L’histoire, le sexe et la révolution

Ce texte constitue l’épilogue du livre Pièces à convictions.rubon5

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« Depuis 1968, ma réflexion et ma pratique politique sont un inventaire permanent. Ce n’est pas la révolution permanente, c’est l’inventaire permanent. »

Daniel Cohn-Bendit, Libération, 8 mars 2001.

 

Démocratie privée de son empire, la société française n’aime ni l’histoire de ses origines (la Terreur) ni celle de sa splendeur (le colonialisme). La mémoire collective qu’elle décrète bienséante est donc sélective. Elle use volontiers de prescriptions morales et de sommations juridiques. Énième avatar du genre, le « droit d’inventaire » — d’abord revendiqué par un dirigeant social-démocrate à l’égard de la politique de François Mitterrand —, qu’un essayiste[1] proposa d’exercer sur Mai 1968 et singulièrement sur « la question du sexe » qui, si l’on comprend bien, y trouvait ses origines. Comme nous le verrons, d’autres transformeront bien vite en « devoir » pour les autres le nouveau droit qu’ils s’accordent à eux-mêmes. C’est que la révision de l’histoire au service de l’idéologie se doit d’être permanente, et les réviseurs capables d’émulation et de surenchère.

Les réviseurs suggèrent qu’une chape de plomb soixante-huitarde, révolutionnaire et libertaire, pèse sur la société française, dont la présence au pouvoir — au gouvernement, dans les médias et chez les dirigeants patronaux — d’anciens gauchistes serait le signe. Ces ralliés au capitalisme, y compris dans sa variante chimérique « libérale-libertaire », sont supposés incarner la persistance de Mai. Ainsi rivalisent entre eux, pour la même cause, ceux qui depuis toujours nient la nature du mouvement de 68 et ceux qui l’ont renié.

Spécialiste de la police des idées, le réviseur se flatte de compétences archéologiques. Ayant affirmé la nécessité d’un inventaire, il peut faire valoir ses droits d’inventeur [2]. Ainsi révélera-t-il l’existence de la « pédophilie ». Il a trouvé ça tout seul ! On savait que Marx avait créé les camps staliniens ; on découvre à l’aube du XXIe siècle que ce sont Mai 68 et la décennie suivante qui ont produit la « pédophilie ». Jusque-là, Mai 68 était supposé n’être rien. Révision faite, il faut admettre que de ce non-lieu de l’utopie vient tout le mal de l’époque : la « pédophilie », la violence, le laxisme, la délinquance, la drogue, l’absentéisme scolaire, le syndrome immunodépressif acquis, etc.

Pour le réviseur, il n’est pas de petit mensonge, comme on dit qu’il n’y a pas de petit profit. La presse allemande publie-t-elle, en 2001, des photos supposées du ministre vert Fischer lors d’un combat de rue, trente ans plus tôt, c’est avec un bel ensemble que les journalistes français usent du verbe « tabasser » pour décrire la scène. Les manifestants tabassaient les flics… Et l’on se demande d’où vient la violence sociale !

Inventoriante et révisée de la sorte, l’histoire s’affiche paternelle, pédagogique et protectrice. Elle ignore les luttes sociales (ne dites pas que Mai 68 a vu la plus grande grève sauvage de tous les temps !), les intérêts de classes et les rapports de sexe. Elle affirme que le mal vient d’exemples pernicieux, de lectures dangereuses, et de mauvaises fréquentations. Pour la piétaille journalistique, psychiatrique et universitaire qui fabrique la doxa, le mouvement de l’histoire des sociétés est du genre à faire caca dans sa culotte. Il a mangé trop de confitures (qu’il avait volées !). Le souci de révision policière de l’histoire utilise et suscite la plus niaise régression infantile, pour les réviseurs comme pour les « citoyens » auxquels ils font la leçon.

La « pédophilie » est une notion d’autant plus efficace qu’elle n’est jamais définie ; on y associe pêle-mêle histoires d’amour, meurtres crapuleux, réseaux de prostitution, détournements de mineur(e)s et sévices sexuels sur de jeunes enfants. Le mensonge ridicule selon lequel « cela » serait né de Mai vise à contrecarrer dans le public le fâcheux effet des révélations, toujours plus nombreuses, sur le silence complice d’institutions chargées de la socialisation des enfants (l’Éducation nationale et l’Église) sur les violences sexuelles pratiquées sous leur couvert.

Le principal lieu institutionnel de socialisation demeure évidemment la famille. Ce sont les parents, biologiques ou non, qui transmettent spontanément les valeurs sociales dominantes, constitutives dudit « lien social » dans un système capitaliste patriarcal : honte de soi, dévalorisation des filles, soumission. Un certain nombre de parents utilisent pour mener à bien cette tâche des méthodes illicites, voire criminelles, au gré de leur pathologie caractérielle et de leurs intérêts pulsionnels : inceste, viol, mauvais traitements physiques et psychiques. Certains ne font que reproduire avec les enfants dont ils ont la charge l’« initiation » subie dans leur propre enfance, qu’ils ont intégrée comme norme sociale[3].

Les statistiques qui établissent le caractère essentiellement domestique des violences — sexuelles ou non — infligées aux enfants sont bien connues[4]. Elles ont précisément commencé de l’être au milieu des années 70. Ça n’est donc pas (ou plus) la réalité de la violence familiale ordinaire qui est niée, c’est son utilité, la part invisible de la socialisation.

À rebours des niaiseries inventoriales, il apparaît que ce sont les mouvements militants en faveur des droits des enfants[5], et les luttes de groupe de mineurs eux-mêmes, très vivaces jusqu’à la fin des années 70, qui ont brisé le silence sur le quotidien de l’institution familiale, et permis que deviennent audibles les plaintes des enfants, ou plus souvent des anciens enfants martyrs (on parle ici des survivants). On peut parier que ce « progrès » sera compensé par une nouvelle mode psychiatrique attribuant à des « abus sexuels » toutes les souffrances psychiques et tous les troubles de la jouissance érotique. Éclairés par des experts autoproclamés, les magistrats reconnaîtront à toute personne se proclamant telle le statut de victime, entraînant mécaniquement la condamnation des mis en cause ; certains d’entre eux seront coupables, d’autres innocents[6].

La seule nouveauté de la décennie 70, fut en cette matière l’apparition du « pédophile militant », figure qui vint providentiellement renouveler, sur le modèle du bolchevik complotant le partage des femmes, l’image désuète du « vilain monsieur » offrant des bonbons aux écolières[7]. Quelques dizaines de « pédophiles » et deux publications confidentielles revendiquant le mot et la chose y suffirent amplement. Or le pédophile militant critique la famille, même s’il cherche à entrer dans ses bonnes grâces pour des raisons tactiques ; il se désigne ainsi symboliquement comme rival et gêneur. Le voilà le provocateur, le suborneur, le corrupteur de la jeunesse qui prétend caresser (ou enculer) l’enfant dans le plaisir partagé, et non pour lui apprendre la honte, le silence et la résignation, objectifs sécuritaires qui sont communs au père incestueux et au patriarcat en général.

La production médiatique du mensonge se caractérise par l’abondance, la vitesse, et la complexité. Parce que le mensonge sur la « pédophilie » porte sur la nature de la société, du lien social, c’est aussi un mensonge sur le désir de remplacer toute espèce de « lien » par l’association libre des individus libres : c’est-à-dire la révolution. Cela n’a pas échappé à certains, qui dénoncent volontiers le premier mensonge pour mieux tirer profit du second. Ainsi Charles Silvestre, éditorialiste de L’Humanité Hebdo, dresse-t-il un bilan globalement enthousiaste, quoique confus, de Mai 68, qui « a propulsé l’exigence sociale [sic] à l’échelle de toute la société […], stimulé le féminisme naissant [sic], bousculé la honte de la sexualité… […] Dans la liquidation du passé, entreprise par les tribunaux de la normalisation […] toute période faisant référence à une tentative de bouleversement social est désormais dénigrée. Le communisme n’était que le goulag[8], le tiers-mondisme n’était qu’impasse, et 68 aurait donc des relents de pédophilie. Faut-il à ce point convaincre que la révolution, c’est le crime pour s’efforcer d’en tuer le moindre désir[9] ? »

À lire ce texte, on est fermement invité à croire que le Parti communiste français, lui, faisait — dès avant 68, et mieux encore sans doute depuis — tout pour « stimuler le féminisme » et bousculer la honte sexuelle. Bref qu’il incarnait, qu’il incarne toujours, l’esprit libertaire de Mai. …Quand en vérité il l’a calomnié et combattu, y compris dans la rue à coup de manches de pioches.

Un Joffrin, ancien journaliste d’un ancien quotidien d’extrême gauche, rédacteur en chef d’un hebdomadaire bourgeois de centre gauche, a des vues plus larges. Il ne plaide pas pour une chapelle, c’est le monde entier tel qu’il est dont il assure la publicité. Sa diatribe y gagne un caractère exemplaire. « L’idéologie dite “libérale-libertaire” », dont il feint de croire qu’elle date de Mai 1968 et qu’elle en incarne l’esprit, serait « toujours en vigueur ». Or, si elle fut « précieuse », elle est devenue nuisible. Voici pourquoi :

« Refuser la loi, c’est accepter la loi de l’argent, c’est-à-dire celle du plus fort. Refuser toute morale, c’est désorienter un peu plus le citoyen et laisser le juge compenser. La défunte utopie pédophile — l’enfant libre de ses désirs — débouche sur l’abus d’autorité à des fins libidineuses et le commerce des mineurs. […] Comme le refus de l’État mène au pouvoir des marchés financiers. […] Comme l’effacement des règles collectives facilite la mondialisation marchande[10]. »

Dans un article reproduit dans ce volume, je me demandais à quoi peut servir le « pédophile », individu réel et figure symbolique. Joffrin répond : à la refondation permanente de l’idéologie capitaliste. À la métamorphose fantasmatique et sarcastique de la révolte utopique et de la pensée critique en leur contraire : l’État, l’argent, et la domination. Ainsi le malheureux pédophile militant, depuis longtemps retourné à sa clandestinité, se voit-il utilisé aux mêmes fins que les parents incestueux ou tortionnaires poursuivent sans le savoir. Que le petit d’homme se déprenne aussitôt que possible de son désir et de sa capacité d’autonomie !

Pour que force reste à la loi de l’argent, puisque c’est la seule, n’en déplaise au menteur salarié, dans un système que baignent les eaux glacés du calcul égoïste.

Paris, 22 mars 2001.

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[1] « Cette génération d’extrême gauche, qui a accepté de faire son autocritique sur le maoïsme, sur le tiers-mondisme, et pour certains sur le stalinisme, n’a pas accepté encore, sur la question du sexe, d’examiner loyalement ce qu’il en a été. Et il me semble temps […] que s’exerce un « droit d’inventaire ». […] Mai 68 : il y a des acquis et il y a des folies. Et les folies, c’est, par exemple, la complaisance à l’égard de la pédophilie ou de l’inceste. » Jean-Claude Guillebaud, L’Humanité Hebdo, 24-25 février 2001. Du même, on retiendra les propos suivants, qui confirment sa compétence d’historien du sexe (Le Nouvel-Observateur, 1er-7 mars 2001) : « On devrait d’ailleurs se souvenir que, dans l’Histoire, c’est presque toujours sur la question des violences faites à l’enfant qu’ont buté les utopies permissives. Sous le Directoire, en France, le libertinage effréné — et compensatoire — de l’après-Terreur fut aussi marqué par une prostitution enfantine dans les jardins du Palais-Royal. » Le Directoire comme période d’épanouissement utopique…! gageons que le prurit « inventorial » nous réserve bien d’autres surprises.

[2] Les deux termes ont la même racine latine, invenire : trouver. Pour les conséquences en matière de science historique, voir la note précédente.

[3] Il est intéressant, de ce point de vue, de noter la concomitance des campagnes officielles menées contre la « pédophilie » et contre le bizutage, forme d’initiation violente à la hiérarchie (être soumis par les aînés pour gagner le droit de soumettre à son tour les plus faibles).

[4] Cf. Les comportements sexuels des jeunes de 15 à 18 ans, Enquête de l’Agence nationale de recherche sur le SIDA, ACSJ, avril 1995 ; La Pédophilie, Études et recherches, Institut des hautes études de la sécurité intérieure (IHESI), 1997 ; Dommages de guerre, chap. IV « Guerre aux femmes ! », C. Guillon, L’Insomniaque, 2000. On peut rapprocher ces données de celles concernant la violence contre les femmes ; cf. le rapport sur « les femmes victimes de violences conjugales » du Pr. R. Henrion (Libération, 28 février 2001).

[5] Cf. entre autres Ni vieux ni maîtres, Alain Moreau éd., 1982 ; Les Enfants d’abord, Christiane Rochefort, Grasset, 1976 (sur l’œuvre romanesque de Rochefort, voir plus haut la présentation de « Au-delà de cette limite, vos amours ne sont plus valables ».

[6] Symboliquement, on peut considérer comme premier acte de cette « jurisprudence » la condamnation à 10 ans de prison d’Antoine Soriano par la Cour d’Assises de Paris (18 mars 1998). Soriano était accusé de viol par le fils de son ex-compagne dix ans après les faits supposés. L’avocat général a paisiblement reconnu que rien ne permettait de qualifier l’accusé de « pédophile » et qu’aucune preuve n’existait à son encontre. Cf. Chimères, n° 35, hiver 1998, Qui veut noyer son chien… (recueil de textes en faveur d’A. Soriano) éditions Ringolevio-L’Insomniaque, 1999.

[7] Je discerne la dernière manifestation — choquante et dérisoire — du « militantisme pédophile » dans certaines contributions au numéro de la revue L’Infini, malencontreusement intitulé « La question pédophile » (n° 59, automne 1997). Trois des personnalités qui livrent leurs « réflexions » sur cette question assimilent la position du pédophile dans les années 90 à celle du Juif pendant l’Occupation.

[8] Je passe sur le frisson qui me saisit en rencontrant sous une telle plume l’emploi anodin du terme « liquidation », et l’affirmation que le « communisme » stalinien n’était pas « que le goulag », mais le goulag donc, plus « quelque chose » dont on ignore encore la nature et son lien avec les camps de concentration…

[9] « La Révolution, c’est le crime ? », L’Humanité Hebdo, 24-25 février 2001.

[10] Joffrin Laurent, « Devoir d’inventaire », Le Nouvel Observateur, 1er– 7 mars 2001.