GEORGE W. BUSH ET LE PARADOXE DU MENTEUR (2003)

Cet article a été publié dans Le Monde libertaire du 9 au 15 octobre 2003

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On connaît le paradoxe du menteur, qui proclame : « Je mens ! » Or, s’il ment en affirmant mentir, c’est donc qu’il dit la vérité… C’est donc bien un menteur ! La Maison Blanche s’est fourvoyée, après le 11 septembre, dans une impasse logique de même nature en croyant pouvoir s’affranchir des convenances démocratiques sur la vérité due aux populations. On se souvient que Bush annonçait « une longue campagne sans précédent. […] Des frappes spectaculaires, diffusées à la télévision, et des opérations secrètes, secrètes jusque dans leur succès. […] Nous consacrerons [à la lutte] toutes les ressources à notre disposition, […] tous les outils du renseignement, […] et toute arme nécessaire de guerre[1]. » Cela signifiait en clair : « Nous vous informons qu’à partir d’aujourd’hui les nécessités de la lutte antiterroriste justifient que c’est nous qui déciderons en secret du contenu de la vérité. » L’état de guerre permanent justifiait l’état d’exception permanent.

J’avais, dans ces colonnes, estimé que le pari de l’administration Bush était risqué, et déjà en partie perdu, du fait de l’opposition se manifestant aux États-Unis[2]. Ces derniers mois, le début d’enlisement des troupes US en Irak, son coût humain et financier ont provoqué un retour critique sur les justifications de la guerre et fragilisé encore la position de la Maison Blanche et du Pentagone. Ils ont été amenés à reconnaître certains mensonges, se sont trouvés incapables d’en expliquer d’autres, voire même acculés à annuler certains projets. Au-delà de l’anecdote, ces maladresses et ces abandons éclairent les liens entre démocratie capitaliste, vérité et économie.

 

Mensonges creux

Dans son discours sur l’état de l’Union, fin janvier 2003, Bush était affirmatif quant aux liens entre Saddam Hussein et le réseau terroriste Al-Qaida : « Des preuves émanant de nos services du renseignement, des communications secrètes et des déclarations de personnes actuellement en détention révèlent que S. Hussein aide et protège des terroristes, notamment des membres d’Al-Qaida[3]. » Six mois plus tard, le 30 juillet, lors d’une conférence de presse, il ne parle plus qu’en termes de conviction personnelle : « Je suis sûr que la vérité se fera jour. Et il n’y a pas de doute dans mon esprit : S. Hussein était un danger pour la sécurité des USA. » Interrogé sur le lien entre le dictateur irakien et Al-Qaida, Bush trahit l’obscénité du mensonge d’État par une pirouette salace. Il dit comprendre la « frustration » des médias. Puis, s’adressant au journaliste : « Je ne suggère pas que vous êtes frustré. Vous ne m’avez pas l’air frustré du tout[4] ! » Enfin, il réclame du temps pour analyser « les kilomètres de documents découverts », sans plus faire allusion aux « preuves » qu’il brandissait en janvier. Quant aux démarches de l’Irak pour se procurer de l’uranium au Niger, que les Britanniques auraient découvertes, et que Bush citait, le Pentagone reconnaît en juillet que les documents supposés en attester sont des faux. Cet aveu des militaires précède la conférence de presse de Bush ; néanmoins, il ne le mentionne pas.

Il est frappant de constater que les médias, y compris en Angleterre et aux États-Unis, commentent de plus en plus sévèrement l’attitude et les contradictions de la Maison Blanche au fur et à mesure que le prétexte du 11 septembre se « démonétise », mais sans jamais les mettre en relations avec les avertissements de Bush en 2001 sur le mensonge comme nécessité de guerre. En fait, tout se passe comme si les journalistes et autres commentateurs n’avaient pas eu connaissance de ces déclarations ou au moins n’en avaient pas saisi la portée. Ils continuent donc d’appliquer une grille d’analyse de « temps de paix » à une propagande de guerre. Cet aveuglement devrait les placer en situation de faiblesse, mais de leur côté la Maison Blanche et le Pentagone agissent, au moins dans un premier temps, comme si tout le monde avait compris et admis les nécessités d’une guerre d’un nouveau genre, permanente et mondiale.

 

Office de propagande et « Bourse aux attentats »

Le premier choc d’importance entre une critique « naïve » et un mensonge d’État sûr de lui a pour objet une officine de propagande du Pentagone. Le 26 février 2002, le secrétaire d’État à la Défense Rumsfeld annonce la fermeture du Bureau de l’influence stratégique, créé après le 11 septembre 2001. L’objectif de cet organisme, dont le New York Times a eu connaissance grâce à des fuites, était d’intoxiquer la presse — étrangère notamment — en répandant de fausses nouvelles[5]. Devant le tollé soulevé par cette révélation, qui ne concerne pourtant qu’une application logique de la déclaration de guerre de Bush, l’administration recule, à peine cinq mois après les attentats du World Trade Center. Bush lui-même proteste que « son gouvernement ne ment pas aux Américains. […] Pour la défense de la liberté, ajoute-t-il, la vérité est aussi indispensable que la force des armes. » Il avait cru pouvoir ou devoir dire l’inverse : il se déjuge sans le dire. Sans doute inquiet des échéances électorales prochaines, Bush renonce à se prévaloir de ses propres engagements et à agiter les cadavres du 11 septembre ou le spectre du terrorisme. Le pouvoir revient, assez piteusement, à la pratique conventionnelle du mensonge d’État démocratique, dont il donne d’ailleurs une illustration comique. Si l’officine est fermée, ça n’est pas parce que la politique qu’elle était chargée d’appliquer est erronée ou choquante, mais parce que sa véritable fonction a été éventée. Rumsfeld déclare : « Il y a eu tellement d’articles sur ce bureau, de commentaires en partie erronés, de caricatures […], qu’il m’a semblé évident [qu’il] était si dénigré qu’il ne pourrait pas fonctionner efficacement. » On va bientôt voir pire.

Dépendante du Pentagone, l’Agence de projets de recherche avancée pour la défense (DARPA) a imaginé un programme intitulé FutureMAP : Marchés à terme appliqués à la prédiction. Ce programme sur lequel l’attention de la presse est attirée durant l’été 2003, participe au financement d’un site Internet baptisé Marché d’analyse politique (Policy Analysis Market ou PAM), lequel est supposé fonctionner comme une bourse. Cofinancé entre autres par le magazine The Economist, le PAM devait, à l’origine, se concentrer sur l’avenir économique, civil et militaire de pays du Moyen-Orient[6] et sur l’impact de l’implication avec eux des États-Unis. S’inspirant des spéculations sur les prix du marché pétrolier, les concepteurs prévoyaient d’offrir à des traders d’investir de l’argent sur le PAM ; ceux-ci auraient « parié » sur les risques d’attentats terroristes, de guerres civiles, de coups d’État, etc. Les traders bien inspirés auraient gagné de l’argent (que les autres auraient perdu), le Pentagone aurait « analysé » les tendances de ce nouveau marché, et « prévu » par ce moyen l’évolution du terrorisme ! Accessoirement, de véritables terroristes auraient pu jouer et gagner, d’autant plus facilement qu’ils auraient eux-mêmes commis les attentats sur lesquels ils avaient pariés…

La justification apportée par les responsables de la DARPA est particulièrement significative en ce qu’elle peut être considérée comme un sommet de la croyance économiste, c’est-à-dire de la croyance dans l’économie comme lieu de production de la vérité. Non qu’économie et vérité soient sans rapport dans le système de gouvernement capitaliste. Au contraire, l’économie politique fonctionne comme système de légitimation pseudo-scientifique du pouvoir. Le marché est, selon la formule de Michel Foucault, un lieu de « véridiction » de la pratique gouvernementale[7], de production de la vérité. Or, que dit la DARPA pour répondre aux critiques ? « Les marchés à terme ont prouvé qu’ils pouvaient prédire des choses comme le résultat des élections ; ils sont souvent meilleurs que les experts. » Les marchés peuvent-ils aussi prévoir le niveau de la fraude électorale ? L’agence est muette sur ce point. Probablement ignorant de Foucault, les agents de la DARPA semblent prendre ses métaphores théoriques au pied de la lettre, et du coup les accréditent. Habitués à faire grand cas de l’opinion « des marchés », considérés comme des êtres pensant, ils demandent aux traders d’investir sur un vrai/faux marché, et ainsi rien moins que prédire l’avenir. Le pari financier a le même effet, et par tant la même valeur, que la transe du chaman.

Le projet ubuesque de cette « Bourse aux attentats » sur le Net a coûté la bagatelle de 435 000 euros, mais l’inévitable Rumsfeld réclamait pas moins de 8 millions d’euros pour son développement. Dénoncé comme immoral et ridicule par l’opposition démocrate et la presse, il a été abandonné une semaine avant sa mise en route. Comme dans le cas du Bureau des fausses nouvelles, ses promoteurs n’ont reculé que devant le scandale (qu’aucun marché à terme n’avait prévu). Le directeur de la DARPA déclarait avec regret que cette issue était devenue inévitable, du fait des « inquiétudes entourant le programme ».

Pour nous qui ne croyons à la vérité du marché ni positivement comme la DARPA (« Il suffit de le laisser faire » ni négativement comme ATTAC (« Il suffit de le contrôler »), les mésaventures magico-économiques de l’administration Bush sont un divertissement de choix. Plus sérieusement, elles attestent que la dérive autoritaire des démocraties bute non seulement sur les mouvements sociaux qui s’y opposent ou la retardent, mais d’abord sur les propres contradictions et limites du capitalisme moderne. Ses gestionnaires ne peuvent rompre — aussi vite et facilement qu’ils le souhaiteraient — avec les modes de régulation démocratiques de l’exploitation et de la domination. Le menteur ne peut tomber le masque et proclamer qu’il ment. Il doit continuer de mentir sur chacun de ses mensonges. Et plus nombreux, chaque fois, sont ceux qui découvrent cette vérité.

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Salut ! à la jeune protestataire de 13 ans (au prénom inconnu), arrêtée par la police américaine pour avoir jeté un œuf sur le convoi officiel qui amenait G. W. Bush au Tucson Convention Center, le 21 mars 2005 (Source : Arizona Daily Wildcat).

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[1] Le Monde, 30 septembre 2001. Je souligne.

[2] Cf. « Permanente et tournante, la nouvelle guerre mondiale ! », Le Monde libertaire, 13 au 19 février 2003 ; « Guerre et mondialisation », Le Monde libertaire, 20 au 26 février 2003.

[3] Document de la Maison Blanche en français ; site Internet de la Maison Blanche.

[4] CDP, 30 juillet 2003, document de la Maison Blanche ; ma traduction. Fin septembre 2003, Bush réitère ses affirmations sur les liens S. Hussein-Al Qaida, « tout en soulignant » écrit Le Monde (20 sept. 2003) l’absence d’élément matériel impliquant le dictateur dans les attentats du 11 septembre. Cette concession n’en est pas une : Bush n’a jamais prétendu détenir une telle preuve.

[5] Dépêche AFP, 26 février 2002.

[6] L’Égypte, la Jordanie, l’Iran, l’Iraq, Israël, l’Arabie saoudite, la Syrie et la Turquie.

[7] « La vérité du marché », cours au Collège de France, 17 janvier 1979. Archives IMEC ; consultable sur le site Internet de France-Culture.