Allez voir “ADN”, le film de Judith Cahen (2007 …et jusqu’à la fin des temps)

Il vous reste quelques jours pour aller voir le film de Judith Cahen intitulé ADN. Il aurait mieux valu pour vous que je sache à l’avance qu’il sortirait pour en parler plus tôt (il a été projeté à la FEMIS en mars dernier) mais voilà les choses se déroulent dans un désordre et une improvisation qui ne manquent pas de charme (même s’il y a de quoi flinguer un film qui ne passe que dans une salle : L’Entrepôt[1] à Paris).

Judith Cahen fait des films à partir des questions qu’elle se pose, sur la vie en général, sur le corps en particulier. Sorti récemment, Code 68 est ainsi un film sur les questions que mai 68 peuvent susciter dans la tête de Judith Cahen et pas un film sur 68.

Je disais sur le corps. Il faudrait préciser sur le corps chrétien, bourrelé de remords et de culpabilité (c’est-à-dire torturé par le remords…). Dans deux films, dont La révolution sexuelle n’a pas eu lieu, j’ai eu l’impression que les seules figures masculines positives sont des figures christiques. Notez que pour une femme encline à l’hétérosexualité, se fixer comme critère de choix « Un Christ ou rien ! » n’est peut-être pas ce qu’il a de pire.

ADN est de ce point de vue le film le plus personnel et le plus abouti de Judith Cahen. Nous sommes au cœur (saignant) du problème. La réalisatrice utilise un livre de photographies où l’auteur, David Nebreda, s’est mis en scène dans des poses à forte connotation mystique après avoir réduit son corps à l’état de quasi squelette, auquel il impose des mutilations, en elles-mêmes répugnantes, mais que l’esthétisation parvient à rendre supportables, voire belles.

Judith Cahen se livre à un jeu de juxtapositions entre les photos de l’album et celles de son propre corps dénudé, soit seule soit en compagnie d’une amie enceinte.

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Par ailleurs, elle fait réagir aux photos de Nebreda un certains nombre de personnes, dont plusieurs sont connues (mais pas re-connues par moi car je sors très peu). Exception et faute de goût aussi inexplicable qu’impardonnable : la présence de Sollers. Comme d’habitude, il n’a rien à dire ; il prend un air d’autant plus fin et rusé. À côté de cette momie parlante, Lacan, qui apparaît dans un court extrait de film, a l’air vivant.

On voit aussi 15 secondes de Debord. Il a un peu la même coiffure que Sollers. Sollers devrait copier la mort de Debord plutôt que sa coupe de cheveux.

 

Allez voir ADN, le film de Judith Cahen

La première fois que j’ai croisé J.-C. (tiens ! j’ai simplement voulu éviter une répétition et puis voyez…), je ne sais même plus quand (dans les années 80 je crois), j’étais avec mon ami Yves Le Bonniec (coauteur avec moi de deux bouquins). Yves faisait à l’époque un christ très acceptable. Comme nous avons toujours refusé photos et émissions de télé, nous sortions un peu du cadre pour une cinéaste.

Judith Cahen est une cinéaste attachante, ce qui ne fait pas beaucoup d’entrées, en général. C’est sans doute aussi une personne attachante, mais ça ne doit pas être simple de lui être attaché en vrai, dans la vie. Nous nous sommes parlés une fois, je veux dire tranquillement autour d’une table de bistrot. Je crois bien n’avoir jamais à ce point à la fois rencontré et manqué quelqu’un. Je ne vais pas m’appesantir là-dessus, non tant par délicatesse d’ailleurs que parce que je pense qu’elle en sait plus long que moi sur ce qui s’est produit. Ensuite, le plus confortable aurait été que nous ne nous croisions jamais, ce qui est très banal à Paris. Or Judith Cahen est une des très rares personnes que je rencontre dans Paris, par hasard, peut-être une fois par an, ce qui en fait est considérable.

Dans ADN, Judith Cahen met le nez du spectateur (même si parmi les personnes qu’elle interroge dans le film il y a beaucoup de femmes) sur ses blessures. Cela pourrait être insupportable. Mais le procédé consistant à se dénuder en entier ou par morceaux, en dialogue avec les photos de Nebreda apporte — en plus de la démarche elle-même — une respiration lumineuse.

Le corps de Judith Cahen, tel que je le vois à l’écran, est un corps un peu androgyne, sans réelle ambiguïté de genre, mais avec une fermeté adolescente qui n’est pas de la femme mûre. Lorsqu’elle interroge ses interlocuteurs (dans Code 68 aussi), J.-C. s’arrange avec la tension qui l’habite en pratiquant une espèce de « surjeu ». Elle n’est jamais « naturelle » ou feignant de l’être (on n’est pas à la télé). Lorsqu’elle est nue, la tension est probablement toujours présente, mais elle fabrique du mouvement (même sur les photos), et de la lumière aussi. Je pourrais dire que je la trouve belle, mais c’est une déclaration trop risquée parce qu’alors tout le monde pense que votre « type de femme » ce sont les brunes ou que vous n’aimez pas les fortes poitrines… Je me moque pas mal des « types de femmes », voilà.

Disons qu’il y a des corps qu’en raison des personnes qui les habitent on ne se lasse pas de voir.

Un détail physique tout de même : on ne peut pas ne pas remarquer, non pas en soi, mais du fait de l’époque où ce corps se dénude, sa toison pubienne, large, épaisse. Je suppose qu’il y a un rapport géométrique heureux entre ce triangle considérable et les autres lignes du corps (il faudrait un peintre pour en parler) ; c’est en tout cas très beau et… l’adjectif qui me vient est réconfortant.

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Je m’aperçois que j’ai peu parlé du film. C’est que c’est un film, je crois, fait de telle manière qu’on puisse parler à partir de lui et non de lui.

Un certain nombre d’artistes (Orlan par exemple, mais la référence aurait écrasé la démarche intime de J. Cahen) ont travaillé ces dernières années sur le corps moderne, post-religieux (dans nos contrées), coincé entre les sommations marchandes et l’aspiration au plaisir, la provocation et la banalisation. Le film ADN parle de ça par l’œil et les blessures de son auteure. Elle s’interroge beaucoup sur une éventuelle demande d’aide exprimée par la démarche de Nebreda et semble déçue de la réticence quasi unanime (et parfois violente), notamment de la part des femmes qu’elle interroge. Elle, Judith Cahen admire au moins l’ascèse de Nebreda.

On peut penser sans trop jouer à l’analyste sauvage que la réalisation, film après film, d’une œuvre cinématographique aussi originale que celle de Judith Cahen est une forme d’ascèse, et qu’autant qu’à l’ancien martyre photographique c’est à nous qu’elle tend la main. Parce qu’autant que le nôtre, son besoin de consolation est impossible à rassasier.

Nous consoler, trouver ensemble un soulagement aux blessures : de la naissance, de la filiation et du sexe — qui vient de secare, d’où provient le sécateur dont Nebreda fait un usage si bouleversant.

Allez voir les films de Cahen si vous en avez l’occasion.

Et visitez son site Internet.

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[1] Un mot sur ce cinéma : le style décontracté y a pris la forme de la désinvolture. On vous envoie dans une salle plongée dans le noir absolu ; il n’y a plus d’exemplaires disponibles du dépliant sur le film affiché dans le hall ; quand on demande où se trouve la réalisatrice, dont la présence était annoncée dans les programmes et confirmée avant la projection, on vous répond « Ah elle était là tout à l’heure, elle sera peut-être là dans un moment ». Il est 21h30, on ne va pas se laisser couper l’appétit parce qu’on se fout de votre gueule, n’est-ce-pas ! On se casse sans voir la dame.