est pas un groupe politique », pour des polémiques dérisoires ? Et après tout, n’était le fait que la France est en guerre, que se passe-t-il de si important qui puisse requérir les militants ?
Nous avions, Delouche et moi, recommandé que le plus exposé des confusionnistes, le « spécialiste » Quanah Parker, se ressaisisse ou rallie clairement l’autre camp. L’intéressé a précisément trouvé, sous sa véritable identité cette fois[40], un débouché à ses compétences, en adhérant aux Verts, dont il assiste, depuis l’été 1999, un député européen. Ni ses positions durant la guerre ni sa nouvelle carrière politique au sein d’un parti de la gauche au pouvoir n’ont paru insupportables aux anticapitalistes radicaux du Scalp[41].
D’une dimension personnelle dérisoire, cette dernière farce peut néanmoins servir d’illustration à la dérive réformiste et démocratique de certains secteurs de la mouvance libertaire et pseudo-radicale, dérive que la guerre met en lumière cruellement. Incapables de maintenir un cap révolutionnaire, c’est-à-dire de promouvoir un projet révolutionnaire positif de rupture avec le capitalisme, lassés par un activisme anti-Front national sans contenu social, bien des militants se découvrent incapables même d’une réaction. Ils se replient sur un rôle de supplétifs du système : vigilance antifasciste pour ceux du Scalp, propositions économiques anticonformistes pour d’anciens autonomes (dont la revue Alice bénéficie du soutien financier de la multinationale Nestlé), animation culturelle pour tels universitaires anarchistes. Au-delà des appétits carriéristes d’une minorité, déchet prévisible et insignifiant de chaque génération, ce renoncement au projet révolutionnaire remet en cause les perspectives d’un mouvement libertaire renaissant sur les ruines du stalinisme. Il accompagne et confirme la vogue d’un activisme démocratique dont les groupes qui le pratiquent (Act Up, AC !, DAL, etc.) empruntent au mouvement révolutionnaire des techniques d’action directe.
La guerre du Kosovo est pour les révolutionnaires français une débâcle. Certes, quelques dizaines d’‘individualités rebelles se sont manifestées ici ou là[42], mais — triste exception culturelle nationale — ni les anarchistes dans leur majorité ni aucune chapelle de prétendants à l’extrême radicalité ne peuvent se flatter d’avoir, même symboliquement, incarné l’honneur de notre parti. Cette défaite ne cessera d’être honteuse que si elle peut être comprise et critiquée. Il était donc nécessaire d’en conserver la trace.
[1] Alejandro Morton (Médecins du monde), Le Monde, 2-3 mai 1999.
[2] Je désigne sous le terme « mouvement [ou milieu] libertaire », l’ensemble des groupes et individus appartenant soit au mouvement anarchiste proprement dit, soit à une mouvance de culture marxiste antistalinienne (ultra-gauche, néo-situationniste, autonome, etc.), à l’exclusion de l’extrême gauche léniniste.
[3] Le Monde, 30 avril 1999.
[4] Daniel Vernet, Le Monde, 23 avril 1999. Bernard Kouchner, lui, commentant l’attribution du prix Nobel de la paix à Médecins sans frontières, parle de « l’internationalisme, au bon sens du terme » ! France-Culture, 15 octobre 1999, informations de 12h 30.
[5] Libération, 27 avril 1999.
[6] Courant Alternatif, mai 1999. C’est moi qui souligne.
[7] L’OCL mesure, un peu tard, l’ampleur de la catastrophe. Le numéro suivant de Courant alternatif tente de dissiper le sentiment de confusion et indique que les militants doivent refuser le choix biaisé imposé par l’État. Jean-Pierre Duteuil, ancien militant du 22 mars à Nanterre, réfute point par point la tribune libre belliciste. Il remet en cause la politique prétendument « réaliste » et, par référence aux débats de 1914, se situe dans le camp des réfractaires.
[8] Cf. « La nouvelle jeunesse des idées communistes libertaires », Le Monde, 7 août 1999.
[9] Si Lutte ouvrière paraît se situer sans état d’âme sur une ligne d’opposition à la guerre et à Milosevic, la Ligue communiste révolutionnaire connaît de sérieux conflits. Elle perd des militants qui rejoignent les « républicains » de la Fondation Marc-Bloch, très prisée par les ministres de la police. Parmi les plus petits groupes, très actifs contre la guerre, on affiche des difficultés à trouver des slogans qui « fassent l’unanimité des rangs de la classe ouvrière », selon les termes pompeux du journal L’Égalité (Gauche révolutionnaire, mai 1999).
[10] Ainsi Louis Lecoin (qui arrachera plus tard au régime gaulliste un statut des objecteurs de conscience) condamné à 5 ans (et 18 mois pour propos subversifs à l’audience), l’individualiste Émile Armand à 5 ans, Sébastien Faure à 6 mois.
[11] La plupart des documents concernant la guerre de 14-18 sont tirés de L’Encyclopédie anarchiste animée et éditée par Sébastien Faure en 1934-1935 (notamment dans l’article « Seize » ; cf. plus loin note 12). Sauf indication contraire, les passages soulignés le sont par moi.
[12] En fait signé par quinze militants, rejoints par une centaine d’autres. Les premiers signataires sont Christian Cornelissen, Henri Fuss, Jean Grave, Jacques Guérin, Pierre Kropotkine, A. Laisant, F. Le Lève, Charles Malato, Jules Moineau (Liège), Orfila (Husseindey, Algérie), M. Pierrot, Paul Reclus, Richard (Algérie), Ichikawa (Japon), W. Tcherkessof. La ville d’Husseindey a été prise pour un patronyme, d’où 1’attribution d’un seizième signataire.
[13] Le Monde, 2 avril 1999. Voici, sur la capitale yougoslave, l’avis autorisé de Sonja Karadzic, fille de Radovan (voir plus loin le chapitre « Guerre aux femmes ! ») : « Je suis très déçue de Belgrade et de l’esprit “libertaire” qu’affiche la capitale […] [qui] a accueilli des réfugiés de Sarajevo de toutes origines, tandis que leurs proches là-bas se livrent à un génocide sur le peuple serbe. » Cité par Ivan Colovic, « Ceux qui pètent le feu ». Les Temps modernes, n° 559, février 1993.
[14] Le Monde télévision, 10-11 octobre 1999. Émission Grand Format, Arte, vendredi 15 octobre 1999.
[15] Useljenicki Bogdan, « Les “traîtres”. Déserteurs et pacifistes dans la Serbie de Milosevic», Les Temps modernes, n° 545-546, décembre 1991-janvier 1992.
[16] « Pour un protectorat européen », Daniel Cohn-Bendit, Le Monde, 3 avril 1999. Le personnage se prétend libéral-libertaire, expression prometteuse à laquelle il donne le sens suivant : « Libertaire ça veut dire que je place l’individu au centre des préoccupations. Libéral […] c’est à cause de ma critique du totalitarisme. Je suis contre la planification dirigiste, et à partir de là je suis pour les marchés. » (Le Monde, 26 février 1999). On découvre ainsi que libertaire ne s’oppose pas à totalitaire ! Pas assez sans doute pour, « à partir de là », justifier l’économie de marché…
[17] Politis, n° 544, 15 avril 1999.
[18] Ibidem.
[19] Libération, 21 juillet 1999.
[20] Le Monde, 19 juin 1999.
[21] Réalité: de reellité, « contrat rendu réel », XIVe siècle, du bas latin realitas (Dictionnaire Le Robert). Cybernétique, du grec kubernêtikê, via l’anglais cybernetics, « science du gouvernement ».
[22] Le Réveil anarchiste, Genève, 26 janvier 1929, in Encyclopédie anarchiste, op. cit.
[23] « Nous remarquons aussi que c’est le nationalisme et la xénophobie qui, dans une autre mesure, engendrent le problème des sans-papiers, pour lesquels nous ne demandons pas l’intervention de l’OTAN mais celle du simple bon sens compréhensible par n’importe quel défenseur des droits de l’homme. » Le Monde libertaire, 1er au 7 avril 1999.
[24] Groupe français sans lien avec la revue belge homonyme. Anciennement Union des travailleurs communistes libertaires (UTCL), AL n’est considérée comme anarchiste que par les trotskistes de la LCR dont elle est proche. Ses militants sont présents notamment à AC !
[25] Tendance libertaro-réformiste qui prône « un usage non-électoraliste des élections » et « un impôt sur le revenu vraiment progressif » associé a une réduction « drastique » du temps de travail [sic]. Ses animateurs viennent de la la FA, via les Verts ; pas d’existence militante en dehors de la revue Arguments pour une écologie sociale, qui s’est opposée à la guerre. Proche d’AL.
[26] Alternative libertaire, mai 1999.
[27] Combat syndicaliste, n° 200, mai 1999.
[28] Selon les termes d’un article du Monde, 12 février 1991.
[29] Le Monde libertaire, 3 au 9 juin 1999.
[30] Cette manie ridicule a gagné la politique intérieure israélienne, chaque parti représentant volontiers sur ses affiches le candidat adverse sous les traits de Hitler.
[31] Didier Daeninckx, Frédéric Fajardie et Valère Staraselski, Libération, 18 mai 1999. Historiquement, « révisionniste » était d’abord une injure que les staliniens de diverses obédiences s’adressaient entre eux. À partir des années 80, il désigne en France (avec « négationniste ») ceux qui nient l’existence d’une politique nazie d’extermination (en Allemagne l’école de l’historien Nolte est désignée comme révisionniste, sans qu’on lui prête d’intentions antisémites). Emportés par l’habitude, les staliniens français ne dédaignent pas d’user du terme pour discréditer des adversaires politiques. Ils ont obtenu que toute falsification de l’histoire, jusque-là associée au stalinisme et à ses photos truquées, renvoie désormais au nazisme. Cf. le titre d’un article sur le Kosovo, de Véronique Nahoum-Grappe : « Révisionnisme en temps réel » ; Libération, 30 juin 1999.
[32] Le Monde, 20 avril 1999.
[33] Charlie Hebdo, 19 mai 1999.
[34] Je ne parle même pas ici de la Nouvelle Droite, dont les manœuvres ont, comme d’habitude, séduit ou abusé quelques crétins de gauche
[35] « Nous ne parvenons pas à comprendre comment notre monde a pu devenir hypocrite au point de se résoudre à bombarder sans scrupule un pays sous prétexte qu’il a violé les droits de l’homme, alors qu’on se refuse à en condamner un autre pour des crimes similaires, sinon plus graves encore. » Wei Jingsheng et Vladimir Boukovsky, « Les Crimes impunis de la Chine », Libération, 24-25 avril 1999.
[36] Charlie Hebdo, 28 avril 1999. Le slogan précis était, pour la rime, « plutôt Hitler que le Front populaire ». L’évocation de Blum rappelle l’antisémitisme, bien réel, de la droite nationaliste, afin d’en gratifier au passage les opposants à l’OTAN.
[37] Ras l’front, n° 65, mai 1999.
[38] « Il est un peu tard pour nous pour arrêter un processus qui nous dépasse largement. Il faut donc nous tourner vers les choix prioritaires : […] se mettre du côté de l’opprimé. Il a un nom, le Kosovar, l’Albanais, et non le partisan de Milosevic. Ici, la seule logique que nous pouvons combattre est celle de l’Europe forteresse. Que la France assume ses choix : elle soutient la guerre, elle doit ouvrir ses frontières aux réfugiés de l’un et l’autre camp, notamment aux déserteurs serbes. Partout, et d’abord en Russie, soutenir les démocrates antifascistes, seuls grains de sable susceptibles de freiner la marche au désastre. »
[39] No Pasaran!, n° 68, juin-juillet-août 1999. C’est moi qui souligne. Cette livraison contient de nombreux textes qui prennent clairement position contre les bombardements de l’OTAN (appel d’un collectif anti-guerre parisien, texte d’autonomes italiens de Padoue).
[40] [C’est ce que, logiquement, je pensais. Or il s’avéra que l’assistant exerçait son officielle fonction au Parlement européen sous une fausse identité ! Cet absurde imbroglio, dont j’ai aujourd’hui (heureusement) oublié beaucoup de détails, provoqua, du fait de la publication dans le livre de son identité (la vraie, alors ? je crois), une de ces guerres picrocholines dont nos milieux ont le secret. Ne souhaitant pas raviver ces absurdes querelles, je n’ai laissé subsister dans l’actuelle version du texte que le pseudonyme « Parker ».]
[41] Trois militants du Scalp-Réflex de Paris (dont Hervé Delouche), ont quitté l’organisation. « Q. Parker », quant à lui, en est toujours membre.
[42] Militants du Groupe de résistance et d’opposition à la guerre (GROG) de Nantes, Collectif national pour objecter à l’esprit de défense, militants FA de Rouen et d’ailleurs, à Paris rédacteurs et rédactrices des Feuillets barbares, Gédicus de Saint-Nazaire, militants de la vieille Union pacifiste, cénétistes de Caen traduisant les nouvelles des Balkans dans le bulletin Zaginflatch, situs du Monde à l’envers, etc.